Autant en emporte le temps - Communauté de communes du Tursan

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Autant en emporte le temps - Communauté de communes du Tursan
AUTANT EN EMPORTE LE TEMPS
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Monsieur Blondel, veuillez vous lever.
Interpellé par l’instituteur qui fixait son regard d’acier sur mes pommettes
rougissantes, je déployais sous les chuchotements de la classe régulièrement accablée de
sanctions, mon corps malingre et tremblant. En cet instant de profonde solitude, je crois bien
que tous mes os se seraient brisés au moindre souffle d’air.
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Monsieur Blondel, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Commençons par la
bonne.
Votre dossier scolaire est excellent, je vous félicite. Monsieur le Directeur que nous
devons tous respecter - n’est-ce pas monsieur Cardoff ? - approuve sans hésitation votre
passage en sixième. Vous pouvez sourire, oui, vous Monsieur Pirelle et votre camarade au
cerveau de batracien. Le travail, comprenez-vous, le travail, ça reste inéluctablement le
moteur essentiel de votre prochaine ascension sociale. Me suis-je bien fait comprendre ? Que
Frédéric Blondel vous serve d’exemple, que votre scolarité de cancres s’anoblisse et se
bonifie pour qu’enfin les divisions à trois chiffres ne soient plus l’élément déclencheur de mes
crises de tachycardie.
Silence ! Silence ou je vous fais copier cent fois : je ne dois pas interrompre Monsieur
l’instituteur.
La mauvaise nouvelle, c’est que vous allez devoir nous quitter. En effet, dès la rentrée
prochaine, en septembre, vous allez intégrer l’école des élites, le collège Honoré de Balzac, le
berceau de grands hommes, l’accélérateur du savoir qui vous conduira sans aucun doute
jusqu’au graal suprême : le baccalauréat. Je vais vous regretter.
Mais reprenons, sortez vos manuels de géographie.
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AUTANT EN EMPORTE LE TEMPS
La fin du printemps 1957 ensoleillait mon âme, ma joie d’enfant sage, mon avenir
d’élève défavorisé. Une revanche sur une vie ordinaire dépourvue de superflu, un combat
gagné au premier round grâce à mes facultés de conquérant, grâce à mes aptitudes
intellectuelles qui ne me trahissaient jamais, même devant la rude contrainte de la géométrie
appliquée.
Début de l’été 1964. Eugénie Grandet envahissait de son teint pâle, de ses yeux lagon,
de son sourire triste, toutes mes pensées les plus profondes tandis que Véronique, fille unique
et adulée de Monsieur le Juge aux affaires criminelles ne pouvait dissimuler, malgré une
éducation stricte et sans faux-pas permis, toute l’admiration qu’elle me portait, tout l’amour
qu’elle m’adressait de ses pupilles mouillées de larmes.
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Monsieur Pelloti, Mademoiselle Lagrange, Monsieur Russel, félicitations ! Vous avez
obtenu le bac avec mention assez bien. Quant à vous, Monsieur Blondel, l’ensemble de vos
professeurs, Monsieur le Proviseur et moi-même sommes unanimement très fiers de vous
remettre ce diplôme tant convoité avec en prime à l’excellence la mention très bien.
Monsieur le Doyen esquissa un discret applaudissement de ses mains potelées,
encourageant, de sa posture résolument rigide, l’assemblée au garde à vous, qui n’attendait
que ce simple signe pour me gratifier d’une ovation à tout rompre.
Début de l’automne 1964. Je me laissais aller à pleurer sur les déboires d’Albertine
Sarrazin, pur produit de toute une génération en pleine révolution culturelle, alors que
quelques jours auparavant, la Société Générale m’ouvrait grand ses portes. Un miracle
professionnel qui changera le cours de ma vie. Un contrat d’embauche qui m’assurera
l’aisance financière, qui m’extraira du misérabilisme ambiant que je n’avais jamais cessé de
haïr.
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AUTANT EN EMPORTE LE TEMPS
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Monsieur Blondel, soyez le bienvenu dans la grande famille de la finance. Dès
demain, vous serez affecté au département Valeurs Internationales, un poste clef votre avenir
au plus près de l’économie de notre douce France, un poste à responsabilités qui, croyez-en
mon expérience, ne sera pas avare de dividendes.
