La conception du temps dans les milieux populaires du haut Moyen

Transcription

La conception du temps dans les milieux populaires du haut Moyen
Université François Rabelais de Tours
Maîtrise d’histoire (sous la direction de M.
Stéphane Boissellier)
Année 1999 / 2000
LE TEMPS ET SA PERCEPTION
A TRAVERS
LES PROVERBES ET CHANSONS
POPULAIRES CASTILLANS
DU BAS MOYEN AGE
Dany Egreteau
SOMMAIRE
INTRODUCTION
I / Le Contexte
1 / L'Espagne au bas Moyen Age
2 / L'Espagne des rois catholiques
3 / Les malheurs des XIVe et XVe siècles
4 / Peuplements urbains et ruraux
II / Les sources
1 / L'Humanisme
2 / Le Refranero
a / Histoire des proverbes et de leur diffusion
b / Le caractéristiques du “refrán”
c / Intérêt des proverbes :
d / Ses limites
e / Les “ Refranes ...” de M. O'Kane
f / Le Vocabulario de Correas
3 / Le Cancionero
a / Origines
b / Caractéristiques
c / Limites du Cancionero traditionnel
4 / Utilisation conjointe des “ refranes ” et “ villancicos ”
p. 2
p. 2
p. 3
p. 4
p. 5
p. 6
p. 6
p. 8
p. 8
p. 9
p. 10
p. 10
p. 11
p. 12
p. 13
p. 13
p. 15
p. 15
p. 16
CONVENTIONS EMPLOYEES
Les Proverbes
Les villancicos
Les traductions
p. 19
p. 20
p. 20
CHAPITRE 1 / L'APPRECIATION DU TEMPS CHRONOLOGIQUE COURT
I / La situation dans le temps
1 / Division artificielle de l’année
a / La mesure civile du temps
b / La semaine
c/ La mesure religieuse du temps
d / Confrontation des mesures officielles du temps
Le mois
La semaine
L'heure
Jour et an
Mesure religieuse ou civile du temps ?
2 / Division naturelle de l’année
a / Le cycle diurne
b / Les saisons
3 / Confrontation des données obtenues
II / Les indicateurs temporels
1 / Officiels
a / La cloche
Autres indicateurs
b / L'horloge
c / La chandelle
p. 21
p. 22
p. 22
p. 22
p. 23
p. 24
p. 25
p. 25
p. 26
p. 26
p. 27
p. 28
p. 28
p. 28
p. 29
p. 29
p. 29
p. 29
p. 31
p. 31
p. 32
2 / Les indicateurs naturels
a / Au quotidien
Le jour et la nuit
Le coq
Autres oiseaux
b / Les indicateurs naturels dans le temps annuel
Les astres
Autres indicateurs naturels
3 / Confrontation des données :
p. 32
p. 32
p. 32
p. 33
p. 34
p. 34
p. 34
p. 35
p. 36
III / L’acuité dans le repérage du temps court
1 / Le jour, une unité précise ?
2 / Les durées
a / Horaires
b / Journalières
c / Annuelles
d / Synthèse
Données complémentaires
e / Des durées élastiques ?
p. 39
p. 39
p. 41
p. 41
p. 41
p. 42
p. 42
p. 43
p. 44
CHAPITRE 2 / LES CYCLES DE L'ANNEE
I / Décomposition d'une journée
II / Le rythme hebdomadaire
III / Le mois
IV / Les rythmes annuels
1 / Présentation genérale
2 / Cultures et élevage
a / Les céréales
b / La vigne
c / Cultures maraîchères
d / L'élevage
2 / Subsistance
3 / Climat
4 / Le cycle amoureux
5 / Les fêtes
6 / L'artisanat
Conclusion
p. 46
p. 47
p. 50
p. 51
p. 51
p. 53
p. 54
p. 55
p. 56
p. 56
p. 58
p. 60
p. 62
p. 64
p. 66
p. 68
CHAPITRE 3 / LE TEMPS D’UNE VIE
I / Les trois âges : essai de délimitation
1 / L'appréciation de son âge
2 / Les classes d'âges
II / Les âges au sein de la famille et de la communauté
1 / Dans le cercle familial
a / Enfance et adolescence
b / La mâturité
c / La vieillesse
2 / Dans la communauté
a / Le jeune
b / L'adulte
c / Le vieux
3 / Les bornes de la vie
a / La naissance
b / Le mariage
c / La mort
Conclusion : La perception du cycle vital
p 70
p. 71
p. 72
p. 76
p. 76
p. 76
p. 77
p. 78
p. 79
p. 79
p. 80
p. 81
p. 82
p. 83
p. 83
p. 85
p. 87
CHAPITRE 4 / UN TEMPS DE DIEU ?
I / Le temps long
1 / Appréciation
2 / Passé et futur
II / Temps et alternance
1 / Un contrôle de la chance ?
2 / Le caractère insaisisable de la fortune
p. 91
p. 91
p. 94
p. 96
p. 97
p. 100
CHAPITRE 5 / LE CONTRÔLE DU TEMPS
Synthèse
Le temps, un shéma prédéterminé
Les concepts liés au mot “tiempo”
Temps et espace
Coutume et inversion
La veuve
p. 103
P. 104
P. 105
p. 107
p. 108
p. 110
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
p. 114
p. 115
AVANT-PROPOS
Je tiens à remercier M. Stéphane Boissellier, professeur à l'université François Rabelais
de Tours, pour l'aide qu'il m'a apportée dans le déroulement de mes recherches et la
rédaction de mon mémoire. M. Boissellier a su, avec tact et efficacité, me soutenir et
orienter au mieux mon travail quand cela était nécessaire. Surtout, je lui suis très
reconnaissant de la souplesse qu'il a manifestée à mon égard en ce qui concerne les
domaines de ma recherche, attitude qui m'a permis de concilier études et intérêts
personnels.
INTRODUCTION
Depuis le milieu du XXe siècle, l'historiographie s'intéresse de plus en plus aux
aspects “populaires” de l'histoire, ne se concentrant plus seulement sur celles des
institutions et des grands, mais s'attachant à ces populations largement majoritaires, qui
ne nous ont laissé que quelques traces de son existence. Une étude historique est
essentiellement basée sur des textes. Bien entendu, les résultats des fouilles
archéologiques peuvent se révéler très précieux pour appréhender les structures et
conditions de vie, l'architecture, les productions artisanales et artistiques d'une époque.
Néanmoins, l'archéologie ne peut appuyer tous les domaines de la recherche historique
notamment en ce qui concerne le thème des mentalités (mise à part le cas des structures
funéraires et leur contenu, qui éclairent dans une certaine mesure les perceptions liées à
la mort). Les productions écrites qui parviennent jusqu'à nos jours monopolisent par
conséquent notre attention. D'où le problème qui se pose lorsque nous nous intéressons
aux masses populaires. Au moins jusqu'au milieu du XIXe siècle, le vulgaire (comme on
le désigne dans les classes cultivées), l'homme du peuple est presque par définition “
illiterati ”, analphabète et, en conséquence, ne nous a laissé aucun témoignage autre
qu'artistique ou artisanal de son passage sur cette terre. Nous possédons des références à
ses us et coutumes mais elles proviennent de sources savantes, souvent ecclésiastiques.
Celles-ci déforment la réalité, et sont chargées de préjudices et de mépris envers ce
peuple. Lorsqu'elle se penche sur les couches populaires, l'élite cultivée s'attache à
critiquer ses habitudes, tenter de les modifier (sermons ecclésiastiques), de les
conformer au moule officiel orthodoxe (procès inquisitoriaux)... Cette charge de
préjugés, couchée par écrit par une élite qui se sent résolument étrangère au bas-peuple,
déforme dans une large mesure la situation, telle qu'elle était réellement à une époque
donnée. Nous sommes donc confrontés à un double problème : le vulgaire ne nous a
laissé aucun témoignage que nous pourrions analyser directement et lorsque les couches
alphabétisées daignent aborder le sujet, elles occultent la réalité sous un vernis d'idées
préconçues. Le mode de transmission de la culture populaire est oral, le seul moyen d'en
prendre vraiment connaissance serait donc de se projeter à l'époque où elle s'exprime.
La situation n'est, cependant, pas toujours insoluble et nous possédons, pour la fin du
Moyen Age, un corpus de sources qui retransmet quelques manifestations de la culture
orale populaire. En Espagne, celles-ci s'expriment sous forme de chansons populaires
(villancicos, romances...) et d'expressions proverbiales. Ce corpus fut constitué au XVIe
siècle principalement, dans un climat humaniste favorable à l'étude de ces expressions
de la culture populaire. Pour la première fois depuis au moins un millénaire, on jette un
regard nouveau sur la culture du peuple, moins dénigrant et plus neutre. Ce qui ne veut
pas dire que la mise par écrit de ces chansons et proverbes retransmet intégralement la
réalité de la situation, mais jamais, au Moyen Age occidental, on ne s'en est approché
d'aussi près. Nous baserons notre étude sur les chansons de type “villancico” et les
proverbes du bas Moyen Age, début de la Renaissance espagnole. Nous avons laissé les
compositions de type “ Romance ” car trop distinctes des précédentes et moins
pertinentes à utiliser pour notre exposé.
Notre propos sera donc d'analyser les sources précédemment citées dans le but de
discerner comment les milieux populaires appréhendaient-ils le temps chronologique.
Posons les faits tout de suite, l'historiographie moderne s'intéresse très peu à ce sujet et
quand elle le fait, c'est en des termes tranchés et expéditifs : M. Bloch1 parle de “ vaste
indifférence au temps ” en ce qui concerne le peuple du Moyen Age argumentant que les
gens de cette époque ne pensaient pas en termes d'années. J.Attali2 tient la même
position. Il consacre deux pages, dans son ouvrage, sur l'imprécision populaire des
repérages dans le temps, le recours presque systématique à la nature comme moyen de
se situer dans celui-ci et de l'apprécier. Le curé “gardien du temps” est le seul à même de
fournir une information plus précise à ce sujet. Nous n'irons pas, globalement, à
l'encontre de ces propos dans notre exposé. Ils seront tempérés, certes, mais nous irons
souvent dans leur sens. Par contre, nous aurons une approche plus large et détaillée de
l'analyse des perceptions temporelles. Nous distinguerons ainsi toutes les échelles du
temps, dégageant leurs aspects et mettant en valeur les mécanismes qui doivent nous
aider à les comprendre.
La nature de nos sources, nous le verrons, est très attachée au contexte dans lequel
elles évoluent. Dans leur contenu, nous remarquerons le même phénomène. Il paraît
donc important de le présenter avant d'entreprendre notre étude. Nous allons ainsi nous
pencher sur les composantes historiques et sociales de l'Espagne du bas Moyen Age,
gardant à l'esprit que c'est la situation du peuple qui retiendra le plus notre attention.
Nous nous fixerons par la suite sur nos sources : comment et pourquoi celles-ci furent
compilées, quelles sont leurs caractéristiques propres et l'intérêt qu'elles représentent
comme matériau historique.
I / Le Contexte
Les paragraphes qui vont suivre ont pour but de mettre en valeur les difficultés qui
ont touché l'Espagne à la fin du Moyen Age. Celles-ci ont pris différents visages.
Politique tout d'abord : la péninsule fut le terrain d'affrontement entre les diverses
factions au pouvoir de ses différents états, et ceci aggrava la terrible série de famines et
épidémies qui touchèrent l'Espagne aux XIVe et XVe siècles. Nous décrirons cette
situation puis nous nous attacherons à présenter la population de l'Espagne médiévale,
nous concentrant particulièrement sur les milieux ruraux, largement majoritaires.
1 / L'Espagne au bas Moyen Age
Les nécessités de la lutte contre l'occupant, pendant la Reconquista, avaient contribué
à affirmer le pouvoir du roi. Il était le chef de guerre, celui qui répartissait les terres,
arbitrait les dissidences entre communautés et factions nobiliaires... Cette autorité
néanmoins va basculer avec la fin de la reconquête sous la pression d'une aristocratie
toujours prête à tirer partie des faiblesses du pouvoir royal. Pendant deux siècles, à partir
de la fin du treizième, Castille et Aragon seront le théâtre de luttes intestines qui ne
s'achèveront qu'avec la réunion des deux couronnes sous les Rois Catholiques.
La crise en Castille commence avec la mort du fils aîné d'Alphonse X, événement qui
met au jour le “grave différent entre la noblesse, les villes et le roi, qui couvait depuis
les années soixante, pour des raisons économiques essentiellement. Ce fut le début d'un
1
2
Cité dans R. Lock, Aspect of time in the late medieval literature, New York, 1985 p. 9
J. Attali, Histoire du temps, Paris, 1982 p. 123-125
grave affrontement qui domina tout le bas Moyen Age.”3 Passons rapidement sur ses
multiples rebondissements. Retenons que le pouvoir royal fut restauré fermement sous
le règne d'Alphonse XI (1325-1350) avant de sombrer à nouveau à cause de la trop
grande rigueur de son fils Pierre 1er dit “le cruel”. Aidé par la noblesse, son demi-frère,
Henri de Trastamare revendiqua et s'empara de la couronne, tuant Pierre à Montiel en
1369. L'avènement des Trastamare, basé sur l'appui de la noblesse ouvre une période de
faible pouvoir royal et d'essor de l'aristocratie. Le règne de Jean II marque un
redressement de l'autorité royale, favorisé par l'énergie de son favori Alvaro de Luna.
Toutefois, son fils, Henri IV, ne sut pas maintenir ces conditions. Il devint vite manipulé
par la noblesse, et, malgré l'appui que lui portaient les villes, dut se plier à ses désirs. Il
déshérita sa fille légitime Jeanne en faveur de sa demi-sœur Isabelle, appuyée par la
noblesse. La situation se compliqua encore davantage lorsque celle-ci épousa en secret
le futur Fernand II d'Aragon, au déplaisir de la noblesse qui se retourna contre elle. La
mort d'Henri IV précipita les événements et Isabelle fut finalement proclamée reine en
1474.
La situation interne en Aragon n'est guère plus brillante, par contraste, d'ailleurs, avec
sa politique extérieure. Brièvement, les rois d'Aragon sont tenus en échec par la
noblesse jusqu'au règne de Pierre IV (1335 - 1387) qui écrase l'armée des nobles à Epila
en 1348. L'aristocratie s'était en effet groupée en une “union” qui avait le pouvoir de
contrôler, au moyen d'un “privilège” accordé par Alphonse III (1285 - 1291), l'autorité
monarchique. La Catalogne est dominée par ses villes et son oligarchie urbaine, dont la
puissance est fondée sur une prospérité économique éclatante. Lors de la crise de
succession ouverte par la mort de Martin 1er en 1410, une commission de juristes
désigne un Trastamare, infant de Castille, Ferdinand d'Antequera. L'absence de ses
successeurs, occupés par leur politique étrangère provoque un mécontentement en
Catalogne, où la situation économique était en fort déclin au XVe Siècle. Un conflit
entre Jean II d'Aragon (1458-1479) et son fils Charles de Viane pour la succession au
trône de Navarre provoque l'insurrection des villes catalanes, qui prit l'aspect d'une
guerre civile entre patriciat et partis populaires. Elle ne fut apaisée qu'en 1472 (sans que
les “fueros” des villes ne soient modifiés).
Ce trés rapide tour de la question nous permet, cependant, de prendre mesure de la
situation politique trés embrouillée de ces deux états. A l'intérieur des royaumes, le
peuple devait subir ces affrontements dont il faisait souvent les frais (pillages,
destructions...), ce qui contribuera dans une large mesure à empirer le contexte de
maladies et famines que nous décrirons par la suite.
2 / L'Espagne des rois catholiques
La période qui suit l'union d'Isabelle de Castille avec le fils de Jean II d'Aragon,
Ferdinand, contraste fortement avec les précédentes, même si unification des couronnes
ne signifie pas union politique des deux états. Les deux souverains s'attachèrent à
renforcer leur autorité dans leurs états. Isabelle avec l'aide de la Santa Hermandad
(association de villes) ramena les nobles à l'obéissance et diminua l'importance politique
de la haute aristocratie. En Catalogne, Ferdinand apaisa les conflits sociaux en
répartissant plus équitablement les charges des différentes municipalités. Les deux
souverains menèrent en parallèle une politique de pacification entre les différentes
factions, qui porta ses fruits et ramena la stabilité politique dans les deux états. La
3
M. C. Gerbet, L’Espagne au Moyen Age, Madrid, 1992 p. 208
conquête du royaume de Grenade en 1492 acheva de donner prestige et autorité aux
deux souverains.
3 / Les malheurs des XIVe et XVe siècles
L'Espagne et le reste de l'Europe furent les victimes au bas Moyen Age de terribles
chutes démographiques qui laissèrent dans les esprits une marque trés profonde.
Guerres, famines et pestes occasionnèrent, en effet, des poussées de mortalité sans
précédent4. En Espagne, la première “mortandad” due au manque de nourriture se
produisit dans le royaume de Castille en 1301, 1333 en Aragon, 1326 à Valence. Tout
au long de la première moitié du XIVe siècle, accidents climatiques et famines sévirent,
(empirés par les guerres intestines) , particulièrement en 1331, 1333, 1343, 1345, 46, 47.
C'est dans ce contexte de population très affaiblie que la peste fit son entrée et ravagea
le pays de part en part. Elle apparut en 1348 et couvrait toute la péninsule en 1349. Il
nous est difficile d'évaluer les ravages occasionnés par cette épidémie de peste. Les
zones urbaines furent de loin les plus touchées, Valence par exemple perdit entre douze
et dix-huit mille habitants (sur un total de cinquante mille environ). La série des
catastrophes ne s'arrêta pas avec cette épidémie. La peste réapparut en effet ça et là,
durant la centaine d'année qui suivit et combina ses effets dévastateurs avec famines et
autres épidémies. La Couronne d'Aragon, particulièrement la Catalogne, fut la plus
touchée. Barcelone par exemple, comptait vingt mille habitants en 1477 pour cinquante
mille en 1340. On estime que 40 à 60% de la population catalane périt à cause de la
grande peste et de ses suites. Les reprises démographiques se firent à étapes différentes
selon l'endroit. Elle fut très rapide en Castille (à partir de 1445), à la fin du XVe siècle
en Catalogne. Si ces épidémies se calmèrent dans les dernières dizaines du XVe siècle,
elles restèrent très présentes dans les esprits et marquèrent fortement les textes que nous
allons commenter par la suite. Notons par ailleurs qu' au début du XVIe siècle les
ravages des “cavaliers de l'apocalypse” sévirent encore. Lisons à ce propos la chronique
d'Andrés Bernáldes5 : en 1506 “... Y muchas personas murieron de hambre, y eran
tantos que pedían por Dios en cada lugar, que acaescían llegar cada día a cada puerta
veinte e treinta pobres, hombres, mujeres y muchachos...6” en 1507, la peste : “...en los
más de los pueblos, de las cibdades e villas e lugares, murieron medio a medio, y en
algunas partes murieron más que quedaron, y en partes ovo que murieron más dos
veces que quedaron...E moríanse por los caminos e por los montes y en las campiñas, y
no había quien los enterarse. Huían los unos de los otros, y los vivos de los muertos, y
los vivos unos de otros, porque no se les pegase...7” En terme de traumatisme social,
nous pouvons difficilement faire pire. Il y a fort à penser que la population, ne possédant
pas le recul que nous avons aujourd'hui pour analyser ces faits, se voyait encore
4
Les informations suivantes sont tirées de M. C. Gerbet, Le temps des tragédies, dans B. Bennassar,
Histoire des espagnols (VIe - XVIIe siècles), Paris, 1985 p. 270-273
5
Cité par M. Fernández Alvarez dans La población dans J. M. Jover Zamora (dir.), Historia de España,
Menéndez Pidal, vol. XVI (Siglo XVI , Economía, sociedad, instuticiones), Madrid, 1997 p. 47
6
...et de nombreuses personnes moururent de faim et étaient tant ceux qui demandaient pour Dieu dans
chaque lieu, qu'apparaissaient tous les jours à chaque porte vingt ou trente pauvres, hommes, femmes, et
enfants...
7
...dans la plupart des villages, villes et villas et lieux, ils moururent petit à petit, et dans certains lieux
moururent plus que ne restèrent, et dans d'autres, moururent deux fois plus que ne restèrent... et ils
mourraient sur les chemins, dans les montagnes et les campagnes et personne ne les enterraient. Ils
fuyaient les uns des autres, et les vivants des morts, et les vivants des autres vivants, pour ne pas être
contaminés...
totalement à la merci de la faim ou de la maladie, consciente de cette épée de Damoclès
qui pouvait s'abattre sur elle à tout instant. Nous ne pouvons interpréter nos textes sans
avoir à l'esprit l'ensemble de ces malheurs auxquels étaient exposés en première ligne
les milieux populaires médiévaux.
4 / Peuplements urbains et ruraux
L'espagne voit émerger, au bas Moyen Age, des sentiments d'appartenance locaux et
sociaux qui n'avaient pu se manifester pendant la Reconquista8. Ces particularismes se
développent aussi dans la différence entre les divers groupements de population. La
délimitation plus rigoureuse des champs de culture, la recherche des limites
municipales, les marqueurs physiques de différenciation urbaine (la muraille par
exemple), la localisation et l'inventaire des fidèles dans la paroisse, le renforcement des
divisions des administrations civiles et religieuses...9 sont autant de facteurs qui
participent à l'identification et au cloisonnement des populations et mentalités.
Présentons brièvement les milieux urbains. Ceux-ci regroupaient moins de 20% de la
population totale et une ville de dix ou douze mille habitants commençait à être un
noyau urbain d'une certaine importance. Voici ses caractéristiques : peuplement
compact, communauté de résidence (de famille peu étendue), division sociale du travail,
juridiction et gestion de son environnement rural 10. Elle se démarque du dehors par ses
murailles et dedans par le plan de ses quartiers, dont la formulation variait fortement en
fonction de l'histoire et de l'emplacement de la ville. Chaque quartier renfermait plus ou
moins une catégorie sociale. A Zaragoza par exemple, le quartier San Pablo regroupait
ouvriers et artisans, San Nicolás était le quartier des navigateurs fluviaux, la Magdalena
celui des étudiants …etc.
Les campagnes rassemblaient la très grande majorité de la population. Les conditions
des populations rurales différaient selon l'emplacement géographique dans lequel elles
évoluaient, mais aussi en fonction du régime seigneurial sous lequel elles se trouvaient
placées. L'emprise du seigneur variait en force selon les régions. Retenons simplement
que le paysan bénéficiait de plus de liberté dans les domaines royaux que dans les
8
J. A. García de Cortazar dans La pluralidad de marcos de relacíon social : del caserío a España, dans J.
M. Jover Zamora (dir.), Historia de España, Menéndez Pidal, vol. XVI (La época del gótico en la cultura
española), Madrid, 1997 p. 84 décrit ce phénomène de la façon suivante : "un amplio conjunto de
circunstancias anima a referirse a una especie de cierre, de ahormamiento, de comportamiento y
actitudes. El daría fín a la presunta movilidad anterior. Parece como si en todas las esferas de la
actividad, frente a anteriores situaciones de universalidad, fueran abriéndose paso a paso
manifastaciones muy variadas de individualidad (nacional, regional, local, personal)... paralelamente...
cada uno de las protagonistas hispanos de las relaciones sociales es, en los siglos XIV et XV, más
consciente de la especifidad de su área o lugar de origen..." [ Un large ensemble de circonstances
encouragent à croire en une sorte de renfermement, de modélisation des comportements et attitudes. Il
donnerait fin à la présumée mobilité sociale antérieure. On dirait que dans toutes les sphères de la société,
face à une situation antérieure d'universalité, pas à pas se créèrent des manifestations très variables
d'individualité (nationale, régionale, locale, personnelle)... parallèlement... chacun des protagonistes des
relations sociales espagnoles, est, aux XIV et XVe siècles, conscient de la spécificité de son aire ou lieu
d'origine. ] L'auteur explique par la suite que ces siècles voient l'émergence de diverses consciences
propres, de ""nosotros" como opuestos a "ellos"" ["nous" par opposition à "eux"]. Il semble donc que
dans le courant du bas Moyen Age se soient développés des sentiments d'appartenance à une terre, un lieu,
une communauté et nos textes en fourniront un trés bon témoignage.
9
Informations extraites de José Angel García de Cortazar, 1997 (Historia de España, Menéndez Pidal vol.
XVI) p. 84
10
J. A. García de Cortazar, 1997 (Historia de España, Menéndez Pidal vol. XVI) p. 103
domaines seigneuriaux. Le village était la cellule de base de la vie rurale, théâtre des
pratiques communautaires et des relations sociales11. A l'intérieur de la communauté
villageoise, les différences sociales pouvaient être très marquées. Un village classique
chrétien était composé du seigneur “hidalgo”, du curé, de trois ou quatre représentants
de professions libérales (médecin, écrivain, barbier...), de quelques commerçants et
artisans (forgeron, cordonnier, menuisier, tisseur...). Puis venaient les paysans
proprement dit. Au sommet, les “villanos ricos”, riches et peu nombreux fermiers, puis
venaient les petits propriétaires et / ou rentiers. Enfin les journaliers sans possessions
clôturaient par le bas cette hiérarchie d'exploitants de la terre. Cette dernière catégorie,
la plus pauvre et dont la situation était souvent plus que précaire, pouvait représenter un
nombre important de la population, 70% par exemple en Nouvelle Castille selon Noël
Salomon. En terme d'influence et de pouvoir, le curé, le seigneur, et le riche fermier se
détachaient du reste de la communauté.12 Enfin, légèrement en marge de la
communauté, il nous faut noter l'importance des pasteurs transhumants, souvent opposés
aux campagnards sédentaires. Bien que numériquement beaucoup moins nombreux, ces
derniers bénéficiaient des appuis des seigneurs et Couronnes, ce qui ne jouait pas en
faveur de leur popularité. Leur mobilité éveillait la suspicion des sédentaires, les
rendaient inaccessibles aux normes figées des relations sociales13. M. Fernandez
Alvarez insiste sur la difficulté de la vie rurale, rythmée dans plus de la moitié de la
péninsule par de longs et très froids hivers et des étés ardents. Les journaliers
particulièrement menaient une vie de labeur, sans place pour les loisirs, sauf si
l'inactivité le leur permettait. Pauvres, sales, vivant parmi leurs bêtes, ces paysans
s'alimentaient mal et vieillissaient vite. Dans ces cadres urbains et surtout ruraux
naquirent et circulèrent nos chansons et proverbes. Il nous faut toujours avoir l'ensemble
de ces données historiques et sociales lorsque nous tentons de déterminer quel état
d'esprit et de pensées avaient ces populations, particulièrement en ce qui concerne leurs
perceptions temporelles.
II / Les sources
Notre contexte est posé. Intéresserons-nous, à présent, à nos sources. Celles-ci
doivent leur existence au climat privilégié de la fin du Moyen Age et de la Renaissance,
à ce nouveau courant humaniste qui ouvre et s'intéresse à de nouveaux pans de savoir.
1 / L'Humanisme
L'Espagne des Rois Catholiques et de leurs successeurs est un état plurinational, où
évoluent plusieurs pays administrativement autonomes, et qui possèdent langues,
cultures, et traditions différentes. La Castille occupe une position prépondérante dans
cet ensemble. Ceci est dû à la fois à sa position géographique, centrale et dominante (en
11
J. A. García de Cortazar 1997 (Historia de España, Menéndez Pidal vol. XVI) p. 100 : "...la aldea
aparece, cada vez más, como un marco de relaciones sociales absolumente coherentes y autosuficientes.
No es extraño que, andando el tiempo, hacia comienzos del siglo XIV sus vecinos se encuentren con que
ha cristalizado un verdadero código de admisiones y exclusiones de la comunidad.” [...le village
apparaît, toujours plus, comme un cadre de relations sociales, absolument cohérentes et autosuffisantes. Il
n'est pas étrange que, au fur et à mesure du temps, vers les débuts du XIVe siècle, ses familles y trouvent
cristallisé un véritable code d'admissions et exclusions de la communauté.]
12
Ces informations proviennent de M. Fernández Alvarez, La estrucutura social dans J. M. Jover Zamora
(dir.), Historia de España, Menéndez Pidal, vol. XVI (Siglo XVI , Economía, sociedad, instuticiones),
Madrid, 1997 p. 404
13
J. A. García de Cortazar, 1997 (Historia de España, Menéndez Pidal vol. XVI) p. 101
terme d'espace), mais aussi et surtout à la vitalité qu'elle affiche à partir de la moitié du
XVe siècle. C'est le pays le plus peuplé de la péninsule, le plus riche et le plus
dynamique (par contraste à la situation de marasme économique de la Couronne
d'Aragon). Cette prépondérance de la Castille s'exprime aussi dans les arts et lettres de
la Péninsule. La langue, le Castillan, prévaut comme moyen d'expression écrit, sur le
Catalan, le Portugais, le Galicien... elle est le porte-parole linguistique espagnol à
l'étranger. Dans ce climat privilégié, favorisé par l'impulsion des Rois Catholiques, se
développe l'humanisme espagnol.
Cet humansime affiche certaines caratéristiques qui nous concernent directement.
Tout d'abord, le thème de l'homme, inhérent à toute préoccupation humaniste. Il est le
centre par lequel passe la compréhension du monde. L'homme et particulièrement
l'homme primitif est ainsi sujet à étude. Et l'illustration de celui-ci, on croit le trouver
dans le vulgaire, l'homme du peuple, moins dénaturé par les produits de la civilisation :
“ Unos de los aspectos claves de la ideología renacentista es la idealización del hombre
primitivo, al que se creía cercano aún a Dios, libre de los vicios que la civilización
provocó en la humanidad. De ahí nacen... y el aprecio por los brotes del ingenio y la
fantasia del vulgo. 14” . L'intérêt accordé au peuple passe aussi par ses manifestations
culturelles orales. Cette attitude de l'humaniste tranche avec un millénaire environ de
rejet de la culture vulgaire comme le souligne L. Combet15 : “ Il faut attendre l'essor de
l'humanisme espagnol du XVIe siècle pour voir les auteurs, délaissant en partie leurs
préoccupations érudites et les préventions qu'ils nourrissaient envers tout ce qui n'était
pas marqué du sceau de la latinité, s'intéresser enfin aux produits de l'art populaire. ”.
Notons enfin que ces sources sont compilées par une élite profane, en théorie affranchie
de la morale ecclésiastique, et donc moins enclin aux préjudices qu'un membre de
l'Eglise.
En second lieu, l'influence d'Erasme16 sur l'humanisme espagnol nous intéresse
particulièrement. Celui-ci publie à partir de 1500 ses Adagias (recueil commenté de
proverbes). Cette initiative trouve en Espagne un retentissement considérable et de
nombreux érudits espagnols (Pedro Vallés, Hernán Nuñez (dit le comendador), Juan de
Mal Lara...) vont ainsi s'employer à collecter à leur tour les nombreux adages qu'offre la
tradition populaire. Le mouvement est lancé et trouvera son apogée avec la compilation
effectuée par G. Correas au début du XVIIe siècle.
Nous allons désormais nous intéresser aux deux groupes de sources que nous
analyserons dans notre exposé. Le premier est constitué des proverbes qui représentent
14
Un des principaux aspects de l'idéologie de la Renaissance est l'idéalisation de l'homme primitif, que
l'on croyait encore proche de Dieu, libre des vices que la civilisation provoqua sur l'humanité. De ceci
naissent... et l'estime pour les poussées du génie, et la fantaisie du vulgaire. (M. F. Alatorre, Lírica
hispánica de tipo popular, Catedra, Madrid, 1994 p. 16)
15
Louis Combet, Recherches sur le Refranero Castillan, Paris 1971 p. 52
16
L'influence décisive qu'Erasme a eu sur celui-ci a conditionné dans une large mesure son orientation.
Erasme, en effet, s'est attaché à concilier humanisme et christianisme, utilisant en partie le premier comme
outil de réforme du second. Une réforme de l'Eglise séculière était en cours d'élaboration à la fin du XVe
siècle, sous l'impulsion, entre autre, du cardinal Cisneros. Les idées d'Erasme trouvèrent ainsi en Espagne
un terrain très favorable, à la fois grâce à ses qualités d'humaniste mais aussi pour ses préoccupations
religieuses réformatrices et mesurées. Sans faire l'unanimité, Erasme trouva un support enthousiaste dans
une grande partie de l'élite. Le ton de ces idées était toutefois trop audacieux et elles finirent par être
condamnées principalement à partir de 1559. Cependant, son influence, à la fois dans les domaines
profanes et religieux marqua profondément l'humanisme espagnol. (J. Peréz, una nueva conciencia, dans
Jean Canavaggio (dir.), Historia de la literatura española, vol. II, Barcelone, 1994 p. 19).
la grande majorité des textes étudiés. Nous nous pencherons par la suite sur le
Cancionero traditionnel. Dans les deux cas, nous traiterons de ces sources sous un angle
historique, c'est à dire quand et comment ces manifestations de culture orale se
propagèrent dans les couches populaires et dans quel contexte furent-elles éditées. Nous
tenterons par la suite de définir et de dégager leurs principales caractéristiques dans le
but de préciser les contours et la portée de notre étude.
2 / Le Refranero
a / Histoire des proverbes et de leur diffusion
Essayons tout d'abord de situer l'existence du Refranero dans le temps. Les
remarques de H. O. Bizarri17 expriment la position de l'historiographie moderne : “ Los
origenes del Refranero se pierden en la noche de los tiempos... en la mitad del siglo XIII
el Refranero ya era consubstencial al pueblo español. 18”. La littérature du bas Moyen
Age médiéval a utilisé dans une certaine mesure le Refranero traditionnel (le “ Libro de
Apolonio ”, les fameux “Libro del caballero Zifrar”, “Libro de buen amor” par exemple
y ont recours) mais la véritable apparition du “refrán” dans les lettres espagnoles
commence avec l'édition de deux compilations “ Le Séniloquim ” et les “Refranes que
dizen las viejas trás el fuego ” (cette dernière est attribuée au Marquis de Santillana). Ce
sont les deux premiers véritables corpus de proverbes rassemblés pour eux-même. A
partir de ces compilations, les proverbes cessent d'être l'apanage d'une transmission
orale mais véhiculent aussi au moyen des œuvres écrites qui les utilisent à profusion
(dans le Corbacho et la Celestina par exemple). Sous l'impulsion donnée par Erasme,
les humanistes du XVIe siècle s'emploient aussi à éditer de nombreux recueils de
proverbes. Les refranes intéressent les humanistes pour le contexte moral qu'ils
expriment dont ils voient une façon d'interpréter le monde, percevant, nous l'avons dit,
en ces produits de la littérature populaire, l'expression de l'homme primitif et naturel. “
Il est certain que les humanistes de la Renaissance ont contribué à revêtir l'expression
proverbiale d'une dignité nouvelle en remettant en lumière l'usage qu'en avait fait les
anciens. ”19 . Cette dignité est cependant relative, comme l'explique Américo Castro: “
La Renaissance rend un culte à tout ce qui est populaire, en tant qu'objet de réflexion,
mais le dédaigne en tant qu'objet opérant. ”20. On recueille donc les proverbes pour les
étudier et on essaie d'en rassembler la plus grande masse possible, particulièrement en
ce qui concerne G. Correas. En effet, H. O. Bizzari21 nous explique que “ La collección
de G. Correas pareció ser el intento más ambicioso en recopilación de refranes. Con tal
entusiasmo se dedicó Correas a recoger refranes que hasta era sabido que pagaba
quien le trajera uno que él no tuviera registrado. 22”. Ceci est très important, car cela
signifie que, a priori, l'humaniste n'a pas fait de sélection dans les “ refranes ” qu'il a
réunis. Bien au contraire, il aurait plutôt eu tendance à gonfler au maximum son recueil,
17
H. O. Bizarri dans I. López de Mendoza (marqués de Santillana), Refranes que dizen las viejas tras el
fuego, ed. H. O. Bizarri, Kassel, 1995 p. 1
18
Les origines du Refranero se perdent dans la nuit des temps... dans la moitié du XIIIe siècle, le
Refranero était déjà consubstantiel au peuple espagnol.
