Manouches et mondes de l`écrit - Centre Académique pour la

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Manouches et mondes de l`écrit - Centre Académique pour la
Maxime LAISNEY, enseignant Brigade Départementale de soutien aux Enfants du Voyage de
Chelles, nous propose sa lecture de ce livre qui interroge les conséquences que provoque, pour des
groupes humains, un rapport différent au signe.
Manouches et mondes de l'écrit,
POUEYTO Jean-Luc.
Ed. Karthala, 2011, 156 p. ISBN 9782811104542
Les Manouches en France, comme bon nombre de
Tsiganes en Europe, maintiennent dans leur grande majorité
un rapport distancé à l'écrit. Cette forme d'illettrisme
spécifique à une population a de quoi étonner. Comment se
fait-il en effet que des groupes humains semblent avoir
répondu
faiblement
aux
campagnes
massives
d'alphabétisation et de scolarisation des populations
européennes ? Pour quelles raisons si peu d'écrits circulentils à l'intérieur des groupes familiaux ?
Jean-Luc Poueyto, anthropologue, est membre du
laboratoire ITEM de l'université de Pau et des Pays de
l'Adour, responsable du diplôme de formateurs à la lutte
contre l'illettrisme et coordinateur de formation à l'INSTEP
Aquitaine.
Remarque préliminaire : les propos de cet ethnologue s’appuient sur son long travail de terrain
auprès de familles manouches de Pau ; si ces analyses sont utiles à connaître car pouvant parfois
nous aider à comprendre certaines familles rencontrées dans nos écoles, attention toutefois aux
généralisations abusives, ici comme ailleurs.
Introduction
L’arrivée de groupes de « Bohémiens » en France est attestée depuis le début du XVème siècle, soit
depuis la diffusion de l’écrit dans notre société. Or les Tsiganes ont toujours résisté à l’écrit. [En quoi
consiste aujourd’hui cette « résistance » ? La grande majorité des familles du voyage mettent leurs
enfants à l’école « pour qu’ils apprennent à lire et à écrire ». Simplement ils n’entendent pas la même
chose que les enseignants. Pour beaucoup, lire c’est déchiffrer/oraliser, et écrire c’est encoder.
Paradoxe : en position de lecteur, je décode en faisant du bruit avec ma bouche sans forcément
comprendre ; en position d’écriture, j'encode de façon strictement phonologique, l’essentiel est que tu
comprennes]. Parce qu’ils seraient « de tradition orale » ? Mais bien des populations de tradition orale
ont été alphabétisées en une génération.
De même, rares sont les dessinateurs et peintres tsiganes. La question est alors : quel rapport
entretiennent-ils avec le signe iconique ?
Le problème ne tient pas à la difficulté de maîtriser un système de signes. Considérer par contre l’écrit
à travers un certain nombre de ses manifestations, c’est-à-dire à la fois sous la forme des objets qu’il
produit et des discours qu’il engendre, permet de faire apparaître un certain rapport au monde dans
lequel l’objectivation a plus ou moins d’importance. [S'il en est ainsi, c'est tout le rapport au savoir
qui pose potentiellement problème.]
1. « Où vas-tu Manouche ? »
I Menshi, « le monde »
Le terme « manouche » est un autonyme, c’est-à-dire un nom par lequel un groupe se désigne luimême. Étymologiquement, ce mot signifie « êtres humains » ; il vient du nom manush en indi-gujarati
(nord-est de l’Inde) qui a donné également les termes mensh en allemand et man en anglais. Il s’agit
d’une appellation courante pour bien des groupes humains, qui pourraient laisser penser qu’il
existerait un frontière entre « eux » et « nous ». Celle-ci est-elle si nette ?
Il est d’abord difficile de délimiter un groupe manouche lui-même : les familles se reconnaissent plus
ou moins proches en fonction de leur lieu d’habitation, de leur origine supposée (espagnole ou
lorraine), de leur religion.
Ensuite les mariages entre Manouches et Gadjé ne sont pas si rares (beaucoup plus rares sont les
mariages entre Manouches et autres Tsiganes).
Enfin, les Manouches se distinguent des Gadjé et des autres groupes de Tsiganes (Gitans, Roms) et
des Voyageurs non-tsiganes (Yéniches).
Le fait d’être manouche ne relève donc pas tant d’une filiation génétique que de l’adhésion à un
ensemble complexe de faits culturels transmis par la famille et bien difficiles à identifier. On voit
aussi que la perpétuation de la communauté exige l’intégration progressive et sans cesse renouvelée
d’éléments extérieurs. Pour parler de leur communauté, les Manouches disent « le monde » (I
Menshi).
I Gadjé
Pour les Manouches, le Gadjo est un « paysan », en fait quelqu’un qui se comporte comme un
paysan, c’est-à-dire qui vit dans un espace défini et délimité, celui de sa propriété ou des terres qu’il
exploite. On peut émettre l’hypothèse que les Gadjé seraient avant tout, pour les Manouches, des
gens qui conçoivent l’espace comme étant fragmenté, parcellé, découpé en territoires clairement
séparés qui s’inscrivent dans un lieu symboliquement délimité lui aussi (commune, département), et
sur lesquels on élabore des projets qui s’inscrivent dans le temps.
A ce mode pensée s’opposerait une autre perception du monde, conçu comme un espace ouvert,
dépourvu de limites matérielles ou symboliques. Hypothèse qui permet de considérer l’éternel
poncif du nomadisme des Tsiganes comme pouvant consister avant tout en une absence de
référence à un lieu autonome.
