Histoire de l`autre Collectif traduit de l`arabe par Rachid Akel traduit
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Histoire de l`autre Collectif traduit de l`arabe par Rachid Akel traduit
Histoire de l'autre Collectif traduit de l’arabe par Rachid Akel traduit de l’hébreu par Rosie PinhasDelpuech «Piccolo» n°55 Date de parution : 07-02-2008 12 x 18 cm - 160 pages isbn : 9782867464706 Deux peuples, deux récits. En temps de guerre, les nations racontent l’histoire d’un seul point de vue – le leur –, le seul considéré comme «juste». Les héros des uns sont les monstres des autres. L’histoire, les droits et la culture de «l’ennemi» sont niés. Le conflit israélopalestinien ne déroge pas à la règle. Ainsi, la guerre de 1948 est appelée «la guerre d’Indépendance» par les Israéliens et «la Catastrophe» par les Palestiniens. Six professeurs d’histoire palestiniens et six professeurs d’histoire israéliens ont décidé d’écrire un livre qui réunisse l’histoire côté Palestiniens et côté Israéliens autour de trois dates clés – la déclaration Balfour de 1917, la guerre de 1948 et la première Intifada de 1987. Utilisé depuis 2002 dans de nombreux lycées d’Israël et de Palestine, puis de France, cet ouvrage constitue un défi et, nous l’espérons, un pas vers la paix. Prime (Peace Research Institute in the Middle East), qui est à l’origine de cet ouvrage, est une ONG fondée par des professeurs d’université israéliens et palestiniens avec l’aide de l’Institut de recherche sur la paix de Francfort. À propos «L’amorce d’un dialogue dans un contexte de violence exacerbée.» Télérama «Deux récits parallèles qui permettent de mieux comprendre les divergences.» France Inter Le livre Histoire de l’Autre a paru en 2002 simultanément en Israël et dans les Territoires palestiniens, à l’initiative de l’association PRIME (Peace Research in the Middle East), codirigée par le professeur palestinien Sami Adwan, doyen de la faculté de Sciences de l’Éducation de l’université de Bethlehem et par le psychiatre israélien Dan Bar On, professeur de psychologie à l’université Ben Gourion de Beersheva et spécialiste d’études génocidaires. L’équivalent exact en anglais du titre de ce livre est Learning Each Other’s Historical Narrative : ce titre est plus parlant qu’en français. Le livre se fixe en effet pour objet de fournir aux enseignants d’histoire des écoles secondaires palestiniennes et israéliennes les moyens de transmettre l’histoire contemporaine du Proche Orient dans le but proclamé de « désarmer » la manière d’enseigner, simultanément dans les classes des écoles des deux bords. Trois versions de ce livre ont déjà été éditées, traduites en hébreu et en arabe, et testées dans des classes en Israël et dans les territoires palestiniens. Est-il nécessaire de préciser que ce livre n’a été accepté par aucune des instances éducatives officielles des deux pays en conflit ? Il n’empêche, ce livre a trouvé son lectorat, dans les milieux scolaires et parascolaires mais aussi ailleurs, et hors des limites du conflit, puisqu’il a été traduit à ce jour en trois langues européennes. 2 En 2002, deux équipes de six enseignants d’histoire furent recrutées, des deux côtés du conflit. Rassemblées dans un lieu tiers, une école luthérienne nommée Talitha Kumi à Beit Jala, entre Jérusalem et Bethlehem, ces deux équipes travaillèrent séparément, avec pour consigne la relation de trois événements historiques : la déclaration Balfour, la guerre de 1948 et l’Intifada palestinienne de 1987. Chaque page se découpe en trois colonnes : sur celle de gauche se trouve la version israélienne, la colonne centrale est laissée vide afin que le lecteur puisse y porter ses commentaires de lecture, et la colonne de droite contient la version palestinienne. Le livre s’accompagne de deux glossaires parallèles. La première édition de ce livre a paru dès la fin de l’année 2002, sous la forme d’un manuel scolaire traduit en hébreu et en arabe. Il a été ensuite traduit en italien, en allemand et en français — résonnant alors directement avec les manuels d’histoire franco-allemands alors en projet (publiés aux éditions Klett, Stuttgart, et Nathan, Paris, 2006, 2007 et 2008, sous le titre Histoire 1re L/ES/S Manuel franco-allemand Nathan/Klett. Direction de rédaction : G. le Quintrec et P. Geiss. 