19
Citation de M. Bataillon dans L. Combet 1971 p. 133
20
L. Combet 1971 p. 131
21
H. O. Bizzari 1995 p. 9
22
La collection de G. Correas parut être la tentative la plus ambitieuse de recueil de proverbes. Avec un
tel enthousiasme il se dédia à les récupérer, que l'on savait qu'il paiyait celui qui lui en ramenait un qu'il
n'aurait pas encore enregistré.
y incluant des proverbes de tous horizons et donnant toutes les versions existantes d'un
même proverbe23.
Nous reviendrons sur le maître Correas. Nous soulèverons à présent le problème de
l'origine du proverbe. A quelles sources la tradition populaire a-t-telle puisé pour le
créer? Tout d'abord l'expérience amène le plus souvent la création d'un proverbe.
L'histoire ensuite, l'événementiel, peut conduire à en créer un certain nombre. Enfin la
parémiologie puise aussi à la source des Livres Sacrés, ce qu'exprime en quelque sorte
ce produit de la sagesse populaire : “ Los refranes viejos son Evangelicos pequeños.24 ”.
Expérience, histoire et enseignements sacrés sont les trois sources majeures pour la
création d'un proverbe25. Qui, cependant, les produit ? Les proverbes seraient-ils l'œuvre
d'une collectivité (comme le voudrait la tradition romantique) ou d'un individu ?
Trouvent-ils leurs origines spontanées dans un ensemble populaire anonyme, ou sont-ils
l'œuvre d'un esprit créateur individuel ? Il semble que le problème soit impossible à
trancher et une juste mesure telle que celle de Noël Salomon26 doit être avancée : “très
souvent l'origine de cet art est populaire, mais il peut arriver aussi qu'elle ne le soit pas :
ce qui l'a rendu populaire, c'est qu'il ait été accueilli et marqué par le peuple. ”. Le
problème de l'origine d'une œuvre populaire se posera de façon encore plus aiguë pour
le Cancionero traditionnel et nous reviendrons sur les conclusions à tirer de ce
phénomène lorsque nous le traiterons.
b / Le caractéristiques du “refrán”
Une fois le proverbe situé dans son contexte historique, attachons nous maintenant à
le décrire.
Parmi les multiples définitions proposées, nous retiendrons celle de M. O'Kane27,
certainement la plus claire et la plus complète : “El refrán puede describirse como un
proverbio de origen desconocido, generalmente popular y frecuentemente de forma
pintoresca, estructuralmente completo en sí mismo e independiente de su contexto.28”
Profitons-en pour donner les caractéristiques de la “frase proverbial29” (bien que nous
n'y aurons qu'assez peu recours dans notre étude) : celle-ci se distingue du “ refrán ” par
sa forme grammaticalement incomplète et le fait qu'elle ait besoin de son contexte pour
avoir un sens. Il existe deux types de proverbes : ceux d'expression métaphorique ( “ El
mejor amigo es la bolsa y el bolsillo.30 ”) ou directe (“ Más vale tarde que nunca.31 ”)
La fonction du proverbe est essentiellement éthique à vocation moralisante. Cela
23
Les proverbes du recueil de Correas sont classés par ordre alphabétique (voir Conventions). Il n'est pas
rare de trouver plusieurs fois exactement les mêmes proverbes. Par exemple, “ Los años no se van de
balde .” [Les ans ne s'en vont pas gratuitement.] est classé en "L" et “ No se van los años de balde ” [Ne
s'en vont pas les ans gratuitement.] en"N".
24
Les vieux proverbes sont de petits Evangiles.
25
Auxquelles L. Combet 1971 p. 70 ajoute les fables et contes populaires.
26
Dans L. Combet 1971 p. 86
27
E. S. O’Kane, refranes y frases proverbiales españolas de la Edad Media, Anejos del boletín de la Real
Academia Española, Madrid, 1959 p. 15
28
Le refrán peut se définir comme un proverbe d'origine inconnue, généralement populaire, et
fréquemment de forme pittoresque, structurellement complet en lui même et indépendant de son contexte.
29
phrase proverbiale
30
Le meilleur ami est le sac et la bourse.
31
Mieux vaut tard que jamais.
n'empêche pas que le Refranero exprime une grande diversité de fond et L. Combet32
dégage les caractères universels, conformistes et moralisateurs de certains de ces textes
mais aussi l'aspect critique, comique et irrespectueux de bon nombre d'autres. Nous
soulignerons une dernière caractéristique du proverbe, très importante pour notre étude :
le lien privilégié entre celui-ci et la paysannerie. Le proverbe comme expression de la
paysannerie principalement, est une caractéristique “fondamentale” que cite M. Soriano
dans sa définition du proverbe33. Ce lien s'exprime très fortement dans l'ensemble des “
refranes” que nous allons analyser, où prévalent, effectivement, les préoccupations et
commentaires de la paysannerie.
c / Intérêt des proverbes
Le proverbe naît, dans un grand nombre de cas, de l'expérience vécue dans une
situation ou un contexte donné. Comme l'explique M. O'Kane34, “ El dicho popular
capta la nota de fescura inherente en la observación espontánea del mundo. 35”.
Devons nous en conclure que le proverbe, basé sur une conception empirique du monde,
ne peut servir de matériel à une étude de mentalité, particulièrement en ce qui concerne
les perceptions du temps chronologique ? Je ne crois pas, pour plusieurs raisons.
D'abord parce que le proverbe exprime, de par son existence même (qui justifie que l'on
a jugé nécessaire de le créer et le transmettre), les principales préoccupations du milieu
dans lequel il évolue. Ensuite, si le proverbe est crée à partir d'un contexte, sa
formulation indique quelle marge prend-on par rapport à ce contexte. En ce qui
concerne notre étude, la façon plus ou moins abstraite dont le proverbe traite du temps
nous aide à comprendre comment celui-ci était perçu. Sans anticiper sur notre exposé,
nous verrons que le temps s'exprime très concrètement dans nos sources. Ensuite, le
domaine des mentalités est dans une large mesure celui de l'inconscient. Si un proverbe
(d'origine érudite par exemple) naît d'une réflexion de son auteur, il exprimera ses idées,
certes, mais moins directement ses mentalités, ce qui n'est pas le cas pour celui
d'extraction populaire. Un autre atout du proverbe est qu'il exprime une idée complète et
se suffit à lui-même pour être entendu.
d / Ses limites
Il est tout dans l'intérêt de notre étude de mettre en valeur les avantages du proverbe
et la pertinence à l'utiliser comme matériau historique. Néanmoins, il possède des
limites indéniables qui obligent à l'interpréter très prudemment. Tout d'abord, les
proverbes présentés en série sont nécessairement sortis de leur contexte36. Bien sûr, ils
expriment une idée autosuffisante mais c'est dans une situation précise qu'ils prennent
toute leur mesure. Cet instant, où le vulgaire juge bon de citer tel proverbe, nous ne
pouvons le capturer mais il n'y a aucun doute qu'il serait précieux pour exposer ce
proverbe sous son meilleur jour. Le problème principal réside, en effet, dans
l'interprétation du “refrán ” et cette difficulté s'exprime particulièrement lorsque celui-
32
L. Combet 1971 p125
Universalis “ Proverbe ”
34
M. O´Kane 1959 p. 14
35
Le dicton populaire capte la touche de fraîcheur inhérente à l'observation spontanée du monde.
36
Certaines œuvres littéraires ont recours aux proverbes et fournissent ainsi un contexte (la Celestina par
exemple). Mais même si elles nous aident à les comprendre, le fait qu'elles soient d'auteurs d'origine
cultivée limitent la portée de leur utilisation.
33
ci se présente sous forme de métaphore37 ou d'inversion. Comment remédier à ce
problème de compréhension? Recourir aux explications des contemporains, Correas ou
Covarrubias38 par exemple. Elles sont souvent précieuses, mais doivent être analysées
de manière très critique car elles proviennent des couches supérieures de la société
médiévale et sont, par conséquent, sujettes aux idées préconçues (conscientes ou non) de
celles-ci. Le rapprochement de proverbes de sens similaires peut aussi nous aider à
résoudre certains problèmes d'interprétation. Enfin, comment pouvons-nous être assurés
qu'un recueil de proverbes reflète toutes les préoccupations des masses populaires ?
Nous ne pouvons, a priori, pas répondre à cette question. Un coup d'œil jeté à l'index
alphabétique du recueil de M. O'Kane montre que très peu de thèmes échappent à
l'attention de nos “refranes”. Néanmoins, certains sujets surprennent par leur absence (je
pense notamment au cas du baptême). L'essentiel des hypothèses que nous soulèverons à
partir de nos sources seront déduites du nombre de textes qui expriment une idée et de la
convergence des thèmes des proverbes entre eux39. L'absence notée dans certains cas
doit nous faire redoubler de prudence dans l'interprétation du plus grand nombre. Deux
barrières se posent donc pour l'interprétation du recueil de proverbes dans son ensemble
: Donnent-ils une vue d'ensemble correcte des préoccupations populaires et ne laissentils par en marge certains aspects importants de celles-ci ? La deuxième limite provient,
non plus du Refranero en lui-même, mais de sa compilation. Le recueil de proverbes
populaires ne déforme-t-il pas la réalité de l'ensemble du répertoire réellement existant ?
Etudions de plus près ces compilations.
e / Les “ Refranes y frases proverbiales españolas de la Edad Media” de M.
O'Kane
Notons tout d'abord que cette compilation est moderne (de la deuxième moitié du
XXe siècle). L'auteur a rassemblé tous les proverbes d'origine populaire du Moyen Age
espagnol (le termino Ad Quem est l'année 1500) sous forme d'un dictionnaire
alphabétique. Les œuvres d'où elle a tirée cette matière sont d'origine littéraire. En outre,
six listes médiévales (dont les deux principales sont de la fin du XVe siècle) ont
complété cet ensemble40. Il représente environ quatre mille proverbes. Le grand intérêt
de ce dictionnaire est que les proverbes qu'il rassemble sont d'origine médiévale et
espagnole. De plus, la présentation de M. O'Kane permet le rapprochement des
37
Cependant, cette figure de style offre l'avantage que si nous comprenons le sens du proverbe, nous
obtenons des informations à la fois sur le comparé et le comparant. Si le premier est exprimé en fonction
du deuxième, les deux présentent la même caractéristique (qui devient évidente au point de ne pas avoir à
l'exprimer dans le cas d'une métaphore). En analysant ce type d'association, nous pouvons mieux cerner
ces comparés et comparants.
38
S. de Covarrubias Orozco, Tesoro de la lengua castellana o española, [1611] ed. F. C. R. Maldonado,
Madrid, 1994
39
Il n'est pas toujours possible de rassembler tous les proverbes sous de mêmes étiquettes. Certains
expriment idées et concepts légèrement différents d'autres du même genre, ce qui les rend, par conséquent,
difficilement classifiables et quantifiables.
40
Voici la liste des ouvrages originels (ne sont pas inclus ceux d'origine juive) : Six listes médiévales
(environ 1900 proverbes) :Romancea Proverbirum, El Glosario, Fragmento del progrel programma de
un juglar Cazurro, Seniloquium, Refranes que dizen las viejas tras el fuego, Refranes famosísimos y
provechos glosados, Horozco. La littérature médiévale a fournit environ 2000 autres proverbes cités dans
sa compilation : El caballero Zifrar, Libro de buen amor (Jean Ruiz), El corbacho (Alfonso Martinez),
La Celestina (Fernando de Rojas), l' Alexandre, plusieurs textes dramatiques primitifs ( Églogas de
Encina... ), des compositions poétiques (du marquis de Santillana, de F Peréz de Gúzman, Fray Iñigo de
Mendoza, J Álvarez Gato.) et les textes des Cancioneros.
proverbes par le thème principal qu'ils expriment. Ceci facilite dans une large mesure
leur compréhension. La portée de ces textes est cependant limitée par leur nombre. De
plus si certaines sources (le “ Seniloquium ”, les “ Refranes que dizen las viejas tràs el
fuego ”, “La Celestina”...) répondent à des préoccupations humanistes, ce n'est pas le
cas pour toutes (“ El glosario ”, “ El libro de buen amor ”, les cancioneros...). Ces
dernières ont utilisé ou fait référence aux proverbes selon des critères choisis par leurs
auteurs et par conséquent, ces “refranes” ne sont certainement pas représentatifs de
l'ensemble qui existe. En résumé, la compilation est intéressante car strictement
médiévale et espagnole, mais elle n'est certainement pas totalement représentative de la
totalité des proverbes qui existaient à cette époque et le nombre assez réduit de ses
références rend cette source difficile à utiliser seule pour notre étude.
f / Le Vocabulario de Correas
Ce dernier problème ne se pose plus avec la compilation de G. Correas, du moins, il
se pose en des termes différents. Penchons nous brièvement, tout d'abord, sur l'artisan de
cet ouvrage. Correas naquit en 1571 à Jaraiz, dans une famille certainement
modestement pourvue. Il étudia à Salamanque la grammaire, le grec puis la théologie. Il
obtint sa première chaire de Grec en 1598, début d'une longue carrière universitaire qui
l'occupera jusqu'à sa mort. Il enseigna principalement le latin, le grec et l'hébreu dans le
fameux Collège Trilingue de l'université de Salamanque . Humaniste invétéré, il
participa activement à l'étude et la diffusion de la langue grecque et se consacra en
parallèle à l'étude du Castillan (orthographe et grammaire). Il mourut en 1631.
Le “Vocabulario41” est une des grandes œuvres de sa vie et nous avons déjà fait
allusion à l'énergie qu'il déploya pour rassembler le plus grand nombre de proverbes
possibles. Son œuvre cependant ne fut jamais publiée jusqu'à ce que l'Académie Royale
Espagnole décide de le faire en 1906 (à partir d'une copie du XVIIIe siècle du manuscrit
aujourd'hui perdu). Sa compilation marque l'apogée de l'intérêt porté au proverbes. Elle
regroupe environ vingt-cinq mille textes dont dix-huit mille “refranes”. Elle rassemble
l'essentiel de la matière parémiologique rassemblée par ses prédécesseurs plus environ
huit mille proverbes que Correas a puisé lui même de la tradition populaire. Correas a
ainsi offert à notre étude un corpus de “refranes” impressionnant. De cet avantage
surgissent néanmoins quelques inconvénients : dans quelle mesure et à quelle échelle
devons nous analyser ce recueil ? Nos textes sont, a priori, d'origine castillane. Mais il
nous faut noter qu'un certain nombre provient d'autres parties de la péninsule (Portugal,
Catalogne, Asturie, Galice) mais aussi de répertoires étrangers (français, italiens...) et
Correas ne juge pas nécessaire de nous en préciser l'origine. Cela conditionne donc la
portée de notre étude, basée sur une tradition essentiellement mais pas exclusivement
castillane. Pouvons nous aussi la situer dans le temps ? L. Combet42 indique qu'un
certain nombre de proverbes, particulièrement de nature ironique ou sarcastique, “ font
41
dont le nom complet est “ Vocabulario de refranes y frases proverbiales y otras fórmulas comunes de
la Lengua castellana, en que van todos los impresos antes y otra gran copia que juntó el maestro
Gonzalo de Correas, Cathedrático de Griego y Hebreo en la Univeridad de Salamanca. Van añedidas las
declaraciones y aplicación adonde pareció ser necesaria. Al cabo se ponen las frase proverbiales más
llenas y copiosas. ” [Vocabulaire de proverbes et phrases proverbiales et autres formules communes de la
Langue castillane, où sont réunis tous les imprimés précédents et l'autre grande copie qu'a joint le maître
Gonzalo de Correas, professeur de Grec et d'Hébreu de l'Université de Salamanque. Sont ajoutées les
déclarations et application où cela parut nécessaire. A la fin se trouvent les phrases proverbiales les plus
pleines et copieuses.]
42
L. Combet 1971 p. 183
irruption en force dans les collections parémiologiques à partir du XVIe siècle”. De
même, nous trouvons dans le Refranero plusieurs proverbes qui font référence à des
faits du XVIe siècle strictement : les adages relatés aux Indes et aux Conquistadores,
d'autres sur les produits de la réforme grégorienne du calendrier... Si ces exemples sont,
de par leur nature, facilement repérables, ils démontrent cependant que le XVIe siècle a
aussi produit ses “refranes” et que nous ne pouvons pas déceler la présence de
l'ensemble aussi facilement que dans ces quelques cas particuliers. Notre étude ne peut
donc se limiter strictement au bas Moyen Age et s'étend aussi sur le début de la
Renaissance (L. Combet43 estime que l'échelle de la portée du Refranero de Correas
s'étend plus ou moins de la période qui va du XIVe siècle jusqu'à la fin du XVIe siècle).
La largeur de cette échelle présente-t-elle un handicap pour notre étude ? Je ne crois
pas : les mentalités populaires sont peu sujettes au changements brusques (comme
pourraient plus l'être celles de l'aristocratie). Si nos proverbes couvrent deux voire trois
siècles, ils reflètent essentiellement des préoccupations de la fin du bas Moyen Age, axe
autour duquel nous situerons notre étude. Celui-ci n'est pas figé, cependant, et nos
remarques et hypothèses vaudront aussi bien pour le XVe que le XVIe siècle. Une
dernière interrogation : le Vocabulario est l'œuvre d'un seul compilateur. Pouvons nous
déceler une certaine tendance de sa part à la sélection des proverbes ? En théorie, nous
répondrons par la négative. Nous avons déjà fait allusion à sa tendance à gonfler au
maximum son recueil. L'étude de l'homme primitif suppose qu'on l'appréhende dans son
ensemble. En parcourant le Vocabulario, nous serions tenté de confirmer cette
hypothèse. Voici quelques critères sur lesquels je fonde cette idée : le Refranero ne fait
pas abstraction des proverbes qui s'opposent à la morale publique ou aux couches
dirigeantes. L'anticléricalisme notamment s'exprime librement dans le recueil
(“Gorriones, frailes y abades, tres malas aves.44”, “El fraile predicaba que no se debía
hurtar, y él tenía en el capillo el ansar45.”... ). De même, certains proverbes ne sont pas
particulièrement décents : (“Moza de Burgos, tetas y culo.46 ”, “Cuando yo era moza,
meaba por un punto; ahora que soy vieja, méolo todo junto.47”...) . En outre, Correas
s'oppose parfois au message du proverbe (“El mejor nadador es del agua.48” Correas :
Dice y piensa el vulgo esto, mas es con falsa opinión, porque...49) il réfute sa validité
mais cela ne l'empêche pas de l'inclure dans son Vocabulario... Peut-être est-ce
insuffisant pour tirer des conclusions définitives mais l'ensemble, préoccupation
humaniste et contenu du recueil, semble cohérent, Correas pécherait plus par excès que
par défaut.
3 / Le Cancionero
a / Origines
Devons nous tenter de retracer un historique du Cancionero traditionnel ? Il est,
comme dans le cas des proverbes, difficile à reconstituer. La chanson populaire a des
origines très reculées. Nous trouvons des évidences de son existence à travers des textes
43
L. Combet 1971 p. 183
Moineaux, frêres et abbés, trois mauvais oiseaux.
45
Le frêre prédisait que l'on ne devait pas voler, et avait le jars dans sa chapelle.
46
Jeunes filles de Burgos, "nichons" et "cul".
47
Quand j'étais jeune, je "pissais" par un point; maintenant que je suis vieille, je le "pisse" tout joint.
48
Le meilleur nageur est de (vient de ) l'eau.
49
Dit et pense ceci le vulgaire, mais c'est avec une opinion erronée, car...
44
qui remontent au VIe siècle, au moins.50 J. M. Alín estime que ces traditions perdurèrent
durant la domination arabe et jusqu'à la fin du Moyen Age. Sous Alfonso X,
particulièrement, l'auteur remarque que dans sa suite et celle des grands du royaume, de
nombreux chanteurs maures exerçaient leur art, “y sus cantos debían tener mucho de
tradicional.51”. L'auteur continue expliquant qu'il existait en Espagne toute une tradition
poético-musicale véhiculée par voie purement orale et sujette aux influences à la fois
arabes, françaises et portugaises. Cette tradition aurait donc traversé les siècles et attira
enfin l'attention des élites espagnoles à partir de la fin du XVe siècle. Le phénomène de
récupération de la culture populaire est sensiblement le même que celui que nous avons
décrit pour l'humanisme : “ El Renacimiento…, con su vuelta a la Naturaleza, su
preocupación humanística, será quien imponga la moda del villancico y la canción
popular.52”. La chanson populaire est dignifiée car sensée symboliser l’homme originel,
sauvage, conçu à l'image de Dieu. Les rois catholiques contribuèrent, par leur intérêt
envers la musique, à dynamiser ce mouvement. Le premier Cancionero qui fit
véritablement apparaître les chansons traditionnelles est le “ Cancionero de Palacio ”
(édité en 1520) mais la lyrique traditionnelle apparaît en volume plus ou moins
important dans tous les grands Cancioneros castillans des XVe et XVIe siècles (Baena,
Estuñiga, Upsala, General, Herberay des Essarts...). La plupart des chansons compilées
provenaient de la Castille mais pas seulement et pouvaient avoir diverses origines
(Galice, Catalogne...). Ces chansons furent aussi portées sur scène, sous l'impulsion de
Juan del Encina et Lucas Fernández. La vogue liée à la lyrique traditionnelle ne
consistait pas seulement à récupérer ses fruits : les poètes-musiciens de la cour des Rois
Catholiques (Alonso, Cornago, Pedro de Escobar, Peñalosa, Gil Vicente...)
s'employaient aussi à les imiter, créant ainsi un style mixte. Ils conservaient
généralement le refrain qu'ils glosaient avec leurs propres vers. Néanmoins, ceux-ci, par
leur marque cultivée se distinguent assez facilement de la lyrique traditionnelle, selon R.
Menéndez Pidal53.
Comme pour les proverbes, nous nous intéresserons à l'auteur de ce type de
production. Là encore, le problème est sujet à débat dans l'historiographie moderne. Elle
est uniforme cependant sur un point : la conception romantique de la lyrique
traditionnelle comme produit génial d'un ensemble populaire anonyme est jugée
complètement en dehors de la réalité. La tendance moderne aurait plutôt tendance à
mettre en relief l'origine cultivée de toute chanson populaire54. Passons en revue les
différentes hypothèses possibles : La lyrique traditionnelle est un pur produit du peuple.
Ou bien, elle n'est pas conçue par le peuple mais pour celui-ci. L'autre extrême serait
d'affirmer que la lyrique populaire est avant tout œuvre de poètes érudits, passée de
mode dans les hautes strates sociales et récupérée par le peuple, un phénomène
d'acculturation en sorte. R. Menedez Pidal a beaucoup débattu sur la question et ses
thèses semblent être les plus reconnues. Il tient une position intermédiaire, argumentant
que l'auteur est généralement individuel, quelle que soit sa classe sociale, mais que son
50
J. M. Alín, El cancionero español de tipo tradicional, Taurus, Madrid, 1968 p. 15
et leurs chants devaient tenir beaucoup du style tradtionnel. (J. M. Alín 1968 p. 15)
52
La Renaissance, avec son retour à la Nature, sa préoccupation humaniste, sera celle qui imposera la
mode du villancico et de la chanson populaire. (J. M. Alín 1968 p. 41)
53
R. Menéndez Pidal, Poesía popular y tradicional, dans Los romances de America y otros estudios,
Madrid, 1972 p. 58
54
Comme l'expose, par exemple, vigoureusement V. Beltrán dans son introduction de “ La cancíon
tradicional de la Edad de Oro, Barcelona, 1990 ”.
51
œuvre peut-être par la suite refondue et remaniée par la tradition populaire de manière
volontaire (pour l'améliorer) ou involontaire (oubli d'un vers remplacé par un autre)55.
La lyrique traditionnelle est “ La que vive en variantes 56”, les textes et musiques
changeant dans le courant de leurs transmissions. J. M. Alín57 précise ainsi qu'il est fort
possible que, à l'origine, certains poèmes soient d'extraction courtisane. Mais ceux-ci se
traditionnalisèrent par la suite et expérimentèrent de nombreux changements au fur et à
mesure qu'ils se transmettaient de bouche à oreille, d'une génération à l'autre, pour
finalement afficher le style particulier qui leur est propre.
b / Caractéristiques
Nous nous attacherons maintenant à présenter ce style et les caractéristiques du
villancico (nous désignerons la chanson populaire sous ce nom mais elle en porte bien
d'autre : coplas, cantar, seguidilla...). Le villancico se décline sous de nombreuses
formes différentes mais il est généralement composé de quelques vers courts. Il peut ne
se composer que d'un refrain mais dans quelques cas, il peut aussi être fortement glosé.
La caractéristique principale du villancico est sa sobriété : son style, primaire,
élémentaire, simple et naturel58. “ El gran hallazgo estilístico de estos poemillas es la
contención y la sobriedad. Prescinden de todo elemento superfluo para recoger le
esencia del sentimiento; ... hay continuas referencias al entorno real... las imágenes no
son artificiosas sino desnudas e immediates. 59”. Il se distingue ainsi du style artificiel
de la lyrique courtoise, mais la différence ne s'arrête pas là. Comme l'explique L.
Combet60 : “Le lyrisme ...des Cancioneros semble rejeter le plus souvent les problèmes
éthiques et pédagogiques pour ne se soucier que de la recherche d'un bonheur personnel
dans une perspective égocentrique qui confine parfois à l'amoralisme”. L'auteur
distingue cependant la lyrique courtoise de la populaire, reconnaissant à cette dernière
que “les soucis quotidiens, les obstacles matériels ou sociaux, ne sont pas négligés
comme dans la lyrique savante... le lyrisme populaire, lui, garde ce caractère de
simplicité et de réalisme que l'on a souvent reconnu à la vision du monde castillane.” Un
regard moins dégagé du monde caractérise donc la lyrique traditionnelle. Ceci se
répercute dans les thèmes de ces villancicos. L'amour sous toutes ses formes61 occupe
bien sûr la place d'honneur mais la nature, travail, fête sont aussi des thèmes récurrents.
Certains autres offrent aussi “ un reflejo de condiciones y problemas sociales visto con
ojos populares...62”
c / Limites du Cancionero traditionnel
55
R. Menéndez Pidal 1972 p. 68
Celle qui vit en variantes. Alín 1968 p. 13 cite R. Menéndez Pidal.
57
J. M. Alín 1968 p. 37
58
R. Menéndez Pidal 1972 p. 58
59
La grande trouvaille stylistique de ces petits poèmes est la retenue et la sobriété. Ils font abstraction de
tout élément superflu pour concentrer l'essence du sentiment;... il y a de constantes références à
l'environnement réel... les images ne sont pas artificielles, mais nues et immédiates. (F. B. Pedraza
Jiménez et M. Rodríguez Cáceres, Literatura española : historia y textos, t. 1 (Edad Media,
Prerenacimiento, Renacimiento), Barcelone, 1999 p. 37)
60
L. Combet 1971 p53
61
L'exaltation de la beauté, les rendez-vous galants, la douleur de l'absence ou de la mort de l'aimé, les
chansons de l'aube, les trahisons, les femmes mal mariées...
62
un reflet des conditions et problêmes sociaux, vu avec des yeux populaires... (C. Blanco Aguinaga, J.
Rodríguez Puértoles et I. M. Zaveala, Historia social de la litteratura española, vol. 1, Madrid, 1981 p.
164)
56
Effectuer une étude de notre envergure sur la seule base de la lyrique traditionnelle
peut sembler difficile pour plusieurs raisons. Tout d'abord car le volume des textes que
nous possédons est assez réduit. Le Cancionero traditional de J. M. Alín63 est composé
d'environ un millier de villancicos extraits des Cancioneros cultivés du XVIe siècle. Les
autres recueils (modernes) de chansons traditionnelles (ceux de M. Frenk Alatorre64, V.
Beltrán65, Sanchez Romeralo66...) recoupent en grande partie, dans leur contenu, celui de
J. M. Alín. La thématique ensuite, ciblée sur l'amour et ses manifestations, ne nous offre
pas une vision globale telle que pourrait le faire les proverbes par exemple. Enfin et
surtout, le principal inconvénient du Cancionero est qu'il exprime dans une large mesure
la culture savante de l'époque, dans sa création originelle, peut-être, mais principalement
dans sa compilation, beaucoup moins neutre que celle des proverbes, et l'esthétique est
évidemment un critère de choix dans ce recueil de chansons. Doit-on écarter, pour ces
raisons, la lyrique traditionnelle pour l'étude que nous allons mener ? La réponse est non
bien sûr. Malgré ses limites, le villancico est avant tout un produit du peuple, qui l'a
modulé au long de plusieurs générations. Cette déformation de la création originelle (de
quelque provenance qu'elle soit : aristocratique, troubadour...) répondait à la manière
dont les couches populaires jugeaient le plus approprié qu'elle se présente. Le style
particulier du villancico atteste les changements qu'il a pu enregistrer pour se conformer
à un moule “ traditionnel ” et reflète ainsi ses préoccupations. Le peuple véhiculait des
compositions qu'il avait “ digérées ” à sa manière et acceptait comme tel67. Effectuer
une analyse historique à partir du seul villancico présente des risques qui pourraient
paraître insurmontables, au regard de sa création et de sa compilation. Il est toutefois
une production du peuple et présente certains intérêts qui, joints à l'étude des proverbes,
le rendent appréciable.
4 / Utilisation conjointe des “ refranes ” et “ villancicos ”
Cette longue présentation de ces deux types de sources visait à mettre en valeur les
caractéristiques et limites qu'elles offrent toutes les deux. Nous nous attacherons à
présent à les mettre en commun et analyser l'intérêt que peut représenter l'utilisation
conjointe de ces deux manifestations de la tradition orale populaire.
Notons tout d'abord que la différence entre les deux n'est pas aussi marquée que nous
pourrions le penser. Ce sont deux produits de la tradition orale populaire, dont l'origine
se perd dans l'histoire et qui ont subit, au cours de leur évolution, des transformations
qui résultèrent du contexte dans lequel ils se manifestaient. En outre, les deux ont été
compilés sensiblement au même moment, soit au XVIe siècle (tout début XVIIe pour
une partie des proverbes de Correas). Les analogies ne s'arrêtent pas là et L. Combet68
consacre un chapitre de son ouvrage à souligner les parallèles entre “ refranes ” et
63
J. M. Alín, El cancionero español de tipo tradicional, Taurus, Madrid, 1968
Margrit Frenk Alatorre, Lírica de tipo popular, Catedra, 1994, Madrid
65
V. Beltrán, La cancíon tradicional de la Edad de Oro, Editorial planeta, Barcelona, 1990
66
S. Romeralo, El Villancico, estudios sobre la lírica popular en los siglos XV y XVI, Ed. Gregos,
Madrid, 1969
67
Le peuple avait, en outre, tendance à rejeter la culture savante si celle-ci lui était imposée en bloc. Cela
implique qu'elle n'aurait pu être véhiculée avec autant de succès que la lyrique traditionnelle et surtout,
qu'une composition d'origine cultivée devait être “adaptée” extrêmement rapidement au style populaire, au
risque de n'avoir aucune prise sur lui. Vu autrement une composition savante devait, pour passer au
peuple, dès son origine posséder certaines caractéristiques qui la rende facilement assimilable par celui-ci,
présenter des aspects ou valeurs auquel il agréait ou qu'il pouvait modifier (voire assimiler) facilement.
68
L. Combet 1971
64
villancicos. Nous y trouvons notamment cette citation d' Alfonso Reyes69 : “ Interviene
(...) en la formación de los proverbios un sentimiento lírico, innato en el espíritu
popular y que hace que todos prefieran hablar en verso y no en prosa. El aire de
canción de algunos proverbios (...) es la única explicación de su existencia.70 ” Nous
pourrions ajouter que la forme versifiée du proverbe facilite sa mémorisation. L.
Combet débat en profondeur du rapport entre le “ refrán ” et certaines compositions
poétiques traditionnelles (du type villancico) cherchant à déterminer, devant la similarité
de ces deux types de compositions, laquelle a engendré l'autre. Le problème est
impossible à trancher mais il met en parallèle à la fois la forme esthétique mais aussi le
contenu sentencieux propre au proverbe mais qui s'exprime aussi fortement dans la
lyrique populaire (p.53). Correas inclut d'ailleurs nombre de chansons populaires dans
son recueil de proverbes “ce qui montre que la différence entre refrán et coplas ne lui
semblait pas évidente...” (p. 54).
La similarité des “ villancicos ” et “ refrán ” ne doit pas cacher, cependant, que la
fonction première d'un proverbe est d'instruire ou moraliser, sa valeur esthétique lui
restant subordonnée tandis que l'inverse prévaut pour les villancicos. Mais nous
pourrions argumenter que à la fois cette similitude (qui rend plus homogène notre
corpus de sources) et cette différence nous sont profitables. Les proverbes couvrent, sauf
exception, tous les thèmes et sont des produits assez purs (peut-on trouver des
expressions culturelles populaire complètement dégagées de l'influence savante ?) des
couches populaires. Son problème essentiel est qu'il est dégagé de son contexte et est
parfois obscur à interpréter. Il semble que qualités et défauts s'inversent dans le
villancico. Celui-ci reflète beaucoup moins bien la culture populaire que le proverbe et
se centralise sur quelques sujets. Néanmoins, c'est une source narrative, qui a le mérite
de nous offrir un contexte (même si, il est vrai, celui-ci est souvent réduit à l'essentiel).
Ne nous y trompons pas cependant, le proverbe sera la source essentielle de notre étude.
Mais les qualités propres au villancico font que nous ne dédaignerons pas d'y avoir
recours.
______________________
Nous avons réunis tous les éléments nécessaires pour commencer notre étude. Nous
l'avons dit, le sujet des perceptions populaires du temps est presque inexploré. La
pauvreté des sources d'origine populaire en est certainement la principale explication. Le
temps, tel que nous l'entendons aujourd'hui, est un concept abstrait dont l'appréciation se
fait au moyen d'un vecteur unidirectionnel qui pointe vers l'infini. Cette représentation
nous paraît assez évidente mais si nous y réfléchissons, imaginer le temps comme une
flèche chronologique demande une capacité d'abstraction poussée, complètement
dégagée du contexte dans lequel nous évoluons. Cette facilité que nous avons, nous la
devons certainement, en grande partie, au fait que nous n'avons pas besoin de nous
préoccuper de ce contexte. Globalement, nous sommes hors de portée des besoins
matériels primaires. Nous pouvons penser sans contrainte et surtout nous subissons peu
l'influence de notre environnement (éclairement, subsistance, climat...) car celui-ci n'a
plus réellement de prise sur nous. Nous vivons une époque privilégiée, ce n'était pas le
69
L. Combet 1971 p. 49
Intervient... dans la formation des proverbes un sentiment lyrique, inné dans l'esprit populaire et qui fait
que tous préfèrent parler en vers et non en prose. L'air de chanson de certains proverbes... est l'unique
raison de son existence.
70
cas des masses populaires médiévales. Celles-ci étaient complètement immergées dans
un environnement dans et contre lequel elles devaient survivre. Les soucis du quotidien
prévalaient sur le reste, dans ce sens, il est évident que leurs mentalités étaient
conditionnées par ces préoccupations. Le temps n'est pas, pour le peuple médiéval, un
concept qui file indifféremment au loin et au grès des époques : c'est un outil capricieux
qui possède ses particularités propres, que le vulgaire appréhende avec plus ou moins de
bonheur selon l'intérêt qu'il représente.
Nous allons analyser la perception du temps chronologique à différentes échelles.
Notre étude sera tournée dans ce sens afin de bien mettre en évidence que le temps n'est
pas un concept uniforme : chaque échelle se décline différemment mais selon une
certaine logique. Nous nous emploierons à la mettre en relief. Les deux premières
parties seront consacrées au temps annuel et sa division. Nous mettrons en valeur les
différents moyens dont le peuple dispose pour l'apprécier et ceux qui semblent le mieux
lui convenir. Les cycles, à l'intérieur de l'année, retiendront ensuite notre attention. A ce
stade, nous confronterons les données obtenues avec les commentaires liés au concept
propre du temps. Les cycles vitaux nous intéresserons dans une troisième partie et nous
dégagerons les perceptions qui y sont liées. Nous verrons dans une quatrième partie que
le vulgaire, à un certain stade, n'a plus de prise sur le temps. Nous tenterons d'en trouver
l'explication. Celle-ci prendra tout son sens dans notre dernier chapitre qui se veut
reprise et confrontation de l'ensemble. Il aura pour but de souligner convergences et
divergences dans les différents rapports au temps, ceci afin de dégager nos conclusions
finales.