Des Bohémiens aux gens du voyage : « des vagabonds à caractère ethnique »
Les différentes appellations pour désigner les Tsiganes au cours de l’histoire renvoient à une
appréhension de l’autre toujours liée à une certaine conception de l’espace et du territoire (c’est en
tant que nomades qu’ils furent internés par la France sous la Seconde Guerre Mondiale). Aujourd’hui
encore, les Manouches sont considérés administrativement comme des « gens du voyage », c’est-àdire des personnes dont « l’habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles ». Comme il n’y a
pas de singulier à « gens du voyage », c’est l’Etat qui les institue en communauté. Ils doivent d’ailleurs
toujours faire viser un carnet de circulation (dit carnet rouge) tous les trois mois.
Ainsi deux traits sont sans cesse confondus, celui de l’ethnicité et celui d’un certain usage de
l’espace.
Espaces publics et « petits pays »
Face à une conception étatique de l’espace public (découpages administratifs de la commune aux
régions, zonages des différentes institutions, etc.) qui est essentiellement liée à une logique de l’écrit
puisqu’elle se construit à l’aide de représentations graphiques telles que les plans ou les cartes, on
peut s’interroger sur la perception qu’ont de ces mêmes espaces des gens qui ne s’inscrivent pas
dans un tel mode de pensée.
Ainsi, de nombreux Manouches de Pau ignorent les noms officiels des lieux publics (rues et places),
noms chargés d’histoire et d’idéologie et souvent sans rapport avec le lieu lui-même (rue Victor
Hugo) ; ils s’appuient toujours sur un élément présent dans ces lieux : processus de métonymie. Le
nom officiel est toujours arbitraire et écrit, le nom utilisé par les Manouches constitue une
appropriation et n’est jamais écrit.
Il semble que, chez les Manouches, la notion d’espace soit avant tout perçue comme la mise en
réseau d’éléments dispersés les concernant directement parce qu’ils y ont une expérience, parce
qu’ils y ont de la famille, parce qu’ils s’y sont rendus (ce qui ne constitue finalement qu’une pratique
populaire courante).
M. le Président
L’indifférence des Manouches à l’égard du découpage institutionnel du territoire fait écho à leur refus
de se donner un chef, une représentation institutionnelle fixe et pérenne de la communauté. Aucune
hiérarchie ne se dégage, mais par contre des personnes prennent momentanément l’initiative de
tenter de résoudre des difficultés conjoncturelles. Elles ne sont en général nullement mandatées par
le groupe mais plutôt temporairement tolérées pour intervenir dans un champ précis, jusqu’à ce que,
souvent sous une forme ironique, les membres du groupe signifient que là s’arrête ce pouvoir de
représentation avec des formules telles que « Monsieur le Président », « le chef »… Ceci permet à
chaque membre de ne jamais se sentir engagé par les décisions d’un représentant agréé. En d’autres
termes, la société manouche négocie son rapport à la société environnante à travers un
réajustement permanent que ne lui permettrait pas, en son sein, une institutionnalisation du
pouvoir. Les Manouches refusent de ce fait la séparation entre la structure qui assure l’exercice du
pouvoir et la société manouche sur laquelle il s’appliquerait. Car c’est bien cette dernière, la
communauté dans son ensemble, ou plus exactement le réseau de familles, qui est le lieu réel du
pouvoir.
[Cette vision du monde et cette pratique sont tout-à-fait respectables. Reste que le découpage
institutionnel de l’espace en territoires et le principe de démocratie représentative ont aussi leur
légitimité et leur efficacité. Si l’on peut s’en passer à l’échelle d’une aire d’accueil ou d’un terrain,
Manouches et Gadjé sont concernés par le même intérêt général, sont soumis aux mêmes lois,
doivent avoir les mêmes droits… Problématiques qui, pour pouvoir s’appliquer à l’ensemble des
citoyens français, doivent pouvoir être discutées par des représentants démocratiquement élus par
l'ensemble des habitants d'un même territoire.]
[Cette analyse montre qu’il est sans doute inutile de vouloir repérer et convoquer un « chef de
communauté » pour espérer convaincre l’ensemble des familles face à des problèmes généraux.
D’ailleurs, si beaucoup utilisent souvent un « nous » pour justifier un comportement scolaire qui ne
nous satisfait pas, les mêmes diront, si on leur adresse un « vous » (faisant référence à l’ensemble
des Manouches ou des Gens du Voyage), qu’ils n’ont rien à voir avec les autres.]
2. Histoire(s) de famille(s). Sentiments identitaires et limites temporelles
C’est bien dans la conscience de faire partie de l’histoire singulière d’un réseau familial que s’ancre en
partie le sentiment identitaire des Manouches.
Le récit de Coucou Doerr : l’amour et la joie
Comme beaucoup de Manouches, les grands-parents de Coucou ont fui l’Alsace après la guerre de
1870 et se sont réfugiés dans les Pyrénées pour échapper à la mobilisation. Puis sont allés en
Espagne pour échapper au carnet anthropométrique institué en France en 1912. Enfin ont fui la
guerre civile en Espagne et sont revenus en France, où beaucoup ont été internés et parfois déportés
sous la Seconde Guerre Mondiale. Bizarrement, Coucou fait totalement l’impasse sur cette période
tragique pour les siens.
Le récit de G. : « cette grande misère qu’on avait »
Un certain nombre de familles sont néanmoins reparties en Espagne au début de la guerre pour éviter
ces percussions. Elles y étaient d’ailleurs assez mal traitées. Ce qui tranche avec la vie idyllique « du
temps des chevaux » décrite par certains.