3 La version française d’Histoire de l’autre, éditée par Liana Lévi, est préfacée par Pierre Vidal Naquet, s’honorant ainsi de l’un des derniers textes rédigés par l’historien avant sa disparition en 2006. Dans cette édition, la colonne centrale se trouve remplacée par un trait vertical, rapprochant ainsi les deux récits mais radicalisant aussi leurs oppositions. 4 De fait, le lecteur ne peut qu’être frappé par la brutalité frontale des antagonismes que présente ce livre, et que représente la forme clivée, douloureusement coupée en deux, qu’ont choisie les éditeurs. Un livre qui, quoique rédigé dans un style volontairement simple et accessible, n’est guère facile à lire, et qui oblige même à une véritable épreuve de lecture. S’il convie à franchir la ligne verticale pour se reporter au discours de l’autre, quel que soit le premier discours choisi, il oblige aussi à revenir au premier, à constater les écarts, à mesurer les apories. Ce livre collage oblige à de constantes ruptures de continuité de lecture, et la coexistence des deux discours n’y est, de ce fait, jamais tranquille. Le livre montre que, à l’évidence, il s’agit de deux epos parallèles, et que les facteurs de mésentente y sont nombreux. À première vue, nul horizon de réconciliation, en effet, ne semble pouvoir se postuler à partir de ce texte ; nulle provocation à la rupture non plus : au mieux, dans ce livre peut être entendu un appel à la réparation. Ce qui anime ce projet est une courageuse conception de la paix qui est tout sauf irénique, qui est plutôt le résultat de la tension contradictoire de deux volontés opposées, mais tenues en équilibre, l’une et l’autre se faisant face. Une paix vigilante en somme qui dénonce ce que l’unisson peut comporter de fantasmes dangereux ou politiquement impraticables. 5 À l’automne 2006, deux journées d’études ont été organisées à l’université Paris 8 autour de ce livre, intitulées Éducation et transmission en terre de conflits. Les intervenants relevaient de quatre champs principaux des sciences humaines : l’histoire, la sémiotique, la psychologie et la psychanalyse, la littérature, tous ayant donc par profession affaire à la mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective, et au récit. Aucun d’eux n’était stricto sensu spécialiste du conflit qui servait de toile de fond aux journées. De la sorte, c’est à partir de leur domaine de spécialité qu’ils s’exprimaient, mais aucun ne se sentait autorisé à délivrer une parole définitive sur le sujet. Sami Adwan était présent, ainsi que Nurit Peled Elhanan, universitaire et militante israélienne des droits de l’Homme, membre fondatrice du Parents Circle, une association créée en vue de rapprocher les familles endeuillées des deux parties au conflit [2] www.theparentscircle.com [2] . Elle est lauréate du prix Sakharov pour la paix, qu’elle a obtenu en 2001. 6 Les communications ont conduit à souligner les singularités et les apories de ce « magnifique projet » que saluait Pierre Vidal-Naquet. Nous en reproduisons ici trois textes constituant la première preuve de lecture, dans le monde universitaire français, de ce livre. Leur singularité tient au fait qu’aucun des trois auteurs ne prétend délivrer une parole de spécialiste. Jean-Pierre Klein est psychiatre et auteur de nombreuses pièces de théâtre. On lui doit l’introduction de la pratique de l’art thérapie en France, conçue notamment pour les victimes de violences intentionnelles. Klein ayant recours aux outils de la sémiotique, son texte se rapproche de celui de Michel Costantini. Ce dernier écrit à la fois en sémioticien et en helléniste, mobilisant ces deux domaines du savoir et faisant directement écho au texte de Jean-Pierre Klein et anticipant sur celui de l’écrivain et essayiste Pierre Pachet par le détour qu’il opère vers la Grèce. Par une astucieuse parabole, Pachet quant à lui donne en creux, par le détour du commentaire d’un chapitre de L’Iliade, sa propre lecture du projet Histoire de l’autre. Ces deux références à la Grèce se saisissent comme autant d’hommages à l’historien Pierre Vidal Naquet dont la disparition a de peu précédé la tenue des deux journées d’études. 