IV Balakot renait dans une ville d`Utopie
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IV Balakot renait dans une ville d`Utopie
IV Balakot renaît dans une ville d’Utopie Il est des gloires que l’humanité célèbre comme des tracés singuliers de notre histoire. Celle de l’empereur mongol Gengis Khan – dont la chronologie résonne aux XIIe et XIIIe siècles – en est une, sans aucun doute. L’histoire secrète de Mongols révèle la mort de Van Khan et la défaite des Naïman et des Merkid, ce récit exprime des éclats anonymes : « Gengis Khan accepte le plan et ordonne d’allumer un tas de feux. Durant la nuit, chaque guerrier en allume un à l’endroit du campement, de telle manière qu’ils sont visibles du camp ennemi. Les gardiens des Naimans, en voyant une foule de feux, commentent entre eux : «On nous avait dit que les Mongols étaient peu nombreux, mais on voit maintenant plus de feux que d’étoiles.» » Je réfléchissais aux batailles de Gengis Khan et à L’art de la guerre de Sun Tzu, au sujet de son habileté classique à choisir des troupes, des chars blindés et des soldats, ou à désarmer des tactiques et stratégies des ennemis qui semblent bien plus forts et nombreux, et qui finissent par être abattus ensuite dans le combat au corps à corps. Je réfléchissais durant le voyage, sur la route, et je me disais en silence, les moments de paix donnent lieu à d’innombrables réflexions, comme si on gardait dans un coffre toute la sagesse lumineuse enfermée dans les caves du monde. Pourtant, dans ces parages de Sud-Est asiatique, la cruelle réalité nous éveille à toute heure. Ces intempéries de marchés de rue, avec des pauvres vendant des fritures et des fruits et des légumes multicolores, menacent d’avaler les rues étroites et poussiéreuses d’indigo, en même temps que nos pensées. À force de regarder ces magasins artisanaux, je décide de descendre et de goûter à leurs fruits épicés jusqu’aux os. J’avance à droite, cherchant à m’imprégner de l’ambiance du marché, de la cohue, du désordre, des curieux qui s’arrêtent 63 et nous regardent et nous interrogent. Et ainsi, soudain, une image sortie d’époques médiévales, quand on faisait sortir les bagnards des prisons pour construire des routes, produisant des sons semblables au bruit métallique du condamné frappant, frappant avec fureur les sols. Je vois un jeune très maigre, dans un groupe, rompant le toit de ce qui était, comme il me le dit, un hôtel de quatre étages qu’on allait inaugurer sous peu. Sa silhouette sèche et son visage pâle d’adolescent fugitif ne concordent pas avec la férocité avec laquelle il frappe et frappe le béton pour en extraire des barres de fer. (Je l’oublie un moment, ainsi que son cauchemar oppressant. J’examine l’endroit et je découvre une horloge qui était sûrement accrochée au mur principal de l’hôtel et qui s’est arrêtée à l’heure exacte où le séisme a mis fin à la paix de cette nation. Je marche vers ma droite et je ramasse un cahier d’élève du bac. Les lettres et les chiffres si curieux pour moi m’attirent et je le glisse comme une amulette dans ma sacoche.) Je dis à Douglas de filmer ces jeunes qui paraissent des esclaves insurgés d’un système féodal. J’ôte sa masse de fer à Zayed et son visage pâle réchappé des enfers s’éclaire quand, à côté de lui, en un son double de vies parallèles qui résonnent comme des cloches dissonantes, il découvre la fraternité de la douleur. Il frappe d’aborde le sol blessé, et je le fais ensuite, et les sons ressemblent au bruit monocorde d’une veille locomotive qui siffle dans la marche d’un paysage xérophile et crépusculaire. Mon geste consistant à accompagner Zayed et les autres ouvriers de cet endroit inhospitalier attire l’attention de Salim Khan, le propriétaire le plus respectée de la localité. Salim Khan pourrait évoquer par son nom le roi des Mongols. Pourtant, son histoire et celle de sa famille sont profondément contradictoires et fatales. Ici, 80 p. 100 des bâtiments ont été décimés par le séisme mortel, qui a emporté boucheries, approvisionnements, hôpitaux, banques, rues, places, fils électriques et tout ce qu’il a rencontré sur son passage. 