Le pèlerinage de Pardies-Piétat, « moment » de mémoire familiale
er
Le 1 mai est une fête « traditionnelle » chez les Manouches. Ceux de Pau, dont les familles ont vécu
les mêmes migrations vers l’Espagne, Marseille et Lourdes, se rassemblent à Pardies-Piétat où leurs
morts sont enterrés. Au-delà de son aspect religieux, ce rassemblement peut être considéré comme
une forme d’auto-célébration de familles liées entre elles par un long passé partagé, bien qu’il
ne s’affiche cependant jamais comme tel. La mémoire du groupe se transmet, mais ne se dit pas.
Une mémoire (presque) sans paroles : retour au pays
Retour au pays est le titre d’un morceau de guitare qui évoque le départ des familles à cause de la
guerre d’Espagne. Sans paroles (si ce n’est une brève explication du musicien à son auditoire), cette
transmission fonctionne par contiguïté et il en résulte que seuls les proches peuvent en hériter.
Par ailleurs elle ne dit presque rien des événements dramatiques pour n’évoquer que la joie de la
liberté retrouvée.
Les Manouches et les morts : présence des absents
Chez les Manouches, on ne parle pas des morts (cf. P.Williams, Nous, on n’en parle pas). Peu de
temps avant la mort d’un Manouche, s’il s’agit d’une mort « annoncée », tous les parents,
parfois même de famille très éloignée, rejoignent la localité où il séjourne pour l’accompagner
dans son dernier voyage. [C'est ce qui explique que nos élèves puissent parfois s'absenter une
semaine pour aller à l'autre bout de la France.] Puis toute la famille se retrouve autour du « cher
disparu ». Lors des funérailles, il est appréciable qu’il y ait beaucoup de monde. L’inhumation a
toujours lieu dans le cimetière où sont enterrés les autres morts de la famille.
Un deuil, qui n’obéit pas à des règles strictes, s’installe pour ceux qui le désirent. Souvent la famille
brûle la caravane et les affaires du disparu (excepté par exemple le chapeau qu’il portait tous les
jours, qu’on laisse traîner comme si son propriétaire pouvait d’un instant à l’autre le mettre sur sa
tête). Il ne reste plus de trace de la personne, sinon son nom, que l’on prononce encore les
premiers jours de la disparition pour le taire ensuite. Le mort devient un mullo, soit une « sorte de
mort-vivant », plus ou moins présent dans la communauté qui est faite de ses vivants et de ses morts.
Ainsi, si on n’évoque pas les souvenirs douloureux, si on ne prononce pas le nom des morts,
on ne parle pas beaucoup du passé. La généalogie manouche s’arrête donc à la troisième ou
quatrième génération. Il résulte de ces silences la construction d’une mémoire collective « heureuse »,
voire idéalisée. Pourtant, tous savent que quelque chose de terrible a eu lieu pendant la guerre. Et
cela suffit. S’ils ne savent presque rien, une chose est certaine pour eux, c’est que ce grand malheur
est dû aux Gadjé.
Si l’on ne prononce pas le nom des défunts, l’évocation de leur souvenir et les marques de respect à
leur égard se font de manière incessante à travers tout ce qu’on a choisi de garder d’eux, les objets
mullè : chapeau, chanson, etc. Ces éléments ne constituent pas des symboles dans la mesure
où ils ne prennent tout leur sens que pour les proches du défunt. Discrets, jamais affichés
publiquement, ces signes s’inscrivent dans le domaine de l’intimité. Plutôt que de se substituer au
mort, comme le ferait par exemple le portrait peint d’un aïeul, tout objet mullo, chargé de son
existence car ayant été en contact intense avec le cher disparu, en est un peu la trace. Il ne se
substitue donc pas au défunt, mais en signifie la présence.
Regroupée tacitement autour de cette présence sans nom mais au caractère sacré, la société
manouche ne se fonde donc sur aucun ancêtre commun ni sur aucun héros légendaire, et
manifeste une totale indifférence quant à la question de ses origines, tout ceci se révélant à l’exact
opposé de l’idéologie occidentale environnante.
Les Gadgé et les morts : représentation des absents
Deux systèmes de représentation du passé, l’un renvoyant grossièrement au concept de
mémoire (côté manouche) et l’autre à celui d’histoire (côté gadjé), semblent se faire face.
La mémoire est un lien vécu au présent éternel, elle installe le souvenir dans le sacré, elle est
individuelle et propre à chaque groupe, elle ne passe que rarement par l’écrit. A l’inverse, l’histoire est
une représentation prosaïque du passé, une mise à distance qui passe nécessairement par l’écriture.
Pourtant l’histoire aussi fait ses choix et ses impasses, comme sur l’internement et parfois la
déportation de Tsiganes-nomades durant la Seconde Guerre Mondiale, très peu traitée par les
historiens. Dans le même temps, les Tsiganes ne peuvent se contenter d’une mémoire sans parole
pour ne pas perdre le souvenir de cette tragédie : ils ont besoin de la démarche historiographique des
Gadjé. La frontière est donc moins nette qu’il n’y paraît.
Lannemezan, 16 juillet 2006, fin de matinée
Ce jour-là, des Gadjé inaugurent une plaque commémorant l’internement des « Manouches, Gitans et
Roms », quand il s’agissait en fait de « nomades ». Dans l’indifférence de leurs descendants.