7 Nous reproduisons ci-dessous, à titre d’introduction aux trois textes qui suivent, quelques lignes extraites de la préface à la version française d’Histoire de l’autre par Pierre Vidal Naquet et un extrait de la traduction française de ce livre [3] Livre scolaire réalisé en cinq ans à l’initiative du... [3] : 8 Certes de part et d’autre on est parfois dans le mythe. Si la colonisation comme “retour” relève du mythe, que dire de la définition du “Mur occidental” dit mur des lamentations, comme appartenant à la mosquée Al Aqsa et devant commémorer non le Temple mais l’envol du prophète Mahomet sur la jument Bouraq ? Il n’est pas certain non plus que le roi David ait conquis Jérusalem sur un peuple arabe. Et de toute façon, à quoi servent, de part et d’autre, ces légendes ? Les deux peuples ont été traumatisés, les Israéliens par le souvenir du génocide, les Palestiniens par celui de l’expulsion. Il serait puéril de leur demander d’écrire la même histoire. Il est déjà admirable qu’ils acceptent de coexister dans deux récits parallèles. Je souhaite bon vent à cette magnifique entreprise. Pierre Vidal-Naquet fut le promoteur et le préfacier de ce projet audacieux qui confiait à des historiens palestiniens et israéliens le soin de retracer l’histoire récente de leurs relations. Je reprendrai et développerai certains de ses termes tout au long de cette réflexion. 2 Mais tout d’abord il faut avouer que si le projet Histoire de l’autre a beaucoup pour séduire, sa lecture en est déprimante. Le livre est constitué de deux apparentes objectivités qui s’affrontent, inconciliables, séparées par un filet central sur chaque page. Ces apparentes objectivités montrent de manière très claire le piège de ce qui est en termes sémiotiques qualifié de débrayage énoncif : un débrayage dans l’énoncé à partir duquel on ne peut discerner l’implication de l’énonciateur. On peut juste deviner le camp des auteurs d’Histoire de l’autre au vocabulaire choisi pour désigner l’autre camp et le leur, mais l’accumulation des chiffres et des faits vise à faire croire à une relative neutralité. Ce type de discours débrayé, sur le modèle du discours scientifique est le discours historique canonique, linéaire, à distance, positiviste, factuel, prétendument objectif. 3 Il semble en effet s’agir ici d’une relation historique événementielle, rehaussée cependant surtout du côté palestinien par des poèmes lyriques qui sont comme des prières commémoratives. Cependant, même si les intentions étaient de faire se rencontrer une doxa palestinienne et une doxa israélienne, deux discours nationaux séparés par un filet central, le titre de l’ouvrage fait appel au genre « Histoire » dans son sens historique et non dans celui qui désigne un genre littéraire. Histoire ou légende ? 4 Pierre Vidal-Naquet écrit, dans la préface du livre : « Et de toute façon à quoi servent, de part et d’autre, ces légendes ? » Il fait certes allusion au Mur occidental dit mur des Lamentations qui commémorerait l’envol du prophète Mahomet sur la jument Bouraq, ou à la conquête de Jérusalem par le roi David sur le peuple arabe. Mais on peut raisonnablement supposer qu’il suggérait par cette phrase d’étendre ce terme de légende aux récits historiques eux-mêmes. On se rappelle que « légende » tire son étymologie du latin médiéval legenda, « ce qui doit être lu » : de fait, la présentation historique du livre est édifiante, plus précisément elle est sans cesse travaillée par le désir d’être édifiante, et soutenue par une logique de disculpation/justification/accusation des « véritables » responsables. Histoire de l’autre contient aussi une dimension de fabulation qui reflète l’opinion des peuples, laquelle opinion suppose, par définition, la subjectivité. 