CONVENTIONS EMPLOYEES
Les Proverbes
La grande majorité des textes cités proviennent du recueil de G. Correas
(Vocabulario de Refranes y frases proverbiales, Ed. V. Infantes, Visor Libros, Madrid,
1992). Il sont simplement situés entre parenthèses et ne sont pas accompagnés de
références. Elles ne sont, en effet, pas nécessaires, les proverbes et phrases proverbiales
du Vocabulario sont classés par ordre alphabétique et sont, par conséquent, facilement
localisables. Lorsque le proverbe n'est pas cité en entier, j'indique le numéro de page
correspondante.
__________
Nous avons, en ce qui concerne les textes tirés du Refranero de E. S. O’Kane
(refranes y frases proverbiales españolas de la Edad Media, Anejos del boletín de la
Real Academia Española, Madrid, 1959) suivi et indiqué entre parenthèses les
conventions que l'auteur a insérées dans son texte. En outre, la classification thématique
de son dictionnaire rend également possible la localisation des proverbes dans son
propre recueil.
Voici les abréviations que nous avons utilisées dans notre exposé et leurs références
complètes :
Alexandre = El libro de Alexandre (ca. 1250), ed. R. S. Willis, Princeton / Paris, 1934
Canc. Baena = El Cancionero de Baena (ca. 1445), ed. E. de Ochoa y P. J. Pidal, Madrid, 1890.
Canc. FD = Cancionero Castellano del Siglo XV, publ. par R. F. de Uhagón, Madrid, 1900
Canc. Fdo de la Torre = Fernando de la Torre (1416?-p. 1468), Cancionero y Obras en prosa, ed... A.
Paz y Melia, Dresden, 1907
Canc. Ixar = Cancionero de Juan Fernández de Ixar (s. XV), Bibl. Nac. Madrid, ms. 2.882. (Publié dans
une édition critique de J. M. Azaceta, Madrid, 1956)
Canc. Roma = El Cancionero de Roma, ed. F. Vendrell de Millás, Barcelone, 1945
Canc. Stuñiga = Cancionero de Lope de Stuñiga (p.1478), ed. Fuensanta del Valle y J. Sancho Rayón,
Madrid, 1924
Celestina = Fernando de Rojas, La Celestina, ou Comedia de Calysto y Melibea (1499) ed. R. FoulchéDelbosc, Barcelona / Madrid, 1902
Cifrar = El caballero Cifrar (ca. 1300), ed. C. P. Wagner, Ann. Arbor, 1929
Corbacho = Alfonso Martínez de Toledo, Arcipreste de Talavera, El Corbacho o Reprobación del amor
humano (1438), ed. C. Pérez Pastor, Madrid, 1901.
FD = R. Foulché-Delbosc, Proverbes judéo-espagnols, RHi, II (1895)
Glosados = Refranes famosísimos y provechosos glosados, Burgos, 1509, ed. facsimil M. García Moreno,
Madrid 1923.
Luria. Prov. = M. Luria, Judeo-Spanish Proverbs of the Monastir Dialects, Rhi, LXXXXI (1933)
Romancea prov. = Romancea Provebriorium (ca. 1350), Ms. Acad. Hist.; Madrid, col. Salazar A-2,
publ. par A, Ríus Serra, RFE, XIII (1926)
Rosal = El Dr. Francisco del Rosal, Diccionario de la lengua castellana, Bibl. Nac. Madrid, ms. T 127
Ruiz = Jean Ruiz, Arciprste de Hita, El libro de buen amor, (ca. 1350), ed. J. Ducaminm, Toulouse, 1901
Sant. Refr. = Iñigo López de Mendoza, Marqués de Santillana (1398-1458), Refranes que dizen las
viejas tras el huego, Sevilla, 1508. Reedité par U. Cronon [R. Foulché-Delbosc], Rhi, XXV (1911)
Senil. = Seniloquim (1450-1500) - Bibl. Nac., ns. 19.343, publié par F. N. Santìn, RABM, X (1904)
Yehuda = I. E. Yehuda, Judeo-Spanish Proverbs, Zion, II (1927)
Nous remarquerons que quelques recueils de proverbes d'origine judéo-espagnole
sont inclus dans cette liste. Nous avons, en effet, utilisé quelques-uns de leurs proverbes
(cinq en tout) lorsque le sens faisait abstraction des différences confessionnelles entre
juifs et chrétiens.
__________
Les villancicos
Sont ajoutées entre parenthèses les ouvrages modernes d'où les villancicos utilisés
sont tirés. Le numéro de référence est précédé d'un “#” afin de faciliter la différenciation
avec les proverbes.
Voici les abréviations correspondantes :
M. F. = M. F. Alatorre, Lírica hispánica de tipo popular, Catedra, Madrid, 1994
Alín = J. M. Alín, El Cancionero español de tipo tradicional, Taurus, Madrid, 1968
S. R. = S. Romeralo , El Villancico, estudios sobre la lírica popular en los siglos XV y
XVI, Ed. Gregos, Madrid, 1969
__________
Les traductions
Nous indiquons en note les traductions des citations en espagnol dans le texte. Je me
suis efforcé de traduire les textes de la façon la plus proche possible du vocabulaire
espagnol car celui-ci nous fournit des indications intéressantes en ce qui concerne notre
étude. Cette attitude à l'inconvénient de ne pas toujours donner une structure correcte à
la traduction, ni un sens immédiatement intelligible dans notre langue. Afin d'y
remédier, je donne entre parenthèse des indications permettant de saisir le sens du texte
traduit. Lorsque les traductions peuvent susciter des doutes, je joins un point
d'interrogation, et je le commente dans la plupart des cas. Notons, en outre, que j'ai
respecté l'orthographe des noms propres en espagnol (San Juan par exemple) mais je les
utilise en français dans le texte.
CHAPITRE 1
L'APPRECIATION DU TEMPS CHRONOLOGIQUE COURT
La délimitation d’un temps chronologique déterminé comme court est
nécessairement subjective. Le fait de choisir l’année comme durée repose sur plusieurs
critères :
C’est une durée assez facilement délimitable qui repose sur le cycle solaire et, par
extension, sur l’alternance des saisons et du rythme de la nature. Si nous partons du
principe que l’économie du Moyen Age est essentiellement une économie de
subsistance, la mesure temporelle déterminante est celle de l’année, durée sur laquelle
évolue les cycles agricoles. Cette remarque est d’autant plus valable pour notre étude car
les classes populaires sont complètement dépendantes, du point de vue alimentaire, des
récoltes de l’année. Les textes étudiés reflètent d’ailleurs ces réflexions, les durées sont
toujours exprimées en unités temporelles égales ou inférieures à une année. Enfin et
surtout, j’associe au temps court un certain degré de précision dans les références au
temps, que ce soit pour exprimer la durée ou la situation dans le temps.
Notre analyse des références au temps court sera centrée sur trois critères : Nous
déterminerons, tout d'abord, les différents moyens d’appréciation disponibles par les
milieux populaires pour se situer dans l’année. Ces repérages possibles dans l’année ne
sont évidemment pas exclusifs de ces milieux. Il est néanmoins à noter que la gamme
d’indicateurs temporels dont bénéficiait le peuple, au moins dans les campagnes, était
beaucoup plus étendue. Je me réfère ici aux nombreux repères naturels dont le vulgaire
rural, nécessairement proche de cette nature, disposait. Nous tenterons, à cet effet, de
montrer à quel degré les textes renvoient une perception du temps proche de la nature.
Mais disposer de plus de repères ne signifie pas forcément bénéficier d’une perception
plus précise de ce temps court, problème qui concernera également ce chapitre. Pour
résumer, nous soulèveront ici les points suivants : les différents moyens d’apprécier
l’année médiévale et ses sub-divisions, le rapport plus ou moins important à la mesure
artificielle ou naturelle du temps et le degré de précision dans le repérage au temps sur
l’échelle d’une année.
I / La situation dans le temps :
Nous traiterons ici de la division chronologique de l’année. Bien sûr, cela ne
concerne pas seulement le temps médiéval, et ne ressort pas exclusivement de l’analyse
des textes présentés en introduction. Il me paraît néanmoins nécessaire de présenter les
différentes divisions possibles de l’année et ce à quoi elles se réfèrent afin de mettre en
valeur les différentes possibilités de repérage dans l’année dont dispose l’homme du
Moyen Age.
Dans ce sens, décliner l’année selon une division classique heure / jour / semaine /
mois... ne semble pas pertinent car chacune de ces divisions temporelles renvoie à une
conception différente du temps : elles furent déterminées, à l’origine, en fonction de
divers facteurs et de plus sont appréhendées différemment selon le calendrier utilisé.
Nous avons déjà abordé la possibilité de se repérer dans le temps selon des critères
naturels ou artificiels. Nous étudierons ainsi, selon cette première différenciation, les
appréciations possibles du temps selon les uns ou les autres. Toutefois, il y a un point
qu’il est nécessaire de soulever avant de commencer cette présentation. Il faut souligner
le rapport de dépendance étroit qui existe entre la division naturelle et artificielle de
l’année. Ce rapport est d’ailleurs principalement à sens unique, le calendrier “ laïc ” par
exemple est basé sur le cycle solaire. Ainsi je présenterai les divisions artificielles du
temps et en fonction de quoi elles ont été déterminées. Nous verrons ensuite s’il existe
une division naturelle possible du temps. Enfin nous confronterons ces données entre
elles et les textes analysés afin de déterminer à quel repérage temporel le peuple se
réfère principalement et à quelles autres hypothèses ces résultats peuvent amener.
1 / Division artificielle de l’année71
Deux déterminations différentes du temps coexistaient : les systèmes civil et
lithurgique. On se réfère aux deux dans les recueils de proverbes et les Cancioneros, et
nous verrons dans quelles proportions après les avoir présentés.
a / La mesure civile du temps :
Le calendrier officiel a pour origine le calendrier Julien (instauré par Jules César en
45 AC) qui divise l’année en douze mois. Initialement, le mois dérive du rythme lunaire,
En effet, c’est le cycle le plus facilement appréciable après celui du jour, 29 jours
séparent environ deux pleines lunes. Avec l’adoption du calendrier solaire, l’unité du
mois d’environ 30 jours fut gardée, sans plus de relation néanmoins avec le cycle
lunaire. Le mois est donc avant tout une division devenue artificielle de l’année, dont la
délimitation ne repose sur aucun fondement naturel. C’est l’unité de base du calendrier
civil, dont le nombre de 12 est constant. Il divise l’année de façon symétrique et
quasiment régulière. Le jour civil est avant tout une division du mois. La division civile
du jour en 24 heures correspond à celle que l’on utilise actuellement. C’est une division
artificielle et stable du jour.
b / La semaine :
La semaine est une mesure temporelle un petit peu particulière. Elle est héritée du
calendrier romain mais l’apposition du dimanche comme jour de célébration lithurgique
lui a donné un certain caractère religieux. C’est aussi une création humaine, artificielle,
sans fondements naturels. Elle se compose de sept jours selon l’ancienne tradition
hébraïque. La nouveauté chrétienne est que le jour de repos est déplacé au dimanche
(Nicée 325). Il est à noter que le dimanche, jour de la résurrection du Seigneur est le
seul qui ait un caractère religieux. Ce jour se substitue (plus ou moins) au jour du soleil
du calendrier hebdomadaire gréco-romain. Les autres dénominations de jour ont
cependant été conservées. Chacun d’entre eux était considéré initialement comme sous
l’influence de la planète / déité dont ils portaient le nom. On peut noter que l’Eglise
71
Les informations qui ont trait au mesures civiles et religieuses du temps sont extraites des études
suivantes: J. Attali, Histoire du temps, Paris, 1982, J. Le Goff, El orden de la memoria, el tiempo como
imaginario, Barcelone, 1991, Germano Pàttaro, La conception chrétienne du temps, dans Les cultures et
le temps, Paris, 1975.
proposait une dénomination différente des jours de la semaine mais qui n’a jamais été
assimilée par les milieux civils et populaires.
c/ La mesure religieuse du temps :
C’est un calendrier fondamentalement annuel dans le sens où c’est dans cette période
qu’il s’inscrit. L’année est théoriquement divisée en quatre périodes (qui ne sont
d’ailleurs pas indépendantes de la division saisonnière de l’année) : de Pâques à la
Pentecôte, de la Pentecôte à septembre, de septembre au Carême, et du début du Carême
jusqu’à Pâques. Cette division n’est donnée qu’à titre d’information car elle n’a aucune
répercussion dans les textes étudiés. Deux caractéristiques principales se dégagent du
calendrier religieux : L’année est rythmée par la célébration dans une journée d’un
certain nombre de Saint(e)s. A cet ensemble de célébrations qui recouvre de façon
discontinue les trois cent soixante jours de l’année, se superposent deux grands cycles
lithurgiques : le cycle Pascal lié à la mort et la résurrection du Christ et celui de la
Nativité.
Le cycle Pascal est certainement le plus important. C’est facilement compréhensible:
il commémore le sacrifice du Christ, il réaffirme et justifie par la même occasion la
religion chrétienne. Le Christ est mort pour sauver les hommes et c’est la mission de
l’Eglise chrétienne de répandre ce message. Le dernier jour du cycle Pascal est d’ailleurs
la Pentecôte, où l’on célèbre la “ descente du Saint Esprit ”, don du Christ à l’Eglise
chrétienne désignée ainsi pour être son témoin dans le monde. La semaine Pascale a été
la première à se dégager du calendrier hebdomadaire indifférencié tel qu’il l’était au
premier siècle ap JC. Le concile de Nicée de 325 fixa le jour de Pâques au premier
dimanche qui suit la première pleine lune de printemps (soit la première lune suivant le
21 Mars). Ce caractère lunaire de la semaine de Pâques va prendre d’autant plus
d’importance que deux périodes vont être associées à la semaine de Pâques, l’ensemble
formant le cycle Pascal. La période de Carême englobe les sept dimanches qui précèdent
la Pâques. Originellement un temps de conversion, c’est surtout pour le peuple médiéval
un temps de jeûne et d’abstinence sexuelle (a priori), où le chrétien est censé suivre le
modèle du Christ. Enfin le cycle Pascal se termine 50 jours après le dimanche de la
résurrection, avec celui de la Pentecôte.
A côté de ce cycle lunaire, on célèbre aussi celui de la nativité du Christ, estimée au
25 décembre. Le 25 décembre n’est cependant que le temps fort de ce cycle. Il
commence en effet avec l’Avent, période de quatre ou cinq semaines avant la Noël ,
temps de l’attente de la venue du seigneur et se termine par l’Epiphanie, date à laquelle
le Christ fut présenté au monde.
Ainsi se dégagent quelques temps forts du point de vue religieux : les semaines de
Pâques et de Noël ainsi que certaines concentrations de fêtes, généralement marquées
par un jour Saint, mais dont le caractère de fête est loin d’être toujours religieux. La
Santa Águeda était par exemple célébrée en l’honneur de la femme, la San Sebastían
était liée à la lutte contre la peste, la célèbrissime Saint Jean bien sûr n’avait rien d’une
commémoration religieuse. Il est à noter cependant que les fêtes populaires étaient
presque toujours recouvertes d’un vernis religieux ou du moins étaient liées au cycle
lithurgique annuel (les trois jours de Carnaval par exemple précédaient généralement le
mercredi des Cendres). Nous reviendrons plus en détail sur ce que les textes renvoient
de ces commémorations et célébrations.
Finalement, le calendrier religieux propose une manière assez discontinue
d’appréhender l’année. S’il est vrai que la semaine est une répétition régulière d’une
certaine durée (sept jours) elle ne s’insère pas exactement dans le cycle de trois-centsoixante-cinq jours de l’année (on ne peut diviser trois-cent-soixante-cinq par sept). Les
jours des Saints ne reposent sur aucune volonté de décompte régulier du temps et le
cycle Pascal varie, se déplace chronologiquement tous les ans. La manière religieuse de
mesurer le temps est assez proche de la nature : le système d’heures canoniales, par
exemple, varient selon la durée d’ensoleillement; le dimanche de Pâques est célébré un
jour de pleine lune... Enfin, il est à noter que l’unité de base fondamentale du calendrier
rituel est la journée : la semaine n’est jamais qu’un groupement de sept jours, un Saint
est célébré sur une journée, les cycles religieux sont axés sur les jours de Pâques et
Noël, desquels dérivent d’autres célébrations, elles-mêmes basées sur une journée
(Epiphanie, Mercredi des Cendres, Dimanche des Rameaux, Jeudi Saint, Pentecôte...)
L’Eglise proposait aussi une division particulière de la journée. Elle était divisée
selon sept heures canoniales, l’intervalle entre chacune était d’environ trois heures plus
ou moins élastiques. Elle fut initialement établie par la règle de Saint Benoît et ces
heures correspondaient aux moments où les moines devaient s’acquitter de leurs offices.
Laúdes correspondait à peu près à trois heures du matin; prima, six heures; tercia, neuf
heures; sexta, midi; nona, trois heures de l’après-midi, vísperas, six heures et completas,
neuf heures du soir. Ces heures se propagèrent dans les campagnes par l’intermédiaire
des monastères, puis du clergé séculier à partir de l’époque Carolingienne. Nous
pouvons noter que cette division de la journée suit la course du soleil et varie donc selon
le moment de l’année. J.Attali explique la rapidité de la diffusion de ce système d’heure
en occident “ car les intervalles de temps qu’il définit...sont mieux adaptés aux rythmes
de l’époque que ne le sont les intervalles romains ”72.
d / Confrontation des mesures officielles du temps :
Les tableaux suivants rassemblent le nombre de référence aux unités temporelles
dans les textes étudiés. Le premier concerne les références à un jour, un mois, une date
propre à chacun des calendriers (lundi, mars, Saint Pierre, dimanche de Pentecôte...). Le
deuxième compile les références aux unités temporelles en tant que durée citée pour
elle-même ou à titre d’indicateur de comparaison / repérage (deux mois, un jour de
pluie...). Le troisième tableau présente le nombre de références à une heure canoniale ou
civile.
Correas
Ref. Jours s em aine
Ref. M ois
Ref. Jour S aint
Ref. c y c le pas c al
Ref. jour dans c y c le pas c al
Ref. c y c le nativité
Ref. jour dans c y c le nativité
Total ref. relig (s ans les S aints )
O 'K ane
104
413
250
44
14
19
6
83
Tableau 1. Les mesures temporelles comme unité de datation
72
J. Attali 1982 p. 81
14
4
4
6
0
0
0
6
Canc ionero
10
9
17
3
1
2
1
7
Correas
Jour
Semaine
Mois
Année
O'Kane
60
9
16
133
13
1
3
9
Cancionero
13
0
1
9
Tableau 2. Référence à une unité temporelle comme unité chronologique intrinsèque
Correas
Canoniales
Civiles
O'Kane
7
8
Cancionero
1
0
0
2
Tableau 3. Les heures
Ces tableaux nous amènent à soulever quelques questions : A quels repérages
temporels se réfère-t-on le plus ? Quelles sont les unités temporelles privilégiées et
comment peut-on expliquer ces résultats ?
Le mois
Tout d’abord, nous remarquons le nombre très important de références à un mois de
l’année, pour le moins dans le Refranero de Correas. Est-ce à dire que l’unité temporelle
privilégiée est le mois ? Si l’on se reporte au tableau nº2, nous nous rendons compte du
très faible nombre de références au mois en tant que durée propre. Nous pouvons donc
en conclure que le mois est abordé en tant que fraction de l’année et non en tant que
durée intrinsèque. Autrement dit, le mois sert à se repérer dans l’année, mais on ne
cherche pas à se repérer dans le mois et l’on n'utilise pas le mois pour mesurer une durée
égale ou supérieure à celui-ci, à part en ce qui concerne certains cas très précis. L’âge en
est un : “ Niño de un mes, tente en tus pies 73” Le mois sert trés rarement (trois
références) à mesurer une durée, et ne la précise pas toujours pour autant : “ Seiscientos
meses no se van de balde 74”. Les rares références à un repérage à l’intérieur du mois ne
sont pas plus convaincantes : “ ..., tres en un mes, ... 75”, “ Al quinto día, verás que mes
habrás 76”. Sans compter que dans un certain nombre de références dénombrées, le
proverbe existe avec le mois, mais aussi avec l’année ou le jour ou autre : “ Antes que
pasen por aquí un mes ” ou “ ...cuatro días ” ou “ ...un año 77”.
La semaine
Le cas de la semaine est à cet égard assez similaire à celui du mois. Les jours de la
semaine sont fréquemment cités mais la semaine en tant que durée propre n’est pas
utilisée. Le découpage de la semaine correspond à un cycle de jours et c’est dans ce sens
qu’elle est appréhendée. La durée hebdomadaire est aussi utilisée dans quelques cas : les
semaines de fêtes “ semana de herrero 78”, l’enfance “ Niño de tres semanas... 79”...
Mais c’est largement insuffisant pour infirmer ce constat.
73
Enfant d'un mois, tiens-toi sur tes pieds.
Six-cents ans ne s'en vont pas gratuitement.
75
"..., trois en un mois,..." Correas : Accessions à sa femme. p. 486
76
Au cinquième jour, tu verras quel mois tu auras.
77
Avant que en passe par ici un mois, ou quatre jours, ou un an.
78
Semaine de forgeron. Correas : désigne une semaine sans fête.
74
Si nous voulions résumer les deux précédents paragraphes, nous pourrions dire que le
mois est seulement perçu comme une division de l’année, il permet de se repérer dans
celle-ci. La semaine semble être avant tout un groupement de sept jours, une durée qui
permet d’appréhender le temps sur une échelle un peu plus importante que le rythme
quotidien, mais ne suscite pas, autrement, d'intérêt. Il semble donc que les deux
mesures temporelles privilégiées sont l’année et le jour. Un coup d’œil jeté vers les
références aux jours et années comme durées vient confirmer cette hypothèse.
L'heure
Un très grand nombre de proverbes se référent au terme “ hora80 ”. Ce cas est
toutefois différent. On désigne par hora tout ce qui concerne une durée à très court
terme sans plus de précision. Le système religieux de décompte des heures incluait une
mesure du temps très court, dont la plus petite unité, l’atome, était égale à environ un
seizième de seconde ! Il se déclinait en point (un quart d’heure), moment (une minute et
demie), once (sept secondes et demie) et atome. Le système existait, donc, mais n’était
pas utilisé; du moins aucune unité temporelle inférieure à l’heure n’apparaît dans les
textes. Les termes de “ rato81 ” et “ punto82 ” apparaissent de temps en temps (une
dizaine de fois chacun, tous textes confondus) mais ne se réfèrent à rien de précis : “ Lo
que en muchos años rrecabdado non as, / quando tú non cuydades, en un rrato lo
avrás. 83” (Ruiz 579), rato prend toujours cette signification de moment très court, sans
plus de précision “ Anda aguja, que el sábado viene; punto pascual y salto de liebre.84 ”
fait ici à la fois allusion à une couture de vêtement et au fait que la fête de Pâques ne
dure que peu de temps... “ Antes de la hora gran miedo; venidos al punto, venidos al
miedo 85”... Les termes sont peut-être passés dans le vocabulaire mais ont perdu la
signification chronologique précise qu’ils avaient à l’origine. Hora est donc utilisé mais
ne concerne pas forcément l’heure religieuse ou civile.
Jour et an
La notion de jour est assez difficile à analyser car elle recoupe le jour naturel, la
semaine, le mois, l’année (Saints et autres). Si nous nous concentrons sur le mot día86,
(ou ceux qui y sont liés, hoy, mañana, ayer87 par exemple), nous prenons la mesure de
l’importance de cette unité temporelle : par le nombre de références, bien sûr, mais aussi
par le caractère de cycle fini, suffisant en lui-même, qu’il prend souvent. Le proverbe
suivant symbolise très bien ce constat : “ Entre hoy y mañana se acabará algo88 ”,
demain est un autre jour et “ Todos los dìas no son iguales 89 ”.
79
Enfant de trois semaines.
heure.
81
instant / moment.
82
Point
83
Ce qu'en beaucoup d'années tu n'as pas récupéré, en un instant tu l'auras.
84
Active-toi, aiguille, que le samedi arrive, point pascal et saut de lièvre.
85
Avant l'heure, grande peur, arrivé l'instant, arrivé à la peur.
86
Jour
87
Aujourd'hui, demain, hier
88
Entre aujourd'hui et demain se finira quelquechose.
89
Tous les jours ne sont pas identiques.
80
Le même genre de réflexion caractérise les proverbes qui se référent à l’année. Ils
sont nombreux et l’année est considérée comme une échelle en soi. Nous nous
attarderons longuement sur cette période et son découpage au chapitre suivant.
L’analyse des données qui correspondent au calendrier religieux confirme
l’importance du jour et de l’année (j’ai déjà souligné le caractère annuel et journalier du
calendrier religieux). Nous notons, en effet, le grand nombre de références aux moments
forts de ce calendrier ainsi qu’aux jours de Saints. Le calendrier religieux était
principalement perçu en terme de fête (les proverbes ne font jamais référence à
l’acception religieuse de n’importe quelle date). Chacune d’entre elle se célébrait sur un
jour, que ce soit une fête unique ou un jour de fête dans un cycle. Il est, en outre, très
intéressant de noter que l’on retrouve sur une journée de Saint le même genre de
réflexions qui concernent un mois : Par exemple “ Por San Francisco se siembra el
trigo; la vieja que lo decía, ya sembrado la tenía90 ” ( que l’on pourrait comparer avec
“ Por septiembre, quien tiene pan que siembre 91” “ octubre, echa pan y cubre92 ” ) ou
“ Por San Siste busca las uvas donde las viste.93 ” (“ Agosto madura y septiembre
vendimia la uva y fruta 94”...). Si l’on part du principe qu’une activité telle que semer,
récolter... dépend de l’environnement naturel et climatique, le fait d’attribuer un jour
précis pour l’effectuer montre l’importance que celui-ci avait en tant que repère
temporel, même s’il est certain que ce genre de proverbe ne servait qu’à titre de repérage
approximatif.
Mesure religieuse ou civile du temps ?
Il faut donc faire la différence entre un jour, une semaine... perçu en tant que durée
propre ou comme rapport à une autre durée supérieure ou inférieure. Le nombre de
références au mois notamment, doit donc être relativisé dans ce sens. D’où la difficulté
de déterminer à quel calendrier les milieux populaires avaient le plus recours, difficulté
d’autant plus grande que les textes étudiés proviennent des milieux ruraux
principalement, mais aussi urbains dans une certaine mesure, et de nettes différences
devaient exister entre les deux. Une alternative facile serait de dire que l’homme du
peuple utilisait le calendrier qui répondait le mieux à ses besoins et qu’il avait recours
dans ce sens aux repères temporels qui l’arrangeaient. Le fait que presque aucun texte ne
fasse référence à un jour dans le mois (le 3 juillet, le 16 avril...) témoigne dans ce sens :
le mois ne lui servait qu’à se repérer, mieux, à prévoir et appréhender le cycle de
l’année, de la même façon qu’une date religieuse pouvait lui servir de point de repère.
Le recours aux deux divisions horaires de la journée ne nous aide pas beaucoup dans
ce sens : En effet, nous constatons que les proverbes ne tranchent pas vraiment le
problème. Nous remarquons d’abord que très peu de textes se référent à une heure, de
quel type que ce soit, et que les deux types d’heures sont cités de façon égale. Une
phrase proverbiale pourrait peut être résumer la situation : “ Entre once y nona 95” Ce
proverbe mélange les deux systèmes comme devait certainement le faire l’homme du
90
Pour la San Francisco, on sème le blé, la vieille qui le disait déjà semé l'avait.
En septembre, que celui qui a du pain sème.
92
Octobre, jette le pain et recouvre.
93
Pour la San Siste, cherche les raisin où tu les as vus.
94
Août porte à maturité, et septembre vendange raisin et fruits.
95
Entre onze heures et none. Correas : lorsque quelqu’un arrive en retard.
91
Moyen Age, pour peu qu’il ait vraiment eu recours à un système de décompte des
heures.
2 / Division naturelle de l’année
En plus des divisions officielles du temps, le peuple pouvait avoir recours à une
division naturelle de l'année. Nous nous bornerons à la présenter succinctement ici car,
de par sa nature, cette division du temps est basée sur des indicateurs naturels que nous
verrons dans la partie suivante. Nous pouvons néanmoins distinguer les deux rythmes
suivants : le cycle jour / nuit et le cycle annuel. Le cycle lunaire est ici écarté. En effet, si
les textes ont parfois trait à la lune et aux connotations qui y sont associées, ils ne
renvoient aucun écho de cycle lunaire utilisé comme découpage chronologique de
l’année.
a / Le cycle diurne
La division jour / nuit s’impose d’elle même : elle repose sur le cycle quotidien du
soleil, la journée commençant ici avec l’aube et se terminant avec le crépuscule. Cette
journée varie avec les saisons et la durée d’ensoleillement reflète donc le taux d’activité
des hommes, nous verrons dans quelle proportion au chapitre suivant.
b / Les saisons
L’année est rythmée par la nature dans son sens large. Le rythme de l’agriculture a
bien sûr son importance mais ne parait pas ou peu utilisé comme mesure chronologique
autonome. On se réfère bien sûr aux évolutions des récoltes et facteurs qui y sont liés,
mais c’est par l’intermédiaire d’autres indicateurs temporels, les mois et les Saints,
principalement, que ce cycle est abordé. Les saisons au sens climatique aussi bien que
chronologique du terme sont par contre très citées dans les proverbes et chansons
populaires. En ce qui concerne ces saisons, le peuple en distinguait deux, l’hiver et l’été
au lieu des quatre actuelles. Le printemps n’est en effet cité qu’une fois, dans le recueil
de Correas, l’automne trois fois, toujours dans ce même recueil par opposition à la
cinquantaine de proverbes qui commentent été et hiver. Ces quelques références ne sont
en aucun cas généralisables en ce qui concerne leur utilisation (Correas souligne
d'ailleurs (p. 137) que automne et printemps sont exclusivement utilisés par l'élite
cultivée, les astronomes en particulier). L’année était donc divisée en deux et les limites
entre ces saisons paraissaient assez vagues. L’hiver commencerait avec les premiers
froids : “ Día de San Miguel, quita el agua a tu vergel96. ” mais plus vraisemblablement
(et indépendamment de Correas), l’hiver est fixé à partir de début novembre : “ San
Simón y Juda, negua el duda.97 ”, “ Entre Todos Santos y Navidad, es invierno de
verdad. 98” mais un autre proverbe situe différemment l’hiver : “ Un mes antes y otro
después de Navidad, es invierno de verdad. 99”, la saison paraît-être associée ici avec les
périodes des plus grands froids. A propos du début de l’été, nous sommes encore moins
informés, seul le proverbe “ Una golondrina no hace verano, ni una sola virtud
bienaventurado100 ” parait situer l’été avec la venue des hirondelles soit dans le courant
96
Jour de San Miguel [29-09], quitte l'eau à ton verger (sens: cesse d'arroser ton verger). Correas : Car on
entre déjà en hiver et il pleut.
97
San Simon et Judas [28-10], plus aucun doute ne réside. Correas : L'expression signifie : “ l'hiver est
entré ”.
98
Entre la Toussaint [01-11] et et Noël, c'est véritablement l'hiver.
99
Un mois avant et aprés Noël, c'est véritablement l'hiver.
100
Une seule hirondelle ne fait pas l'été, ni une seule vertu fortuné.
du mois de mars. La venue des saisons parait en fait être très relative, comme le montre
le proverbe suivant : “ Cuando la Candeleria plora, el invierno es fora; cuando ni plora
ni hace viento, el invierno es dentro; y cuando rié, quiere venire. 101”. La bipolarité été /
hiver est très marquée dans les textes et lorsque une saison est citée c’est très souvent
par opposition à l’autre. L’hiver seul est cité dix-huit fois dans le recueil de Correas,
l’été six fois, la confrontation des deux saisons apparaît par contre dans vingt-neuf
proverbes. C’est donc l’année dans son ensemble qui est envisagée dans ces derniers, les
saisons ne servent ici qu’à mieux appréhender cette période et ses deux grandes
composantes.
3 / Confrontation des données obtenues
Le sous-chapitre consacré aux mesures artificielles du temps visait entre autre à
mettre en valeur le jour et l’année comme durées et repères privilégiés par le peuple du
bas Moyen Age. Ceci au détriment du mois, de la semaine et des heures. Nous nous
rendons compte sans surprise que ce constat s’insère très bien avec l’appréciation
naturelle du temps, basée sur les cycles solaires. De là à affirmer que le peuple avait une
conception essentiellement naturelle du temps, ce serait conclure précipitamment. Il faut
toujours avoir à l’esprit le nombre très important de références aux mois et aux saints de
l’année notamment, et ceci implique une certaine connaissance des calendriers civils et
religieux. J. Attali102 présente le peuple médiéval des campagnes comme exclusivement
attaché au rythme de la nature, connaissant à peine le jour de la semaine ni les dates de
l’année. Nous verrons par la suite à quel point l’on peut appuyer ou infirmer cette
hypothèse mais elle est certainement exagérée103. Etudier à quels indicateurs temporels
(naturels ou artificels) se réfère-t-on le plus, peut nous aider à préciser les propositions
précédentes
II / Les indicateurs temporels :
Par l'intermédiaire des indicateurs temporels, les milieux populaires pouvaient avoir
une perception concrète du temps chronologique. Par conséquent, lorsque ces
indicateurs manquent, l’homme du Moyen Age devait basculer dans un système abstrait
de représentation du temps. Ceci n’était pas nécessaire cependant sur la durée d’une
année. La fréquence du recours à tel ou tel type d’indicateur permet de nous aider à
comprendre à quel point les milieux populaires étaient proches de la nature. De plus, ces
indicateurs temporels renvoient à une certaine conception de la société et de la nature
qu’il est intéressant d’étudier. Nous présenterons tout d’abord les indicateurs temporels
“ artificiels ” tels qu’ils apparaissent dans les proverbes et chansons traditionnelles.
Nous nous pencherons par la suite sur les indicateurs naturels pour confronter enfin
l’ensemble dans une dernière partie.
1 / Officiels
a / La cloche
101
Quand la Chandeleur [début février] pleure, l'hiver est parti; si elle ne pleure ni vente, l'hiver reste, et
quand elle rie, il veut venir. Correas nous aide à comprendre ce proverbe : s’il pleut beaucoup début
février, la saison des pluies touche à sa fin et l’été approche, sinon il pleuvra encore après et l’été se fera
attendre.
102
J. Attali 1982 p. 125
103
Il aurait été intéressant, dans ce sens, de pouvoir déterminer quel calendrier les milieux populaires
utilisaient le plus. En effet, la détermination religieuse du temps se cadre plus sur le cycle naturel, au
moins en ce qui concerne la répartition des heures.
Ceux-ci s’expriment principalement sur l’intervalle d’une journée, et dans ce cadre la
cloche tient bien sûr une place privilégiée. Le mot cloche (ou le champ sémantique qui y
est lié) apparaît assez régulièrement dans nos textes : dix-huit fois dans le Cancionero
traditionnel, cinq fois dans le recueil d’E. O’Kane et une dizaine de fois dans celui de
Correas. Nous constatons que les proverbes font finalement assez peu trait à la cloche.
Cela tient certainement à la nature du proverbe qui traite rarement un sujet pour luimême mais confronte divers éléments dans le but de délivrer un message, un sermon...
Ce constat n’est d’ailleurs pas spécifique à la cloche mais est valable pour la plupart des
indicateurs temporels. De par sa nature plus narrative, les chansons traditionnelles font
plus souvent référence aux indicateurs temporels, de quel type que ce soit. En outre, le
thème central du Cancionero est celui de l’amour, sujet qui, par nécessité, est très lié au
temps : certains mois / saisons sont plus propices aux ébats amoureux, le jour, la nuit,
l’aube ont un rôle déterminant dans la symbolique liée à la lyrique courtoise et
traditionnelle.