3. Lectures, écritures, silences
Le concept d’illettrisme renvoie non pas à la question des apprentissages, mais plutôt à celle de
l’appropriation de l’écrit et donc à ses représentations, ce qui nous incite à interroger le monde de
l’écrit. La pratique de l’écrit des Manouches a presque toujours une cause extérieure à la
communauté ; pourtant des usages internes existent aussi, même s’ils sont limités, tels que le
karaoké, les lettres adressées aux prisonniers, mais aussi l’inscription sous forme de graffitis que les
jeunes font de leur nom manouche, leur romano lap [Il faudrait ajouter les blogs sur Internet, pratique
qui reste à étudier]. Voilà donc une communauté « de tradition orale » qui, à première vue,
s’approprie certaines formes d’écrits et en rejette d’autres.
I papiré, « les papiers »
Lire
Certains Manouches lisent régulièrement des journaux sportifs, le journal local ou des magazines et
peuvent être amenés à commenter ces lectures à leur entourage, ce qui ne leur attribue aucun
prestige particulier, sinon celui de rendre service.
Bien que « gens du voyage », beaucoup n’utilisent jamais de cartes routières. Ils se fient à des
points de repères d’un parcours qu’ils ont déjà emprunté ou appellent la personne à qui ils vont rendre
visite (le plan s’oppose à leur appréhension de l’espace par le corps en mouvement). [D’où sans
doute, comme pour tous les élèves d’ailleurs, la nécessité de travailler la lecture de plans et de cartes
sur le terrain, en prenant des points de repères vécus.]
De même, les objets écrits servant à se repérer dans le temps sont rares, voire inexistants : nul
agenda, nul calendrier ne marque par écrit une division du temps. Les dates importantes sont
mémorisées, cela suffit. [Il n’est pas rare de voir des élèves de cycle 3 incapables de réciter les mois
de l’année. Ainsi toutes les compétences liées au repérage dans le temps et à l’utilisation du
calendrier doivent être vérifiées avant de proposer un travail qui exige leur mobilisation.]
Les manuels d’utilisation ne sont pas plus à l’honneur. Leur lecture est complexe : utiliser le sommaire
pour trouver rapidement le chapitre approprié au problème posé, lire en survol pour aller à l’essentiel,
faire la relation avec les schémas, etc.
Enfin, si les papiers administratifs sont rangés quelque part, ils ne sont jamais classés en dossiers
[Certaines familles font d’ailleurs appel à des associations pour s’en occuper, ce qui les oblige parfois
à passer par au moins deux tierces personnes pour répondre à la demande d’un troisième…]. Là
encore, l’écrit apparaît dans sa capacité à fabriquer certains objets ayant une fonction classificatoire
qui ne prend du sens que par rapport à l’univers de l’écrit : classer des objets écrits entre eux.
Remarquons qu’en tout ceci, les actes de lecture chez les Manouches ne diffèrent guère de bon
nombre de pratiques en milieu populaire.
Etre inscrit
S’ils ont droit à une carte d’identité, les Manouches ne le savent pas toujours, les administrations leur
demandant bien plus souvent leur carnet de circulation. Ils ne bénéficient donc pas de la même
inscription identitaire que les autres Français. [Signalons que c’est sur présentation du carnet de
circulation que l’Inspecteur d’Académie peut autoriser l’inscription au CNED au titre de l’inscription
« réglementée », c’est-à-dire gratuite et donnant droit au certificat de scolarité. Ce qui se justifie par le
fait que, si leur famille n’est pas amenée à se déplacer régulièrement pour leur travail, rien n’empêche
en théorie un jeune Voyageur d’aller au collège, comme il le faisait à l’école élémentaire.]
Ecrire
Ecrire est, chez les Manouches, un acte rare.
Les « papiers », tous les formulaires administratifs, sont des documents hybrides (on les lit et on les
complète par écrit), objets dont la lecture s’avère difficile du fait du vocabulaire choisi, de la mise en
page complexe, de l’intégration de tableaux à double entrée, etc., et dans lesquels l’écriture, aussi
réduite qu’elle soit, est déterminante. Sauf exception, les Manouches (de Pau), même ceux qui en
sont « techniquement » capables, ne les remplissent jamais : étant donné les enjeux, ils laissent
faire un travailleur social.
Les autres écrits manuscrits de la vie quotidienne (post-it, carnet de téléphone, etc.) sont quasi
inexistants chez les Manouches. Tout est mémorisé. Si un numéro est écrit, c’est sur un bout de
papier « rangé » avec le reste, sans classement.
Pas de journaux intimes non plus : l’intimité se partage. Jusque tard dans l’enfance, les Manouches
dorment à plusieurs dans le même lit : ainsi deviennent-ils adultes sans jamais avoir été seuls.
Or écrire est toujours s’engager dans un processus d’individualisation. Et donc se démarquer
de la famille, de la communauté, de la plénitude. Tenir un journal intime semble donc totalement
contraire à ces modes de vie. [Pour justifier leur refus de ne pas laisser leurs enfants partir en classe
de découverte, les parents invoquent systématiquement le fait que leurs enfants ne peuvent dormir
sans leurs parents, et réciproquement. On comprend ici pourquoi.]
La correspondance se limite la plupart du temps aux relations épistolaires en cas d’incarcération. Les
lettres sont très stéréotypées, elles n’ont pas pour objet de communiquer des informations
diverses, mais essentiellement de manifester au reclus la présence de ceux qui l’aiment, et
réciproquement. Ces communications sont très contextualisées et s’appuie sur beaucoup
d’implicite que seuls expéditeurs et destinataires peuvent déchiffrer.
Dans le cas des décès, aucune publication n’est faite mais tout le monde (famille comme amis gadjé)
est au courant : le lien privilégié est celui du bouche-à-oreille, de la contiguïté des corps, réelle ou
différée (téléphone), mais jamais celui de la représentation graphique publique.
Lecture et écriture ont donc, dans les exemples étudiés ici, une valeur essentiellement
fonctionnelle.