5 La légende est aussi ce qui se constitue en psychothérapie, qui constitue mon domaine de compétence — qui m’a conduit à intervenir comme expert auprès des tribunaux et à théoriser et mettre en pratique l’Art-thérapie en France — et à partir de quoi je propose d’examiner le livre et son projet. Le patient croit qu’il travaille sur son enfance, mais il exprime seulement la légende qu’il s’est formée de ses origines. La psychothérapie consiste en fait à s’édifier, dans ce laboratoire artificiel de la cure, une légende, plus satisfaisante à ce moment de son parcours, de la prochaine économie de son existence. Ce faisant, il se pose comme sujet de lui-même et de sa destinée, ce qui n’est pas le cas lorsqu’il obéit à des prescriptions — celle de la vengeance par exemple, qui est reproduction en miroir d’une figure préalable dont le patient lui-même, sa famille ou son clan ont été victimes. 6 Quel terme faut-il alors utiliser pour qualifier ces textes qui sont sans aucun doute de l’histoire mais ne peuvent se résumer à cette dimension ? Le choix entre logos et mythos 7 Faisons un détour par la Grèce comme modèle de la rationalité scientifique et philosophique : Entre logos et mythos, faut-il choisir ? L’ouvrage Histoire de l’autre se réclame du logos et pourtant il relève aussi du mythos : recevant un statut de logos, il conserve un soubassement de mythos. On touche ici au point capital de la dimension temporelle : le discours historique est rétrospectif d’une part, et subjectif, quoiqu’on s’en défende, d’autre part. Son énoncé est temporellement linéaire mais il faut tenir compte des conditions de l’énonciation : l’écriture s’effectue à partir d’un point d’arrivée dont il s’agit de reconstituer la genèse. Le présent est l’origine de l’énonciation, se présentant comme l’aboutissant de l’énoncé qu’il structure à rebours. Le contexte de guerre dans lequel ce livre a été conçu le colore tout entier. L’explication est toujours rétrospective. Il s’agit donc en fait de la constitution d’une mythologie nationale d’origine. 8 Cela peut évoquer, analogiquement, les expériences que vit l’expert en justice au pénal. Le Juge désigne l’expert pour aller rencontrer en prison un détenu afin de déterminer dans son histoire passée, dans le récit qu’il déroule de son crime, dans sa façon d’être et dans la rencontre, ce qui peut éclairer l’instruction dans la compréhension de l’acte commis, et surtout son « explication » psychologique. Du coup, toutes les circonstances de l’enfance du prisonnier se trouvent revues par l’expert à partir de leur aboutissement criminel. Afin de rédiger son rapport, il revisite la petite enfance, la composition de sa famille d’origine. Ce qui se présente comme relation chronologique est ainsi marqué par sa fin plus ou moins conçue comme conséquence logique. 9 Ayant moi-même joué ce rôle d’expert, je m’attarde un instant sur la déposition en cour d’assises. J’essaie alors de répondre de mon mieux aux questions des différentes parties, en mon âme et conscience. Mais j’ai tenu parfois, au contraire de la plupart de mes collègues, à assister aux plaidoiries. C’est alors que je constatais que mes propos, mes mots même, étaient cités, insérés, déformés dans des démonstrations préalables, de l’avocat de la défense, de l’avocat de la partie civile et du procureur général. L’accusé voyait devant lui sa personne stigmatisée par son acte, partagée sans nuance entre les forces du bien et les forces du mal, entre Dieu et Diable, entre l’Ange et la Bête. Sans ambivalence possible, il était aspiré d’un côté ou de l’autre et tous les arguments éventuellement issus de mon rapport et de ma déposition venaient étayer les versions contraires. 10 Il me semble qu’on se trouve ici devant un cas de figure comparable. J’ai retrouvé chez les Israéliens deux occurrences de reconnaissance des crimes et massacres commis par les Juifs : « massacres, pillages et viols » (p. 47) notamment du village de Deir Yassin, dont il est dit qu’ils ont fait l’objet d’une critique virulente au sein du Foyer juif mais à laquelle on fait suivre le rappel d’exactions commises par des Palestiniens, et « phénomènes de violence gratuite » (p. 71) pratiqués par des sous-officiers israéliens sur des Palestiniens dont on brisait les os, mais on ajoute que ces actes étaient provoqués par la colère et l’humiliation. Ces reconnaissances de crimes prennent ainsi le statut de passages à l’acte réactionnels. Si l’on reste dans le registre judiciaire, disons que la plaidoirie est la culpabilité partielle avec circonstances atténuantes, ou plutôt la légitime défense. 