Le directeur en personne m’accueillait dans son bureau feutré où flottait un parfum de
patchouli, un homme d’une élégance rare qui tenait à m’enlever aux bas-quartiers. Adossé
dans un fauteuil en cuir pleine fleur, le siège légèrement incliné vers l’arrière, il dirigea sa
main vers un coffret en ivoire, d’où il sortit une Craven A qu’il s’empressa d’allumer de son
briquet Dupont en or massif.
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Vous fumez ? m’interrogea-t-il d’un air malicieux.
Je répondis par la négative, bien entendu, ne pouvant lui dévoiler qu’épisodiquement
je pouvais craquer une allumette sur une P4 infâme.
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Voyez-vous, Frédéric - je peux vous appeler Frédéric ? - la fortune n’appartient
qu’aux seuls entreprenants et je détecte, d’ores et déjà chez vous, une soif de vaincre hors du
commun. Je suis persuadé que vous allez faire des merveilles dans mon établissement. Ne me
décevez pas, et je vous promets que l’ingratitude ne règnera pas entre nous.
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Mais, mais, je n’ai aucune pratique, osais-je exprimer.
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Vous apprendrez très vite, j’en suis intimement persuadé. Avec cette denture de
mercenaire et ce regard de guerrier, je doute que l’on puisse vous résister.
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Ah oui, autre chose, je vais vous accorder une avance sur salaire. Dépêchez vous
d’aller vous acheter un costume, une paire de chaussures vernies et une cravate en soie. J’y
tiens beaucoup à la cravate en soie !
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AUTANT EN EMPORTE LE TEMPS
Arriva Deci, jeune diplômé d’exception, tout l’avenir est devant vous. Ne gâchez pas
votre carrière sous prétexte qu’un bataillon d’hormones intolérantes fait le siège de votre
jeunesse. Ces demoiselles, même les plus enflammées, s’arrangeront pour vous attendre.
Le fauteuil fit volte-face. Il décrocha son combiné et me pria de sortir d’un geste
affectueux.
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Allo Nathalie, faites entrer Monsieur Latour, je vous prie.
Etait-il d’origine italienne ou était-ce un usage dans la maison que de s’exprimer en
italien ? La carte au liseré doré qu’il m’avait remise me révèlera son nom : Fabrizio de Lucas.
Le ronronnement des quatre cylindres de ma triumph TR4 apaisera ma nervosité et je
me délecterai sans réserve des délices indicibles d’une conduite cheveux au vent. Un bonheur
à ne pas brader. Une volupté inégalable à ne pas compromettre. Je suis attendu à Tours au
Palais des Congrès où je dois me produire sur scène accompagné de mon groupe fidèle et
loyal : les Mousquetaires. Je fais rugir les chevaux sous le capot vert-bouteille. Le compteur
indique une vitesse folle : 140 km/heure. Je n’ai pas le temps, je n’ai plus le temps, mon
temps est compté. Le rideau se lève à vingt-et une heure ; il est déjà dix-neuf heures. Cent
kilomètres me séparent de mes fans. J’abandonne ma subordination pleine et entière au cours
des actions et des obligations ; je suis déjà vêtu de mon costume de scène, ma Fender
stratocaster en bandoulière, les standards de Karl Perkins et de John Lee Hooker franchissant
sans difficultés les meurtrières entrouvertes de mes dents à dépecer l’infini, de mes lèvres
charnues à m’enivrer des sources du monde.
Boom – Boom – Boom – Boom – I’m gonna shoot you right down.
Deux heures de concert à ralentir le temps, à ralentir ma vie. Un show hors du temps à
pouvoir enfin comprendre le principe de la relativité.
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AUTANT EN EMPORTE LE TEMPS
J’avale la mer et les poissons. Je me goberge de tous les plaisirs, de toutes les
jouissances sans que je n’accorde la moindre importance à mon existence qui se consumait à
outrance, sans que je n’accorde le moindre crédit aux diverses mises en garde de mes aînés ;
des hommes et des femmes effacés qui rythmaient leur vie sans saveur sur le décompte du
temps qui leur restait à travailler avant d’espérer prétendre à une maigre retraite capitalisée à
la sueur, aux brimades et aux larmes. La liberté de dilapider, de brûler son temps au gré de ses
tentations, de ses convoitises : voilà ma devise, voilà mon credo. Et que la mort surgisse par
effraction sans que mon corps soit fatigué, sans que l’envie se soit dispersée dans la routine
des années additionnées !