64 D’un coup, Salim Khan a vu s’effondrer ses quinze hôtels et ses trois cents petits magasins, évalués à quinze millions de roupies, selon son propre aveu. Tout ce qu’il a perdu lui semble une feuille de papier que le vent fait s’envoler face au drame qui lui a enlevé à jamais sa femme, sa mère et deux de ses enfants. Je suis impressionné par sa paisible mélancolie, livrée stoïquement à la résignation, nous émouvant tous. Il porte, tout comme son fils, un ingénieur de vingt-deux ans, Moserhan Khan, le bonnet pakistanais typique, en forme de toque brodée beige ; à la différence de tous ceux qui l’entourent, il porte une chemise blanche recouvert d’un sweater vert eau et une veste et un pantalon marron de casimir. Moserhan Khan, comme son père, parle anglais. Ayant entendu parler des médecins cubains au Pakistan, il s’est approché timidement et dit connaître Fidel, avoir lu sa biographie, sa lutte dans la Sierra Maestra, la crise des Missiles et bien d’autres choses. Le veuf pakistanais aux gestes polis invite tout notre groupe à prendre le thé. Alina Lotti, journaliste cubaine qui, aux côtés d’Otaño et de Gabriel, ne sont pas séparés de nous avec leurs appareils photos, leurs caméscopes et leurs reportages chaleureux, se réjouit de la bonté des gens de l’endroit. Nous sourions tous quand Abdullah, quarantecinq ans, habitant du K2, le second sommet le plus haut du monde, nous remercie de l’aide prêtée par les médecins cubains à ses proches blessés et nous rappelle qu’il connaît aussi Fidel. Il dit l’avoir connu voilà trente ans et raconte qu’il voudrait aller un jour à Cuba. Nous nous disons entre nous notre fierté de savoir que les gens évoquent le héros de Playa Girón jusque dans les endroits les plus reculés du monde. Abandonner Gahri Habidullah, au milieu de ses collines de neige, ses vallées infinies et ses roches blanches, et ses eaux bleues de cobalt, où les médecins cubains prennent la vie en charge, avec Iván Muñiz de Matanzas, cubano-vénézuélien d’ « Au cœur du quartier », Táchira, identifiant des patients aux endroits vers où les familles entières de Yaret et de Naran 65 émigrent en hiver des montagnes, secourant les victimes des glissements de terre, affaiblies par la faim et la soif… Abandonner le généraliste intégral Alexei Ernesto Brito García, trente-huit ans, né à Sancti Spíritus, fondateur au Venezuela de la capitale Mission « Au cœur du quartier », envoyé par Fidel, selon ce qu’il nous raconte, le 16 avril 2003 : «Nous sommes partis trois groupe d’une quarantaine de personnes ; j’étais dans le second, nous étions quarante. On nous a d’abord rassemblée dans un hôtel, puis nous sommes allés dans les bidonvilles de Caracas, sans savoir comment nous allions être accueillis. Nous avons vécu chez l’habitant. Moi, j’étais au quartier 70 des Jardins de El Valle. J’ai travaillé deux ans, jusqu’en mars 2005. Quand vous apportez la santé et que vous travaillez pour la communauté, c’est réconfortant. Les adieux sont très émouvants. Au Cœur du quartier est un événement social auquel les gens participent.» Abandonner le camp de Garhi Habib Ullah, avec José María Amauri Blanco, trente-quatre ans, de Pinar del Río, lui aussi expert d’Au Cœur du quartier, qui me rappelle le jour où je lui ai rendu visite dans sa maison de consultation populaire, avenue Cumanagoto, à Las Casitas, à Barcelona, Anzoátegui, qui raconte ses expériences dans les montagnes, à pied, portant le sac à dos, évitant les crevasses des routes dangereuses, pour apporter la santé là où seuls eux et elles sont arrivés… Abandonner les membres de la Brigade Henry Reeve, montant à Data, escaladant des cimes de plus de deux mille mètres de haut, tous les jours, arrivant à Kalish et à Dana. Kalish, un endroit où une mine de charbon s’est effondrée et a enseveli environ deux cents mineurs… contrôlant des patients, donnant des médicaments, retirant des points de suture, envoyant les malades aux hôpitaux cubains de campagne, aux 66 côtés de Sandra Peña, mon autre pays d’Anzoátegui, missionnaire d’Au Cœur du quartier, à Barcelona, quartier Fernández Padilla. Elle réfléchit tendrement : « Ici, ils sont très reconnaissants, ils nous baisent les mains et nous disent en pleurant que c’est Allah qui nous a mis sur leur chemin. » Avec l’étreinte sur le chemin des missionnaires d’Au Cœur du quartier d’Aragua et de Táchira, Miguel Ángel Ramírez et Iván Muñiz. Abandonner cet endroit si proche et si lointain, Akorakhattak, où vécut le poète le plus populaire de la langue pashtoun, devenu une légende et décédé voilà presque quatrevingts ans sous le nom de Khushalkahn Khattak, créateur d’une riche œuvre littéraire qui évoque la vie des Pashtouns, et même très respecté en Iran. Abandonner ce site enchanteur convertit le légendaire poète pakistanais Khattak en un nouveau compagnon de voyage dans la poésie et la rébellion. Abandonner tant d’expériences vécues alors que le véhicule entreprend sa mystérieuse traversée pour nous retrouver à la lumière du jour : le pas aigre-doux d’écoles détruites, bien