11 Je n’ai en revanche guère trouvé d’aveux de crimes du côté palestinien (à part l’allusion à l’ignorance, à l’impuissance et au désordre régnant au sein de la société palestinienne p. 44). Je signale d’ailleurs que les accusations visent aussi les États arabes (en particulier p. 52 et 60). La plaidoirie est ainsi l’innocence et là aussi la légitime défense. L’allégation du statut de victimes sous-tend les différents textes, quels qu’en soient les auteurs. Grands récits ? 12 Plutôt que de légendes ou de mythes, nous sommes ici confrontés à des « grands récits » au sens de Jean-François Lyotard, grands récits que l’on pourrait définir comme des systèmes de représentations et de valeurs partagés par une communauté. Dany-Robert Dufour affirme que notre temps a vu disparaître tous les grands récits comme ceux de la chrétienté et du marxisme. On peut se demander si la Shoah, la Nakba palestinienne et la destinée des terres de Palestine et d’Israël ne se révèlent pas comme la constitution contemporaine de grands récits qui se nourrissent de réalité mais qui en outre ont une valeur socialement et politiquement structurante tout en alimentant l’imaginaire collectif. 13 Il est frappant de constater que, dans chacun de ces deux grands récits confrontés, la glorification des tourments subis par des innocents tient lieu de « passeport » pour une apothéose transcendante. Il se pose donc la question de l’exploitation de ces tourments à des fins de propagande : est-ce ainsi qu’on s’acheminera vers une solution pacifique si le discours est si manichéen et mobilisateur d’émotion ? Mais comment dépasser les blessures de familles atteintes dans leur chair ? 14 L’émotion n’aide en rien la recherche d’une réflexion et d’une solution : j’y reviendrai dans mon dernier point. Or malgré le titre prometteur et la démarche louable et courageuse, je n’ai vu dans ce livre aucune « histoire de l’autre » mais la stigmatisation d’un autrui monstrueux. N’oublions pas la leçon de Michel Foucault (a) : « L’événement est à la fois un donné de l’histoire et une construction de l’histoire. » Il crée d’ailleurs à ce propos le néologisme de « l’événementialisation ». 15 Pierre Vidal-Naquet évoque dans sa préface les traumatismes subis par les deux communautés. Il apparaît en effet que le judaïsme jusqu’alors tourné vers un Messie à venir est marqué à jamais par un martyre originel. Il est maintenant impossible de disjoindre le judaïsme de cet événement qui revient sans cesse comme consubstantiel à la religion et à la philosophie juives, à travers l’histoire temporelle du peuple juif religieux ou non. Cela est une conséquence tragique du génocide nazi qui a réussi à hanter éternellement la mémoire collective de la judéité. Ce qui se passe avec la Nakba palestinienne n’est certes pas du même ordre, mais l’on construit peu à peu par l’exclusion, l’humiliation et les massacres un traumatisme similaire qui les marque déjà à jamais. Clivage 16 On parle de conflit entre Israéliens et Palestiniens : le terme est inapproprié. Pour parler d’un conflit, il faut être deux. Or, ce que ce livre entre autres montre à l’évidence, c’est que chacun se revendique comme totalité. Il n’est que de voir comment cela se concrétise par les revendications territoriales. Nul dialogue, nulle intériorisation de l’autre, mais ce que Mélanie Klein décrit comme clivage/projection du mauvais, du haï sur un objet externe. 