Comment se réfère-t-on à la cloche ? Quelles sont ses différentes fonctions ? Est-elle
plutôt civile ou religieuse dans les textes ? Notons tout d'abord la forme impersonnelle
utilisée lorsque l'on traite de sonner les cloches. Ainsi la troisième personne du pluriel
(qui exprime le “on” en espagnol) est utilisée presque systématiquement: “ Las ánimas
han dado... ” “ Tañen a la queda... ” (Alín #124). La cloche n'est pas abordée comme
outil autonome mais pas rapport aux personnes qui la sonne. Cependant, l'utilisation du
“on” sous-entend que l'utilisation de la cloche est du domaine de la communauté et non
d'un individu.
Cependant, quand la tournure impersonnelle n'est pas utilisée, la cloche devient
associée à certains groupes sociaux. La cloche devient un instrument de contrôle de la
communauté : la cloche est un instrument inhérent à celle-ci, soit, mais est en
possession d'un groupe ou d' un individu. Celui-ci maîtrise donc le temps horaire de
cette communauté. Qui contrôle donc la cloche ? Nous savons que celle-ci fut instaurée
au haut Moyen Age par les monastères. Au XIVe et XVe siècles, elle n’est plus
exclusivement utilisée par les ordres religieux et les pouvoirs civils en avaient aussi le
contrôle104. Les proverbes nous renseignent en ce sens : trois se référent à la cloche
comme contrôlée par les pouvoirs civils, quatre sont liés explicitement à l’Eglise, cinq
sont associés à l’annonce d’un office religieux ou d’une mort et trois derniers proverbes
sont indéterminés. Le Cancionero traditionnel ne nous aide pas beaucoup, quinze sont
indéterminés (la troisième personne du pluriel est la plupart du temps utilisée) et trois
concernent l’appel à la messe ou la sonnerie des morts. Voici comment l’on pourrait
résumer la situation : Nous ne pouvons pas déterminer, en milieu urbain, qui sonne les
cloches, seuls les proverbes suivants semblent confirmer l’utilisation de la cloche par les
pouvoirs civils : “ Por las haldas del Vicario sube el diablo (o la moza) al
campanario105 ” et surtout “ A qual barba, tal scala, qual concello, tal campana106.”
(Romancea, prov. 365). En outre la cloche a son rôle en temps de guerre : “ Tañen a la
queda..107. ”, “ En Campaña madre / tocan a la leva... 108” (Alín #124 & 927). Dans les
campagnes cependant, nous possédons plus d’informations. “ Las campanas de
104
J. Attali 1982 p. 76
Pour les robes du Vicaire monte le diable [ou les jeuens filles] au campanile.
106
A telle barbe, tel honneur, tel conseil, telle cloche.
107
On sonne le couvre-feu..
108
Dans les campagnes ma mère, on sonne la levée...
105
Anadón, quien los toca suyas son. 109”, ce genre de proverbe se répète plusieurs fois.
Voici ce que Correas nous apprend à ce propos : “ ...porque en chico lugar casi no hay
quien las taña sino el dueño110 ”. Dueño est pris ici comme propriétaire des cloches ? du
village ? chef du village? Nous ne pouvons en savoir plus. L’association cloche / Eglise
paraît cependant être déterminante : “ Quien lleva las obladas, que taña las
campanas 111”, “ Bienes de Iglesia son bienes de campana, Dios los da y el diablo los
derrama 112” (ce proverbe est utilisé lorsque l’on se plaint que l’argent donné à l’Eglise
est gaspillé de façon ostentatoire). L’association Eglise / cloche est encore plus forte
dans deux autres proverbes où l’on utilise simplement la métaphore : “ Bienes de
campana, si florecen, no granan113 ”... L’Eglise utilisait de plus la cloche pour appeler
les fidèles à la messe “ Mi querido es ydo al monte / y ya tañen la oracíon : / no se
puede tardar, non. 114” (Alín #852)... et l’on peut remarquer ici que l’appel à la messe
servait aussi de repère temporel. L’Eglise sonnait les cloches à l’annonce d’une mort
comme le montre le villancico suivant : “ Tañen a la misa / repican a las dos / murióse
una vieja / perdónela Díos 115” (S. R. #402). La cloche paraît donc principalement être
liée à l’Eglise, du moins dans les campagnes. Par extension, la mesure artificielle du
temps semble être plutôt contrôlé par celle-ci. Ses pratiques lithurgiques régulières
pouvaient, par ailleurs, aussi fournir des points de repère dans la journée : “ En hora
mala Antonela, fuistes a misa y volvistes a nona116 ”.
Autres indicateurs
L’Eglise n’offrait pas seulement des points de repère temporels, mais aussi des
durées de référence dont le peuple pouvait avoir recours pour mesurer une période de
temps plus ou moins courte. Nous avons déjà parlé de l’heure comme plus petite unité
temporelle officielle utilisée. Nous savons cependant que l’on utilisait certaines durées
de référence pour mesurer le temps très court, le temps d’un Pater Noster117 par
exemple. On ne trouve aucune référence de ce type dans les recueils étudiés mais les
proverbes suivants : “ Esos son mis misas y mis pasatiempos118 ”, “ Irse antes de ite
misa es.119 ” montrent que prière ou messe pouvaient, à l’occasion, être utilisées dans un
sens chronologique.
b / L'horloge
Existe t’il un temps exclusivement civil ? Très peu de textes nous renseignent à ce
propos. Mais à part la cloche, l’horloge pourrait être considérée comme instrument civil
du contrôle du temps. Le recueil de M. O’Kane y fait peu allusion (trois références), le
Cancionero pas du tout. Celui de Correas est plus fourni (une dizaine de références)
109
Les cloches d'Anadón, celui qui les sonne les possède.
Car en petit lieu, il n'y a presque personne qui les sonne sinon leur propriétaire (?).
111
Celui qui lève l'obole, qu'il sonne les cloches.
112
Biens d'Eglise sont biens de cloche, Dieu les donne et le diable les gaspille.
113
Biens d'Eglise, si ils florissent, ils ne portent pas de fruits.
114
Mon amour est parti à la montagne / et déjà on sonne l'oration : / il ne peut plus tarder, non.
115
On sonne la messe / on resonne à deux heures / un vieille est morte / que Dieu lui pardonne.
116
En mauvaise heure, Antonella, tu t-en fus à la messe et tu revins à none.
117
Attali 1982 p. 123, E. Le Roy Ladurie, Montaillou : Village occitan de 1294 à 1324, Paris, 1975 p.
419
110
118
119
Ce sont mes messes et mes passe-temps.
S'en aller avant le ite misa es.
mais est déjà plus tardif (début XVIIe Siècle). Un proverbe extrait de ce dernier est
toutefois intéressant : “ En lugar do no hay reloj, hoj.120 ” et Correas nous explique
“ ....porque es pobre y no se ha de hacer allí mansión 121” mais l’horloge n’était pas tant
répandue, à la fin du Moyen Age, pour que ce proverbe puisse être pris au pied de la
lettre. Rien de concluant, donc, en ce qui concerne le contrôle civil du temps.
c / La chandelle
Il existe enfin un dernier moyen artificiel d’appréhender le temps : la chandelle. La
chandelle offre tout d’abord une durée de comparaison, liée à la vitesse à laquelle elle
fond. Mais peut-être le plus important est que la chandelle permet de se dégager du
rythme contraignant du cycle jour / nuit. Elle est d’ailleurs fondamentalement associée à
la fois à la lumière et à l’obscurité. A la lumière comme l’image positive et sociale
qu’elle dégage, “ candil de la calle...122 ” par exemple, renvoie à l’image de quelqu’un
qui a un comportement agréable en dehors de chez lui, “ como unas candelas 123”
s’utilise pour désigner quelque chose de gracieux. Mais lorsque qu’elle est consumée,
l’obscurité et ses connotations revient : “ Cuando viene la mecha no aprovecha124 ”. La
bougie est de plus, souvent utilisée comme métaphore ou comparant de la vie. Ainsi
dans ce très beau proverbe “ Com la candela mesma, cosa tal es el omre / Franco : que
se ella quema por dar a otro lomre125. (Sem Tob Prov morales 297-298) ” ou encore
“ Media vida es la candela, pan y vino la otra media. 126”. Par extension, elle est aussi
liée à la mort (“ Acabáse la candela 127” est utilisé pour mourir) et il semble que l’on
allume la bougie en cas de décès : “ Estar con la candela en la mano 128” signifie être
sur le point de mourir, ou encore dans ce proverbe “ Hongo (aussi Caracol de...) de
mayo, candela en la mano. 129”. La bougie est ainsi un symbole idéal comme
représentation du temps à la fois chronologique et humain.
2 / Les indicateurs naturels
Ils sont très nombreux et nos textes ne nous donnent certainement qu’un aperçu de
cette variété. Nous présenterons tout d’abord ceux qui concernent la journée puis ceux
qui permettent de se repérer dans l’année.
a / Au quotidien
Le jour et la nuit
L'ensoleillement est bien sûr l’indicateur incontournable pour appréhender la journée
mais la position du soleil dans le ciel n'est jamais abordée. Il est assez difficile de se
faire une idée précise des images associées au jour, à la nuit, à l’aube... dans nos textes.
Ces notions apparaissent régulièrement dans le Cancionero mais sont assez
120
Où il n'y a pas d'horloge, (?) (éviter ?).
Car le lieu est pauvre et on ne doit pas s'y établir.
122
Chandelle de la rue...
123
Comme quelques bougies.
124
Quand arrive la mêche, on ne profite plus.
125
La chandelle est à l'image de l'homme, Franco (?), elle se consume pour donner de la lumière aux
autres personnes.
126
Une moitié de vie est la chandelle, pain et vin l'autre moitié.
127
La chandelle s'est éteinte.
128
Etre avec la chandelle à la main.
129
Champignon (ou escargot) de mai, chandelle à la main. Correas : Car il tue.
121
contradictoires. En effet, la nuit est présentée comme la période idéale de l’amour. Des
villancicos du type “ Nochecitas de Julio /y ayres del Prado, / dezí a mis amores / que
aquí me aguardo. 130” (Alín #758) sont couramment cités dans le Cancionero
traditionnel. Néanmoins, nous rencontrons, à propos de la venue du jour le type de
poème suivant : “Venga con el día / el alegría, / venga con el alva / el sol que nos
salva.131” (Alín #840). Le Cancionero n’est, de toute façon, certainement pas très
révélateur des perceptions liées au jour et à la nuit, dans le sens où l’amour est le thème
central, et les autres concepts ne sont souvent abordés qu’en fonction de celui-ci.
La nuit était vue au Moyen Age comme une période néfaste selon J. A Garcìa
Cortázar132, comme “ ....momento del pecado y del diablo 133”. Du point de vue
chronologique, il faut souligner que, dans les campagnes, le temps “ s’arrêtait ” avec la
nuit. Le décompte des heures religieuses par exemple ne concernait que la journée, la
première cloche était sonnée à environ trois heures du matin. Et même si le système
civil des heures était adopté, il y a fort à parier que personne ne les sonnaient pendant la
nuit. En ville par contre, avec le décompte régulier des heures, la perception négative de
la nuit a certainement évolué. Elle devient moins ce grand vide qui sépare le coucher et
le lever du soleil (on utilise par exemple “ Entre dos luces134 ” pour dire que l’on est en
doute), mais passe à un temps rythmé, contrôlé (donc rassurant) par la cloche puis par
les horloges. Tout cela n’est cependant que conjoncture, nos proverbes et chansons nous
renseignent assez peu à ce sujet. En ce qui concerne les proverbes, nous soulignerons
seulement que à “ noche135 ” est souvent lié le qualificatif “ mala136 ” ou une
connotation négative du genre “ La noche es capa de pecadores 137”. Peut-être le
proverbe suivant rend-il mieux compte de la réalité des perceptions liées à la nuit :
“ Más fea, y más feo que la noche 138” mais nous ne pouvons pas tirer de conclusions
définitives.
Le coq
La venue du jour et de la nuit est annoncée par le coq, animal de tous temps chargé
de symboles. Il apparaît régulièrement (une quinzaine de fois) dans le Cancionero et
presque toujours pour sa fonction d’indicateur temporel. Ce n’est pas le cas dans les
recueils de proverbes, le coq y est beaucoup plus pris dans son sens social. C’est
l’homme du lieu, avec une certaine connotation hiérarchique : “ No es buen año cuando
el pollo pica al gallo 139”, “ Cada gallo canta en su gallinero140 ”. Mais il ne faut pas
s’y tromper, le coq est un indicateur temporel privilégié. Voici un proverbe très explicite
en ce sens : “ Vámonos a costar, Pero Grullo, que cantan los gallos a menudo; hilar,
130
Courtes nuits de juillet / et airs du pré / dites à mes amours, / qu'ici je les attends.
Vient avec le jour / l'allégresse, / vient avec l'aube, / le soleil qui nous sauve.
132
J. A. García de Cortazar, La pluralidad de marcos de relacíon social : del caserío a España, dans J. M.
Jover Zamora (dir.), Historia de España, Menéndez Pidal, vol. XVI (La época del gótico en la cultura
española), Madrid, 1997 p. 208
133
période du péché et du diable.
134
Entre deux lumières.
135
nuit
136
mauvaise
137
La nuit est cape du pécheur.
138
Plus laid (ou laide) que la nuit. Correas : exagérant la laideur de quelqu'un.
139
Ce n'est pas une bonne année (les temps sont mauvais) lorsque le poulet pique le coq.
140
Chaque coq chante en son poulailler.
131
hilar Teresita, que si los gallos cantan no es hora.141 ”, le coq indique ici l’heure du
coucher. Plus généralement, le coq annonce l’aube. Nous rencontrons dans le
Cancionero traditionnel une dizaine de villancicos du type “ Ya cantan los gallos /
buen amor, y vete / cata que amanece 142” (Alín #95). Le villancico suivant donne
encore plus de précision “ .../Dijiste que al gallo primo, viniese a holgar conmigo /
... 143”. Le coq dépasse d’ailleurs sa fonction d’indicateur temporel, il sert aussi à se
repérer dans l’espace : “ Voces daba la pava / allí en el monte / el pavó era nuevo / y no
responde144 ” (S. R. #377) et comme souvent au Moyen Age, la notion de temps ou de
lieu est très ambiguë : “ Camina señora / si queréys caminar, / pues los gallos cantan /
cerca está el lugar145 ”. Cette ambiguïté est très bien exprimée par le fait que l’on place
souvent un coq sur un clocher d’église. Il y est à la fois symbole du temps
chronologique et climatique ainsi que veilleur sur l’horizon. Enfin, le coq a dans les
proverbes une connotation généralement positive, liée au bonheur et à la chance,
comme dans les proverbes suivants : “ Otro gallo le cantara, si buen consejo
tomara146 ”, “ Buen gallo le cantó147 ”. Par opposition, en période néfaste, le coq ne
chante pas : “ Cuando yo nascí / era hora menguada / ... / ni gallo cantaba / ... /
faltóme ventura.148 ” (Alín #501) Comme à la cloche ou à la chandelle, tout un système
d’idées et d’associations était lié au coq, système dont nos textes nous donnent un
aperçu intéressant.
Autres oiseaux
Enfin, la venue du jour était aussi annoncée par les oiseaux sauvages. Le Cancionero
y fait référence une demi-douzaine de fois. L’allusion peut être faite en termes généraux
: “Ell alba se venía,/ los aves lo mostraban, / …149” (Alín #156) ou concerne un oiseau
en particulier, le rossignol par exemple est plusieurs fois (quatre) cité : “ Recordedes,
niña, / con el albore, / oiredes el canto / del ruiseñore. 150” (Alín #929) ainsi que la
perdrix: “ Cantó al alba la perdiz / ¡Más le valiera dormir.151 ” (S. R. #451)
b / Les indicateurs naturels dans le temps annuel
Les astres
Le peuple avait aussi, sur l’année, de nombreux indicateurs naturels à sa disposition.
Le repérage par rapport aux étoiles était couramment utilisé. L’observation des astres
n’était d’ailleurs pas l’apanage du peuple: l’astrologie, science dérivée de l’observation
de ceux-ci était pratiquée dans tous les milieux cultivés, y compris par l’Eglise152. Le
141
Allons nous coucher, Pedro Grullo, que les coqs chantent souvent. Filer, filer petite Thérèse, que si les
coqs chantent, ce n'est pas encore l'heure.
142
Déjà chantent les coqs / bel amour, et voit, / regarde le jour se lever.
143
Tu m'avais dit qu'au premier coq, tu viendrais te retirer avec moi / ...
144
Le paysan criait, / là-haut sur la montagne, / le coq était nouveau / et ne répondait pas.
145
Cheminez, ma Dame, / si vous voulez cheminer, / les coqs chantent / prés est le lieu.
146
Un autre coq lui chantera, si bon conseil il prend.
147
Bon coq le lui chanta.
148
Quand je naquis / c'était en heure déclinante, / ... / ni coq chantait / ... / je manquai de chance.
149
L'aube venait / les oiseaux l'indiquaient, / ...
150
Rappelez-vous, jeune enfant, / avec l'aube, / vous entendrez le chant / du rossignol.
151
La perdrix chanta à l'aube / il aurait mieux valu qu'elle dorme.
152
Ce que s'attache à illustrer C. Fraker dans Astology in the Cancionero de Baena, dans Studies on the
Cancionero de Baena, Univ. of North Carolina Chapel Hill Press, 1966
moment de la naissance était censé déterminer le tempérament d’une personne et nous
verrons au chapitre 4 comment horoscopes, jours fastes et néfastes étaient perçus au bas
Moyen Age. Le moins que l’on puisse dire est que l’on savait observer les étoiles et de
nombreux proverbes reflètent une certaine connaissance de l’astronomie. Basique dans
certains cas “ Estrella boyera vaite a acostar, que los tus boyeritos se van a
cenar.153 ”…, on savait situer les solstices : “ Santa Lucía, mengua la noche y crece el
día154 ” (Santa Lucía tombait le 23 décembre avant la réforme grégorienne du
calendrier), “ Día de San Barnabé, dijo el sol : aquí estaré. 155” (correspond au solstice
d’été). En outre plusieurs autres textes dénotent une connaissance assez poussée dans
l’observation des astres “ Cuando el sol està en león, buen pollo ...156 ”, “ Cuando el sol
entra en Aries... 157” “ Cuando las Cabrillas se ponen a hora de cena...158 ”... Si nous
devons rester prudents dans l’interprétation de ce genre de commentaire, il semble à peu
près certain que l’on savait, dans les milieux populaires, se repérer grossièrement par
rapport aux constellations et aux astres. La question de la lune est par contre beaucoup
plus délicate à traiter . La notion de cycle de la lune plus que celle d’indicateur temporel
transparaît dans les textes: “ Tiene más mudanzas que la luna. 159”, “ No fiés de la
fortuna, mira que es como la luna160. ”... Des proverbes existent pour reconnaître dans
quelle phase elle se trouve : “ Luna en creciente, cuernos al oriente.161 ” et “ Luna en
menguante, cuernos adelante.162 ”. Certaines croyances y sont associées “ Cuando
menguare la luna, no siempre es cosa buena.163 ”, “ Si supiese la mujer que cría las
virtudes de la ruda, buscarla hía de noche a la luna. 164”... Seuls les proverbes suivants
pourraient laisser croire que l’on suit le cours de la lune : “ La luna merculina, de agua
u de neblina.165 ” et “ La quinta luna, cual la vieres tal la pinta.166 ”. Le premier laisse
sous-entendre que l’on note quand commence le cycle lunaire et le deuxième implique
un décompte de ces cycles. Nous pouvons trouver, de plus, trois versions similaires de
ce proverbe : “ Clara luna es la de agosto, si la de enero la diese en rostro167. ” Ce
constat nécessite une certaine observation des cycles lunaires. Cela parait insuffisant
toutefois, pour se prononcer en faveur d’un repérage chronologique par rapport à la
lune.
Autres indicateurs naturels
153
Etoile du berger, va-t-en te coucher, / que tes bergers s'en vont diner.
Santa Lucía, la nuit décline et le jour s'accroit.
155
Jour de San Barnabé, dit le soleil : ici je serai
156
Quand le soleil est en lion, bon poulet...
157
Quand le soleil entre en Ariès, ... Notons que cette sitation du soleil par rapport aux astres pouvait être
inclue à même le calendrier religieux.
158
Quand les chrevrettes se mettent à l'heure du dîner...
159
Il change aussi souvent que la lune.
160
Méfie-toi de la fortune, dis-toi qu'elle est comme la lune.
161
Lune croissante, cornes vers l'orient.
162
Lune décroisssante, cornes en avant.
163
Quand décroît la lune, ce n'est pas toujours bon signe.
164
Si la femme savait que les vertus de la “ruda” (plante médicinale) augmentent, elle la chercherait (?) de
nuit à la lune.
165
Lune merculine, d'eau ou de neige. Correas nous apprend que l’on entend par luna merculina la lune
qui commence le mercredi.
166
La cinquième lune, telle tu la vois, telle elle se présente (?).
167
Claire est la lune d'août, si celle de janvier présentait son visage.
154
La gamme des indicateurs temporels annuels ne se limite pas aux astres et planètes.
L’observation de la nature en évolution fournissait aussi des moyens de se repérer dans
l’année. Nous trouvons par exemple de nombreux commentaires à propos des oiseaux.
L’hirondelle et le coucou sont les plus cités. Nous les trouvons respectivement dans
quatre et six proverbes dont les sens sont similaires aux deux suivants : “ A quince de
Marzo, da el sol en las sombrías y canta la golondrina168 ”, “ Si el cuco no canta entre
mayo y abril, o el es muerto o la fin quiere venir.169 ”. Trois autres proverbes font
allusion à la venue de la cigogne, au chant du rossignol et de l’abubilla (?), autant
d’oiseaux, autant de repères possibles. Il est important de noter que l’on n’attend pas des
oiseaux qu’ils fournissent une indication chronologique précise. Ils déterminent par
contre la fin de l’hiver et il est très vraisemblable que l’on attendait l’apparition de ces
oiseaux pour considérer que l’on se trouve en été ou que la venue de cette saison
approche.
Comment l’hiver était-il annoncé ? Par la chute des feuilles, principalement. Et par
extension, la feuille devient le symbole de l’entrée en hiver, avec toutes les associations
qui en dérivent. “ Al caer de la hoja170 ” par exemple, s’utilise lorsque que l’on pressent
qu’une personne, vieille ou malade, ne survivra pas à l’entrée de l’hiver. On prévoit
aussi l’hiver avec des observations de ce type : “ Cuando hay uvas y higos, adereza tus
vestidos.171 ”et de manière générale, à chaque partie de l’année était rattachée une
caractéristique du milieu végétal : “ Por San Cebrían, castaña en la mano 172”, “ Por
San Justo y pastor, entran las nueces en sabor...173 ”... Il est difficile de savoir dans ces
cas précis si l’on se repère par rapport à la maturité des noix et autres ou si c’est aux
dates indiquées que l’on s’attend à commencer la cueillette des noix ou des châtaignes.
Il existe cependant une dizaine de proverbes qui ne font pas mention de repére
chronologique officiel . Par exemple, “ Cuando las habas son en grano, una higa para
nuestro amo.174 ” ou “ En el mes de uvas... 175”, “ Al tiempo de las bravas... 176”, “ Al
tiempo de higo... 177” “ Ya florecen los almendros.178 ”... Le proverbe qui suit montre
que l’on avait conscience à la fois du rythme végétal et des durées d’ensoleillement et ,
par extension, de la situation dans le temps annuel: “ Cuando florece el melocotón, el
día y la noche de un tenor son.179 ” Il parait donc très vraisemblable que les milieux
populaires, particulièrement à la campagne appréciaient aussi (et surtout ?) l’année en
fonction du rythme des saisons et du monde végétal.
3 / Confrontation des données :
168
Au quinze mars, le soleil donne dans les recoins ombragés et chante l'hirondelle.
Si le coucou ne chante pas entre avril et mai, ou il est mort, ou la fin veut venir.
170
A la chute de la feuille.
171
Quand raisins et figues il y a, apprète tes vètements.
172
Pour la San Cebrían, chataîgne en main.
173
Pour San Justo et Pastor, entrent les noix en saveur.
174
Quand les fêves sont en grain, une figue pour notre maître.
175
Au mois des raisins...
176
Au temps de fêves
177
Au temps des blés
178
Déjà fleurissent les amandiers
179
Quand fleurit le pécher, le jour et la nuit d'égale mesure sont.
169
Il me semble nécessaire, avant de confronter ces différentes observations, de
souligner un trait commun, propre à tous les indicateurs temporels que nous avons
analysés : la charge symbolique qui est liée à chacun d’entre eux. Cela implique que le
temps chronologique en général, appelle, dans les mentalités médiévales à la
symbolisation. Dans un sens, on s’attache, pour appréhender, à des notions concrètes,
mais à l’inverse, ces notions concrètes se chargent d’attributs et de caractéristiques
dérivés et abstraits : bougie et mèche consumées symbolisent la vie et la mort, la feuille
qui tombe symbolise l’hiver et par répercussion l’hiver de la vie, un coq qui chante
renvoie à la notion de chance... La symbolisation permet par conséquent de dépasser le
cadre chronologique figé d’une certaine période, et de s’adapter à plus ou moins toute
échelle temporelle : au temps de l’homme voire au temps de l’humanité.
Nous pouvons à présent tenter d’opposer les indicateurs temporels naturels et
artificiels. Concentrons nous sur le Cancionero, le plus prolixe et le plus pertinent à
analyser de ce point de vue. Si nous relevons les références qui relèvent explicitement
d’une mesure officielle du temps sur la journée (“ Las tres de la noche han dado...180 ”
“ ... / tañen a la oración/.... 181” (Alín #746 & 852) ) et celles où l’on se réfère à des
indicateurs naturels (“ Ya cantan los gallos /....182 ” “ Cantó al alba la perdiz /
.... 183”...), nous en dénombrons neuf dans le premier cas, dix-huit dans le second : le
double. Les résultats parlent pour eux-mêmes surtout si l'on ajoute que le nombre des
indicateurs officiels sont souvent associés à une ville ou un contexte urbain. Cependant,
si nous nous fixons sur les indicateurs naturels, nous constatons que dans la très grande
majorité des cas, ils concernent le début de la journée, l’aube, le moment où l’on se
réveille. Nous pouvons tirer deux conclusions de ceci : Ou les milieux populaires,
comme le suggère J. Attali184, sont indifférents au décompte horaire de la journée et ne
s’intéressent qu’au moment où ils se lèvent. Ou bien, l’appel de l’aube est très
important, dans le sens où le jour arrive et l’on peut retourner à ses activités
quotidiennes, ce qui n’empêche pas que l’on prête une certaine attention au décompte
officiel des heures de la journée. Je pencherai pour cette dernière hypothèse pour
plusieurs raisons. Tout d’abord car il semblait impossible de délaisser le système naturel
de mesure du temps pour artificiel, tout simplement car il était mieux adapté. C’est à la
lumière du jour que s’effectuaient la plupart des activités journalières. Par conséquent,
c’est avec la venue du soleil que la journée commençait. Il fallait nécessairement ou se
repérer avec le jour, ou avec un animal, le coq ou autre, qui l’annonçait. Ceci explique
peut-être l’emphase portée sur ces indicateurs. Mais cela n’empêche absolument pas
qu’à ce système naturel de repérage, l’individu ne superpose le système officiel de
décompte des heures. Nous avons déjà remarqué que certains proverbes mélangent des
mesures temporelles artificielles différentes (“ En hora mala Antonela, fuistes a misa y
volvistes a nona185 ”. Entre once y nona186 ”), pourquoi ne pas associer les indicateurs
naturels et officiels du temps ? Peu d’évidences apparaissent cependant dans nos textes
à ce propos. Seul le villancico suivant argumente assez clairement en faveur de cette
180
On a sonné les trois heures
On sonne l'oration
182
Déjà chantent les coqs...
183
La perdrix chante à l'aube
184
J. Attali 1982 p. 123
185
En mauvaise heure, Antonella, tu t-en fut à la messe et tu revint à none.
186
Entre onze heures et none.
181
hypothèse : “ Aunque nos os despierte el gallo / despertad, divino amor, / que las
campanillas del día dizen que viene el albor187 ”. Cette nuance posée, il apparaît
néanmoins que les milieux populaires n’avaient recours que sporadiquement aux
systèmes officiels de décompte des heures.
Le même genre de réflexions pourrait-être appliqué à la mesure annuelle du temps. Il
n’existait pas d’indicateurs artificiels du temps annuel188. Cela imposait la nécessité
d’avoir une perception abstraite du temps annuel ou de recourir à des indicatuers
naturels. Les milieux populaires se tournaient sans aucun doute vers ceux-ci. Il était de
toute façon nécessaire d’observer la nature et ses indicateurs, que ce soit pour le temps
climatique, chronologique... le peuple était dépendant des récoltes et il devait pouvoir
faire ses prévisions pour ne pas mourir de faim aux moments critiques. Les proverbes du
type “ Cuando la sementera vieres tronar, vende los bueyes y échalo en pan.189 ” (la
construction est toujours la même : une caractéristique néfaste est annoncée, il faut
vendre le bœuf et acheter du blé avec l’argent récupéré, avant qu’il ne soit trop tard)
jalonnent les refraneros. Certains proverbes montrent, de plus, que l’observation de la
nature déterminait l’activité humaine, agricole bien sûr, mais pas uniquement : l’élevage
“ Cuando hay nieblas en Hontejas, apareja tus ovejas.190 ” par exemple, mais aussi les
activités artisanales “ Cuando comienzan las uvas a madurar, comienzan las mozas a
hilar. 191” paraissent être liés aux cycles naturels. En outre, nous avons vu que les
saisons ne sont pas perçues comme fixes et comme pour la venue de l’aube, les oiseaux,
migrateurs ou non, indiquaient de manière privilégiée la venue de l’été pour le moins.
Le lien temps / nature s’exprime très bien dans le villancico / proverbe suivant qui
s’emploie pour imager que quelque chose n’arrivera jamais : “ Promotió mi madre / de
no me dar marido / hasta que el perejil / estuviese nacido. 192” (S. R. #455). Nous ne
pouvons donc nier l’utilisation du système naturel d’appréciation du temps. Mais cela ne
réfute pas le fait que l'on puisse connaître le décompte officile du temps. Le calendrier
civil divisait l'année en douze mois donc était assez facile à retenir. Le calendrier
religieux, d'un autre coté, exprimait un temps essentiellement social, communautaire
donc le vulgaire pouvait être intéressé à en connaître les grands traits. Ce calendrier
était, en outre, proche des cycles naturels (nous avons déjà souligné les liens entre le
calendrier religieux et les cycles solaires). De plus, le calendrier religieux ne nécessitait
pas de se projeter trop abstraitement dans le temps de l’année car ses temps fort
suivaient l’histoire du Christ; sans entrer dans les débats de religiosité populaire, nous
pouvons supposer qu’elle était connue et pouvait par conséquent proposer un canevas
sur lequel l’individu du bas Moyen Age pouvait s’appuyer.
Nous comprenons qu'il est trés difficle de trancher le problème, à partir du moment
où nos textes s'intéressent à toutes les mesures du temps. L'intérêt léger (mais non nul)
pour le décompte des heures, la semaine et le mois laissent présumer que la nature
dictait son rythme mais nous venons de voir que nous ne pouvons rien conclure
définitivement à partir de nos seules sources.
187
Bien que ne nous réveille pas le coq, / réveillez-vous, divin amour, /que les cloches du jour disent que
l'aube approche.
188
Pour le moins, aucun à la portée d'un peuple en grande majorité illétré.
189
Quand les semailles tu vois givrer, vends les boeufs et change-les en pain.
190
Quand la neige apparaît en Hontejas, accouple tes moutons.
191
Quand les raisins commencent à mûrir, les jeunes filles commencent à filer.
192
Ma mère me promit de me donner un mari, / avant que le persil ne soit né.
III / L’acuité dans le repérage du temps court
Nous avons abordé les différentes possibilités de se repérer dans le temps au Moyen
Age. Le problème central reste cependant le suivant : les milieux populaires avaient-ils
une notion précise du temps, savaient-ils utiliser les moyens à leur disposition pour se
repérer chronologiquement ? Nous nous centrerons sur deux aspects de la question : le
repérage par rapport au jour et l’expression de la mesure “ quantitative ” du temps,
autrement dit, avec quel degré de précision les durées étaient-elles exprimées.
1 / Le jour, une unité précise ?
L’individu savait-il se situer ou situer un fait, une situation dans le temps ? Nous
avons vu que les milieux populaires médiévaux disposaient de nombreux moyens pour
se repérer dans le temps, par l’intermédiaire des mesures civiles, religieuses ou
naturelles du temps. Ces différents moyens d’appréhender le temps les aidaient-ils à
avoir une vision claire du temps chronologique, où à l’inverse, cette profusion de bornes
temporelles n’embrouillait-elle pas sa perception du temps ? Nous pourrions présenter le
problème d’une autre façon: le recours, dans les textes, aux différentes bornes
temporelles peut-elle nous aider à mesurer l’acuité avec laquelle le peuple utilisait cette
division du temps?
Un rappel ici permet d’éclaircir notre champ de recherche : Nous avons vu en effet
que si plusieurs découpages possibles du temps existaient, les unités chronologiques
fondamentales sont le jour et l’année. On ne recourrait au calendrier civil, par exemple,
guère que parce qu’il proposait une division pratique de l’année. Les textes ne se
réfèrent presque jamais au mois comme durée chronologique intrinsèque, divisée en
trente ou trente et un jours. Certains font exception, le proverbe suivant par exemple :
“ Al quinto día verás que mes habrás 193”, mais sont trop rares pour servir de contrearguments. Nous avons vu que la semaine n’avait pas plus de succès. Le jour, donc, était
l’unité privilégiée du découpage du temps annuel. Le jour peut, en outre, être utilisé
comme mesure naturelle délimitée par le soleil, comme composant de la semaine, de
même que comme jour de l’année symbolisé par une fête religieuse ou un Saint; pour ne
parler que de ce qui ressort le plus fréquemment des textes. Qu’implique le fait de se
concentrer sur cette unité temporelle ? Les différentes possibilités d’intercaler, de situer
la journée à l’intérieur de tous ces systèmes de mesure du temps n’embrouillaient elles
pas la perception de cette unité pourtant simple ?
Il peut être intéressant à ce propos de se concentrer sur le cas des Saints. Au Saint
originel pouvait-être associé un jour mais aussi un lieu (un village peut porter un nom de
Saint et chaque communauté urbaine avait son Saint protecteur). De même une
caractéristique pouvait lui être associée, tirée de sa vie sur terre ou dans le ciel, les clefs
de Saint Pierre par exemple. Cela pouvait se répercuter, en terme de temps
chronologique, dans le proverbe suivant : “ Los caniculares entran con abad y salen
con abad194 ” (Ces deux abbés sont San Bernardo en Juillet et San Benito en Août). En
outre, le peuple associait à une journée de célébration d’un saint une caractéristique liée
à ce que la tradition veut qu’on y fasse : on tue le cochon par exemple à la Saint Martin
(ce qui donne “ A cada puerco le viene su San Martín195 ” utilisé pour quelque chose qui
doit fatalement arriver), on ramasse les olives à la Santa Catalina... L’association Saint /
193
Au cinquième jour, tu verras quel mois tu auras.
Les canicules entrent avec l'abbé et sortent avec l'abbé.
195
A chaque cochon lui vient sa San Martín.
194
activité peut aller très loin : “ A tocinos salados, no nacen cuartanas, sino entre hoces y
marranas.196 ” (Correas nous apprend que “ tocinos salados ” est utilisé pour jour de
Saint Martin, hoces, jour de la Saint Jean et marranas pour la Toussaint). On invente de
plus des jours de Saints pour certaines circonstances : “ El día de San Fernando huelga
el mozo, aunque le pese el amo .197” (Saint Fernando n’a rien d’un Saint officiel, on
appelle cependant “ día de San Fernando ” un jour de pluie) ou bien “ Día de San Briz,
tal día natal hiz.198 ”. (San Briz est une construction tirée du verbe brizar199...), “ Sant
Antruejo, santo bueno, ...200 ” (Sant Antruejo est en fait un “ anti-Saint ”, lié au carnaval
et aux manifestations populaires, il symbolise la gourmandise, l’ivresse, l’excès...201).