Le Livre
La plupart des Manouches sont partagés entre l’attachement au catholicisme et la tentation
pentecôtiste.
La pratique de la religion catholique consiste pour la plupart des Manouches en deux cérémonies :
le baptême et les funérailles. Très peu d’entre eux sont mariés religieusement. Cette pratique reste
donc bien élastique, ce qui débouche parfois sur une méconnaissance quasi-totale des préceptes
fondamentaux de cette religion. Ils sont souvent indifférents aux préoccupations mystiques des Gadjé.
Ils chargent le rachaï (prêtre) d’assurer la communication avec Dieu, ce qui leur permet de se tenir à
l’écart de la nécessité de lire la Bible et donc de rentrer dans un pan de la culture des Gadjé.
Les Manouches peuvent donc appartenir à la religion dominante tout en échappant à la Loi du Livre.
Les rachaï sont aussi parfois les porte-paroles des Manouches. Ainsi ces derniers peuvent-ils se
débrouiller sans nécessité de s’approprier l’écrit.
Dans le pentecôtisme, mouvement protestant, les pasteurs sont choisis parmi la communauté
tsigane. Devenir pasteur est un signe non seulement d’ascension sociale, mais aussi d’honorabilité.
Les ministères pentecôtistes offrent à cet égard une vraie formation qualifiante. Fervents chrétiens, les
pentecôtistes souhaitent proposer une image plus positive de leur communauté. Par ailleurs, par son
caractère marginal, le pentecôtisme se présente comme la religion du peuple manouche (le
catholicisme étant celle des Gadjé). Mouvement protestant, il est très ancré dans la lecture du Livre
saint ; mais apprendre à lire la Bible quand on ne sait pas lire au préalable tourne souvent à
l’échec. Les formateurs passent alors par des supports audio ou vidéo.
En définitive, Manouches catholiques et pentecôtistes se réfèrent à la Bible, mais seulement en
tant qu’objet symbolique, sans pouvoir en discuter le contenu. Ils sont bien de la religion du Livre…
mais ne lisent pas.
4. Le livre
Même les Manouches qui lisent régulièrement le journal ou des documentaires ne comprennent pas
qu’on puisse s’intéresser aux fictions écrites. Sans doute parce qu’on peut partager des
commentaires sur les premiers, tandis que la lecture d’un roman est un acte foncièrement
solitaire. Pourtant les Manouches connaissent souvent les héros de la littérature classique, en partie
grâce aux adaptations télévisées, mais aussi parfois parce que leurs aïeuls vivaient de cinéma
ambulant.
« Fictions vraies » manouches
Les Manouches ne produisent pas ce à quoi on pourrait s’attendre au nom du concept de
« tradition orale », c’est-à-dire une littérature orale clairement distincte du langage ordinaire : ni
mythes, ni héros fondateurs, ni textes sacrés… Par ailleurs, la fonction poétique ne se manifeste que
dans l’invention de prénoms empruntant à différentes langues avant d’être « manouchisés ».
Ce qui existe en matière de littérature orale, ce serait le tchatcho parmiso, la « fiction vraie », des
histoires racontées tard et après quelques verres qui parlent presque exclusivement de revenants, de
diables, de mùllé.
Les contes manouches d’Auvergne
Ce sont toujours des histoires de gens qui voyagent effectivement, mettant en scène des mùllé, et qui
se résolvent souvent à une croisée de chemin, lieu où l’on trouve les signes de route, les càjxi.
Histoire du « Cami Salié »
Cette histoire de pierres jetées sur les caravanes sans qu’on sache d’où elles venaient ressemble à
une rumeur, dont la fonction pourrait bien être de réunir les Manouches menacés de dispersion. Elle
n’est pas présentée comme une fiction, mais comme une « étrange réalité », un événement où le
surnaturel est venu agiter le quotidien et où la communauté manouche s’est affichée dans son
propre mystère.
Histoire de la tante et de la mère de la grand-mère de P.
Le Manouche qui la raconte annonce d’abord qu’elle est vraie et conclut en disant qu’il n’y croit pas.
C’est une sorte de récit fantastique dans lequel le merveilleux et les effets de réel
s’entrecroisent sans qu’on puisse se fier à l’un ou à l’autre.
[Cet aspect du rapport des Manouches au réel et à la narration doit sans doute nous inviter, en tant
qu’enseignant, à bien préciser chaque fois dans quel registre se situe la séquence spécifique de la
classe. Car le mélange est constant à l’école aussi : parfois on fait des sciences (en expérimentant
mais aussi en lisant des textes), parfois on lit des fictions pour le plaisir (pour la musicalité de la
langue, pour l’attachement à un héros, pour les valeurs mises en exergue), parfois on étudie la langue
en scientifique dans les séances de grammaire.]
Histoire de K. (épouse de P.)
Histoire d’une apparition de dame blanche dans la nuit, comme en racontent par ailleurs de nombreux
Béarnais Gadjé.
Une blague manouche : l’histoire de T.
En s’appuyant sur des éléments réels confirmés par ses auditeurs, le narrateur de cette blague fait
mordre tout le monde à l’hameçon, jusqu’au dénouement humoristique invraisemblable.
Qu’il s’agisse de récits fantastiques ou de facéties, les histoires manouches ne s’éloignent pas du
sujet parlant. La dichotomie sujet/objet est bien floue. Le tout est de savoir y croire sans y croire.
Et c’est souvent les mêmes histoires, réactualisées, que chacun raconte, sincèrement, comme si elles
étaient réelles. En cela, ces processus n’ont rien de spécifique aux Manouches : ils sont par exemple
à l’œuvre à tous les comptoirs. Mais si les récits oraux de bistrots sont souvent amenés à être édités,
les Manouches opposent une ferme résistance à toute tentative de publication.