17 Les faits objectifs ne changent rien aux croyances. Aucune démonstration de la rotation de la terre n’a ébranlé les conceptions fantasmatiques du temps de Galilée, les quelques thèses sur la non-existence historique de Jésus ne changeront rien aux croyances, les preuves des camps d’extermination ne convainquent pas les négationnistes, les cours d’anatomie sur les organes génitaux et le sexe ne servent à rien pour infléchir les conceptions infantiles de la sexualité. Ce qui compte, c’est la croyance et sa véridiction. L’histoire ne peut se départir de sa part mythique. Lévy-Bruhl écrit dans ses Carnets : « Le mythe évoque une réalité prototypique que le monde actuel reproduit en l’imitant. » Le terme réalité n’est pas mis en doute mais sert de terreau au mythe. 18 Retracer l’histoire, les histoires divergentes, ouvrira-t-il l’autre à la différence acceptée, voire reconnue comme enrichissante ? L’histoire sous cette forme estelle encore valide si elle nie sa part d’imaginaire collectif et d’imaginaire individuel ? Croit-on encore que le raisonnement « objectif » logico-déductif et l’instance de la conscience soient des facteurs de transformation des mentalités ? Pierre Vidal-Naquet fait bien ressortir le parallélisme des récits, ce qui par définition sous-entend qu’ils ne se rencontreront jamais… Il serait intéressant de savoir ce que les destinataires palestiniens pensent des textes israéliens et viceversa. La lecture et les commentaires ont-ils relativisé la version officielle de leur camp (quel horrible terme évocateur de part et d’autre) ? Encore Foucault (b) : « Savoir, même dans l’ordre historique, ne signifie pas “retrouver”, et surtout “se retrouver”. L’histoire sera “effective” dans la mesure où elle introduira le discontinu dans notre être même. » 19 Remontant les époques, je rappellerai l’enseignement du Yi King, Le Livre des transformations, le plus ancien livre de sagesse chinoise qui a nourri les pensées de Lao Tseu et de Confucius. Il s’agit du commentaire de l’hexagramme : « Le pouvoir d’apprivoisement du grand » : « Les paroles et les actions du passé renferment un trésor caché qui peut être employé à affermir et à élever le caractère. Telle est la manière correcte d’étudier : non se limiter au savoir historique, mais faire constamment de l’histoire une réalité actuelle en utilisant ses données. » 20 Le récit historique est la constitution d’un grand récit : le texte Histoire de l’autre est donc bien de part en part un récit historique, l’émanation d’un inconscient collectif dont on a pourtant l’impression qu’il n’est ici pas pris en compte. N’est-il pas possible d’y voir aussi toute sa dimension fantasmatique ? Fantasmes 21 Pour sortir des apories désespérantes d’Histoire de l’autre, ne pourrait-on pas faire travailler sur ces fantasmes identitaires, sur les images que chacun a de sa communauté et de celle de l’autre, des religions, des caricatures, exagérations, stigmatisations réciproques ? Par le dessin, par l’écrit, par l’invention de dialogues imaginaires, par des fabrications d’effigies comme des marionnettes, par la confrontation avec les injures, les racismes, les histoires prétendues drôles, et cela, de façon tant collective que personnelle. 22 L’artificialité pourrait apparaître et surtout la reconnaissance en miroir des mêmes souffrances et des mêmes humiliations, des mêmes incompréhensions, des mêmes rancœurs, des mêmes désirs de vengeance, des mêmes défenses, des mêmes réductions de l’autre à des chosifications grossières. L’humiliation est aussi insupportable que la mort et tous ont eu à subir l’une et l’autre. 23 Un de mes derniers livres rend compte de thérapies d’enfants abusés. Je peux attester que l’évocation répétitive de ce que ces enfants et adolescents ont subi ne fait que réitérer les traumatismes dans leur horreur. On ne peut non plus les oublier et faire comme s’ils n’avaient pas eu lieu. En revanche, un travail orienté non vers l’amont, vers le passé, mais vers l’aval permet d’essayer de les dépasser. C’est ce que j’appelle la stratégie du détour. Je fais appel dans ma pratique psychothérapeutique à des inventions imaginaires revendiquées comme telles : inventions de contes et d’histoires (au sens de la fiction et non du genre historique), dessins, peintures, modelages, dialogues de marionnettes, etc. Il n’est même pas question d’illustrer les faits et les dols puisqu’ils sont tellement prégnants qu’ils imprègnent toutes les productions. Qu’en est-il des relations de l’irreprésentable et de l’art ? 