Cinq heures, cinq heures par nuit à abandonner ma soif de vivre à des draps brodés.
Une parenthèse accordée au sommeil de mes courtes nuits. Un voile d’ombre concédé à la
féérie du rêve, aux diktats de l’abandon. Un sacrifice physiologique offert au ressourcement
de mon torrent d’impatience.
Les passagers en partance pour Londres – embarquement immédiat porte 42.
L’aéroport d’Orly me happe dans ses couloirs aux lumières artificielles. Je suis
totalement
indifférent
aux
bavardages
incessants
d’hommes
d’affaires
pressés,
rigoureusement imperméable à la tristesse éperdue d’un couple qui doit se séparer.
Parfaitement étranger à toute cette cacophonie d’onomatopées débitées en cascades sur
mon armure en alpaga griffée Lanvin, je me surprends à courir pour rattraper le temps qui
s’enfuit. Je suis attendu à la City et plus particulièrement au Royal Stock Exchange et je ne
peux même pas envisager une seule seconde que l’avion pourrait décoller sans moi.
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S’il vous plaît, s’il vous plaît… Je cherche la porte 42, pourriez-vous m’indiquer ?
Pardonnez mon audace mais je suis très pressé, un rendez-vous important…
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Calmez-vous ! Calmez-vous ! Il vous suffit d’emprunter l’escalator et la porte
d’embarquement se trouvera sur votre droite. Bon voyage.
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Attendez, Mademoiselle, attendez. Si nous échangions nos numéros de téléphone…
Incorrigible je suis, incorrigible je resterai. Comment résister à une Vénus sortie de l’onde, à
une déesse m’apparaissant comme par miracle près d’une brasserie à débiter des hot-dogs ?
Des chiffres griffonnés à la hâte, un feuillet qui se détache d’un carnet à spirales, une
promesse de se revoir si les temps futurs peuvent nous accorder quelques heures.
Eté 1976. Je fête mes trente ans sur la côte sud de la Corse séculaire, entouré de mes
amis, de ma famille et de quelques artistes toujours en recherche de plus de gloire. Trois ans !
Cela fait trois ans que je n’ai pas su m’accorder quelques jours de vacances. Le temps m’a
incarcéré dans ses geôles d’astreintes, ne m’autorisant même pas une remise de peine sous
prétexte que les cours de la bourse n’accordaient jamais leur pardon à celles et à ceux qui
osaient commettre le crime de l’infidélité. Capital ! Capital, quand tu nous tiens !
J’ai revendu mon bolide et me suis offert un fauve, une mécanique à compresser le
temps, une espérance à réduire les distances : une Matra Bagheera. Un condensé de nouvelles
technologies qui ne demande qu’à mugir sous le pied lourd de mon empressement à
déstructurer le temps, qui m’offre des accélérations fulgurantes à affoler la trotteuse de la
pendule universelle. En vérité, je me persuadais de pouvoir modifier le temps. En réalité, je
chargeais sans cesse mon fardeau sans que les secondes, les minutes, les heures, les jours, les
mois et les années ne puissent conspirer auprès de l’ordinateur céleste pour qu’il m’accorde
éventuellement un peu plus de temps. Désormais, je n’avais plus d’autre choix que de
m’aligner sans cesse sur un marathon interminable, une course inhumaine qui brûlait
régulièrement jusqu’à la cendre, tout mon trop plein d’énergie, toute ma vivacité d’esprit qui
commençait à me faire défaut.
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Frédéric, tu hypothèques ta santé, tu devrais penser à fonder un foyer m’alertait
immanquablement ma petite voix intérieure.
Paris. New York. Singapour. Hong-Kong. Je défrichais des territoires inconnus, usant
de mes connaissances pour asseoir ma suprématie financière, accumulant toujours plus de
dollars à la grande satisfaction de Monsieur Géraud de Saint Onge, Président Directeur
Général du consortium international de la Valbonne Bank et de la Coronor Investissement,
filiales obscures de mon premier amour inconditionnel : la Société Générale.
J’apercevais inexorablement le spectre de mes quarante ans, le carrefour inévitable
entre le vécu et ce qui reste à vivre et je ne cédais même pas à l’accablement quand je
constatais devant un miroir fêlé que mes tempes commençaient à blanchir. J’avais tout obtenu
mais il me manquait le reste, l’essentiel, le fondamental, l’indispensable : le bonheur.