Le jour de Saint va jusqu’à être personnifié par le Saint lui même : “ San Iu verde pasó
por aquí, / ¡Cuán garrdico lo vi venir!202 ” ou encore “ San Juan el verde pasó por aquí,
más ha de un año que nunca le ví 203” (Alín ·#82 &409). Le proverbe suivant ajoute
encore une touche de confusion: “ Ajo porque fuiste bueno ? Porque me halló San
Martín puesto. 204” La qualité de l’ail est jugée à partir de la date à laquelle il est semé,
cette date étant elle même personnifiée par Saint Martin. Bien sûr, on pourrait
argumenter que tout ceci n’est qu’un système d’images. Il n’en reste pas moins que ces
multiples allusions aux Saints ne devaient pas faciliter la perception de ceux-ci comme
seuls repères chronologiques. Néanmoins, une contre-argumentation possible serait de
poser: le fait que le peuple construise des proverbes où une métaphore remplace un
Saint du calendrier (A tocinos salados pour Saint Martin par exemple), signifie que le
peuple savait parfaitement placer le Saint chronologiquement, puisqu’il n’avait même
pas besoin de le nommer pour que le proverbe soit intelligible ! Néanmoins, est-ce-que
le fait que l’on sache que l’on tue le cochon à la Saint Martin signifie t’il que l’on situe
précisément cette date dans l’année ? Nous mesurons la difficulté de tirer une
conclusion définitive. Nous retiendrons seulement ici que le Saint pris comme date
chronologique n’était peut-être pas un repère aussi clair et intelligible que le nombre de
ses références, dans les proverbes et chansons populaires, pourraient donner à penser.
Nous nous sommes, jusqu’à présent longuement étendus sur les différents moyens de
se situer dans le temps, de le découper et par quels moyens pouvaient on se repérer dans
celui-ci. Il serait fastidieux de s’étendre davantage sur ce sujet.. Le jour est la borne
temporelle par excellence, au dépend de la semaine et du mois. Il a l’avantage de
s’insérer logiquement dans le temps de la nature et des saisons. Ce temps naturel n’est
pas figé et varie tous les ans. La vision des bornes temporelles paraît être à l’image de ce
temps: comme l’homme s’adapte aux pulsations de la nature, le temps et sa perception
s’adapte en fonction du contexte dans lequel l’homme évolue. Autrement dit, l’individu
paraissait percevoir le temps et son découpage au gré de ses besoins et de sa perception
générale de la vie. Rationnellement, nous pourrions argumenter qu’il avait une vision
196
A lard salé, ne naissent pas les fièvres, sinon entre faux et truies.
Le jour de San Fernando, le jeune se repose, bien que cela pèse au maitre.
198
Jour de San Briz, tel jour (je naquis ?)
199
Venter
200
San Antruejo, bon saint...
201
Information apportée par J. M. Díez Borque dans Celebraciones y fiestas populares, dans J. M. Jover
Zamora (dir.), Historia de España, Menéndez Pidal, vol. XXI (La cultura del Renacimiento) , Madrid,
1997
202
San Iu (Jean) le vert passa par ici, avec quelle prestance je le vis venir !
203
San Juan passa par ici, mais cela fait un an que je ne l'ai pas vu.
204
Ail pourquoi est-ce que tu fus bon ? Car San Martín me trouva planté.
197
sinon erronée, du moins peu précise du processus chronologique. D’un autre point de
vue, nous pourrions souligner qu’il avait une vision relative, empirique de ce concept
dont il ne faisait cas que lorsqu’il en avait la nécessité. Nous allons à présent nous
pencher sur le problème de la perception des durées et voir si nous pouvons confirmer
ou infirmer cette hypothèse.
2 / Les durées
a / Horaires
Nous pouvons, tout d’abord, tenter d’analyser les quelques références aux durées
exprimées dans les villancicos et proverbes. Nous nous centrerons sur les durées
horaires, journalières et annuelles pour les raisons que nous avons déjà expliquées.
L’heure tout d’abord a un champ d’application limitée. La très grande majorité des
référence à “ hora ” la présente comme une unité temporelle indéterminée, vague qui
pourrait correspondre à un temps plus ou moins court, allant de l’instant à la demijournée. Elle est très souvent liée à une notion d’alternance : “ Cuando canta el cuco,
una hora llueve, y otra hace enjuto205 ” “ Una hora es mejor que otra. 206”... Elle n’est,
dans nos textes, que rarement associée à un nombre. Un proverbe pourrait laisser
entendre que l’on savait apprécier les durées en heures “ Tres horas de reloj, poco más o
menos.207 ” mais il semble être l’exception qui confirme la règle. On se contentait de
“ una hora ”, “ una temporada 208”, “ una temporadita209 ” voire “ un tiempo210 ” pour
exprimer une durée courte inférieure à la journée. Les villancicos suivants montrent un
exemple intéressant d’expression de durée courte : “ Mi querido es ydo al monte / y ya
tañen la oración : / no se puede tardar, non211 ” (Alín #852), “ Las ánimas han dado, /
mi amor no viene212 ” (Alín #124). Les textes de ce genre sont nombreux (une dizaine).
La durée est ici exprimée en fonction d’une indication officielle du temps sousentendue. Cela n’implique pas une mesure précise de la durée ni que l’on sache
précisément se situer dans la journée. Cela prouve néanmoins que l’on prête une oreille
au son de la cloche, par exemple, et cela fournissait un moyen d’appréciation des durées.
Globalement, l’expression des durées courtes, semblaient assez peu précises et cela
confirme les propos que nous avons tenus au sujet des indicateurs temporels.
b / Journalières
Le décompte des jours était beaucoup plus utilisé. De nombreux proverbes et
villancicos (une vingtaine) utilisent des durées exprimées en jour : medio día, dos, tres,
siete, quinze días213 apparaissent régulièrement. Certains proverbes utilisent même des
projections dans le temps exprimé en jours : “ Verná luego el Rey ardiente y encendido,
205
Quand chante le coucou, il pleut une heure, l'autre est sèche.
Une heure est meilleure qu'une autre.
207
Trois heures d'horloge, plus ou moins.
208
une période
209
une petite période
210
un temps
211
Mon amour s'en est allé à la montagne / et déjà ils sonnent l'oration : / il ne peut tarder, non.
212
Ils ont sonné l'Angélus, / mon amour n'arrive pas.
213
Demie journée, deux, trois, sept, quinze jours
206
/ será el quinto día todo su pan molido.214 (Alexandre P 242) ” ce qui dénote une
certaine maîtrise de l’utilisation de cette unité temporelle.
c / Annuelles
L’utilisation de l’année comme unité chronologique est plus délicate. Les références
à une année sont nombreuses et démontrent que l’on percevait correctement la durée à
quoi elle correspond. Le contraire aurait été, somme toute, étonnant, une année est un
cycle autonome et les milieux populaires avaient de nombreux moyens pour
l’appréhender, comme nous l’avons vu précédemment. Le problème se pose lorsque
nous nous concentrons sur les références à plusieurs années. Elles existent : Dos, tres,
siete, diez años215 apparaissent mais on ne dépasse jamais ces nombres qu’avec cien ou
mil años216. Nous posons ainsi le problème de repérage dans le temps long, que nous
discuterons dans la quatrième partie. Nous soulignerons simplement ici que l’unité
annuelle est utilisée mais rarement sur une échelle supérieure à deux, trois ans et jamais,
de façon pertinente, sur plus de dix ans.
d / Synthèse
En somme, les résultats ne sont pas brillants: l’espagnol “ moyen ” du bas Moyen
Age n’utilisait pas ou très peu la semaine et le mois pour exprimer une durée. Le
concept de division horaire de la journée semble ne pas avoir été maîtrisé et seules les
durées équivalentes à deux ou trois ans apparaissent dans nos textes. Le jour sort
néanmoins du naufrage. Quelques textes montrent que l’on exprime les durées par
rapport à des modèles chronologique de comparaison : “…/ comereys de la leche /
mientras el queso se hace /…217” (Alín #3), “ No dure más mi yerno que cuartanas en
invierno. 218”... mais ces mesures nécessairement variables et aléatoires ne plaident pas
en faveur d’une perception précise des durées. Les prochains paragraphes s’attacheront à
étayer ces constats. Il faut prendre en compte néanmoins que ces résultats sont
dépendants des sources analysées, sources qui ne présentent peut-être qu’un aspect de la
question. Il est frappant de constater que dans certains cas, les durées sont exprimées
clairement, quelque soit l’unité. Je pense particulièrement au cas des nombres néfastes.
Trois, sept, neuf sont des nombres à la fois sacrés (dans le christianisme) et néfastes
(dans les mentalités populaire)219. En Espagne au bas Moyen Age, le nombre sept
cumulait les honneurs et il apparaît sans cesse dans les refraneros et le Cancionero. On
ne dit pas les neuf vies du chat par exemple mais les sept. En ce qui concerne les durées,
sept est associé à chacune d’entre elles plusieurs fois dans nos textes : “ En siete horas
anda media legua; mira si aprovecha220 ”, “ …/ Siete días anduve / que no comí
pane221 ” (Alín #3), “ Niño que no ríe a las siete semanas, o es ruin, o tiene ruines
mañas 222”, “ Cada siete años se muda la condición, la costumbre y complexión. 223”.
214
Viendra (?) ensuite le roi ardent et embrasé, / au cinquième jour sera tout son pain moulu.
Deux, trois, sept, dix ans
216
cent ou mille ans
217
... / vous mangerez du lait / pendant que le fromage se fait / ...
218
Ne durent pas mes pois plus que fièvres en hiver.
219
J. Le Goff, El orden de la memoria, el tiempo como imaginario, Barcelone, 1991 p.198
220
En sept heures marche une heure, vois si tu en profites.
221
... / sept jours je marchai / sans manger de pain / ...
222
Enfant qui ne rie pas à sept semaines, où il est mauvais ou il a de mauvaises habitudes.
223
Toutes les sept années changent condition et coutûme et constitution.
215
Seul le mois échappe à cette association. Nous avons proposé qu’au-delà de quelques
années, on ne décompte plus le temps. Cependant, lorsqu’il s’agit de déterminer des
intervalles de sept ans, les préoccupations changent : “ Dos culos que bien se quieren,
de siete en siete años se hacen lugar.224 ”, “ No muera yo de tres, o cuatro, o menos
años. 225” (sous entendu “ ...de tres sietes, o cuatro sietes226”). Ce cas ne constitue peutêtre qu’une exception mais montre bien que nous ne pouvons arrêter de conclusions
définitives.
Données complémentaires
Les proverbes confrontent souvent des unités temporelles entre elles, à l’exemple du
suivant “ Lo que en muchos años rrecabdado non as, / quando tú non cuydades, en un
rrato lo avrás. (Ruiz 579) 227”. Si celui-ci distingue bien, dans le sens, les deux unités
de mesure chronologique, certains sont beaucoup plus ambigus : “ Tal día hará un
año.228 ”, “ En mís días vivo cuando trato de los años.229 ”, “ Las horas se le hacen
años.230 ” et on peut se demander s’ils étaient entendus correctement. D’autres
proverbes utilisent indifféremment n’importe quelle mesure temporelle tout en gardant
le même sens : “ Antes que pasen por aquí cuatro dìas 231” se dit aussi “ Antes que
pasen por aquí un mes ” ou “ ...un año ” ou “ ...mil años 232” !, “ Ocho días tenía de
termino233 ” s’emploie aussi avec “ ...un año ”, “ Obra de dos días se tardó 234” avec
“ ...un mes ”... La durée importe peu car le sens du proverbe reste le même, ou parce que
l’on n’en faisait pas cas ?
Le vocabulaire utilisé peut nous aider à argumenter en faveur d’une expression peu
précise des durées. Analyser à quoi est associé “ durar235 ” par exemple : Dans les
textes relevés (22), durar est accompagné trois fois par une durée exprimée en jours ou
années, deux fois par une locution temporelle (“ siempre236 ” par exemple) et dans le
reste des cas, ou par un vague déterminant ou qualificatif (“ màs 237” dans trois cas,
“ poco 238” dans sept cas, “ tan239 ” dans un cas), ou rien (dans le genre “ Gran placer es
la mala ventura, y más si dura. 240”). Les adverbes “ tarde ” et “ temprano241 ” sont
fréquemment cités (plus d’une trentaine de fois dans les seuls textes sélectionnés), la
224
Deux «culs» qui s'aiment, de sept en sept ans, il se font de la place.
Je ne meure pas, moi, de trois, quatre ou moins d'années.
226
...de trois sept, ou quatre sept
227
Ce qu'en beaucoup d'années tu n'as pas récupéré, en un instant tu l'auras.
228
Tel jour fera une année.
229
Dans mes jours je vis quand je parle de mes années.
230
Les heures se font jours.
231
Avant que ne passent ici quatre jours.
232
Avant qu'ils ne passent par ici un mois, un an, mil ans
233
Huit jours jusqu'à (?)la fin.
234
Deux jours il fallut pour l'ouvrage
235
durer
236
toujours
237
plus
238
peu
239
autant
240
Grand plaisir est la mauvaise fortune, et plus si elle dure.
241
tard et tôt
225
durée est dans ce cas exprimée de manière relative à un repère chronologique sousentendu et prédéterminé : “ Sol de invierno, sale tarde y pónese presto.242 ” Le soleil se
lève en moyenne à une certaine heure. Ici tard se réfère à cette heure (sous-entendu tard
par comparaison à l’heure à laquelle se lève normalement, en moyenne, le soleil).
L’utilisation de “ tarde ” et “ temprano ” est nécessairement subjective et le fait qu’on
s’y réfère souvent implique une certaine imprécision dans l’expression des durées.
e / Des durées élastiques ?
Imprécision n’est peut-être pas le mot juste. Le temps populaire médiéval est souvent
fonction du contexte, nous l’avons déjà remarqué précédemment à propos des bornes
temporelles. Hors, si celles-ci ne sont pas figées, dans le sens où une durée est délimitée
par deux bornes (le début et la fin) elle pouvait aussi être perçue comme non figée. Cette
remarque s’applique aux unités mêmes de mesure temporelle (le jour, le mois,
l’année...) et nous pourrions nous demander si les milieux populaires ne percevaient pas
les durées qu’elles représentent comme variables. Cela ne serait pas tellement
surprenant dans le sens où la nature elle-même montrait l’exemple, que ce soit en ce qui
concerne les saisons (voir ci-dessus) ou les journées, dont la durée d’ensoleillement
variait dans l’année. Les textes reflètent d’ailleurs une conscience très sensible de ce
phénomène : “ Nochecitas de julio... 243” (Alín #758), “ Día de Santa Lucía, mengua la
noche y crece el día.244 ”, “ Por San Andrés, todo el tiempo noche es. 245”... De
nombreux textes traitent du temps qui passe plus ou moins vite selon le contexte dans
lequel il évolue. Le thème de la nuit interminable revient souvent dans le Cancionero :
“ …/ Estas noches atan largas, / para mí/ no solían ser ansí./… 246” (Alín#141), cette
longueur est encore accentuée par le fait qu’on apprécie difficilement le temps dans la
nuit. Au temps de l’attente, voici un proverbe que l’on citerait : “ A las cosas deseadas,
todo tiempo es prolijo, como a las odiosas breve. 247” Le jour, particulièrement quand il
est festif, passe aussi très rapidement : “ Pascua largo tiempo deseadas, son en un día
presto pasadas. 248” “ Anda aguja, que el sábado viene; punto pascual y salto de
liebre.249”, “ Punto de fiesta, poco dure y bien parezca. 250”, “ Santa María, deten tu
día.251 ”... A l’inverse, en période de jeûne ou d’abstinence : “ Más largo que semana de
Cuaresma 252”, “ Debe algo para Pascua, y hacérsete ha la Cuaresma corta, no
larga! 253”... En résumé : “ ¡Si volacen las horas del pesar como las del placer suelen
volar !254 ” A quel degré étaient interprétés ces proverbes ? Ces réflexions restent-elles
du domaine de l’impression, où le temps et les durées étaient-elles perçues comme
242
Soleil d'hiver, sort tard et rentre tôt.
Petites nuits de juillet
244
Jour de Santa Lucía, diminue la nuit et grandit le jour.
245
A la San Andrés, la nuit couvre tout le temps.
246
... / Ces nuits si longues. / pour moi / elle n'avaient pas l'habitude d'être ainsi. / ...
247
Aux choses désirées, tout temps est prolixe, et bref aux redoutées.
248
Pâques, longtemps désirées, sont en une journée trés vite passées.
249
Active-toi, aiguille, que samedi vient, point pascal et saut de lièvre.
250
Point de fête, dure peu et paraît bien.
251
Santa María, retiens ton jour.
252
Plus long que semaine de Carême.
253
Tu dois quelque chose pour la Pâques, ceci te fera passer la Carême courte, et non longue. (la dette
inverse ici le processus !)
254
Si volaient les heures de chagrin comme volent celles du plaisir !
243
variables, pouvant se dilater ? Deux exemples semblent plaider pour cette dernière
hypothèse : “ En chica hora, Dios mejora... 255”, “ Luengo (ou largo) y estrecho como
mal año. 256”. Il se peut donc que l’imprécision que nous avons notée en ce qui concerne
l’expression des durées soit cause ou conséquence de cette perception d’un temps
“ dilaté ”. On ne se souciait peut-être pas de donner un valeur exacte à une unité
temporelle mais plus une valeur sensitive, fonction du contexte dans lequel les individus
évoluaient.
De ce long chapitre il nous faut retenir l'imprécision générale qui carctérise
l'appréciation du temps court. Jours et année prévalent dans un cyle annuel proche de la
nature. De nombreux moyens sont à la disposition du vulgaire pour apprécier le temps
mais l'on préfère s'en tenir aux plus simple et la rigeur n'est pas de mise. La nature
propose son propre rythme qui parait tout à fait convenir au peuple des campagnes.
Situation dans le temps court et appréciation des durées sont exprimés de manière
imprécise sauf en ce qui concerne la situation dans l'année et nous somme frappés par le
nombre de référence aux mois propres. Nous amenons ainsi notre chapitre suivant où
nous verrons que ce découpage de l'année est bien réglé et fortement commenté.
255
256
En petite heure, Dieu améliore...
Long (ou large) et étroit comme mauvaise année.
CHAPITRE 2
LES CYCLES DE L'ANNEE
Nous allons maintenant nous intéresser aux différents cycles qui rythment le temps
annuel. Nous nous sommes attachés à montrer, dans le chapitre précédent, que jours et
années étaient les unités chronologiques les mieux apréhendées. En pratique, toutefois,
le temps annuel retient le plus l'attention de nos textes et plusieurs cycles s'en dégagent.
Bien entendu, l’agriculture et l’élevage suivaient le rythme des saisons, et le cycle de
subsistance, par répercussion, également. L’année religieuse possédait, nous l’avons vu,
ses temps forts et ses célébrations auxquels étaient liés un ensemble de fêtes, qui
prenaient souvent d’ailleurs un caractère nettement plus populaire que religieux.
D’autres cycles se brodaient sur le canevas de l’année : celui des activités manuelles et
artisanales, le cycle de l’amour aussi et du temps social en général. Nous ne nous
lasserons pas de le répéter, l’année est le temps du Moyen Age par excellence. Nous
verrons ainsi l’ensemble de ces cycles annuels, les temps forts et commentaires associés
aux différentes parties de l’année. Auparavant nous ferons une synthèse des réflexions
liées aux rythmes quotidiens et hebdomadaires. Si elles sont beaucoup moins
nombreuses que celles qui concernent le temps annuel, elles nous fournissent quelques
informations sur la décomposition d'une journée et surtout d'une semaine.
I / Décomposition d'une journée
Est il vraiment pertinent d’étudier une décomposition du jour en fonction de ce que
nous apprennent nos textes ? Les proverbes et les villancicos reflètent les mentalités
d’une communauté, d’un peuple. La journée est essentiellement une période de
l’individu où chacun vaque à ses propres occupations. Certaines activités se font, bien
sûr, en commun, la veillée par exemple, mais le temps quotidien reste celui où
l'individu, personnellement, évolue dans son sens. Quelques proverbes proposent une
décomposition de la journée : “ Echarse de noche, sentarse a la mañana, enderezarse a
la medio dìa, y andar de tarde 257”, “ Por la mañana a la pescaderìa y por la tarde a la
carnecerìa258 ”… mais ils restent assez obscurs dans leurs sens et sont difficiles à
généraliser. Il existe néanmoins quelques caractéristiques communes à tout un chacun,
particulièrement en ce qui concerne la décomposition temporelle de la journée : l’aube,
nous l’avons vu, signale le début de la journée, tous nos textes concordent en ce sens :
on se lève avec la venue du jour. C’est un début mais la suite les interesse peu. On prend
trois repas par jour (lorsque c’est possible) selon le proverbe suivant : “ Tres en el
año…, tres en el dìa…. 259”, voilà tout ce que nous pouvons dégager avec clarté de nos
257
Se coucher durant la nuit, s'assoir le matin, se lever à midi et marcher l'aprés-midi.
Le matin à la poissonnerie, et l'aprés-midi à la boucherie.
259
Trois dans l'année..., trois dans la journée... Correas : “ confessions…repas ”
258
textes sur le rythme de la journée. Quelques proverbes semblent montrer que la fin de la
journée était perçue plus tôt que de nos jours : “ Entre once y nona.260 ” s’applique
quand quelqu’un arrive tard, de même pour “ Y a las cuatro en Borja.261 ”. La nuit
arrive vite : “ Temprano es noche.262 ”, et demeure dangereuse “ La mujer y la oveja,
con tiempo a la cabañuela263 ”, “ La noche es capa de pecadores264 ”… La veillée
suscite un certain nombre de commentaires. Elle rassemble la communauté : “ todos
vienen de la vela / y no viene Domenga 265” (Alín #166), plus spécialement les femmes :
“ Las pajas a pajar, y las dueñas a velar; que la que por marzo comenzó, tarde
acudío. 266” car la veillée est souvent synonyme de filage : “ La buena hilandera, desde
San Bartolomé la vela, y la muy buena, desde la madalena, la mejor, desde San
Salvador267 ”. Peu de renseignements, en somme, à propos de la journée, voyons à
présent ce qui concerne le rythme hebdomadaire.
II / Le rythme hebdomadaire
C'est un rythme beaucoup plus communautaire et le temps fort est, bien sûr, celui du
dimanche. Cependant, nous pouvons noter que si ce jour apparaît nettement plus de fois
que les autres dans le Cancionero (sept fois sur dix), ce n'est pas le cas dans les recueils
de proverbes. Dans celui de Correas notamment, nous comptons entre quinze et vingt
références pour chaque jour. La semaine commence en théorie avec le dimanche mais ce
jour représente plus un jour de rupture dans la semaine. Il est généralement considéré
comme une journée de réjouissance comme nous le verrons par la suite.
Le lundi n'a pas de connotation spéciale et c'est principalement en relation avec le
jour qui le précède et le suit que l'on s'y réfère. Le lundi est lendemain de fête. Toutefois
c'est assez peu en terme de jour chômé ( à l'exemple du “Saint Lundi” du XIXème
siècle) qu'on l'aborde sauf pour le cas du cordonnier : “ Lunes, assueto de zapatero…
268
” (Rosal IV 52) . Le jour chômé est seulement sous-entendu dans le proverbe suivant
: “ Del lunes al martes, pocas son las artes.269 ” mais est contredit par celui-ci “ No hay
lunes sin su tarea.270” (Santillana, Refranes..., 191) . La distinction se situe
certainement au niveau du milieu concerné par ces proverbes. “ artes271 ” renvoie à
l’artisanat, et le proverbe concerne certainement les apprentis ou compagnons qui
chôment le lundi après un dimanche de fête chargé. “ tarea272 ”, par contre, renverrait
plus aux travaux des champs, que l’on ne peut se permettre d’abandonner deux jours. Ce
ne sont cependant que des hypothèses et il nous faudrait les confronter avec d’autres
260
Entre onze heures et none.
Et à quatre heures à Borja.
262
Tôt vient la nuit. Correas : Se dépéchant pour faire quelque chose.
263
La femme et la brebis, à temps au cabanon. Correas : qu'elles rentrent tôt car de nuit le danger guette.
264
La nuit est la cape des pécheurs.
265
Tous viennent de la veillée / et ne vient pas Domenga.
266
La paille au grenier, et les maîtresses à veiller, que celle qui en mars commença, arriva trop tard.
267
La bonne fileuse, depuis la San Bartholomé veille, la trés bonne depuis la madeleine, la meilleure
depuis San Salvador.
268
Lundi, congé de cordonnier...
269
Du lundi au mardi, peu sont les arts.
270
Il n'y a pas de lundi sans sa tâche.
271
arts
272
tâche
261
sources. Un dernier proverbe oppose le dimanche au lundi : “ Niño dominguero no
quiere lunes.273 ”. Correas nous explique innocemment que cela se rapporte à l’enfant
qui peut plus disposer de sa mère le dimanche et par conséquent est triste le lundi...
Si le lundi est souvent rapporté au dimanche, il est aussi plusieurs fois associé au
mardi : “ Non eres seguro del lunes al martes.274” (G. Martines de Medina, Canc Baena
391…), “ Landre de Alba, que da lunes por la noche y martes por la mañana
mata.275 ”... Le sens de ces textes pourrait paraître obscur si nous ignorons à quoi est
rapporté le mardi. Celui-ci est en effet considéré comme un jour néfaste. Voici les
commentaires de Correas à ce propos “ Opinión del vulgo contra el martes, y nace de
ser tenido Marte en la gentilidad por dios de las batallas, y este planeta domina en este
día, y por eso le tienen por aciago los ignorantes, tomándolo de la gentilidad, que no
hacía casamientos en martes por su dios de disensiones y batallas 276”. Il est douteux
que les milieux populaires connaissaient les coutumes romaines mais il est certain que
le mardi avait une connotation nettement péjorative : “ En martes, ni tu casa mudes, ni
tu hija cases.277 ”. Sans parler de grands changements initiés un mardi, certaines
activités sont aussi déconseillées : “ En martes, ni paños cortes, ...278 ”, “ En martes, ni
tu tela urdas..279. ”. cela sous-entendait-il qu’une toile ou vêtement travaillée un mardi
apporte malchance à son futur propriétaire ou utilisateur ? Une malédiction se concrétise
un mardi : “ landre de las de Alba, que dan lunes en la noche y llevan a enterarrar el
martes por la mañana.280 ” et le mot est même passé dans le vocabulaire de l’époque
comme synonyme de malchance ou malheur : “ Dar con la del martes281 ” ou
simplement “ Martes.”. Nous pouvons d’ailleurs entendre l’Eglise fulminer à travers
l’adage suivant : “ Aquél a Dios sirve que non dubda en martes / comenzar caminos nin
ropas cortar.282” (perez de Gúzman Canc. FD I, 630b) et l’on relativise parfois aussi
les choses : “ Boda buena, boda mala, el martes en tu casa.283 ”.
Les mercredi et jeudi ne présentent pas de caractères vraiment spécifiques. Le
mercredi est théoriquement jour de jeûne, mais il est douteux qu’il ait été respecté, seul
un proverbe y fait allusion : “ Miércoles corvillo, pésame contigo; jueves de cena,
vengaís norabuena.284 ”. L’unique caractéristique spécifique du jeudi vient d’être
exprimée. C’est un jour dénué d’interdit, par opposition au mercredi peut-être mais
surtout au vendredi : “ Comí carne en viernes pensando que era jueves. 285”. Nos textes
273
Enfant du dimanche ne veut pas de lundi.
Tu n'es pas sûr du lundi au mardi.
275
Malédiction de l'Aube, que donne lundi pendant la nuit et mardi pour la matinée tue.
276
Opinion du vulgaire contre le mardi, et est né du fait que les gentils prenaient Mars pour dieu de la
bataille, et cette planète domine ce jour, et pour ceci le prennent pour funeste les ignorants, le prenant des
gentils, qui ne contractaient pas de mariages le mardi, à cause de son caractère de dissension et de bataille.
277
Le mardi, ni ta maison ne change, ni ta fille ne marie.
278
Le mardi, ni ne coupe pas le tissus (les pagnes)...
279
Le mardi, n'ourdis pas ta toile...
280
Malédiction de l'Aube, que l'on donne lundi pendant la nuit, et qui se finit par un enterrement mardi
matin.
281
Donner avec celle du mardi.
282
Celui qui sert Dieu, qu'il ne doute pas le mardi, de comencer son chemin ni de couper ses robes.
283
Noce bonne, noce mauvaise, le mardi dans ta maison.
284
Mercredi de jeûne, il me pèse avec toi, jeudi du dîner, arrivez de bonne heure. En outre, il est fort
possible que “miércoles corvillo” se réfère au mercredi des Cendres.
285
Je mangeai de la viande un vendredi, pensant que c'était jeudi.
274
font très majoritairement allusion au vendredi comme jour de jeûne : “ Si les conoceices,
ayunaríasle los viernes.286 ”, celui-ci paraissait avoir été effectué avec réticence mais les
textes traitent de cette contrainte avec un certain humour : “ Convidado el viernes, vente
si quieres.287 ”, “ Achaque el jueves para no ayunar el viernes.288 ” voire avec fatalité :
“ La semana que no tenga viernes.289 ”
Samedi est le jour de jeûne des Juifs et plusieurs proverbes y font allusion : “ Judío
toma buen sábado y ni quiere gallina furtada.290” ( Santillana, Refranes...62) ... En ce
qui concerne le reste du peuple, le samedi paraît être une journée spéciale, où l’on
effectue certaines activités particulières : “ Aguijar el hígado, que brama la vaca.291 ”,
“ Sábado sin bollo, domingo machorro.292 ”, “ Ni sábado sin sol, ni moza sin
amor...293 ”. Le samedi, comme le dimanche semble être opposé à la semaine “ Toda la
semana no velé, y el sábado en la tarde me arremangué. 294”, “ Toda la semana
holgaba, y el sábado acuciaba.295 ” et ces proverbes ainsi que ceux qui suivent montrent
que l’on n’anticipe pas les réjouissances, voire que l’on tente de rattraper le temps perdu
: “ Sábado en la noche, María, dame la rueca.296 ”, “ Obrita que en sábado viene,
puntadita de palmo y salto de liebre.297 ”.
Dimanche enfin est le jour de repos. Instauré officiellement depuis le début de
l’époque carolingienne, le dimanche, jour du seigneur où tout travail est interdit, n’a pas
toujours été respecté. En ce qui concerne nos textes, le dimanche paraît être accepté sans
problème comme jour de repos : ainsi de manière détournée ou directe dans les
proverbes suivants : “ El tejedor del villar, güelga toda la semana. Y el domingo quiere
trabajar.298 ”, “ ...el domingo que yo hilaría, todos me dicen que nos es día.299 ”, “ ...el
domingo descansa300 ”. La messe est une composante essentielle de cette journée : “ El
lobo se faze entre semana porque el domingo no va a missa.301” (Santillana, Refranes...
105) , “ Por la semana hace la reposa, con que no va el domingo a la misa.302 ” mais il
ne faut pas s’y tromper, le dimanche est par définition un jour de fête : “ Bartolo y su
286
Si tu les connaissais, tu jeûnerais les vendredis.
Invité du vendrdi, viens-t-en si tu veux.
288
Maladie du jeudi pour ne pas jeûner le vendredi.
289
La semaine qui n'a pas de vendredi. Correas : On entend par ceci que ne se fera pas ce que l'on
demande ou promet.
290
Le juif prend un bon samedi et ne veut pas de poule farcie.
291
Piquer le foi, que brame la vache. Correas : Car elle est tuée le samedi.
292
Samedi sans miche, dimanche stérile. Correas : Il faut préparer le pain pour la messe du dimanche.
293
Ni samedi sans soleil, ni demoiselle sans amour. Correas : On dit samedi sans soleil car le samedi, les
jeunes filles alignent les les collets, coiffes et gorgueras (sorte de collet bouffant).
294
Toute la semaine je n'ai pas veillé, et le samedi après midi je me suis mis à l'ouvrage (retroussé mes
manches).
295
Toute la semaine il (elle) se prélassait, et le samedi il (elle) se pressait.
296
Samedi dans la nuit, María, donne-moi le rouet.
297
Petite oeuvre qui vient un samedi, petit point de palmo (unité de mesure) et saut de lièvre.
298
Le tisseur du petit village, se repose toute la semaine et le dimanche veut travailler.
299
... le dimanche quand je tisserais, tous me disent que ce n'est pas le jour. p. 280
300
... le dimanche repose-toi. p. 279
301
Le loup oeuvre (?) en semaine car ne va pas le dimanche à la messe.
302
Pendant la semaine il se repose, avec quoi (en plus de quoi?) il ne va pas à la messe le dimanche.
287
amigo / bailaban el domingo / al drongolondrón.303 ” (F. A. #439), “ Cuando tu solías
tocar / el tu rabé dominguero / ...304 ”, “ Eaa. ea, que el domingo es fiesta.305 ”
Dégager les caractéristiques principales de chaque jour de la semaine nous a obligé à
passer outre deux sujets qui recoupent, sans les marquer de manière profonde, les
commentaires associés à ces jours de la semaine : le cas du jour de marché et celui des
croyances populaires. Nos textes assignent en effet un jour déterminé pour le marché :
“ Porque el judio no medre, el mercado en sábado viene.306 ”, “ miércoles en misa,
jueves al mercado.307 ”, “ ... / jueves era, jueves, / día de mercado / ... 308”(Alín #6). Un
jour est attribué au marché. Cela ressort ainsi dans nos textes car il était important de
connaître cette journée, particulièrement lorsque que l’on venait de loin pour s’y rendre,
et que la route pouvait être dangereuse : “ Mercadito de ocho leguas, tres días malos y
dos noches negras.309”. Toutefois, il n’existait pas un jour type pour toute la Castille
(sans parler de l’Espagne!) comme le montre le proverbe suivant : “ No hay orejas para
cada martes.310 ”.
Le thème des croyances n’est pas non plus anodin en ce qui concerne les jours de la
semaine. Nous avons déjà vu que le mardi était vu comme jour néfaste, associé à la
planète et au dieu Mars. Cependant, ce n’est pas le seul jour a être associé à sa planète.
Ainsi le lundi “ No hay lunes sin luna...311 ”, le mercredi “ La luna merculina, de agua u
de neblina.312 ”. A propos du samedi, Correas prétend, dans son explication de ce
proverbe dont nous avons déjà parlé que “ El vulgo parece que ya ha creído que no hay
sábado sin sol...313 ”. Si nous ne pouvons nous fier sûrement à lui, il reste que les
exemples se cumulent. Des malédictions étaient aussi liées à certains jour de la semaine,
au mardi nous l’avons vu, mais aussi, et cela peut surprendre, au dimanche : “ Landre de
portillo, que da en sábado y acaba en domingo.314 ”. Cependant, il est difficile de se
faire une idée précise de la question, l’interprétation des textes exprimant des
malédictions étant très délicate. Nous reviendrons sur cet ensemble de croyances au
chapitre 4.
III / Le mois
Enfin, le mois, nous l’avons dit, n’est pas une durée autonome. Ce n’est pas à
l’intérieur d’un mois que l’on se situe mais à l’intérieur de la journée, de la semaine ou
de l’année. Deux proverbes semblent s’y référer en terme de salaire : “ Muchas gracias,
303
Bartolo et son ami / dansent le dimanche / au drongolondron.
Quand tu savais jouer / de ton rabé (instrument) du dimanche / ...
305
Eaa, ea, que dimanche c'est la fête.
306
Parceque le juif ne grandit (compte ?) pas, le marché le samedi sera.
307
Mercredi à la messe, jeudi au marché.
308
...jeudi, c'était, jeudi, / jour de marché...
309
Marché de huit lieues, trois mauvais jours et deux nuits noires.
310
Il n'y a pas d'oreilles pour chaque mardi. Correas : En chaque lieu se dira le jour de son marché.
311
Il n'y a pas de lundi sans lune...
312
La lune merculine, d'eau ou de neige. Correas : Vaine opinion du vulgaire, de la lune qui commence le
mercredi avec l'aspect de Mercure.
313
Le vulgaire paraît déjà avoir cru qu'il n'y a pas de samedi sans soleil.
314
Malédiction de portillo (meurtrière ? petite ouverture dans la muraille ou dans un mur) qui (se) donne
un samedi et finit un dimanche.