Langue manouche et écriture
Pour nombre de Manouches, réduire leur langue à un simple objet d’étude ou à un acte de
communication verbale évacuerait tout ce qui relève de la voix, et donc de la personne qui
parle avec son timbre, ses inflexions, ses intonations, ses gestes… Car la voix signifie également le
corps et donc le sujet. [Montrer alors que la parole écrite est une autre manière d’être au monde, qui
ne s’oppose pas à la manière d’être par la présence et par l’oralité, mais qui la complète. La parole
écrite permet d’assumer publiquement une parole dont le fond et la forme sont le reste du temps
cantonnés à l’intimité par pudeur. Au fond, le recours à l’écrit institue « l’écrivain » dans un rôle, lui
offre un costume temporaire à partir duquel il peut partager des pensées profondes tout en jouant sur
la distance entre le comédien et « son » texte. « Ce que j’écris, c’est plus encore moi-même que ce
que j’ose dire par la voix, mais quand je reparlerai ce ne sera plus tout à fait à moi d’assumer ce que
tu viens de lire. »]
Outre cette référence au sujet individuel, la langue qualifie aussi le groupe, ce qui lui confère un
caractère sacré, qui en constitue un élément cardinal. Chargée de sacralité, la langue manouche
doit être protégée de toute profanation. La rendre publique, la faire connaître par des méthodes,
des manuels, l’étudier, la disséquer, reviendrait alors à lui ôter cette dimension sacrée (on ne touche
pas aux dieux) et donc pourrait atteindre à l’unité de la société manouche. [Parmi nos élèves
voyageurs, la plupart ne semblent pas parler une langue manouche autonome, mais plutôt une sorte
de français qui nous apparaît souvent comme fautif et pauvre. Nous aurions peut-être pourtant intérêt
à considérer que, quelle qu’elle soit, la manière dont nos élèves parlent dans leurs familles constitue
une langue spécifique, qui est celle qu’ils ont choisi pour la sphère intime, que c’est bien leur droit et
qu’elle ne fera à l’école l’objet d’aucune étude ni d’aucune tentative de « redressement ». Le français
étudié à l’école sera alors considéré comme la langue commune, qui doit être maîtrisée par tous parce
que c’est le droit de tous les Français sans distinction de maîtriser la langue des institutions de son
pays, qui permet les échanges avec tous ses concitoyens, la participation de tous à la vie civique et la
capacité d’agir librement dans le respect de la loi commune.]
La non-publication : quatre exemples
Ce caractère d’irreprésentabilité lié à l’intimité du groupe, qui touche à la langue et au nom des morts,
se manifeste également à travers une réticence générale à l’égard de toute publicité, que ce soit à
travers des documents écrits, des photos ou des enregistrements audio ou vidéo.
Ainsi d’un livre de recettes manouches dont tous les exemplaires invendus ont été brûlés le jour où
l’une des personnes en photo dans ce livre est décédée. Ou d’un CD dont une chanson n’a pas été
retenue suite à la mort du chanteur et par peur qu’on puisse se moquer de lui.
L’enregistrement sonore, la photo ou la vidéo constituent des empreintes qui mettent en présence le
référent alors que l’écriture ou la peinture re-présentent. Ces modes de représentation rappellent en
même temps la personne défunte et son absence. Par ailleurs, ils autorisent la reproduction alors que
l’empreinte manouche se veut unique, singulière.
De nombreux Manouches vivants et talentueux refusent aussi de se laisser enregistrer. Comme si la
reproduction pouvait entacher l’intensité de la présence pleine, comme s’ils choisissaient le moment
présent contre la construction d’un passé, la présence des défunts contre la coupure avec les morts,
la mémoire contre l’histoire. Plus l’intimité manouche est ancrée dans un implicite profondément
partagé, mieux elle résiste aux incessantes attentes d’explication qui proviennent de
l’extérieur. Réciproquement, plus les Gadjé insistent pour soulever le voile, plus les Manouches se
replient sur eux-mêmes. Ainsi la non-publication installe-t-elle la communauté et ses créateurs dans
un état de puissance virtuelle absolue qui pourrait, par volonté, peut-être déboucher sur une création
éblouissante, même aux yeux des Gadjé, comme ce fut le cas pour Django Reinhardt.
5. Signes et supports
Si les Manouches se distinguent des Gadgé par leur rapport au temps, à l’espace et à la trace, il reste
à s’interroger sur le type de signes, plus centrés sur le corps et la relation de contiguïté, qui peut se
substituer à l’écriture alphabétique. L’analyse s’appuie ici sur la typologie de Charles Pierce qui
distingue trois types de signes : les symboles, les icônes et les indices.
Les patrin, ou écritures secrètes
Plusieurs textes, se référant tous à un même texte source très fragile datant de plus d’un siècle et
situé dans les Balkans, ont raconté que les Tsiganes disposeraient des signes devant les maisons des
Gadjé pour y commettre des cambriolages : il n’en est rien.