24 Ici, plus modestement, nous commencerions par des explorations des imaginaires collectifs et individuels, des rêveries qui pourraient de part et d’autre révéler leur spécularité qui nous apparaît à l’évidence à nos yeux extérieurs quand nous lisons Histoire de l’autre. 25 Ce projet portant sur l’imaginaire, qui pourrait dans un deuxième temps se compléter par des inventions éventuellement communes des participants a le mérite de tenter d’explorer l’irrationnel qui est à l’œuvre dans cette tragédie. Avoir suivi et aidé, — moi-même et un certain nombre des élèves que je forme dans mon institut d’art-thérapie — des personnes victimes de violences terribles, et pas seulement des enfants, m’autorise à penser que ma proposition est moins déplacée que l’on pourrait le croire. D’où parles-tu ? 26 Tout ce que j’ai dit ou presque se trouve explicité dans les trois pages de la préface de Pierre Vidal-Naquet. Il rappelle discrètement son engagement. L’on sait par ailleurs que ses parents ont péri à Auschwitz, et qu’il a dénoncé entre autres les bombardements israéliens au Liban, donnant ainsi de façon éclatante l’exemple d’une pensée dégagée de l’esprit émotionnel d’une appartenance aveugle. 27 C’est par la notion d’appartenance que la guerre israélo-palestinienne n’en finit pas de perpétuer les déchirements. L’histoire ne peut être le terrain des points communs ou de l’entente : ce livre montre que les versions sont incompatibles. Les religions monothéistes (il en est d’autres) non plus, bien qu’issues d’un tronc commun. L’humanité, la souffrance, les élaborations psychiques individuelles et collectives sont peut-être une voie de perception des ressemblances. Cela mérite-t-il qu’on fonde un projet qui ne s’attaquerait pas aux objets de discorde mais à l’humain et à sa part de rêve et de rêverie ainsi qu’à ses facultés d’élaboration imaginaire qui malgré les accusations de part et d’autre restent communes aux deux peuples et à chacun des êtres en présence ? 28 Mais le réel dans toute sa violence fait sans cesse irruption, mais l’acte prévaut sur la réflexion et parler de travail dans l’imaginaire peut sembler hors de propos ou déplacé dans ce monde d’oppositions : Nous/ les autres (il faudrait dire les aliens) ; Nous les victimes innocentes/eux les bourreaux ; Nous dans la Vérité/eux dans le mensonge délibéré ; Nous les bons/eux les démoniaques. La violence est telle qu’elle fait violence à nos réactions qui, spontanément, ne répondent généralement que dans la violence de l’affrontement. Soit l’on tente d’être le plus fort, c’est la contre-violence, soit l’on se soumet à la violence de l’autre ; les deux solutions démontrent ainsi la puissance et la suprématie de la violence. En effet dans les deux cas, elle est victorieuse, elle a réussi à transformer le monde à son image, elle l’a marqué de son sceau, c’est comme l’on dit le règne de la violence. Est-il encore possible d’introduire du trois dans ce monde binaire de violence ? L’imaginaire peut-il être unificateur ? Bibliographie Dufour D. R., Lettres sur la nature humaine à l’usage des survivants, Paris, Calmann-Levy, 1999. Foucault M. (a), Dits et écrits, tome IV (1980-1988) éd. établie par Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, p. 23. Foucault M. (b), Dits et écrits, tome II 1970-1975, p. 147. Freud S., (1910) Eine Kindheitserinnerung des Leonardo de Vinci, trad. fse, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1927. Klein J.-P., Violences sexuelles faites à enfants, Nantes, Pleins Feux, 2006. Le Quintrec G., Geiss P., L’Europe et le monde depuis 1945, Klett-Nathan, 2006. Lévy-Bruhl L., Carnets, Paris, PUF, 1949, p. 81-82. Lyotard J.