304
Rebolledo; cogisteme por un mes, pagásteme por medio.315 ”, “ Al quinto día verás que
mes habrás.316 ”. C’est cependant la seule association logique que nous pouvons lui
attribuer.
IV / Les rythmes annuels
1 / Présentation générale
L’année, nous l’aurons compris, est le cadre chronologique idéal, dans lequel évolue
la nature et les hommes en parallèle. Le rythme des saisons est suivi de très près, c’est la
clef de survie de la majorité du peuple du Moyen Age. En outre, il détermine dans une
certaine mesure les activités secondaires de ces populations. L’étude que nous allons
effectuer concerne en grande majorité les milieux ruraux. Même si les relations villes /
campagnes étaient très entremêlées au Moyen Age, la ville était moins intimement liée à
la nature ni à même de vivre en fonction de celle-ci. Afin de mener à bien notre étude,
nous partirons d’une présentation générale des cycles annuels. Celle-ci sera basée sur le
commentaire du graphique 1 ci-dessous. Une fois les lignes générales fixées, nous
analyserons ces différents cycles tels que nous les montrent les Cancioneros et
Refraneros.
Le graphique 1 regroupe tous les proverbes faisant référence à un des mois de
l’année, recueillis dans le Refranero de Correas. Il a pour but de dégager les temps forts
de l’année selon chacun d’entre eux. Le graphique 2 répartit l'ensemble des proverbes
par thème, ceci afin de mettre en valeur les principales préoccupations qui y
transparaissent. Les proverbes sont regroupés de la façon suivante : “ Cycle culture /
élevage ” se rapporte aux observations liées aux mouvements des récoltes (céréales,
vigne, cultures maraîchères...) et de l’élevage. Sont aussi inclus les proverbes à sens
météorologique lorsqu’ils sont liés explicitement au cycle végétal, à l’exemple des
proverbes suivants : “ Enero y hebreo hinchen el granero con su hiel y aguacero.317 ” ou
“ Enero seco, villano rico.318 ”. “ Climat ” correspond aux proverbes à acception
purement météorologique. “ Activité non agricole ” regroupe les activités artisanales.
“ Subsistance ” regroupe les proverbes qui ont trait à la nourriture. “ Amour / fête ”
parlent pour eux même. “ Divers ” s’applique aux proverbes que l’on ne peut classifier
dans aucune catégorie.
Au vu du nombre de proverbes dédiés aux Saints du calendrier, nous pourrions nous
étonner de ne pas les trouver inclus ou opposés au présent graphique. J’estime tout
simplement qu’une telle comparaison manquerait de pertinence: les proverbes de ce type
mettent principalement en valeur quelle activité est effectuée dans de tels jours et ne
caractérise pas vraiment la période en général. Bien sûr, nous pouvons trouver le même
type de proverbe à propos d’un saint ou d’un mois (voir chap. 1), néanmoins, ceci est
loin d’être systématique sur l’ensemble de l’année et par conséquent, ces références
peuvent difficilement se généraliser par une représentation graphique. Le mois à
l'avantage d'être une représentation assez neutre du découpage de l'année.
315
Merci beaucoup, Rebolledo, tu me pris pour un mois et me paya avec un demi (mois).
Au cinquième jour, tu verras quel mois tu auras.
317
Janvier et février remplissent le silo avec leur glace et leur eau.
318
Janvier sec, vilain riche.
316
Cycles annuels
50
40
Total agric
Références
30
Climat
Autres activités
20
Subsistence
Amour / fete
Divers
10
0
Janv. Fev. Mars Avr. Mai
Juin Juill. Août Sept. Oct. Nov. Dec.
-10
Mois
Graphique 1.
Répartition par thème
Divers
Total agric
Amour / fete
Subsistence
Autres
activités
Climat
Graphique 2.
Ces courbes mettent en évidence un premier constat : La première moitié de l'année
est beaucoup plus commentée que la seconde. En terme de chiffres, ce fait est encore
plus explicite: sur quatre-cent-quatorze proverbes réunis, trois-cent-cinquante et un
concernent les six premiers mois de l'année et pour être précis, les mois compris entre
janvier et mai (inclus) regroupent trois-cent-trente-sept proverbes. Notre courbe s'élève
toutefois en août. Ce mois rassemble en effet vingt-neuf proverbes. Le contraste est
assez frappant: si l'on regroupe les cinq premiers mois de l'année avec août, nous
cumulons trois-cent-soixante-six textes, soit environ 90 % du total! Nous vérifions ici
les notions de temps creux et forts. Les mois qui font véritablement contraste sont, dans
ce sens, mai et août. Nous pourrions nous étonner du peu de commentaires qui se
rapportent aux mois de juin, juillet, octobre, qui correspondent aux fortes périodes
d'activités liées aux cultures. Cela s'explique par le fait que l'année ne se joue pas
pendant ces mois ; à cette période, les dés sont jetés et quelle que soit le contexte, les
résultats, dit autrement, les récoltes, changeront peu. Car c'est bien sûr le cycle végétal
avec tout ce qui y est lié qui préoccupe le plus. Le temps climatique, notamment, est la
condition sine qua non d'une bonne récolte. Nous devons par ailleurs, apporter une
distinction qui n'apparaît pas dans nos graphiques mais qui est intéressante: à peine 10%
des proverbes regroupés dans “Cycle culture / élevage” se réfèrent à l'élevage. Nous
reviendrons sur ce résultat par la suite mais cela donne une mesure de l'importance
apportée aux champs et vergers. Cette importance conditionne (déforme ?) par ailleurs
la forme du graphique 1. La courbe “ subsistance” par exemple suit, dans son évolution,
de très près celle des cultures et cela va de soi. La courbe climatique est par contre plus
difficile à comprendre. Il fait froid en janvier, certes, il pleut en avril, oui, mais cela est
valable respectivement pour décembre et octobre ! Nous proposerons une explication
lorsque nous nous attarderons en détail sur les cycles climatiques. La courbe “amour /
fête” est assez peu représentative. Nous verrons que dans ce sens, à la fois l'un et l'autre
ont une évolution qui leur est propre, bien que non détachée complètement des autres
grands cycles . Il est intéressant toutefois de constater que la part consacrée à cet
ensemble est minime (environ 6% du total): le loisir est-il vu comme une préoccupation
secondaire? Enfin, la courbe “divers” reflète de façon logique l'ensemble du dessin
général des courbes.
Cette première présentation nous a permi de nous rendre compte des grandes lignes
de force en ce qui concerne les cycles annuels. Une fois de plus, cependant, il nous faut
être très prudent et ne pas sauter aux conclusions. Le sens des proverbes infléchit parfois
le dessin de ces courbes. C'est donc en nous centrant sur le message qu'ils délivrent et en
confrontant ces proverbes avec les autres textes dont nous disposons (particulièrement
en ce qui concerne les jours de Saints et fêtes religieuses) que nous allons poursuivre
notre exposé. Nous verrons tour à tour les différents cycles induits par les proverbes et
villancicos et nous tenterons de les reconstruire.
2 / Cultures et élevage
Le cycle des cultures retiendra tout d'abord notre attention. Nous avons vu que c'est
de loin le plus représenté dans nos textes. Cela n'a rien d'étonnant, l'économie du Moyen
Age est complètement dépendante des récoltes. Elles affectent tous les milieux, aussi
bien urbains que ruraux. Le peuple des campagnes constitue la grande majorité de la
population et est forcément le premier concerné par les rythmes saisonniers. Les
proverbes, qui constitueront la base essentielle de cette étude, déclinent les cultures à
trois niveaux. Les céréalières tout d'abord qui forment le grand cycle annuel de
référence. Sur ce canevas général que brode minutieusement nos proverbes, s'insèrent
les cycles des cultures mineures, de vergers et des cultures maraîchères : l'ail, les poires,
les noix, le concombre… apparaissent sporadiquement dans les proverbes qui prennent
la forme de conseils ou de recommandations à leur égard. Entre ces deux extrêmes, la
vigne tient une place plus qu’honnête dans nos textes.
a / Les céréales
Attardons-nous sur les cultures céréalières. Celles-ci, nous l'aurons compris, sont
vitales. Les proverbes s'y référent d'ailleurs souvent sous forme de la nourriture qu'elles
représentent, “ pan ” autrement dit, ou ce qui s’y rapporte, au lieu de leurs noms
véritables (“ centeno, trigo...319 ”), à l’exemple du proverbe suivant : “ En abril, echarte
de ventril; si pan vieres, pan esperes. 320”. Deux grandes périodes se découpent dans le
cycle céréalier: le temps de l’attente et le temps de l’action. Le premier temps de
l’attente est très largement exprimé dans les proverbes. Mieux peut-être que le terme
attente, il faudrait employer celui de prévision, car c’est essentiellement de cela qu’il
s’agit. On considère que l’année se décide à partir de janvier et jusqu’aux récoltes en
juin et les références de ce type augmentent de façon largement croissante : onze en
janvier et février, dix-huit en mars, vingt-neuf en avril et quarante-deux en mai ! La
majorité des proverbes s’inquiètent du temps météorologique. Voici ce que serait le
circuit parfait : Qu’il neige en janvier : “ Allì haz tu a tu hijo heredero donde anda la
niebla en el mes de enero.321 ”; en février aussi par ailleurs : “ Nieve en hebrero, hasta
la hoz tien tempero.322 ” bien que la pluie soit aussi la bienvenue : “ Cuando llueve en
hebrero, todo el año tiene tempero.323 ”. En mars, le vent est le plus attendu : “ Vento de
marzo...cárregan el carro y el costruil.324 ”. Les deux mois vitaux sont néanmoins avril
et mai “ Avril y mayo, la llave de todo el año.325 ”. Il faut qu’il pleuve en avril et cela
n’est pas dédaigné non plus en mai : “ Marzo ventoso y abril lluvioso sacan mayo
hermoso.326 ”, “ Abril llueve para los hombre y mayo para las bestias.327 ”, “ En abril
aguas mil... en mayo, tres o cuatro...328 ”.
Un trait frappant ressort de nos proverbes: à chaque mois correspond son climat, et il
est absolument nécessaire que ce programme soit respecté, sous peine de malheurs en
prévision : “ En enero ponte en el otero; y si vieres verdeguar, ponte a llorar; y si vieres
torrear ponte a cantar.329 ”, “ Yemas de abril, pocas al barril.330 ”, “ Si no lluviere en
abril y mayo, venderá el rey el carretil y el carro.331 ”. Lorsque le temps ne parait pas
favorable, que ce programme n’est pas respecté, les difficultés sont attendues, et presque
invariablement, nous trouvons ce type de proverbe: “ Cuando la sementera vieres
tronar, vende los bueyes y échalo en pan.332 ”. Ce rythme est donc pris très au sérieux,
trop peut-être, on se demande par exemple en quoi le fait qu’il vente en mars peut
apporter quoi que ce soit aux récoltes de juin. En outre, il apparaît que c’est plus la
319
Seigle, blé...
En avril, couche-toi sur le ventre, si pain tu vois, pain attends (-toi à en avoir).
321
Là-bas fais ton enfant héritier où se trouve la neige en janvier.
322
Neige de février, jusqu'aux moissons a bon goût.
323
Quand il pleut en février, toute l'année est bonne.
324
Vent de mars... chargent la charrette et le costruil ((?)récipient à grain).
325
Avril et mai, la clef de toute l'année.
326
Mars venteux avril pluvieux amènent mai joli.
327
Avril pleut pour les hommes et mai pour les bêtes.
328
Avril, eaux mille, ..., mai trois ou quatre...
329
En janvier pose-toi sur la butte, si tu vois verdir, mets-toi à pleurer, si tu vois givrer, mets-toi à chanter.
330
Bourgeons d'avril, peu dans le baril.
331
S'il ne pleuvait pas en avril et mai, le roi vendrait la charrette et le chariot.
332
Quand les semailles tu vois givrer, vends les boeufs et transforme les en pain. Correas : On le dit
simplement car il est bizarre (rare) de voir givrer ainsi et en hiver. Nous pouvons ajouter que n'est pas bon
ce qui n'est pas en son temps.
320
schématisation qui importe que le contenu des recommandations / prévisions. Ainsi par
exemple, nous constatons que plusieurs proverbes attribués à mars sont utilisés de la
même façon avec mai. Les deux mots ont la même sonorité “ mayo / marso ” et
s’intercalent de la même façon dans un proverbe : ainsi on dit indifféremment “ Marzo
pardo, avril lluvioso y mayo ventoso hacen el año hermoso.333 ” que “ Marzo ventoso...
mayo pardo... 334”, “ Marzo ventoso, año hermoso.335 ” et “ Mayo ventoso...336 ”. Nous
avons vu que c’est plutôt la pluie qui est souhaitée, au point que l’on utilise “ Como
agua de mayo.337 ” pour quelque chose espéré, la contradiction est donc assez flagrante.
Il est possible cependant que ces différences proviennent des régions d’où proviennent
ces proverbes, on attend certainement pas le même temps au même moment en
Andalousie et en Galice, mais il serait tout de même étonnant de constater que la
construction des proverbes soit exactement la même d’un bout à l’autre de l’Espagne...
Terminons notre année agricole : vient ensuite la période des moissons qui peut
s’étendre jusqu’en juillet en terres tardives. On met d’ailleurs en garde contre le fait de
moissonner trop tôt en ce temps de césure : “ En junio, hoz en puño: de verde mas no de
pan maduro.338 ”... A présent, nos proverbes se font rares, même si ils sont majoritaires,
en comparaison avec l'ensemble de ceux qui concernent les derniers mois de l’année.
Les semailles se font en septembre “ Por septiembre, quien tiene pan que siembre.339 ”
ou en octobre “ Octubre, echa pan y cubre.340 ” voire début novembre “ Por Todos
Santos, siembre trigos...341 ” mais nous ne sommes pas beaucoup plus renseignés. Nous
remarquons qu’il est toujours question de blé. Cependant, l’orge apparaît
sporadiquement (cinq fois) dans nos textes. En terme de calendrier, voici ce que l’on
nous dit : “ Cebada para marzo, leña para abril y trigo para mayo. 342”, “ hebrero, saca
las cebadas de culero. 343”. Cet autre proverbe “ Entre gavilla y gavilla, hambre
amarilla. 344” se réfère aux deux moissons de l’orge et du blé, selon Correas. La culture
de l’orge était donc pratiquée. Toutefois, la faiblesse des évidences semble suggérer que
le blé était la céréale qui déterminait l’année à venir.
b / La vigne
En parallèle, le cycle du raisin retient une attention non négligeable. Il commence en
mars, où l’on taille la vigne “ Tu viña alabada en marzo la poda y en marzo la
acava.345 ” et l’on s’inquiète aussi du temps : “ Cuando atruena en marzo, apareja las
333
Mars grisâtre, avril pluvieux, et mai venteux rendent l'année belle.
Mars venteux... mai grisâtre...
335
Mars venteux, belle année.
336
Mai venteux...
337
Comme eaux de mai.
338
Em juin, faux en main: vert mais pas de pain mûr.
339
En septembre, que celui qui a du pain le sème.
340
Octobre, jette le pain et recouvre.
341
Pour la Toussaint, sème les blés....
342
Orge pour mars, bois (à brûler) pour avril et pain pour mai.
343
Février, sors l'orge du culero (sorte de poche, culero doit ici avoir sens de sac).
344
Entre fagot et fagot, faim jaune.
345
Ta vigne honorée, en mars élague-la et en mars termine-la. ((?) acavar est certainement un verbe
technique agricole.)
334
cubas y el mazo.346 ”. Du temps encore, on parle en avril, mais sans s’en préoccuper
“ Frío de abril a las peñas vaya a herir.347”. On fait allusion quelques fois à la vigne en
mai, une fois en juillet et nous voilà en août. Les vendanges commencent : “ Por San
Siste, busca las uvas donde las vistes.348 ” mais peuvent être plus tardives en d’autres
endroits : “ Agosto madura y septiembre vendimia la uva y la fruta.349 ”. Août et
septembre sont perçus de façon positive dans de nombreux proverbes “ Agosto y
septiembre no duran siempre.350 ”, “ No es cada día agosto ni vendimia.351 ”... Fête ou
non, on ne se laisse pas mourir : “ En septiembre y agosto bebe el vino añejo y deja
estar el mosto.352 ”, “ San Simón y Judas si Judas, mata los puercos y tapa las
cubas.353 ”, “ Día de San Martino prueba tu vino.354 ”, “ El día de San Lucas, mata tus
puercos y atapa tus cubas. 355”.
c / Cultures maraîchaires
Nous enchaînons rapidement sur les autres types de cultures, que l’on peut décliner
en fruits et légumes. L’attitude à l’égard des fruits est plutôt passive, les proverbes se
bornent à indiquer le temps de ramasser poires, cerises, châtaignes, noix, noisettes,
olives, figues... Les légumes font objet d’une attention plus soutenue, le navet
notamment apparaît dans quelques proverbes : “ Por Santa Marina siembra tu
nabina...356 ” et là encore on met en garde contre une récolte anticipée : “ Por Todos
Santos, mira tus nabos; si fuesen buenos di que son malos.357 ” “ Cada cosa en su
tiempo , y nabos en Adviento.358 ”. Le navet semble par ailleurs avoir été une culture de
substitution d’une certaine importance, au point que l’on cite : “ Año bueno, año de
nabos.359 ”. L’ail de même fait preuve d’un certain intérêt et l’on se réfère aussi au pois
chiche dans quelques proverbes. Nous aurons compris cependant que la grande majorité
de l’attention est tournée vers les cultures céréalières, clef de survie des populations
médiévales.
d / L'élevage
Nous pourrions nous étonner par contre du fait que peu de textes soient consacrés au
bétail et à l’élevage. Peut-être pourrions nous expliquer ceci de par la nature même de
nos sources. Celles-ci concernent et proviennent du peuple en général, les bergers ayant
leurs propres règles et celles-ci n’étaient pas généralisables au point de constituer un
ensemble de proverbes d’accès commun. Il existait certainement mais il n’est pas arrivé
346
Quand alternent pluies et éclaircies en mars, prépare ta cuve et tes barils ((?), mazo désigne un maillet
ou plusieurs lattes de bois jointes.)
347
Froids d'avril, les roches s'en vont blesser. Correas : et les aux vignes ni les arbres fruitiers.
348
Pour San Siste [07-08] , cherche les raisins où tu les as vu.
349
Août porte à mâturité et septembre vendange fruits et raisins.
350
Août et septembre ne durent pas toujours.
351
Ce n'est pas tous les jours août ni vendange.
352
En septembre et août boit le vieux (d'au moins un an) vin et laisse vivre le moût.
353
San Simon et Judas [28-10], si Judas, tue les porcs, et bouche les tonneaux.
354
Jour de San Martino [septembre], goûte ton vin.
355
Jour de San Lucas[18-10], tue tes porcs et bouche tes tonneaux.
356
Pour Santa Marina [septembre], sème tes graines de navets.
357
Pour la Toussaint [01-11], regarde tes navets, si il étaient (paraissent ?) bons, dis qu'ils sont mauvais.
358
Chaque chose en son temps et les navets en Avent [décembre].
359
Bonne année, année de navets.
jusqu’aux oreilles de nos compilateurs ou ceux-ci n’en ont pas fait cas. Louis Combet360
propose l’explication suivante : “ ...peut être tout simplement parce qu’ils énonçaient
une opinion si évidente qu’il était inutile de la répéter ”. Très peu de proverbes sont
cependant relatifs à la masse consacrée aux cycles agricoles. Nous trouvons quand
même, tous textes confondus, une vingtaine de références à l’élevage et aux
transhumances. Nous aborderons plus spécialement ici le cycle pastoral des brebis et
moutons. Nous laissons ainsi de coté le cas des bouviers et porchers, dont la situation
est plus stable et intéresse moins les proverbes. Voici ce que l’on pourrait reconstruire
de ces textes : Les premiers mois de l’année sont les plus dangereux pour le bétail : à
cause du froid : “ Enero mojado; bueno para el tiempo y malo para el ganado.361 ”,
“ Febrero el corto, el peor de todos.362 ” et du fait qu’il faille le nourrir : “ Paja y
hierba, para el marzo la siega.363”. Si le temps le permet, on envoie paître les troupeaux
en avril : “ Tardes de marzo, arrecoge tu ganado.364 ”, “ Cuando llueve y hace sol, deja
el perro a su pastor.365 ”. C’est le moment où le danger commence à être écarté : “ La
res perdida, por abril cobra la vida.366 ” mais pas encore complètement : “ La oveja y la
abeja, por abril dan la pelleja.367 ”. On recommence donc à prendre la route des
“ cañadas368 ” à partir d’avril : “ Cuando las Cabrillas se ponen a hora de cena, tiempo
es de tornarse el pastor a su tierra.369 ” et définitivement en juin : “ Por San Pedro,
cada pastor con su rebañuelo.370 ” Quand rentrent-ils des transhumances? les proverbes
n’y font pas allusion. Nous savons cependant que le début de l’hiver est la période
d’accouplement : “ Cuando hay nieblas en Hontejas, apareja tus ovejas.371 ” et voici ce
que nous apprenons du bétail au début de l’année : “ Enero las quita el sebo, hebrero
las esculca y marzo tiene la culpa.372 ”. Les moutons sont, nous l’avons vu, tondus en
avril : “ La abeja y la oveja, en abril dejan la pelleja. 373” si l'on prend ce proverbe dans
son sens premier. Enfin, on vend les bêtes quand celles-ci se montrent sous leurs
meilleures conditions : “ Allá vayas, marzo marzocho; acá me quedo yo con mis
becerros, todos ocho. Calla de una vieja falsa, ruin, que allá viene mi hermano abril;
que con los cueros a la feria os haráis.374 ”, “ Tu bestia aguada y lerda, por San Juan la
360
L. Combet 1971 p. 232
Janvier mouillé, bon pour le temps, mauvais pour le bétail.
362
Février le court, le pire de tous. Correas : pour le bétail si il est froid.
363
Paille et herbe, en mars les faucher. Correas : pour secourrir le bétail.
364
Aprés-midi de mars, rassemble ton bétail.
365
Quand il pleut et fait beau, laisse le chien à son pasteur.
366
La bête perdue, en avril recouvre la vie.
367
L'abeille et la brebis, en avril donnent leur pelage (laissent leur peau ?). Correas : qu'elles meurent si la
mauvaise saison (froid et eau) revient.
368
Chemins empierrés reservés au bétail transhumant. (M. C. Gerbet, L’Espagne au Moyen Age, Madrid,
1992, glossaire)
369
Quand les chevrettes se mettent à l'heure du dîner, il est temps pour le pasteur de retourner à ses terres.
Correas : En avril, quand le soleil est en signe du taureau.
370
Pour San Pedro [29-06], tous les pasteurs avec leurs (petits) troupeaux.
371
Quand il y a neige en Hontejas, accouple tes moutons.
372
Janvier leur quitte le sébum (graisse animale), février les épouille et mars détient la faute. Correas : les
moutons, fromages.
373
L'abeille et la brebis, en avril donnent leur pelage (laissent leur peau ?).
374
Par là, va t-en, mars “marseux”; ici je reste moi avec mes veaux, tous les huit. Calla (silence ? callar
signifie taire, ou « tais toi mauvaise vieille » ) de une mauvaise vieille, que par là vient mon frère avril;
qu'avec les peaux à la foire vous (je ?) vous aurez.
361
pon en venta.375 ”. La condition de berger est généralement vue comme favorable
comme le montre les textes suivants : “ Si quieres hacer burla del año, sé porquero de
invierno y pastor de verano.376 ”, “ Agora que tengo oveja y borregos, todos me dicen
en hora buena estéis, Pedro. 377”.
Nous avons fait allusion aux abeilles dans un proverbe. Celles-ci font en effet montre
d’une certaine attention. Elles muent donc en avril, les ruches sont sorties en février et le
miel extrait en octobre : “ Si quieres sacar colmenas, sácalas por las Candelas; y si
quieres sacar miel, sácala por San Miguel. 378” voire en août : “ Cuando llueve en
agosto, llueve miel y mosto. 379” et le proverbe suivant laisse à entendre qu’en avril et
mai, on peut aussi extraire le miel des ruches : “ Enjambre de abril, para mí, de mayo,
para mi hermano; la de junio para nunguno.380 ” et plusieurs autres proverbes montrent
que l’on s’intéresse aux cycles d’activité des abeilles.
Tout un ensemble de cycles naturels s’offraient à l’observation du peuple des
campagnes. Le cycle annuel des cultures céréalières déterminait, nous l’avons dit, la
plupart des autres cycles de vie, à l’échelle de l’année. Mais l’ensemble de tous les
cycles naturels, qui évoluaient à périodes différentes dans l’année, mais avec continuité
sur le temps de plusieurs années, devaient certainement influer sur la perception du
temps du peuple. Il est proche de la nature, nous nous en rendons de plus en plus compte
à travers notre dissertation et nos textes. Elle dicte son rythme. L'homme cherche à le
comprendre et le prévoir. Nos textes cristalisent un programme rigide et le vulgaire
attend de la nature qu'elle le suive. Cette tendance à la shématisation est importante et
nous en discuterons dans le chapitre 5.
2 / Subsistance
Aux rythmes de la nature est intimement liée la survie de l’homme médiéval. Les
courbes “ subsistance ” et “ climat ” du graphique 1 illustrent assez clairement ce
phénomène. Nous commenterons ainsi tour à tour comment et pourquoi ces courbes
évoluent-elles de cette façon.
La courbe subsistance regroupe l'ensemble des proverbes qui ont trait à
l’alimentation. J’ai néanmoins fait une distinction entre nourriture et boisson exprimée à
fin de festivité (On tue le cochon à la Saint Tomé par exemple, le vin entre aussi dans
cette catégorie) et la nourriture exprimée en terme de subsistance. Nos proverbes ont été
compilés aux XVIe et XVIIe siècles mais furent formulés et répandus dans la deuxième
moitié de l’époque médiévale et plus particulièrement au bas Moyen Age. L’Europe a
traversé durant cette période une crise majeure qui n’a pas épargnée l’Espagne. Les
épidémies, la famine et la guerre, “ les trois cavaliers de l’apocalypse ” y ont fait autant
de ravages qu’ailleurs et si elle n’a pas été concernée par la guerre de Cent Ans (du
moins, elle ne fut pas le théâtre dans laquelle celle-ci s’est déroulée), l’Espagne a eut
son lot de batailles et de dévastations aux XIV et surtout XVème siècles dues à
l’instabilité politique du royaume de Castille principalement. La paix, sur le territoire
375
Ta bête baptisée et pesante (grasse ?) pour San Juan [24-06] mets la en vente.
Si tu veux te moquer de l'année, sois porcher en hiver et pasteur en été
377
Maintenant que j'ai moutons et agneaux, tous me disent à la bonne heure vous êtes, Pedro.
378
Si tu veux sortir tes ruches, sors-les pour la Chandeleur [début février]; et si tu veux extraire le miel,
sors-la pour San Miguel [29-09].
379
Quand il pleut en août, il pleut raisin et miel.
380
Essaim d'avril, pour moi, de mai, pour mon frêre. Celui de juin, pour personne.
376
espagnol, n’est revenue qu’avec l’avènement des Rois Catholiques à la fin du XVème
siècle381. Ce bref rappel est destiné à nous faire prendre conscience de l’ensemble des
difficultés auxquelles étaient confrontés les peuples médiévaux, évidemment les
premiers touchés par ces catastrophes. Et l’on ne s’étonne pas de trouver un pourcentage
important de nos proverbes consacrés à l’observation de la nature, aux récoltes et à
l’alimentation. Il faut noter que la distinction que j’ai effectuée entre cultures et
subsistance est purement formelle, par souci de clarté, les deux sont bien sûr
interdépendants.
Se nourrir : Comment ce souci se répercute-t-il dans nos textes ? Commençons avec
le début de l’année qui durera en fait jusqu’en mai inclus. Nous trouvons dans ces cinq
premiers mois le plus grand nombre de références et cela reflète les préoccupations liées
à l’alimentation. En effet, les difficultés n’interviennent pas seulement au moment de la
césure en juin mais paraissent commencer bien avant. Voici des proverbes récurrents
pour janvier : “ Besugo de enero vale un carnero.382 ”, “ El pollo de enero, la pluma
vale dinero.383 ” ou encore “ Gato del mes de enero, vale un carnero.384 ”. Nous
trouvons, à propos de février et mars, ce genre de commentaire : “ En hebrero saca buey
de tu centeno; el que no le sacó, comido le halló.385 ”, “ Cochino de hebrero, con su
padre al humero.386 ”, “ Cochinillo de marzo, con su padre viene al mazo.387 ”. Les
proverbes, en ce qui concerne avril, expriment plus un souci de se protéger du froid,
nous y reviendrons. On suit néanmoins les récoltes comme le montre le proverbe qui
suit : “ Por abril, ponte de condil; si vieres pan relucir, espera pan de allí.388 ”, “ En
abril, echarte de ventril; si pan vieres, pan esperes. 389”. Le mois difficile est sans
conteste celui de mai, comme le montre le pic de notre courbe. Les proverbes mettent en
garde contre les difficultés d’alimentation qui peuvent poindre ce mois : “ Guarda pan
para mayo y leña para todo el año.390 ”, “ Busca pan para mayo.. y echáte a
dormir.391 ”... de même contre le fait de manger n’importe quoi : “ Hongo de mayo, no
le des a tu hermano.392 ”, “ Caracol de mayo, candela en la mano.393 ”. Ces deux
derniers proverbes expriment bien l’angoisse qui pouvait caractériser cette période et
l’expression mourir de faim devait parfois prendre tout son sens durant ce mois: “ El
que en mayo no merienda, con los muertos se cuenta.394 ”, “ Días de Mayo, tan largos
que sodes, morro de fame, de frío y amores.395 ”. Juin est le mois salvateur et les
préoccupations liées à la subsistance disparaissent. Nous avons vu cependant que l’on
381
Voir introduction.
Daurade de janvier vaut un veau.
383
Le poulet de janvier, la plume vaut de l'argent.
384
Chat de janvier vaut un veau.
385
En février, sors le boeuf de ton seigle, celui qui ne l'a pas sorti, mangé le trouve.
386
Cochon de lait de fevrier, avec son père au fumoir.
387
Cochon de lait de mars, avec son père va à l'abattoir.
388
Pour avril, mets-toi de condil (prête attention?); si tu vois du pain reluire, espère pain de là-bas.
389
En avril, couche-toi sur le ventre, si pain tu vois, pain attends (-toi à en avoir).
390
Garde du pain pour mai et du bois (à brûler) pour toute l'année.
391
Cherche du pain pour mai et va-t-en à dormir.
392
Champignon de mai, ne le donne pas à ton frêre.
393
Escargot de mai, chandelle en main. (Champignons et escargots sont empoisonnés en mai)
394
En mai celui qui ne pique-nique pas, avec les mort se compte.
395
Jours de mai, tellement longs vous êtes, je meure de faim, de froid et d'amour.
382
met en garde contre les récoltes anticipées, principalement en terres tardives : “ Junio,
de verde y no de maduro, en tierras tardías.396 .
Les préoccupations liées à la subsistance nous montrent que l’on savait se projeter
dans le futur proche (le temps des récoltes) mais aussi plus lointain: lorsqu’une récolte
mauvaise est prévue, on planifie à l’échelle de toute l’année à venir, en prévision du
difficile temps de césure qui interviendra nécessairement. C’est ainsi qu’il faut
interpréter le type de proverbe suivant : “ Cuando corre Valfrío, vende los bueyes y
échalo en trigo. 397” ou celui ci “ Dos aguas de abril y una de mayo, valen los bueyes y
el carro.398 ”. Si une mauvaise récolte est prévue, on sait que le prix du blé augmentera,
particulièrement à l’approche du mois de mai suivant. En prévision de ceci, il vaut
mieux vendre ses bêtes le plus tôt possible, afin d’acheter et de faire des provisions de
blé et passer ainsi le cap difficile de la césure de l’année suivante.
3 / Climat
Le climat ensuite provoque de nombreuses réflexions. Nous n’aborderons ici que les
préoccupations météorologiques exprimées pour elles-même, autrement dit, non liées
aux cycles des cultures. Nous avons déjà remarqué, dans le commentaire du graphique 1
qu’il est surprenant de constater que, passé mai, on ne se préoccupe presque plus du
temps qu’il fait. Tout d’abord, il nous faut tempérer ce constat avec les proverbes non
inclus dans cette étude statistique. Nous trouvons en effet quelques proverbes de ce type
associés aux jours des saints de fin d’année, à l’hiver et à ses fêtes. Toutefois, si cela
réhausse légèrement notre courbe, la forme globale présente grossièrement le même
aspect. Deux tentatives d’explication pourraient être introduites ici. L'une est due à la
nature même du climat, qui est plus prévisible à la fin de l’année et nécessite peut-être
moins de recommandations. On sait du moins qu’avec les froids qui arrivent, il faut se
couvrir et l’on observe plus de prudence. Avec la venue des beaux jours, par contre, on
a tendance à se découvrir bien que le temps soit encore incertain et cela peut provoquer
coups de froids et maladies et être malade au Moyen Age était un état peu enviable et
dangereux. Une autre explication pourrait être proposée: de par le fait que l’on faisait
très attention aux temps afin de prévoir les récoltes, on y était plus sensible et de ce fait,
plus de proverbes s’y référaient. En outre, les premiers mois de l’année affichent
quelques particularismes dont nous allons faire une brève description.
Janvier intéresse assez peu, il se décrit froid, sec et ensoleillé. Février alterne bon et
mauvais temps : “En febrero un rato al sol y otro al humero.399”, “ En febrero, un día
malo y otro bueno.400 ”... Mars retient plus l’attention et l’on met principalement en
garde contre le soleil de ce mois : “ Sol de marzo, hiere como mazo.401 ”, “ Guarte del
sol de marzo, y estarás hermosa todo el año.402 ”. Le véritable mois qui préoccupe est
avril. Un simple proverbe du style “ abril aguas mil.403 ” n’est pas seulement un
remarque innocente mais une véritable mise en garde comme nous le constatons dans
396
Juin, en vert et non en mûr, en terre tardives.
Quand court Valfrío (terme pour innondation), vends les boeufs et change les en blé.
398
Deux eaux d'avril et une de mai, valent les boeufs et la charrette.
399
En février, un moment au soleil, un autre au fumoir.
400
En février, un jour bon et un autre mauvais.
401
Soleil de mars, blesse (tape) comme un marteau.
402
Méfie-toi du soleil de mars et tu seras belle toute l'année.
403
Avril, eaux mille.
397
les proverbes qui vont suivre. “ Humedades de abril malas son de salir.404 ” sous entend
seulement que le temps est traître. Mais bon nombre des textes comparent les difficultés
d’avril et mai, plaçant celles-ci au même niveau, autrement dit de celui de la survie. En
Mai on meure de faim, en avril de froid. le vêtement n’avait rien de prolixe dans les
milieux populaires médiévaux. Ainsi ce type de proverbe : “ Busca pan para mayo y
leña para abril y échate a dormir.405 ” se décline-t-il sous de nombreuses formes. Avril
seul provoque ce type de commentaire : “ En abril, pone la capilla al ruin.406 ” de même
sous plusieurs formes différentes. Enfin, lorsqu’on ne lie pas la pluie d’avril aux récoltes
à venir, le mois est exprimé en termes assez négatifs : “ Nunca ví abril que no fuera
ruin, ora al entrar, ora al salir.407 ”, “ Al principio o al fin, abril suele ser ruin.408 ”.
Mai provoque aussi de nombreux commentaires mais ils n’ont plus le tragique lié à avril
et c’est d’ailleurs souvent par opposition à ce dernier que le proverbe est construit :
“ Dice mayo a abril : aunque te pese, me he de reír.409 ”, “ Lluvia de abril y rocío de
mayo.410 ”. Il peut faire froid toutefois encore en mai “ Días de mayo, morro ...de
frío...411 ” et l’on peut trouver ce type de proverbe: “ En mayo, no te quitas el sayo.412 ”
mais ceux-ci cumulent aussi une connotation festive comme nous le verrons par la suite.