L’alphabet secret
Celui-ci aussi est un mythe, une rumeur. Il n’y pas de code écrit ou de système de symboles inscrits
dans un espace fini en deux dimensions qui soit spécifique aux Manouches. [A noter que nos élèves
voyageurs ont souvent bien du mal à se repérer dans l’espace de la page, jusque tard parfois dans
leur scolarité : distinguer la marge du reste de la page, écrire sur la première ligne d’écriture,
distinguer la ligne d’écriture des autres lignes, « laisser » quelques carreaux ou « sauter » des
lignes…] Or l’écriture est un système de signes arbitraires et conventionnels, arbitraires car il n’y
a aucun lien « naturel » entre le signe et son référent, conventionnels parce que l’écriture
alphabétique requiert qu’un certain nombre de personnes considèrent ces signes comme signifiant la
même chose. [Si nos élèves voyageurs finissent le plus souvent par acquérir une écriture phonétique
suffisante pour être comprise par les enseignants, il nous appartient de créer des situations de
communication écrite entre élèves qui fassent apparaître que la non-maîtrise des dimensions lexicales
et grammaticales de l’orthographe peuvent entraîner des malentendus (problème des homophones,
des marques de pluriel manquantes empêchant de remonter la chaîne anaphorique, etc.).]
Dessins et peintures
Il n’existe que très peu de peintres manouches. Contrairement à d’autres peuples de tradition orale,
les Manouches se tiennent à distance du signe iconique (signe lié par un rapport de ressemblance
à son objet, image), surtout s’il s’agit du portrait d’un homme, un jour ou l’autre défunt.
Lorsqu’ils sont amenés à dessiner, nombre de Manouches reprennent les mêmes éléments,
même s’ils ne les ont jamais connus : roulotte, cheval, chaudron, linge reposant au bord d’une
rivière, violon ou guitare, tombe. Tous ces éléments ne servent donc pas à représenter une réalité
observable, mais sont des figures qui semblent communes à un imaginaire manouche et qui
fonctionnent comme des emblèmes, marquant une identité qui s’affiche comme étant différente de
celle des Gadjé. Ces clichés sont d’ailleurs aussi ceux des Gadjé. Ainsi, il y a là un imaginaire
exotique commun aux Manouches et Gadjé dont la fonction est avant tout de construire une
représentation collective loin de toute réalité, mais dont la neutralité garantit à chacun une
certaine tranquillité.
Les càjxi, ou signes de route
Les càjxi sont, chez les Manouches, des signes de passage situés à des carrefours (branches
d’arbres, petits tas de cailloux, paquets de cigarette chiffonnés, etc.) et indiquant le chemin à suivre
pour trouver ceux qu’on cherche. Ces signes sont faits pour être interprétés et non pour être
décodés car ils ne dépendent pas d’une règle. Ce ne sont donc pas des symboles. Ils relèvent
par contre du registre de l’indice, d’une part à cause de leur fonction qui est d’indiquer et, d’autre part,
pour certains, parce qu’ils sont liés à leur référent ou à ce qu’ils désignent par une relation de contact.
En d’autres termes, ces signes n’existent qu’au regard des personnes à qui ils sont destinés pour
être interprétés.
Le romano lap
Le prénom des papiers d’identité des Manouches est celui réservé à l’école, aux institutions (même si
certains n’hésitent plus aujourd’hui à inscrire leur romano lap sur leurs papiers), aux clients ; il favorise
une distance entre l’espace de l’intimité et la société environnante. [Ceci n’est plus toujours aussi vrai
pour nos élèves qui choisissent parfois d’être appelés par leur nom manouche à l’école. Pourquoi
pas ?] Il est très rarement utilisé à l’intérieur de la communauté, la plupart des membres d’un groupe
manouche ignorant le « nom d’école » de leur voisin.
A l’intérieur de la communauté, les Manouches s’appellent donc par leur romano lap [Il n’est pas sûr
que nos élèves voyageurs connaissent cette appellation] : leur nom manouche. Il ne s’agit pas d’un
nom secret, mais d’un nom d’intimité, porteur d’un sens que seuls les proches peuvent saisir.
Les parents cherchent toujours à ce qu’il soit unique, parce que chaque personne est unique. Par
ailleurs, comme les Manouches ne prononcent pas le nom des morts, on ne peut porter le nom d’un
défunt. Aussi chaque nomination est une invention qui s’appuie sur un jeu entre le son et le sens à
partir d’un matériau linguistique environnant aussi bien manouche que gadjo, et en ce cas aussi bien
anglais qu’espagnol ou français. Dès leur enfance, les Manouches pensent aux noms qu’ils donneront
à leurs propres enfants. Cela montre d’une part combien l’invention d’un lap est un acte
d’intégration sociale très réfléchi par chaque membre et, d’autre part, combien la préoccupation de
nombreux enfants manouches, y compris de garçons, est bien de devenir plus tard des parents
manouches.
La plupart du temps, le romano lap est le produit d’une transformation de ce matériau linguistique en
mot nouveau, unique, dont les phonèmes sonnent comme si c’était un nom manouche et qui ne peut
jamais être ramené au mot dont il s’est inspiré. De même, les modifications d’orthographe par rapport
à des noms gadjé existants sont-elles volontaires, utilisant ici l’écrit comme marqueur. [On peut
essayer d'utiliser cet aspect pour montrer l'importance de l'orthographe lexicale, par exemple en
montrant que Kassy et Cassy ne sont pas les mêmes petites filles, idem pour Chelsy et Chelsea...].
Ces noms peuvent également être conçus comme un message adressé au reste de la communauté,
notamment par des effets de ressemblance sonore soit avec d’autres lap, soit avec des mots
manouches, permettant d’affirmer des liens privilégiés entre familles et/ou la présence de l’individu
dans la communauté.
[Si les prénoms manouches sont assurément de mauvais supports pour commencer à apprendre
certaines correspondances oral/écrit de la langue française, on peut en revanche interroger les élèves
sur le pourquoi de leur prénom et de leur écriture. L'idée est de faire apparaître : la relation entre oral
et écrit faisant apparaître un code (pas forcément celui du français) et parfois plusieurs graphèmes
possibles pour un même phonème, mais aussi l'arbitraire de la relation référent-mot et la permanence
de l'orthographe du mot (je ne peux pas écrire une fois Chelsy, une autre fois Chelsea...).]