Une villa sur la côte d’opale, un appartement à Neuilly, et une vieille ferme dans le
bas Berry que j’avais sauvé de l’abandon alors que je n’avais personne à y mettre dedans, pas
même le chien Prosper que je m’étais pourtant promis d’adopter. Un désert de solitude, habité
par des cartes de crédit et des relevés bancaires. Un no man’s land sans cris d’enfants, sans
épouse à choyer. Le volcan de mon ambition sans limites m’explosait au visage, creusant
instantanément mes premières rides d’insatisfaction, mutant immédiatement mes yeux de
prédateur en un regard attendri et conciliateur. Je me débarrassais subitement de mon carcan
social qui ne me permettait plus de donner du temps au temps. J’allais enfin me délivrer de
mes chaînes. Je pouvais enfin imaginer pouvoir économiser le temps. Changer la vie. Changer
de vie. Dormir plus qu’il n’en faut. Se satisfaire du peu qui pouvait devenir essentiel. Se
consacrer uniquement à l’absolu, sans user de son inconscient pour tenter de ralentir le
vagabondage souverain du soleil vers la ligne d’horizon. Les pionniers du rock m’inspiraient
encore le même engouement, la même tendresse, et mes doigts frémissaient toujours à
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AUTANT EN EMPORTE LE TEMPS
l’évocation d’un riff brutal que seules mes premières phalanges étaient en capacité de faire
vivre. La brume opaque de mon aveuglement illusoire se dissipait à l’avènement de ma
nouvelle destinée et mes regrets se métamorphosaient en jardin d’Eden.
Avec le temps, avec le temps va, tout s’en va. Léo Ferré sanglote sa nostalgie sur le
vieux transistor tandis que mes paupières devenues trop pesantes ferment leurs volets sur une
sieste devenue indispensable.
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Papa… Papa… Rosemonde s’est encore échappée.
Sorti brutalement de mon sommeil profond, je balbutie mécaniquement quelques mots
écorchés vifs.
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La chèè…vre La chèè…vre… Maudit animal ! Où suis-je ? Quelle heure est-il ?
Les images en filigrane projetés sur l’écran de ma conscience éveillée confirmeront
que la sueur qui s’évadait de tout mon corps n’était en aucun cas la manifestation d’une
sudation excessive. Je venais de vivre, dans mon obéissance à la petite mort, la vie d’un autre
qui me laissait comme une poupée de chiffon, m’interrogeant sur les méandres indisciplinés
du subconscient.
Philippe, c’est mon fils. Mon fils unique. Le plus beau cadeau que la vie a bien voulu
nous offrir à mon épouse et moi. Seize ans et déjà une force de caractère à toute épreuve.
Seize ans et déjà un avenir tout tracé. Quand mes bras seront fatigués, quand mon envie se
sera dissipée, je lui cèderai la forge et l’exploitation agricole. Je lui confierai les clefs de mon
savoir-faire. Je lui apprendrai à dompter le temps. Vingt ans que nous sommes mariés
Roselyne et moi. Vingt ans que nous avons emménagé dans l’ancien prieuré du XVIIIème
siècle. Vingt ans que nous avons adopté l’Aveyron et le plateau de l’Aubrac. Vingt ans que je
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fabrique des couteaux damassés Laguiole aux manches en défense de mammouth. Vingt ans
que ma femme, patiente et courageuse, cultive le safran.
Quel était cet inconnu qui était venu cet après-midi perturber mon repos ?
Le temps m’est offert et je le malaxe à ma convenance. Je le triture et je le caresse, je
le dompte et je l’utilise. Je le bouscule et je le presse quand de riches collectionneurs, quand
de grands chefs étoilés confondent sans vergogne avant-hier et après-demain.
Les rayons du soleil flirtent pudiquement avec les eaux nonchalantes du Lot tandis que
l’émotion me gagne comme chaque jour quand mon regard rencontre, bien accrochée audessus de la cheminée, la compagne de mes jeunes années, la seule amie qui a résisté au
temps, la guitare de ma jeunesse.
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Drôle de temps pour un mois d’octobre ! Si ça continue à chauffer comme ça, toutes
tes plantations vont roussir sur pied !
J’avais le temps d’écouter Anselme, mon voisin, me parler du temps.
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