Les proverbes, selon le schéma habituel se raréfient à présent. En juin, le temps se veut
au beau : “ Mayo pardio y junio claro.413 ” et on ne le souhaite pas autrement : “ Agua
de por San Juan, quita vino y no da pan...414 ”, juillet ne suscite pas de commentaire,
août non plus sauf en ce qui concerne le mauvais effet de la pluie avant les vendanges.
Le climat de septembre se résume de cette façon : “ Septiembre, o lleva las puentes o
seca las fuentes.415 ”. Nous n’apprenons rien de particulier en octobre. Novembre par
contre suscite quelques commentaires, tous du style de celui-ci : “ Por Todos Santos,
frío en los campos.416 ”. Enfin : “ En diciembre, leña y duerme.417 ” au coin du feu et
dors, voilà tout.
Cette évolution du climat annuel dans nos textes met en valeur un fait qui peut
s’appliquer à tous les cycles que nous avons décrits jusqu’à présent: la nature impose ses
étapes, c’est une machine capricieuse qui malgré tout possède des règles. Les proverbes
ont pour but de les enseigner afin de mieux pouvoir les assumer.
4 / Le cycle amoureux
Curieusement, un dernier cycle n’est pas encore complètement indépendant de celui
des récoltes : celui de l’amour. Le schéma que nous allons construire du cycle amoureux
404
Humidités d'avril, mauvaises sont de sortir (se manifester, de s'y exposer ?).
Cherche du pain pour mai et du bois (à brûler) pour avril et va te coucher.
406
En avril, mets la capuche au démuni (à moins que le sens ne soit celui de vil).
407
Jamais je n'ai vu d'avril qui ne fut mauvais, moments à l'entrée, moments à la sortie.
408
Au début ou à la fin, avril est généralement mauvais.
409
Mai dit à avril: Bien que cela te pèse, je me dois de rire.
410
Pluie d'avril et rosée de mai.
411
Jours de mai, je me meurs ... de froid
412
En mai, ne te quite pas la robe.
413
Mai grisâtre et juin clair.
414
Eau de San Juan, quitte le vin et ne donne pas de pain...
415
Septembre, ou porte les ponts, ou sèche les fontaines.
416
Pour la Toussaint, froid dans les champs.
417
En décembre, bois à brûler et dors.
405
renverra une fois pour toute l’amour courtois dans les rangs des élites d’où il provient
(même si celui-ci a influencé fortement les textes des chansons populaires). Les
proverbes nous montrent en effet une vision beaucoup plus terre à terre de l’amour et
des cycles de reproduction. Ainsi, trois facteurs influent voire dictent leurs règles à la
libido de l’espagnol du bas Moyen Age: la religion, la fête et le travail des champs.
Nous les retrouverons à travers le cycle annuel qui pourrait se présenter ainsi :
Janvier semble neutre, nous trouvons seulement ce type de proverbe: “ Luna de enero y
el amor primero.418 ”. Février et Mars sont marqués par le temps de Carême qui signifie
à la fois jeûne et abstinence sexuelle. L’un comme l’autre étaient ils respectés? Il semble
que oui. Les proverbes qui font référence à la longueur de ce temps sont nombreux. Ils
font plus allusion au jeûne mais on devine que l’abstinence n’est pas étrangère à la
plainte suivante : “ No puede más faltar que marzo de Cuaresma.419 ” et voici un autre
proverbe que nous pouvons trouver: “ Los amores que comienzan en Cuaresma duran
más, dicen las dueñas.420 ” et un autre beaucoup plus explicite “ Más pobre que puta en
Cuaresma.421 ”. Pâques est un des grands rendez-vous galants de l’année. Le lien entre
Pâques et la Saint Jean, autre grande date dans ce sens, est souvent exprimé. “ Que si a
Pascua no viniere, a San Juan me aguarderéis.422 ”, “ Mi señora me demanda : / - buen
amor ¿cuando vernéis ? / - Si no vengo para Pascua / para San Juan me aguardéis. 423”
(F. A. #245) ”. Pourquoi des rendez-vous aussi sporadiques ? Certainement car les fêtes
étaient prétexte à rassembler et susciter des vocations entre des individus qui autrement
sortaient peu de leurs villages. Des fêtes, cependant, entre la Saint Jean et Pâques, il y en
avaient, particulièrement au mois de mai et cette période est certainement la plus
propice aux épanchements amoureux. Les fêtes de mai sont pour la plupart des
résurgences des fêtes florales de Vénus, déesse de l'amour424. Les amoureux se plaignent
du temps qui file trop vite : “ Días de mayo, días de desaventura; aún no es mañana, y
ya es noche escura 425”. Voici le type de villancicos qui se dédient à mai : “ Mañanitas
floridas / del mes de Mayo, / despertad a mi niña, / no duerma tanto.426 ” (Alín #756) ou
encore “ Entra Mayo con sus flores, / Sale Abril con sus amores, / y los dulces
amadores / comiençan a bien servir.427 ” (Alín #82). Se marier à cette période paraît ne
pas avoir été bien vu : “ Las malas , en el mes de mayo se casan.428 ”. Juin ensuite porte
deux grandes fêtes amoureuses : la Saint Pierre, le vingt-neuf et surtout la Saint Jean le
vingt-quatre. La Saint Jean est la fête populaire par excellence nous reviendrons sur cet
évènement lorsque nous nous pencherons sur le cycle annuel des fêtes. Nous
418
Lune de janvier et amour premier.
Ne peut pas plus manquer que mars de Carême.
420
Les amours qui commencent en Carême durent plus longtemps disent les maîtresses.
421
Plus pauvre que pute en (temps de) Carême.
422
Que si je ne venais pas à Pâques, à la San Juan vous m'attendrez.
423
Ma dame me demanda : / - Bel amour, quand vous verrai-je ? / - Si je ne viens pas pour la Pâques /
pour la Saint Jean vous m'attendrez.
424
S. Romeralo , El Villancico, estudios sobre la lírica popular en los siglos XV y XVI, Ed. Gregos,
Madrid, 1969 p. 50
425
Jours de mai, jours de désaventure, à peine est-ce le matin que déjà c'est la nuit obscure. Correas :
Plainte d'amoureux pour qui le temps passe trop vite.
426
Petites matinées fleuries, / du mois de Mai, / reveillez mon enfant (amour), / qu'elle ne dorme pas tant.
427
Entre Mai avec ses fleurs, / sort Avril avec ses amours, / et les doux amants, / commencent à bien
servir (?).
428
Les mauvaises, en mai se marient.
419
soulignerons seulement ici sa nette connotation amoureuse. Tout un ensemble de rites et
de croyances est attaché à cette fête. Ce proverbe résume la situation . “ Día de San
Juan, tres costumbres : mudar casa, amo o mozo, coger hierbas y bañarse, por su
bautismo.429 ”. On cueille les herbes pour en orner les portes mais aussi : pour avoir de
la chance en amour : “ Que no cogeré yo berbena / la mañana de Sant Juan / Pues mis
amores se van.430 ” (Alín #754) ”, et pour des motifs moins évidents “ Con la yerbalán
y la ruda no se muere criatura.431 ”. Les pratiques de la Saint Jean sont multiples et pas
toujours innocentes : “ Si no te quieres casar, come sábalo por San Juan.432 ”, “ Si a tu
marido quieres matar, dale coles por San Juan.433 ”. Le sens amoureux de la Saint Jean
s'exprime dans plusieurs autres textes : “ Mañana de la San Juan, mozas, a mis casa
todas.434 ”, “ …/ Oh, qué mañanica, mañana, / la mañana de San Juan, / cuando la niña
y el caballero / ambos se yvan a bañar !435 ” (Alín #444)... Peu après dans le mois, la
Saint Pierre prend aussi le caractère de rendez-vous amoureux. Les deux fêtes sont
d’ailleurs plusieurs fois mises en parallèle : “ Por San Juan y San Pedro, todos los
mozos mudan el pelo.436 ”, “ Por San Pedro y San Juan, todos los mozos se van.437 ”...
On ramasse aussi des herbes à la Saint Pierre : “ La noche de San Juan, mozas /
vámonos a coger rosas / mas la noche de San Pedro / vamos a coger eneldo438.” (F. A.
#454) mais nous ne sommes pas plus renseignés en ce qui concerne cette fête. Le mois
de Juin est aussi dédié dans son ensemble à l'amour ? Une petite ombre au tableau que
nous avons dressé, vient tempérer cette hypothèse : “ Junio, julio, y agosto, señora, no
soy vosto, ni vostro, ni os conozco...439 ” ou encore : “ Junio, julio y agosto, ni dama ni
mosto. 440”, “ En julio, ni doña, ni caracol.441 ” Ces trois mois sont en effet des mois de
pleine activité en ce qui concerne les travaux liés aux cultures et ces proverbes sousentendent qu’il y a un temps pour tout, pour le travail et pour l’amour. Nous pourrions
avancer une autre hypothèse: concevoir un enfant dans ces mois, c’est supposer
accoucher vers avril ou mai et mettre ainsi la vie du nouveau né en danger en ces mois
généralement difficiles de césure. Ce cas serait cependant moins pertinent en juin et si
ce mois est une période de forte activité, il n’y a aucun doute sur la nature libertine de
fêtes telle que la Saint Jean et Saint Pierre. De même pour juillet, le villancico suivant
tempère les précédents proverbes : “Nochecitas de Julio /y ayres del Prado, / dezí a mis
429
Jour de la San Juan, trois habitudes : changer de maison, maître ou garçon, ramasser des herbes et se
baigner, pour son baptême.
430
Que je ne ramasserai pas moi de berbène / le matin de la Saint Jean / car mes amours s'en vont.
431
Avec la yerbalàn (herbe de la Saint Jean) et la ruda (?) ne se meurt pas la progéniture.
432
Si tu ne veux pas te marier, mange sábalo (sorte de poisson, apparenté à la sardine) pour la San Juan.
433
Si ton mari tu veux tuer, immerge lui la tête le jour de la San Juan.
434
Matin de la Saint Jean, jeunes filles, toutes chez moi.
435
... / Quel petit matin, matin, / le matin de la San Juan, / quand l'enfant et le chevalier / ensemble vont se
baigner !
436
Pour San Juan et San Pedro, tous les jeunes changent de coiffure.
437
Pour San Pedro et San Juan, tous les mauvais s'en vont : Correas nous indique que ruines est à prendre
dans le sens de jeunes amoureux.
438
La nuit de la San Juan, jeunes filles, allons cueillir des roses, mais la nuit de la San Pedro, allons
cueillir de l'aneth.
439
Juin, juillet, août, ma dame, ni suis-je (?), ni vôtre, ni ne vous connais
440
Juin, juillet et août, ni dame ni moût.
441
En juillet , ni dame ni escargot.
amores / que aquí me aguardo.442 ” (Alín #758). Une autre explication possible est
révélée par Correas en ce qui concerne octobre : “ En octubre, no pongas a tu mujer la
mano en la ubre, que si te lo ayudare a sembrar, no te lo ayudará a segar.443 ” Il
commente cette jolie parabole de la façon suivante : “ ·No tengas ayuntamiento con tu
mujer en octubre, porque estará al agosto muy preñada, o recién parida y no te podrá
ayudar a trillar y recoger el pan...444 ” Nous voilà au cœur du problème. On a besoin de
main d’œuvre pendant et après les récoltes et une femme enceinte ne peut apporter
aucune aide. Concevoir en août, c’est être en période de purification en juin. Ainsi,
jusqu’à octobre cela est fortement déconseillé. Affirmer que de juin à octobre, on
observait une abstinence totale, serait assez utopique mais on observait certainement
beaucoup plus de prudence dans les rapports sexuels pendant cette période de l’année,
particulièrement au moment d’octobre (le proverbe précédent se décline sous de
nombreuses formes différentes). Pour novembre et décembre enfin, nous ne sommes
gratifiés d’aucune indication.
Voila comment nous pourrions résumer l’ensemble: l’année se décompose en
plusieurs temps. Une période “ faste ” d’amour, de Pâques à la Saint Pierre. Les mois
qui suivent appellent à d’autres activités et à la prudence. Particulièrement d’août à
octobre, il faut se mesurer. Novembre, décembre et janvier paraissent être des mois
“ neutres ” précédant les sept semaines de Carême où l’abstinence totale est prônée. Le
temps fort de ce cycle amoureux est celui de la Saint Jean.
5 / Les fêtes
Voyons à présent un cycle lié à ce dernier et qui se veut moins dépendant du rythme
des saisons que les précédents : le cycle annuel des festivités. Moins dépendant, cela
reste encore discutable. Ce n’est pas un hasard par exemple si mai rassemble un grand
nombre de fêtes: c’est une période où le climat et la durée d’ensoleillement est propice
aux festivités et c’est surtout un temps moindre d’activité en ce qui concerne les
champs. Mais mise à part les fêtes vraiment liées aux cycles agricoles (celles qui suivent
les vendanges par exemple), la majorité des festivités annuelles se déroulent
indépendamment des mouvements des cultures. C’est cette fois le calendrier religieux
qui prévaut. Nous ne nous attarderons pas à décrire en détail toutes les fêtes et ce à quoi
elles sont liées. Pour plusieurs raisons: tout d’abord car cela a fait l’objet de nombreuses
études que nous ne ferions que paraphraser. Ensuite car il est difficile de proposer un
schéma détaillé dans ce sens à partir de nos textes. Nous synthétiserons donc ce cycle
annuel, mettant en valeur ses principaux rendez-vous et temps forts.
Janvier est marqué par plusieurs festivités. Faisons le commencer par la Saint
Antoine, l’Épiphanie clôture en effet un cycle et, à cet effet, nous la citerons en dernier.
La Saint Antoine ainsi que la Saint Sebastien et la Saint Vincent qui la suivent sont des
fêtes à caractère carnavalesque, selon J. M. Díez Borque445 et c’est d’ailleurs souvent
par opposition à la Carême qu’elles sont exprimées : “ Corvilla de enero, San Antón
442
Petite nuits de juillet / et brises du pré, / dites à mes amours / qu'ici je les attends.
En octobre, ne mets pas la main dans la poitrine de ta femme, que si cela t'aidera à semer, cela ne
t'aideras pas à moissonner.
444
N'aie pas de copulation avec ta ta femme en octobre, car elle sera en août trés enceinte ou recluse
(l'expression correspond certainement à la période de “ purification ” que la femme devait respecter, sans
sortir de chez elle, après avoir accouché) et ne pourra pas t'aider à battre et récupérer le pain.
445
J. M. Díez Borque dans Celebraciones y fiestas populares, dans J. M. Jover Zamora (dir.), Historia de
España, Menéndez Pidal, Vol XXI (La cultura del Renacimiento) , Madrid, 1997 p. 103
443
primero.446 ”. La Carême arrive donc et dure quarante-six jours exactement. Cette
période suscite de nombreuses plaintes quant à sa longueur au point que l’on en vient à
utiliser l’expression “ Más largo que semana de Cuaresma 447”. La Pâques suit ce temps
de jeûne et se veut le principal temps fort religieux de l’année. C’est par ailleurs une fête
très appréciée comme le montre ce type de proverbe : “ Echate a dormir tras una mata
que en un día se pasa la Pascua.448 ”. Le temps fort de fête suivant est bien sûr celui de
mai qui rassemble le plus grand nombre de fêtes : “ Mayo manguerro, pon la rueca tras
el humero.449 ”. Nous avons déjà souligné le caractère érotique de ce mois. De
nombreux proverbes conseillent d’ailleurs de conserver ses plus beaux atours pour ce
mois-ci “ En mayo a quien no tiene jubón fáltale el sayo.450 ”. La Saint Jean ensuite est
la fête par excellence. C’est celle qui est la plus commentée, et de loin (plus d’une
cinquantaine de références pour cette seule fête). Elle cache derrière ce nom de Saint un
caractère nettement populaire à caractère burlesque, voire païen. Nous avons déjà
entraperçu quelques rites qui y sont liés. A coté de ces pratiques, nous avons
l’impression que cette fête est le grand “ défoulement ” de l’année, où tous les excès
sont permis451, sur le plan amoureux, mais aussi en ce qui concerne la violence qui
suscite ce genre de commentaire : “ Las riñas de San Juan son paz para todo el
año.452 ”. Nous poursuivons ensuite jusqu’en août où se détache la fête très appréciée de
Santa María (“ Santa María, detén tu día.453 ”) et les festivités associées aux vendanges.
Celles-ci s’étendent jusqu’en septembre selon le délai de mâturité des raisins. N’importe
comment, août et septembre sont des mois appréciés : “ Agosto y septiembre no duran
siempre.454 ”. Fin octobre ou début novembre, on tue le cochon : “ El día de San Lucas,
mata tus puercos y atapa tus cubas.455 ”. Décembre enfin est caractérisé par le cycle de
la naissance du Christ. Aucune date ne se dégage de l’Avent. La fin de l’année est une
période chargée, particulièrement à Noël où l’on s’en donne à cœur joie : “ Màs
occupado que horno en Navidad.456 ”. La Saint Sylvestre suscite plusieurs réflexions
mais pas en terme de fête cependant. Enfin l’Epiphanie clôture ce cycle de
commémoration de la naissance du Christ. Mais il semble qu'elle soit plus première fète
de l'année que fin de cycle : “ La Epifanía, todas las fiestas avía.457 ”.
Ce très rapide survol du calendrier festif de l’année ne doit pas cependant cacher
l’importance accordée à celui-ci. La fête est partie intégrale du déroulement de l’année
et en supprimer une est très mal perçu. Ainsi lorsqu’une fête tombe un dimanche, nous
trouvons invariablement ce type de proverbe : “ Navidad en domingo, vende los bueyes
y echálo en trigo.458 ” la deuxième proposition, que nous avons déjà rencontrée, reste
446
Mercredi des Cendres de Janvier, San Antón en premier.
Plus long que semaine de Carême.
448
Va te coucher, qu'en un jour passe la Pâques.
449
Mai habillé (?), mets le rouet derrière le fumoir. Correas : pour les fêtes.
450
En mai celui qui n'a pas de jubón (chemise trés ajustée au corps qui couvrait l'homme des épaules à la
ceinture) lui manque le vêtement.
451
Nous reviendrons sur ceci au chapitre 5.
452
Les rixes de la San Juan sont paix pour toute l'année.
453
Santa María, retiens ton jour.
454
Août et septembre ne durent pas toujours
455
Le jour de San Lucas, tue tes porcs et bouche ton vin.
456
Plus occupé que four à la Noël.
457
L'Epiphanie, toutes les fêtes prépare.
458
Noël un dimanche, vends les boeufs et change-le en blé.
447
toujours la même, seule la première change : “ Cuando San Juan fuere en
domingo... 459” , “ Pascua en domingo...460 ”... Le fait de supprimer une fête est perçu
comme un signe néfaste, contraire au déroulement classique de l’année, d’où le conseil
de se préparer pour des temps difficiles...
6 / L'artisanat
Un dernier cycle peut enfin être dégagé de nos textes: celui des activités non
agricoles. Cela concerne principalement les activités artisanales. Nous n’avons, en terme
de calendrier que peu d’évidences et nous ne nous attarderons pas sur celles-ci.
Néanmoins, nous pouvons encore remarquer que c’est le cycle annuel qui prévaut. Une
fois de plus, nous sommes confrontés à l’épineux problème de la différenciation ville /
campagne. Il se pose moins toutefois : les ateliers artisanaux se rencontraient dans les
villages aussi bien que dans les communautés urbaines plus importantes. La hiérarchie
traditionnelle apprenti / compagnon / maître n’est pas exprimée dans nos proverbes. Les
deux catégories inférieures sont synthétisées sous le terme “ mozo ” (jeune homme) et
opposées á l’ “ amo ”, le maître. Les ateliers artisanaux ne sont pas indépendants des
rythmes annuels de l’agriculture et de l’élevage et ils ont tous plus ou moins leur période
de forte et plus faible activité (le meunier après les récoltes461”, le tailleur avant les
fêtes...) mais leurs activités sont plus régulières et moins liées aux cycles naturels.
Les grands rendez-vous, néanmoins sont annuels. Sans parler des foires, la coutume
voulait qu’à certaines dates de l’année soient liées telles ou telles pratiques comme nous
le montrent les deux exemples qui suivent. La paye semblait être octroyée annuellement
: “ San Miguel de las uvas, tarde vienes y poco duras; si vivnieres dos veces al año, no
quedaría mozo con amo.462 ”, “ San Miguel el pagador. 463”. On rentre au service d’un
maître à la Saint Jean : “ Por San Juan amo, yo en la silla y vos en el escaño.464 ”, “ San
Juan de buena estrena, buena comida y mejor cena.465 ”.
Exercer une activité artisanale ne signifie pas forcément être artisan. La filature et le
tissage par exemple pouvaient être exercés comme activité secondaire, en marge des
travaux agricoles. Ces tâches revenaient à la femme et étaient couramment pratiquées
(L. Combet466 relève plus de cent vingt-cinq proverbes seulement en ce qui concerne la
femme et le tissage !). Nous avons relevés une quinzaine de proverbes en ce qui
concerne l’emploi du temps annuel de ces travaux, ceux-ci expriment essentiellement la
nécessité de commencer le filage au milieu de l’été : “ Cuando comienzan las uvas a
459
Quand San Juan serait un dimanche...
Pâques un dimanche...
461
Cuando el mortero llama ¡Ay Dios que buena mañana. [Quand le mortier donne de la voix, mon Dieu,
quelle belle matinée.]
462
San Miguel des raisins, tard tu viens et peu tu dures; si tu venais deux fois l'an, il ne resteraient plus de
garçons aux maîtres.
463
San Miguel le payeur.
464
Pour la San Juan, maìtre, moi sur une chaise et vous sur le siège.
465
San Juan qui débute bien, bon déjeuner et meilleur dîner. Correas nous explique que c’est le jour où
l’apprenti rentre en service.
466
L. Combet 1971 Appendice II, IVc
460
madurar, comienzan las mozas a hilar. 467 ”, “ La buena hilandera, por San Bartholomé
comienza la tela, y la muy buena por la Madalena. 468”...
Conclusion
Nous nous sommes longuement penchés sur ces cycles annuels. La profusion des
proverbes qui s'y intéressent nous ont permi de le faire, et nous donne la mesure de
l'importance du temps annuel et de ses découpages. Nous avons dégagé la planification
de ce temps. Elle diffère selon le sujet traité mais est cohérente dans l'ensemble, en ce
qui concerne la concentration des textes qui traitent des premiers mois de l'année. Ce
sont ceux qui intéressaient le plus car ils déterminaient dans une large mesure le
déroulement du reste de l'année. Cette cohérence s'exprime aussi à un autre niveau : il
nous a été possible de reconstruire clairement ces cycles annuels car chaque thème suit
son propre planning. Le fond des différents proverbes est différent mais la structure du
groupement de texte par cycle reste la même : à chaque mois correspond généralement
un type de commentaire. Ceci est important, le temps annuel est préréglé : On n'aime
pas que la nature passe outre le planning prévu, quitter une fête est signe de malheur, les
ébats en octobre sont vivement déconseillés... Quelque que soit les préoccupations qui
se cachent derrière ces messages, il est intéressant de noter cette réglementation rigide
du temps annuel. Elle implique une repérage satisfaisaient de l'individu dans ce temps. Il
est appréhendé concrètement donc correctement.
Retenons donc ces quelques points : le temps annuel intéresse et est minutieusement
découpé. Ce découpage est essentiellement pratique. Il est clair et prédéterminé et l'on
attend qu'il soit respecté. Nous reviendrons sur ces remarques au chapitre 5.
467
Quand les raisins commencent à mûrir, les jeunes filles commencent à filer.
La bonne fileuse, pour la San Bartholomé [24-08] commence la toile, et la trés bonne, pour la
Madeleine [22-08].
468
CHAPITRE 3
LE TEMPS D’UNE VIE469
Nous laissons à présent de côté le temps perçu à l’échelle d’une année pour nous
concentrer sur le temps humain. Le temps d’une vie peut fournir une durée de
comparaison. C’est à mon avis un point important. Il ne retiendra, cependant, qu'assez
peu notre attention car faire l’inventaire de toutes les expressions qui emploient la vie
ou sa compartition comme moyen d’appréciation du temps serait fastidieux et ne nous
apporterait rien de concret (nous en présentons quelques exemples ci-dessous).
Retenons ceci cependant : la vie et ses étapes propose un moyen d’apprécier le temps à
moyen terme, sans que l’on ait besoin de recourir à un décompte annuel. Nous avons vu
que l’on n’exprimait presque pas de durées supérieures à quelques années. Nous verrons
par la suite que l’appréciation de l'âge en terme d’année est aussi plus que relatif. Le
temps proprement humain (les âges pris au sens large) fournissait, en contrepartie, un
exemple concret de périodisation, à laquelle l’individu pouvait se référer relativement.
Autrement dit, le temps humain proposait un modèle d’appréciation du temps
chronologique qui n’obligeait pas à recourir à une perception abstraite de celui-ci470.
Le temps humain comme partie du temps chronologique ne ressort pas du domaine
de l’hypothèse : Tout d’abord, vie et temps n’étaient pas dissociés. Une vie se calque sur
le processus chronologique et l'exprime en retour : “ Hoy en la vida, mañana en la
mortaja471 ”. L’astronomie est un exemple de ce lien compliqué qui lie la vie d’un
individu avec le moment où il est né (et, par répercussion les influences astrales qui
détermineront ou influeront son cours). Pour rester dans ce domaine des croyances, les
périodes fastes ou néfastes s’échelonnent du moment (exprimés sous le terme de
“ Hora 472”) aux étapes de la vie, comme nous le verrons au chapitre 4. Cette vie se
répercute d’ailleurs dans nos textes comme unité chronologique, à même titre que le
jour ou l’année et l’on trouve nombre de proverbes qui utilisent “ tiempo ”, “ Días ”,
“ años ” ou “ vida 473” dans le même sens. Voyons quelques exemples : pour la mise en
garde contre le temps qui file, nous pouvons trouver “ El tiempo corre y todo lo
469
Cette étude repose sur environ un millier de proverbes et de villancicos (dont quatre cents concernent
la mort).
470
L'idée est simple : la projection dans la passé ou le futur au moyen d'un âge vécu ou à venir n'obligeait
pas l'individu à exprimer un nombre quantifié d'années. Par exemple, utiliser «Cuando yo era moza,
meaba por un punto; ahora que soy vieja, méolo todo junto. » [Quand j'étais jeune, j'urinais par un endroit,
maintenant que je suis vieille...] évitait de dire : « Quand j'avais vingt ans... » ou « Il y a quinze ans, je... »
Vu que l'on ne décomptait pas les années, le recours aux classes d'âges était un moyen de substitution pour
apprécier passé et futur à moyen terme.
471
Aujourd'hui dans la vie, demain dans la fosse.
472
Heure
473
temps, jours, années, vie
traspone.474 ”, “ Beldad y hermosura poco dura, más vale virtud y cordura. 475”,
“ Ningún día malo, muerte temprano.476 ” et la même remarque à échelle différente
“ Pascuas largo tiempo deseadas son en un día presto pasadas. 477”. La variabilité des
temps s’exprime aussi bien de cette façon : “ nos son todos los tiempos uno.478 ” que de
celle ci : “ No hay cosa firme ni estable en esta vida y mundo miserable.479”. On utilise
indifféremment “ Años y días... ” ou “ Años y vidas... 480” dans le proverbe suivant :
“ Años y días componen villas.481 ”... Nous pourrions multiplier les exemples, et nous en
retrouverons dans notre exposé. Le temps humain n'est pas séparé du temps
chronologique. Rappelons nous de la cloche, la chute de la feuille, symboles à la fois
chronologiques et humains du temps qui s'écoule. Retenons aussi cette image de la
chandelle qui brûle, symbole de lumière et d’obscurité, du temps qui passe et de la vie
qui se consume... Ces remarques sont évidentes mais elles acquièrent quelque intérêt
lorsque nous prenons la mesure de l'imprécision à exprimer le temps à moyen et long
terme, imprécision que nous mettrons en valeur par la suite.
Nous seront plus concernés, par le temps humain abordé sous l’angle des mentalités,
comment la vie et ses différents âges étaient perçus. Nous présenterons tout d’abord les
âges de la vie, sous leur aspect quantitatif, à savoir, quels sont-ils et comment sont-ils
déterminés. Nous analyserons ensuite ces âges sous l’angle des commentaires qui leurs
sont liés. La partie suivante sera consacrée aux bornes de la vie. Nous reprendrons enfin,
l’ensemble des informations que nous aurons obtenues dans une tentative de synthèse et
de conclusion.
474
Le temps courre et change tout.
Beauté et grâce peu durent, mieux valent vertu et sagesse.
476
Aucun mauvais jour, mort (arrive) tôt.
477
Pâques longtemps attendues sont en un jour vite passées.
478
Tous les temps ne sont pas un.
479
Il n'y a rien de ferme ni stable dans cette vie et monde misérable.
480
Années et journées... ou Années et vies....
481
Années et vies composent les villes.
475
I / Les trois ages : essai de délimitation :
Nous tenterons de déterminer, dans cette partie, comment la vie du vulgaire était
divisée. Nous analyserons tout d’abord comment et avec quelle précision l’homme du
peuple appréciait son âge. Nous verrons par la suite les principales classes d’âges qui se
dégagent et comment sont-elles délimitées.
1 / L'appréciation de son âge
Connaît-on son âge ? Voici la première question que nous nous poserons. Elle est
délicate mais l’exposé qui va suivre penchera en faveur d’une détermination assez
imprécise de l’âge dans nos milieux populaires. Une première difficulté réside d’ailleurs
dans le fait que, si l’homme du vingt-et-unième siècle exprime automatiquement son
âge en années, cela ne semblait pas être une évidence pour celui du Moyen Age. Du
moins, si l’on veut exprimer précisément son âge, on le fait par le moyen des années.
Mais le jour est aussi employé pour exprimer le déroulement de la vie. Un certain
nombre de proverbes qui emploient le terme “ día482 ” sont ainsi difficiles à interpréter
par eux-même mais deviennent plus compréhensibles lorsqu’ils sont regroupés. “ Día ”
est employé comme unité d’expression de l’évolution de la vie. Commençons par ce
proverbe, qui cumule les acceptions chronologiques et “ humaines ” du terme : “ ¿Que
hay ? -Un día más que ayer y menos de nuestra vida. 483”. Le suivant associe “ día ” et
“ año484 ” comme unités d’expression du temps humain : “ No me lleves años, que días
tras ti me voy. 485”. On utilise indifféremment “ años ” et “ días ” dans ce proverbe très
usité486 : “ Los días no se van de balde.487 ”488. Et nous comprenons mieux, à présent, ce
simple proverbe : “ En mis días vivo. 489” qui s’utilise, selon Correas, lorsque l’on ne
sait pas déterminer son âge. Une première donnée s’impose donc : exprimer le
déroulement du temps humain en terme de jour laisse présumer un certain vague dans la
perception de ce processus. Cette imprécision se reflète d’ailleurs dans le proverbe
précédent et celui qui suit (qui existe en plusieurs versions) : “ No me preguste cuantos
años tengo, ni el día en que nascí.490 ”. Si de tels proverbes existaient, c’est
nécessairement qu’ils étaient employés et servaient de parabole devant l’impuissance à
exprimer son âge.
Poursuivons notre enquête et analysons les textes qui expriment un âge au moyen
d'un décompte d'unités temporelles, l'année principalement491. Deux proverbes se
482
Jour
Qu'y a-t-il ? Une jour de plus qu'hier et de moins de notre vie.
484
Année
485
Ne me charge pas d'années, que jours aprés toi je m'en vais (?).
486
Le fait qu’il se décline en de nombreuses versions différentes me fait supposer qu’il ait eu du succès.
487
Les jours ne s'en vont pas gratuitement.
488
“ Les jours qui passent ne se récupèrent jamais ” On emploie jours aussi bien qu’années, ce qui me fait
conclure que c’est bien en terme de temps humain que l’on emploie ce proverbe. Cet autre confirme cette
déduction : “ Acudir al cuero con albayalde, que los años no se van de balde. ” [Masquer son teint avec
de la poudre, que le poids des ans se fait sentir] (Correas : Contre celles qui se maquillent, bien qu’elles
soient vieilles).
489
Dans mes jours je vis.
490
Ne me demande pas combien d'années j'ai, ni le jour où je suis né.
491
Notons ici que l’année (chronologique ou humaine) ne s’exprime pas seulement avec le terme « años ».
« Navidades [Noëls] » était usité dans le même sens « Ni alabes ni desalabes hasta siete Navidades. » [Ne
vante ni ne déprécie (sous entendu un enfant?) avant sept ans], « Muchas Navidades que han pasado. »
483
réfèrent aux quelques temps qui suivent la naissance : “ Niño de un mes tente en tus
pies 492”, “ Niño que no rié a las siete semanas, o es ruin, o tiene ruines mañas.493 ”. Ce
temps n’est pas difficile à déterminer et il n’y a rien de surprenant à ce que l’on trouve
ce type d’adage. Nous passons ensuite à sept ans dans ce proverbe : “ Ni alabes ni
desalabes hasta siete Navidades. ”494, dix et quinze ans dans ce villancico :
“ “…Temprano quiso saber / el trabajo e placer / … / a los diez años complidos / … / a
los quince ¿ que fará ? / … 495” (Alín #18) , onze dans celui-ci : “ Que más bronce, que
años once ! 496”, quinze dans ce dernier : “ Mozo de quince años, tiene papo y no tiene
manos.497 ”. Le prochain âge exprimé est la vingtaine “ No hay veinte años feos ni
cuarenta hermosos. 498”, la trentaine “ El hombre a los treinta, o vive o revienta.499 ”
puis la quarantaine “ El que a cuarenta no atina... 500”, la cinquantaine, soixantaine et
plus : “ Tras los días viene el seso, y tenía setenta y azotábanla por traviesa. 501”, “ El
niño de tres treinta años ”502...
Nous pourrions résumer cet énoncé de la façon suivante. Jusqu’à une quinzaine
d’années, l’âge semble être exprimé de façon satisfaisante. Ce n’est toutefois qu’une
hypothèse : sept est un terme courant comme nous le verrons par la suite. Dix ans et
quinze ans peuvent représenter un âge générique plus que réel. Nous ne pouvons pas
demander l’impossible à nos sources. Il reste qu’en quinze ans, quatre âges sont
exprimés. Et c’est par opposition aux âges qui suivent que cette hypothèse prend
quelque valeur. En effet, passé quinze ans, seules des expressions génériques,
correspondant à une dizaine, donnent une certaine mesure de l’âge : la trentaine,
soixante-dix ans... Nous rencontrerons d’autres proverbes de ce type dans la suite de
notre exposé. Il expriment en fait plus des classes d’âges que des âges en particulier.
Nous pourrions donc avancer que l’enfance et l’adolescence semblent avoir été
correctement appréciés : L’individu, en cette période, n’est pas autonome et suscite
attention et espoir de la part de sa famille et de son entourage. Il est de plus en pleine
[Un grand nombre de Noëls sont passées]). Le premier de l’an était fixé au premier janvier mais pouvait
l'être aussi à Noël (J. Le Goff, El orden de la memoria, Barcelone, 1991, p. 205). Dans ce sens, il est
facilement compréhensible qu’une année révolue soit identifiée à cette date. Le proverbe suivant exprime
la vieillesse : « Las muchas Navidades lo causan. » et s’utilise de la même manière avec « guindas »
[griotte ? guindar = faucher] ce qui laisse supposer qu’on ne dédaignait pas d’avoir aussi recours à des
images pour désigner l’âge.
492
Enfant d'un mois, tiens-toi sur tes pieds.
493
Enfant qui ne rie pas aux sept semaines, ou est mauvais (débile, faible ?), ou a de mauvaises habitudes.
494
Ne vante ni ne déprécie (sous entendu un enfant?) avant sept ans.
495
Tôt il a voulu connaître / le travail et le plaisir / ... / à dix ans révolus / ... / à ses quinze ans, que fera-til ?
496
Qui chamaille plus que onze ans !
497
Garçon de quinze ans, a de la presture et n'a pas de mains.
498
Il n'y a pas de vingt ans laids et de quarante beaux.
499
L'homme a la trentaine, ou il vit ou il cède.
500
Celui qui à quarante ans ne devine pas juste...
501
Avec les jours vient la sagesse, et elle en avait soixante-dix et la fouettait (?) de travers (se comportait
toujours comme un enfant ?, ser traviesa signifie n’être pas sage).