L’inscription du romano lap : graffitis manouches
De nombreux jeunes Manouches de Pau inscrivent leur nom en graffitis dans les lieux qu’ils
fréquentent (aire d’accueil, école des voyageurs, terrain de rassemblement évangélique, mais ni
l’hôpital ni la prison). Cette écriture se produit donc en des lieux choisis, aimés, ouverts, dans
lesquels on peut entrer et sortir aisément, alors que les lieux redoutés sont écartés car on risquerait
d’y retourner.
Nature et fonction des graffitis manouches
L’écriture des noms en graffitis révèle l’inscription de l’intimité manouche dans des lieux publics. En
écrivant son nom ou celui de ses proches, un jeune Manouche inscrit en ce lieu une partie de sa
propre présence. Mais ceci uniquement au regard de ceux qui en ont les clés, c'est-à-dire des
membres de son entourage. Voilà qui nous permet de mieux comprendre l’absence de fonction
esthétique : à la différence des tags qui cherchent d’abord à frapper l’œil, les noms manouches sont
écrits de manière très lisible pour être facilement identifiés par les autres.
Cette écriture au marqueur ou au pinceau, objets absents du quotidien des Manouches, révèle qu’il
s’agit bien là d’un projet : celui d’inscrire sa présence singulière dans un lieu partagé par ceux
qu’on aime.
Le graffiti manouche se situe donc à l’intersection de l’indice et du symbole, puisqu’il est bien
destiné à être décodé, même si la clé de lecture reste confidentielle.
En modifiant les dates et en inscrivant leur nom par-dessus les autres, les nouveaux graffiteurs
s’inscrivent également dans une continuité : un même lieu, reconnu par des jeunes à des époques
différentes et sans cesse réactualisé par la manifestation de leur présence, par l’inscription des
individus dans le groupe et du groupe dans le lieu. La mémoire, en quelque sorte, effaçant
l’histoire.
Variabilité des supports : murs, feuilles de papier, gâteaux
Les jeunes de l’Ecole des Voyageurs de Pau dressent presque tous les jours, pour s’amuser, des
« listes d’amour » : après avoir tirés au sort un prénom de garçon et de fille de la communauté, les
couples ainsi formés sont écrits sur une feuille de papier. Ce jeu prospectif des unions et donc de la
pérennité de la communauté manouche a ainsi pour support une matière destructible et se passe loin
des yeux des parents.
Lors du mariage, les noms manouches des mariés sont inscrits au centre de l’immense pâtisserie que
vont se partager les nombreux invités. Ainsi, désormais ingérés par l’ensemble de la communauté, les
noms des jeunes mariés ne semblent plus avoir besoin d’être écrits sur des supports divers : le jeune
couple est non seulement constitutif du groupe mais va désormais, en ayant des enfants, renforcer le
groupe, réactiver la communauté.
Adultes, leur rapport à l’écrit s’en voit modifié : leur nom, les Manouches vont désormais le lire
imprimé sur les courriers envoyés par les diverses institutions.
En résumé, écrit sur un support, solide ou fragile, le romano lap de jeunes Manouches, visible et
lisible, tendait à être rendu public. Ingurgité dans des corps, il disparaît pour n’être plus que prononcé
par les proches. Devenu indicible en public à partir de la mort de son référent, le romano lap est
désormais condamné à disparaître du corps de chacun pour s’enfouir dans la mémoire silencieuse de
la communauté manouche.
Conclusion
La relation entre Manouches et Gadjé semble être construite sur un incessant processus
d’acculturation, celui-ci étant non pas un accident de l’histoire comme dans le cas de peuples
colonisés ou immigrés, mais le moteur même de l’existence manouche.
Ainsi l’examen des représentations du temps nous montre que l’opposition histoire/mémoire ne
s’avère pas si opérante. L’histoire des Manouches est faite de celle de leurs aïeux manouches mais
aussi de celle de leurs aïeux gadjé. Ce qui signifie qu’une véritable histoire des Manouches, plutôt que
d’être celle d’un « peuple » autonome et bien défini, devrait être celle de la relation qui les lie aux nonmanouches.
De même en ce qui concerne les représentations de l’espace. Si c’est le caractère « nomade » qui
semble en premier lieu déranger la société gadji depuis quatre siècle, ce qui pose problème
aujourd’hui c’est plutôt que les Manouches ne semblent pas inscrits dans un territoire défini. D’où le
problème de la représentation politique territoriale sur laquelle l’Etat français repose.
De manière générale, dans leur vision du monde les Manouches opteraient plutôt pour des liens
contigus entre les gens, les signes et leurs référents, là où la société environnante imposerait un
rapport au monde fait d’objectivation s’appuyant sur des systèmes de symboles inscrits sur des
supports en deux dimensions. D’où une mise à distance de l’écrit et par suite de la littérature et des
sciences.
Pourtant les Manouches font bel et bien partie de la société qui les entoure. C’est alors le « plutôt »
qui importe : ils privilégient « plutôt » la relation directe que différée, « plutôt » l’oral que l’écrit, etc.
Un tel comportement serait en fait assimilable à bien d’autres personnes non tsiganes de milieux
populaires, s’il ne s’ancrait dans un sentiment identitaire collectif affirmé. Remodelant et réaffirmant
sans cesse finement leur différence avec les Gadjé, les Manouches entendent surtout défendre leur
liberté.

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