-F., La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979 ; La postmodernité expliquée aux enfants, Paris, Galilée, 1986, LGF, 1993 ; Moralités postmodernes, Galilée, 1993 Sironi F., Psychopathologie des violences, Paris, Odile Jacob, 2007. Yi King, Le Livre des transformations, trad. Richard Wilheim, Étienne Perrot, éd. de Médicis, 1973, p. 131. Résumé Français La lecture d’Histoire de l’autre présente l’expérience déprimante de deux narrations irréconciliables dont chacune tient du mythe identitaire ; mais c’est précisément leur aspect fantasmatique qui ouvre à la possibilité de mettre les imaginaires qui les soutiennent au travail dans le but de se tourner vers l’avenir. English Imagination as a Force for Unity?Reading Learning Each Other’s Historical Narrative makes for a depressing experience of irreconcilable narratives bordering on myths of identity; but it is precisely the fantasmatic aspect of these narratives which opens on to the possibility for putting the imaginations behind them to work with the objective of facing the future. Plan de l'article 1. 2. 3. 4. 5. 6. Histoire ou légende ? Le choix entre logos et mythos Grands récits ? Clivage Fantasmes D’où parles-tu ? Pour citer cet article Klein Jean-Pierre, « L'imaginaire unificateur ? À propos du livre Histoire de l'autre », Littérature 3/ 2010 (n° 159), p. 84-91 URL : www.cairn.info/revue-litterature-2010-3-page-84.htm. DOI : 10.3917/litt.159.0084 Notes [1] Liana Lévi, Paris, 2004. [2] www.theparentscircle.com [3] Livre scolaire réalisé en cinq ans à l’initiative du Peace Research Institute for the Middle East (PRIME), une ONG pacifiste, afin de réunir en un seul ouvrage deux histoires nationales : palestinienne et israélienne. Il résulte d’un travail avec six professeurs d’histoire israéliens et six professeurs d’histoire palestiniens (et 700 élèves). Il fut coordonné par Dan Bar-On et Sami Adwan; deux professeurs d’université membres du PRIME. Les questions abordées étaient la déclaration Balfour de 1917, la guerre de 1940 et la première intifada de 1987. Ce livre a paru en italien aux éditions Una Città et en français aux éditions Liana Levi (2004, 2008, 158 pages). Il a été préfacé par Pierre VidalNaquet. Résumé Français Deux équipes d’historiens venus de part et d’autre du conflit israélopalestinien furent chargées en 2002 de produire une histoire de la déclaration de Balfour, de la guerre de 1948 et de l’Intifada de 1987. Le livre qui en résulta présentait sur chaque page trois colonnes, à droite et à gauche les textes des historiens, et au centre une colonne pour annoter. Refusé par les instances éducatives des deux nations, le livre a trouvé son lectorat en arabe et hébreu, et été traduit en italien, allemande et français. La version française préfacée par Vidal-Naquet oppose fortement les deux textes autour d’une ligne verticale qui a éliminé la colonne centrale, et fit l’objet d’une conférence multidisciplinaire en 2006. Une présentation du livre par Martin Mégevand est suivie de trois contributions, celles de Jean-Pierre Klein (psychiatre), de Michel Costantini (sémioticien) et de Pierre Pachet (écrivain). English Regarding Learning Each Other’s Historical NarrativeIn 2002, two teams of historians from either side of the Israeli-Palestinian conflict were assigned the job of recounting the Balfour declaration, the 1948 war, and the 1987 Intifada. The resulting book has three columns on each page, either text to the right and left, and a central column for personal annotations. Refused by official education authorities in both countries, the book found its own readership in Arab and Hebrew, and was translated in Italian, German, and French. The French version, prefaced by the historian Vidal-Naquet, starkly opposes the two versions, the central column having been eliminated, and was the object of a multidisciplinary conference in 2006. A presentation of the book by Martin Mégevand is followed by the contributions of Jean-Pierre Klein (psychiatrist and writer), Michel Costantini (semiotician) and Pierre Pachet (writer). Pour citer cet article Mégevand Martin, « Autour du livre Histoire de l'autre », Littérature 3/ 2010 (n° 159), p. 7883 URL : www.cairn.info/revue-litterature-2010-3-page-78.htm. DOI : 10.3917/litt.159.0078 http://www.cairn.info/revue-litterature-2010-3-page-78.htm