souvent avec des centaines d’écoliers dedans, et des tableaux noirs dehors, des murs effondrés et des horloges se balançant et marquant l’heure fatidique et des décombres et des décombres et des ponts de bois sur les ruisseaux qui m’emportent et qui m’emportent vers une ville mythique, au pas des petits ânes portant des bottes de foin, des aliments pour le bétail, des hommes perchés sur les versants des montagnes, cassant des pierres pour éviter les glissements de terrain, rappelant que le séisme pakistanais n’a pas seulement détruit des vies et des biens, mais liquidé dans le Nord, en quelques secondes, plus de cinq cent mille emplois. (Je pense à la dimension humaine de cette impitoyable catastrophe naturelle et je suppose que ses effets dans le temps et l’espace sont ceux de la chute d’une bombe atomique qui creuse le présent et le futur d’une patrie entière pratiquement abandonnée par le monde à la bonne volonté de Dieu.) Je pense. Je pense. Je vois à l’infini comme si je regardais un film interminable… le regard fixe vers un horizon irréel 67 comme le personnage qui marche à pied et marche, au bord d’une longue route noire et qui ressemble à l’homme abandonné de Paris Texas… mais ce ne sont pas ici de vieilles Cadillac décapotables qui passent avec, à leur bord, de jeunes gens heureux qui écoutent la musique distante d’une radiocassette, de Bob Dylan, ou de Crosby, de Nash, de Steel et de Young, écoutant Roger Watters renverser une fois de plus Le Mur, ou comme dans un élégie faisant ses adieux à Springsteen au Nebraska, à côté d’U2… non, ce n’est pas Woodstock, ni Bangladesh ni Lennon ni les Rolling Stones… ce sont de garçonnets et des fillettes lavant des tapis au milieu des pierres au bord des fleuves, traversant des champs de blés au milieu de maisons abandonnées, avec leurs murs invisibles, et des entrées de porte de fer encore soutenues d’une manière étonnante dans le ciment fracturé… un chemin, un chemin, imposant dans mon âme, qui me conduit à border des ruisseaux dans les montagnes, avec des maisons de bois à moitié bâties, Choala, un autre village effondré comme un morceau de sucre avant d’arriver à la ville de l’utopie qui ne put être et qui ne sera pas, et des garçons et des filles et des garçons et des filles de partout, de partout, au centre des terrasses de maisons effondrées à ras de terre, entourées de pierres grandes et petites et de fermes et de bois fumant et de tombes au milieu des maisons et de tombes au sud des jardins et des cimetières avec des dalles pleines de cadeaux multicolores au bord de cette route qui nous conduit à un pont où l’on voit écrit sur le mur à l’encre noir l’écriteau du River New Hotel, détruit tout comme la colline, sans maisons comme le camp de réfugiés émergeant au bord des routes, au bord des trottoirs, maintenant, maintenant, quand nous entrons enfin à Balakot. Balakot, détruite, carbonisée, avec son histoire entière se démolissant au passage de nos pieds. Et qui ne sera jamais, jamais, la ville de l’Utopie. L’utopie que chanta Thomas More, pendu et décapité par le roi barbare. « Qui connaît une ville utopique connaît les autres » : voilà ce qu’affirma le saint martyr en envisageant les villes d’Utopie, celles qu’il nous reste encore à fonder : 68 ce n’est pas ça ce n’est pas ça la transfiguration de Balakot non plus le dessin plastique et païen de la macabre scène d’un film en noir et blanc flagellé d’images qui assiègent et me pressent sans fondement (Balakot Balakot Tu n’as pas pu être la ville de l’Utopie) Balakot ville désolée blasphémée par la haine par les oraisons funèbres par la haine par la rancœur de la nature par la haine Ef fon 69 drée par la haine où errent perdues égarées sans mémoire courant courant sans centre fixe dans sa noria courant courant troublées vêtues de noir leurs mains saisissant soutenant leurs têtes (rebondissant rebondissant) face aux murs blancs d’une ville invisible démolie par l’horreur et le désespoir 70 de ne pas abriter les enfants (rebondissant rebondissant) dans les ruelles de poussière carbonisées par les pleurs qui sèchent les eaux gelées de la vallée du Neelum (Balakot tu n’as pas être la ville de l’Utopie tu n’as pas été Amaurota âpre sur la cime majestueuse de l’Himalaya) il n’y eut pas de chariots de bois où transporter avec des chevaux de passage les grands-mère du deuil frappant de leurs sabots les arabesques de pierre eux aussi ruinées… avec les châles avec les tuniques du deuil 71 avec les mains sur la tête les grands-mères du deuil sans commisération s’évanouissent dans la nostalgie… 72