502
“ L’enfant de trois fois trente ans ” La construction de ce proverbe présume une certaine difficulté à
exprimer les grands âges. En effet, si il est plus facile d’apprécier trente ans qu’une période beaucoup plus
longue, nous comprenons que trois fois trente ans soit, dans ce sens, plus facilement perçu et utilisé que
quatre vingt dix ans. Il serait ainsi très intéressant de savoir si ce type de construction s’emploie
fréquemment dans le langage de l’époque.
évolution et il parait ainsi plus nécessaire d’en marquer les étapes. Enfin, il ne cumule
pas un très grand nombre d’années et de ce fait, ne nécessite pas une grande capacité de
mémoire et perception du temps. Passée cette période, les textes expriment les âges de
façon plus qu’approximative, en terme de classe d’âge. Autrement dit, plus l’on vieillit,
moins l’on connaît son âge503.
Deux contre-exemples doivent cependant nous inciter à la prudence. Le premier,
auquel nous avons déjà fait allusion concerne le cas des sept ans. On faisait très
attention aux fins de sept ans504 et plusieurs proverbes expriment cette préoccupation :
“ Dos culos que bien se quieren, de siete en siete años se hacen lugar.505 ” “ No muera
yo de tres, o cuatro, o menos años. 506” (Correas indique que sept est sous-entendu)...
Ainsi, si pour des raisons de superstition, on retenait lorsque s’achevaient les cycles de
sept ans, cela implique que l’on était capable de mesurer et délimiter ces cycles... Je me
suis aussi demandé si l’on célébrait les anniversaires, partant du principe que dans ce
cas, on connaissait sa date de naissance. Ce proverbe parait pencher en faveur d’une
telle hypothèse : “ Llorar con testigos, cumplir con amigos.507 ”. C’est le seul
néanmoins avec celui-ci “ Hacer años.508 ” que Correas explique par “ cumplir
años.509 ”. Ces derniers proverbes sont insuffisants pour contredire mes propositions
précédentes. La question des tranches de sept ans reste en suspens, il nous faudrait
confronter nos sources avec d’autres témoignages afin de déterminer dans quelle mesure
elle est pertinente.
2 / Les classes d'âges
Quelles sont les classes d’âges ? Quelles sont les tranches de vie qui apparaissent
dans nos textes ? La vie semble avoir été divisée en trois grands stades : La jeunesse
(pris au sens large), la maturité et la vieillesse. Bien sûr, le vocabulaire renvoie à des
divisions plus précises des âges, particulièrement en ce qui concerne la jeunesse.
Cependant, si nous demandons à nos proverbes de compartimenter une vie, la réponse
est invariable et s’exprime de cette façon : “ En hora buena vengaís, en hora buena
estaís, en hora buena vaís.510”. Nous allons essayer de détailler comment est-ce que
l’on délimitait ces tranches. Essayons tout d’abord de faire une approche quantitative.
503
R. Homet dans Los viejos y la vejez en la Edad Media, sociedad y imaginario, Buenos Aires, 1997 p.
48-51, nous livre des données qui donnent mesure de l’imprécision constatée lorsqu’il s’agit de déterminer
son âge. A l’occasion d’une recherche réalisée en 1220 pour le procurateur du monastère de San Zoilo de
Carrión sur les droits de cette institution dans plus de onze églises de la juridiction palentine, on eut
recours à la mémoire de personnes âgées, de plusieurs villages. Sur un total de cent-soixante-sept
personnes interrogées, trente-six ne connaissaient pas leurs âges et quatre-vingt-dix-neuf appréciaient
leurs âges au moyen d’une dizaine (dans ce lot, dix-sept indiquent cinquante ou soixante ans “ et plus ”).
Restent deux cas où les personnes indiquent un évènement qui a eu lieu à l’époque de leur naissance, dixsept déclarations sans âges et finalement treize personnes ont indiqué leurs âges de manière précise et R.
Homet nous apprend que parmi ces treize, deux personnes (un clerc et un majordome) seulement
donnèrent leur âge de manière exacte et sans adjectif restrictif. Cette étude confirme ainsi ce que nous
avons constaté à partir de nos textes.
504
Selon Correas, cela est dû en partie à la mortalité infantile trés vivace à sept semaines et sept ans.
505
Deux "culs" qui s'aiment, tous les sept ans se font de la place.
506
Je ne me meure pas, moi, de trois, quatre ou moins d'années.
507
Pleurer avec les témoins, féter l'anniversaire (célébrer) avec les amis.
508
Faire les ans.
509
Célebrer les années.
510
A la bonne heure (vous) arrivez, à la bonne heure vous êtes, à la bonne heure vous vous en allez.
Le proverbe suivant nous renseigne, en ce sens, plus en détail : “ Hasta los treinta, venid
en hora buena; de treinta a cinquenta, estéis en hora buena; de cinquenta y lo demás,
en hora buena vais.511 ”. C’est ce qui ressort généralement de nos informations
chiffrées, l’homme d’âge moyen a entre trente et cinquante ans, la classe centrale
déterminant les autres. Il ne faudrait pas croire cependant que l’on enferme ces tranches
d’âge à l’intérieur de quelques limites figées et que l’on arrivait à peine à apprécier ! Il
ressort, bien au contraire, que la détermination et l’appartenance à une tranche d’âge ne
dépendait pas d’un nombre d’années mais d’un entrelacement compliqué de facteurs,
concrets pour la plupart, qui concernaient l’individu512.
Nous pouvons au moyen d’une approche contextuelle de nos sources appréhender de
manière beaucoup plus détaillée comment est-ce-que l’on appréciait les âges. Passons en
revue nos différents âges : L’enfant est qualifié par les termes de “ niño 513” ou
“ criatura 514”. La limite inférieure de cet état est celle de la naissance. La limite
supérieure est délicate à déterminer. Tout d’abord, faisait-on la différence entre
l’enfance et l’adolescence ? Il semble que oui. Dans le vocabulaire : on désigne par
“ mozo ”, “ mancebo 515” ce stade. Notons cependant que ces termes sont très flous et
peuvent aussi caractériser l’adulte. Quand sort-on de l’enfance ? Il semble que cet état
s’achève avec la prise de conscience de sa virilité, les premières pratiques amoureuses et
le moment où l’on commence vraiment à travailler. Ainsi est “ mozo ” celui qui fait sa
“ poussée de croissance ”, physique : “ Mozo creciente, lobo en el ventre. 516” et pileuse
: “ El mozo bellaco, tres barbas o cuatro.517 ”. Le début d’une activité professionnelle
ou de l’apprentissage semble aussi impliquer l’état d’adolescence518 : “ Mozo de quince
511
Jusqu'à la trentaine, arrivez à la bonne heure, de trente à cinquante, vous êtes en bonne heure, de
cinquante ans et plus, en bonne heure vous vous en allez.
512
D. S. Reher (La familia en España, pasado y presente, Barcelone, 1996 p. 115), par exemple, met en
valeur les notions de production / dépendance et autorité / soumission comme déterminantes pour la
délimitation des âges au sein de la famille. En outre, les études modernes menées sur le sujet des classes
d’âge corroborent nos propos. Ainsi N. Schlinder dans G. Lévi & J. C. Schmitt (dir.), Historia de los
jóvenes, vol. I, Madrid 1997 p. 311 écrit, en ce qui concerne la sortie de l’enfance : “ ...no es posible
determinar con criterios generales dónde acaba la infancia y dónde comienza la juventud; tales
márgenes dependen de las condiciones específicas de ambiente y condición social... ” [ ...il n'est pas
possible de déterminer avec des critères généraux quand termine l'enfance et quand commence
l'adolescence; de telles limites dépendent des conditions spécifiques de l'environnement et des conditions
sociales...], de même G.Lévi et C. Schmitt (Id., ibid, p. 7) : “...la juventud es una construcción social y
cultural... ” [...l'adolescence est une construction culturelle et sociale...]. R. Homet 1997 p. 10, au sujet de
l’entrée en vieillesse propose cette définition : “ Grosso modo, son viejos los que se autocalificaron de
tales, o quienes así estimaban sus contemporáneos... Por lo general, no es cuestión de edad cronológica
sino de apreciación subjetiva. ” [Grosso modo, sont vieux ceux qui s'autoqualifient de tels, ou ceux que
leurs contemporains qualifient ainsi... En général, ce n'est pas une question d'âge chronologique mais
d'appréciation subjective.]
513
enfant
514
progéniture
515
Adolescent / jeune homme / garçon
516
Garçon en croissance, loup dans le ventre.
517
Beau garçon, trois ou quatre barbes.
518
Dans le Sud de l’Allemagne au début de l’époque moderne, un enfant provenant d’une famille pauvre
commence à travailler vers dix ou douze ans selon N. Schindler (1997 p. 311). R. Homet (1997 p. 77)
nous apprend qu’en Espagne, à la fin du Moyen Age, on considère qu’un enfant est apte à travailler à
partir de douze ans. L’âge au travail dépend cependant largement de la condition de la famille. Un enfant
de berger par exemple semble commencer à travailler très jeune : “ El hijo del pastor, no se cría sin
dolor ” [l’enfant du pasteur ne s’élève pas sans douleur] (Correas : car il travaille depuis toujours).
años, tiene papo y no tiene manos 519”... L’apprenti n’a d’ailleurs pas d’autre appellation
que mozo dans nos textes. L’adolescence est aussi le temps de la légèreté et du
libertinage. Le villancico suivant condamne une enfant très précoce en amour :
“ …Temprano quiso saber / el trabajo e placer / … / a los diez años complidos / … / a
los quince ¿ que fará ? / … /520 ”(Alín #18) , et de manière générale “ mozos ” et
“ mozas ” sont les acteurs de tous lestextes à connotation amoureuse ou érotique. La
Saint Jean, notamment, nous donne de nombreux exemples de ce type : “ Mañana de
San Juan, mozas, en mi casa todas 521”... et plusieurs textes expriment la volonté de
profiter au maximum de la vie avant le mariage “ Dexad que me alegre madre / antes
que me case522 ” (S. R. #297), “ Cásate mancebo; no quiero casarme, más quiero ser
libre que no cautivarme.523 ”.
Le mariage parait en effet fixer la limite supérieure de la jeunesse et désigne la prise
en charge de ses propres responsabilités. Ainsi la femme non mariée, se voit encore
attribuer le qualificatif de “moza” : “ Mujer moza y viuda, poco dura524 ”. L’état
d’adulte paraît donc commencer avec le mariage et marque l’entrée dans ce “ second
âge ” qui correspond à celui de l’âge mûr : “ Quen timpranu cazó, aunque invijisío525”
(Luria, Prov. 392) .
La frontière entre cet âge de la maturité et celui de la vieillesse est beaucoup plus
délicate à tracer. Néanmoins, parmi la profusion de proverbes qui traitent de ce dernier
état, certains nous aident à déterminer à partir de quels critères considère-t-on
l’appartenance à cette tranche d’âge. L’apparence physique joue bien sûr un rôle
considérable : “ Hombre viejo, saco de osares526 ”, “ Cuando la vejez sale a la cara, la
tez ¡Cual se para! 527”, “ No es ninguno más viejo de cuanto lo parece 528”...529 Mais on
devient aussi “vieux” à partir du moment où l’on ne peut plus exercer sa profession :
“ Ya es viejo Pedro para cabrero 530” et, de manière générale, la notion d’impotence
physique est celle qui caractérise le mieux cet état. Elle empêche donc de continuer à
travailler mais s’exprime aussi en terme d’impuissance sexuelle : “ No es viejo quien
tiene divieso531 ”, “ Viejo amador, invierno con flor 532”. Le “vieux” est presque par
définition malade : “ Ahora que soy moza, quiérome holgar / que cuando sea vieja /
519
Garçon de quinze ans, a de la presture et n'a pas de mains.
Tôt il a voulu connaître / le travail et le plaisir / ... / à dix ans révolus / ... / à ses quinze ans, que
fera-t-il ?
521
Lendemain de la San Juan, jeunes filles, toutes chez moi.
522
Laissez moi me divertir, ma mère, avant que je me marie.
523
Marie-toi, jeune homme; je ne veux pas me marier, mais je préfère être libre plutôt que de
m'emprisonner.
524
Femme fille et veuve, peu de temps dure.
525
Qui se marie vite, plus tôt vieillit.
526
Vieil homme, sac d'os.
527
Quand la vieillesse apparaît au visage, le teint, qui s'arrète (l'évite?) !
528
Personne n'est plus vieux que de ce qu'il paraît.
529
Un petit détail qui pourrait paraître secondaire mais que l’on retrouve régulièrement dans nos textes : le
“vieux” est, entre autre, édenté : “ Más vale vija con dientos que mozo con cabellos ” “ ...no tiene diente
ni muela, / rumia l’comer como oveja. (Alín #46) ” [A propos d’une vieille]...
530
Déjà est vieux Pedro pour être chevrier.
531
N'est pas vieux celui qui a des vices de jeunesse.
532
Vieux aimant, hiver en fleur.
520 520
todo es tosejar.533” (S. R. #359), “ Hombre viejo, retablo de duelos. 534”... Enfin, et
c’est peut-être le plus important, on est “vieux” par relation au type de vie que l’on a
passé. Cela peut paraître une évidence mais cela se répercute de façon très sensible dans
nos textes. “ Llevar años 535” prend ici tout son sens, dit autrement : “ La vida pasada
hace la vejez pesada536 ” et avec un réalisme cynique : “ El que mal vive, poco vive 537”
Bien que nous débordons ici le cadre de la vieillesse, ce proverbe montre bien que l’on
ne peut isoler l’âge et son appréciation, de son contexte. Ceci s’exprime autrement dans
ce villancico : “ Duelos me hiceron vieja, que yo moza era.538” (Alín #155) .
Ce dernier est intéressant à plus d’un titre, notamment, nous remarquons l’absence
d’état intermédiaire entre la jeunesse et la vieillesse. En effet, cette bipartition de la vie
(entre une phase “ d’expansion ” et un autre “ déclinante ”), sans évincer la division
tripartite de la vie se surimpose en filigrame à celle-ci comme l’illustre très bien ce
proverbe : “ El hombre que hincha , si es viejo, para morir, si es mozo para sanar539 ”.
Il semble cependant que la remarque attribuée au dernier villancico soit d’autant plus
pertinente dans le cas de la femme. Nous n’avons pas fait de distinction de sexe jusqu’à
présent et nous avons tenté de délimiter les classes d’âge en fonction de ce qui ressort de
manière générale de nos proverbes. Néanmoins, le genre féminin paraissait posséder ses
particularités. Il semble que ce soit, dans ce cas, beaucoup plus les notions de beauté /
laideur et celle de capacité reproductrice qui prévalent dans la détermination des âges.
Dans cette optique, deux périodes plutôt que trois se dégagent : celle de la jeunesse et
celle de la vieillesse qui s’opposent de façon marquée dans nos textes. Nous avons déjà
cité deux villancicos qui expriment cette opposition, nous pourrions en citer plusieurs
autres : “ A las mozas Dios las garde, a las viejas rabia las mate540 ”, “ Vieja soy y
moza fui / nunca en tal angarillones me ví.541” (S. R. #437)... Ce dernier illustre bien
cette absence de transition, on bascule d’un état à l’autre très rapidement. Il est évident
que dans la réalité on ne devient pas vieille du jour au lendemain. Mais le temps passe
vite, nous l’avons dit dans nos textes, et affecte particulièrement la femme et sa beauté
physique. Ce que ce proverbe exprime froidement : “ No hay veinte años feos ni
cuarenta hermosos ”542. Enfin, ce dernier proverbe sous-entend la notion de ménopause
comme départageant les deux états : “ Ni tan vieja que amule, ni tan moza que
retoce543 ”
533
Maintenant que je suis jeune, je veux prendre du bon temps, / que quand je serai vieille / tout est toux.
Vieil homme, retable de douleur.
535
Porter les années.
536
La vie passée rend la vieillesse pesante.
537
Celui qui vit mal vit peu.
538
Douleurs me rendirent noire, moi qui blanche était.
539
L'homme qui s'enflamme, si est vieux, pour mourir, si est jeune, pour guérir.
540
Aux jeunes filles, Dieu les garde, aux vieilles, que la rage les emporte.
541
Vieille je suis et jeune je fus, / jamais en de telles angoisses je me vis.
542
Nous trouvons dans l'ouvrage de R. Homet (1997 p. 11) confirmation de ceci : « Margaret Wade
Labarge observa que las mujeres que transitaban la treintena y la cuarentena eran consideradas viejas en la
estimación social anglosajona de los siglos XIII-XIV. » [ Maragaret Wade Labarge remarque que les
femmes qui passaient la trentaine et la quarantaine étaient considérées comme vieilles selon l'estimation
sociale anglo-saxonne des XIII et XIVe siècles.]
543
Ni si vieille qu'elle ait passé la ménopause, ni si jeune qu'elle folâtre.
534
Résumons cet ensemble : le vulgaire a du mal à déterminer son âge. Le temps de sa
vie file sous forme de jours ou d’années et si il semble que, dans sa jeunesse, il sache
apprécier “ grosso modo ” son âge, plus les années passent et moins il s’en préoccupe.
Ceci ne facilite pas la délimitation des différentes classes d’âge. Nous en avons dégagé
trois. Quelques proverbes précisent ces tranches au moyen d’années. Mais ce n’est qu’à
titre de repère qu’il nous faut les appréhender. Les classes d’âge sont en effet
déterminées, non par des années que l’on ne sait compter, mais par un ensemble de
données socio-culturelles, où contexte, condition et apparence physique jouent un rôle
déterminant. Par ailleurs , elles n’affectent pas la femme et l’homme de la même façon.
Nous allons à présent nous intéresser de plus près à chacune de ces trois générations.
Notre exposé se décomposera selon trois grands axes: Nous analyserons tout d’abord
comment ces trois classes d’âge évoluent au sein de la famille et de la société. Nous
nous attarderons par la suite sur les cas du mariage et de la mort, principaux rendez-vous
d’une vie médiévale. Nous disposerons ainsi de suffisamment d’informations pour
dégager les principales perceptions liées à chaque génération, perceptions que nous
tenterons d’analyser et comprendre.
II / Les âges au sein de la famille et de la communauté :
1 / Dans le cercle familial
a / Enfance et adolescence
La famille est un cadre privilégié pour l’étude des différentes générations, dans le
sens où elle les rassemble toutes, dans le meilleur des cas544, sous le même toit. Les
enfants y naissent et grandissent sous l’attention de leurs parents qui, généralement,
prennent aussi soin de leurs aînés lorsque ceux-ci ne peuvent plus le faire de façon
autonome. Voyons ce que nous apprennent nos textes à propos de cette cohabitation pas
toujours facile. L’enfant, le jeune est de loin le privilégié dans le foyer. On l’observe
grandir. Ceci est valable particulièrement dans les premiers mois qui suivent sa
naissance. Le problème de la mortalité infantile se posait de manière très fréquente au
Moyen Age545 et ceci se répercute très sensiblement dans nos textes : “ Cuando el niño
dienta, la muerte le tienta546 ”. Nous pouvons noter, dans le proverbe suivant, un certain
détachement par rapport à cette mortalité “ Por muerte de hijo no se despara la
casa 547”. Mais celui-ci avait certainement fonction de consoler la famille. Il semble
qu’en terme d’affection et d’attention, plus l’enfant grandit et passe certaines périodes
critiques plus il est aimé et entouré. Ainsi, on emploie le proverbe “ No se ha de
544
R. Homet (1997 p. 91) écrit que “ El cuidado y atención de los viejos por su propia familia debió de
haber sido una situación de hecho generalizada ” [L'attention et la prise en charge des vieux par leur
propre famille devait être une situation de fait généralisée] et nous apprenons (p. 76) que d’un point de
vue légal, les enfants avaient le devoir d’assistance à leurs parents indigents (Fuero de Daroca de 1142).
Néanmoins, cette attention n’était pas systématique et l’auteur cite (p. 92-97) plusieurs exemples de
parents laissés à l’abandon par des enfants peu scrupuleux.
545
Selon J. A. García de Cortázar (dans La pluralidad de marcos de relacíon social : del caserío a España,
dans J. M. Jover Zamora (dir.), Historia de España, Menéndez Pidal, vol. XVI (La época del gótico en la
cultura española), Madrid, 1997 p. 301) « Probablemente, sólo algo más de la mitad de los nacidos
alcanzaban la edad del casamiento. » [Probablement, seulement un peu plus de la moitié des nouveau nés
atteignaient l'âge du mariage].
546
Quand l'enfant dente, la mort le tente.
547
Pour la mort d'un enfant ne se renverse pas la maison.
lograr548 ” lorsque l’on s’était attaché à un enfant trépassé, qui paraissait pouvoir
survivre. L’évolution physique, les premières paroles de l’enfant en bas âge sont
gratifiées de quelques proverbes : “ Cuando el niño endienta, presto emparienta 549”,
“ Cuando el niño sabe decir piedra, entonces se cierra la mollera. 550”... Passés ces
premiers temps de forte évolution, nos textes se montrent plus généraux. Une fois assuré
que l’enfant survivra, il devient l'unité privilégiée de la famille. Il est l’espoir et la relève
de celle-ci551. C’est assurément une bouche de plus à nourrir : “ Hijos y mujer añaden
menester. 552”, “ Quién tiene hijos al lado, no muere ahitado (d’afito)553” (F. D. 1091)
mais elle est prioritaire. Ainsi, l’une des principales critiques exprimée à l’encontre des
“ vieux” ” est de manger “ el pan de los niños554 ”, on utilise par exemple l’expression
“ Ya se come el pan de los niños555. ” pour un individu qui ne peut plus travailler. Il y a
cependant un conseil récurrent dans le Refranero : ne pas gâter les enfants, de peur
qu’ils ne s’habituent à une vie trop facile, “ Hijo aborrecido, nunca tuvo buen
castigo556 ”, “ Hijos y criados no los ha de regalar, si quieres dellos gozar 557”...
b / La mâturité
Nous avons dit que le mariage marque le passage à l’âge adulte. Néanmoins, le
“ deuxième âge ” est situé autour de la trentaine dans nos proverbes558. Cela s’explique
aisément. Une fois de plus, l’attribution d’une classe d’age ressort du domaine des
perceptions et mentalités et si le mariage était une étape capitale dans la vie de tout
individu, le rapport de dépendance avec la famille ne cessait pas brusquement avec
celui-ci. Pendant une période plus ou moins importante, le foyer paternel aidait le
nouveau à s’établir et c’est avec l’autonomie que l’on accédait vraiment à notre seconde
classe d’âge. Celle-ci est l’étape de la maturité, et de la stabilité. Les premières années
semblent ne pas être facile : il faut s’établir et élever ses enfants, “ la deleitosa vida,
padre y madre olvida 559” et l’expérience que l’on a acquise dans sa jeunesse doit
trouver sa consécration durant cette période : “ Quien ha treynta eños no tiene seso y a
548
On ne se doit pas de réussir. (Cela ne peut pas réussir)
Quand l'enfant dente, rapidement il prend son air de famile.
550
Quand l'enfant sait dire pierre, se referme donc la tête. [Le sens est ambigü : parle-t-on des cartilages
craniens ? plus vraissemblablement, c'est le sens de “il a toute sa tête, ses facultés” qui est rendu ici.]
551
En terme de force de travail, bien sur, l’enfant et surtout l’adolescent est une aide maladroite mais
appréciée et exploitée. Ainsi dit-on de manière ironique à celui qui a travaillé toute la journée et revient au
coucher du soleil : “ Hijo Pedro, haz poquito y vente luego. ” (Pedro mon fils, travaille un petit peu et
revient ensuite). De même ce proverbe : “ Quién hijo cría, oro hila ” (Qui donne naissance, tisse de l’or)
exprime cette idée. L’enfant est aussi, nous l’avons dit, celui qui prendra soin des “vieux” jours des
parents. Dans cette optique, il était tout dans l’intérêt des parents de favoriser l’évolution et
l’établissement de leur progéniture.
552
Enfants et femmes ajoutent des besoins.
553
Celui qui a des enfants à ses cotés me meure pas d'indigestion.
554
Le pain des enfants.
555
Déjà il mange le pain des enfants.
556
Enfant mal aimé, jamais bien puni.
557
Enfants et progéniture, ne doivent pas être gatés, si tu veux jouir d'eux.
558
V. Perez Moreda et D. S. Reher dans Demografía historica en España, Madrid 1988 p. 90 nous
fournissent quelques chiffres d'âge au mariage à la fin du XVIe siècle : 21,6 ans pour la femme en
Nouvelle Castille, 20,2 en Vieille Castille et 19,6 aux Baléares. L'homme se marie autour de 23,8 ans en
Vieille Castille et 22,2 ans aux Baléares.
559
La belle vie, père et mère oublie.
549
quaranta prosperidad : no puede bien a otro heredar.560” (Glosados vi). Cette notion
d’accumuler des biens a un écho très sensible dans nos textes. Le processus est logique
et préétabli. On plaint celui qui déroge à ce schéma : “ Vivir trabajando y no medrar es
gran pesar.561 ” voire on le condamne : “ El que de treinta no sabe y de cuarenta no
tiene que comer, no hagáis caso de el.562 ”. Accumuler du bien, c’est assurer sa
vieillesse lorsque l’on ne sera plus en condition d’en gagner davantage : “ Trabaja como
si siempre hubieses de vivir y, y vive como si luego hubieses de morir. 563”, “ Guarda
mozo, y hallarás viejo.564 ”...
c / La vieillesse
Nos proverbes n’expriment pas clairement à quel moment le “ vieux” perd son
indépendance et devient une charge pour ses enfants. C’est cependant sous ce rapport de
dépendance ainsi que par les possessions qu’elle détient que la personne du troisième
âge est abordée dans nos textes. Comment se répercute cette prise en charge du parent
indigent ? Sous forme de solidarité ? Peut être : “ Acorred a vuestro viejo, / por que
estire su pellejo, / que se va todo arrugando.565” (Villasandino, Canc. Baena 194ª). Mais
il ne faut pas s’y tromper, le “vieux” est une bouche de plus à nourrir, et à choisir, nous
l’avons vu, c’est une bouche secondaire : “ No quiere al viejo mal quien le hurta la
cena y le envia a acostar. 566”. Le parallèle “ niño ” / “ viejo ” se retrouve fréquemment
dans nos textes : “ Volverse a la edad de los niños. 567”, “ Dos veces hace el hombre
pinillo : uno cuando viejo, otra cuando niño.568 ”... Ils ont des comportements
similaires, on les punit de la même façon (“ No me castigues, por Dios, a mi vegez .569”
(Celestina III 44)) et sont tous deux à charge de la famille. La différence est que le
“vieux” vivant n’a pas grande utilité en terme de production. Il est clair dans nos
proverbes que passé un certain stade, le “vieux” n’a plus sa place dans le foyer : “ Hasta
los treinta, en hora buena vengaís; hasta cincuenta, en hora buena estéis; Hasta los
sesenta, norabuena vais; desde los sesenta, ¿Qué hacáis aquí? 570”, “ Yo vos lo diré lo
que han menester los viejos : sepultura honda y llena de tejos.571 ” et ceci s’exprime
parfois sous la forme la plus crue “ A la vieja que no puede andar, metella en el
arenal572. ”. Evidemment nous laissons de côté le côté affectif lié à la famille mais
celui-ci ne s’exprime pas explicitement dans nos textes, à part peut-être dans ce
560
Celui qui a trente ans n'a pas de cervelle ni a quarante prospérité : ne peut bien laisser d'héritage.
Vivre en travaillant et ne pas progresser est un triste destin.
562
Celui qui ne sait pas à trente ans, et n'a rien à manger à quarante ans, ne faites pas cas de lui.
563
Travaille comme si tu devais vivre pour toujours, et vis comme si tu devais mourir ensuite.
564
Garde, jeune et tu trouveras, vieux.
565
Secourez votre vieux, car s'étire sa peau, qui s'en devient toute ridée.
566
Ne lui veut pas de mal celui qui, au vieux, retire le dîner et l'envoie se coucher.
567
Revenir à l'âge de l'enfant.
568
Deux fois, ses premiers pas, fait l'homme, une quand il est vieux, l'autre quand il est enfant.
569
Ne me punis pas, pour l'amour de Dieu, pour ma vieillesse.
570
Jusqu'à la trentaine, à la bonne heure vous arrivez, jusqu'à cinquante ans, en bonne heure vous êtes,
jusqu'à la soixantaine, à la bonne heure vous vous en allez, à partir de la soixantaine, qu'est ce que vous
faites ici ?
571
Je vous dirai moi ce dont ont besoin les vieux : une sépulture profonde et remplie de "tejos" [Pions de
jeux de société ou le jeu lui même; peut aussi être pris pour morceau de tuile.]
572
A la vieille qui ne peut plus marcher, mettez-la dans les sables mouvants.
561
proverbe : “ Beata la casa que hay viejo cabe su brasa. 573”. Les conditions sont
difficiles et dans ce contexte, le “ vieux” devient de trop, dit autrement : “ Antes morir
que ensuciar la vida.574 ”. La mort du parent est d’autant plus attendue si celle-ci promet
de libérer un héritage qui permettrait de faciliter les conditions de vie du reste de la
famille : “ Todo el año hambre, y no se muere padre. 575”, “ No hay vida más contada
de días que la del rico, y más de los que esperan lo que les dejará y no los consejos que
les dará. 576”
Ce tour d’horizon des différents âges dans leur environnement familial nous fait
prendre conscience de la roue des générations qui, dans un contexte difficile, enchaîne
âges et fonctions dans un schéma rigide, dicté par les conditions de survie. Le vulgaire a
conscience du caractère provisoire lié à chaque âge et l’on s’y prépare. On prône des
qualités stables plutôt qu’éphémères (“ Beldad y hermosura, poco dura; más vale la
virtud y cordura. 577”), on prévoit aussi pour le futur, mettant des enfants au monde et
gardant de l’argent lorsque c’est possible. Dans ce schéma, la vieillesse s’exprime
surtout en terme de charge familiale, et le “ vieux” ”, si il est toléré ne tarde pas à être
déprécié faute de trop “ durer ”.
2 / Dans la communauté
Penchons-nous à présent sur les classes d’âge d’un point de vue général et
notamment au sein de la société. A chacune correspondent caractéristiques, fonctions et
perceptions, de même que dans le cadre de la famille. La différenciation famille / société
n’est d’ailleurs que formelle, principalement dans le domaine des perceptions. Le foyer,
le “ feu ” n’est finalement qu’une cellule de la communauté, au même titre que tout
individu est membre d’une famille. Néanmoins, l’échelle est différente et les rôles
varient. Certaines des caractéristiques que nous allons voir ne sont pas, à proprement
parler sociales mais ressortent du commentaire général, attribué pour telle ou telle classe
d’âge. Elles impliquent toutefois les fonctions que jouent tout un chacun dans la
communauté, la société.
a / Le jeune
G. Lévi et C. Schmitt écrivent à propos de la jeunesse “ La juventud ha de ser
abordada...como tiempo crucial de la formación y transformación de cada ser... Por
ello, la juventud es el tiempo de de las tentativas sin futuro, de las vocationes
ardientes... y del aprendizage profesional, militar y amoroso, con su alternancia de
exitos y frácasos. 578”. Ce caractère instable et évolutif se répercute en effet à plusieurs
niveaux dans nos textes : En terme d’action, de travail et d’apprentissage tout d’abord,
le jeune est caractérisé par sa maladresse “ El mozo por no saber el viejo por no pueder,
dejan las cosas perder579 ” par son manque de jugement “ El mozo perezoso, por no dar
573
Bénie la maison où le vieux peut caser sa braise.
Mieux vaut mourir que salir la vie.
575
Faim toute l'année et père qui ne meurt pas.
576
Il n'y a pas vie plus comptée de jours que celle du riche, et plus de ceux qui attendent ce qu'il leur
laissera et non pas les conseils qu'il leur donnera.
577
Beauté et grâce durent peu, mieux valent vertu et sagesse.
578
(G. Lévi et C. Schmitt 1997 p.12) La jeunesse doit être abordée ...comme temps crucial de le formation
et transformation de tout être... Pour ceci, la jeunesse est le temps des tentatives sans futur, des vocations
ardentes, ...et de l'apprentissage militaire, professionnel et amoureux, avec son alternance de succès et
échecs.
579
Le jeune pour ne pas savoir et le vieux pour ne pas pouvoir laissent les choses se perdre.
574
un paso da ocho 580”, son instabilité : “ El mozo pagado,el brazo le has quebrado 581”
mais aussi par sa force : “ La juventud tiene fuerza y la senectud la prudencia.582 ” et sa
beauté physique. L’instabilité se répercute aussi dans les relations amoureuses qui
semblent être placées sous les signes de la légèreté et de l’alternance. On a plusieurs
amours583 et une occasion vaut comme un autre pour en changer : “ Día de San Juan,
tres costumbres : mudar casa, amo o mozo, coger hierbas y bañarse, por su
bautismo.584 ”. Les fêtes sont ainsi prétexte au changement et les acteurs principaux sont
les jeunes : “ Por San Juan y por San Pedro todos los mozos mudan el pelo.585 ”, “ Por
San Pedro y por San Juan, todas la mozas mudan el pan.586 ”. C’est peut-être là la
fonction sociale la plus claire de la jeunesse : organiser le changement voir le désordre
(rixes, moqueries) à certains moments de l’année587. En terme de désordre et de
moqueries d’ailleurs, les jeunes n’attendent pas les fêtes “ Quièn màs bronce que años
once!588 ” et les “vieux” semblent faire les frais de ces épanchements indésirables :
“ Cuando yo era moza, queríanme los mozos, y ahora que soy vieja, burlan de mí
todos. 589”.
b / L'adulte
Passé le mariage, la situation change, ce temps de désordre et de légèreté est révolu
“ En hombre ya entrado, ni capote con borlas ni zaraguël gayado.590 ” et celui des
responsabilités arrive. L’homme est le pilier autour duquel tourne la société médiévale
et cela se ressent fortement dans nos textes. Il incarne la lucidité, le travail... les valeurs
de celle-ci : “ Hombre apercibido no es decibido. 591”, “ Hombre de pocas palabras, y
esas sabias.592 ”, “ Hombre honrado antes muerto que injuriado.593 ”, “ El hombre que
madruga, de algo tiene cura.594 ”, “ Hombre de seso y peso. (o Valor y prudencia)595 ”...
580
Le jeune paresseux, pour ne pas faire un pas en fait huit.
Le jeune payé, le bras tu lui as cassé.
582
La jeunesse possède la force, la vieillesse la prudence.
583
Les villancicos qui font référence aux différents amours de demoiselles sont légions; en voici quelques
exemples : “ vanse mis amores, madre, / luengas tierras van morar / ... / Quién me los hará tornar ?. (M.
F. #243) ” [Mes amours s’en vont. ma mère, / En des terres lointaines ils vont mourir / .../ Qui me les
ramènera?], “ Vaisos, amores, / de aqueste lugar : / tristes de mis ojos, / ¿Y cuando os verán? (M. F.
#244) ” [ Vous vous en allez, amours / de cet endroit : / triste de moi / et quand vous reverrai-je?], “ En
los tus amores, / carillo, no te fies, / cata que no llores / lo que agora ríes (Alín #500) ” [ Ne te fie pas /
chère enfant (?) en tes amours, / car il se pourrait que tu pleures / comme tu ries à présent ]...
584
Jour de la San Juan, trois habitudes : changer de maison, de maître ou de garçon, ramasser des herbes
et se baigner pour son baptême.
585
Pour la San Juan et San Pedro, tous les jeunes se changent de coiffure.
586
Pour la San Juan et la San Pedro, toutes les jeunes filles changent le pain.
587
Nous reviendrons au chapitre 5 sur cette notion de temps “ inversé ”. En ce qui concerne le lien
jeunesse / désordre organisé, N. Schindler (1997 à partir de la p. 315) s’étend largement sur ce sujet,
attribuant aux jeunes du Sud de l’Allemagne l’organisations des fêtes carnavalesques, la pratique du
charivari...etc.
588
Qui chamaille plus que onze ans.
589
Quand j'étais jeune, tous les garçon m'aimaient, et maintenant que je suis vieille, tous se moquent de
moi.
590
L'homme déjà entré (expression pour marié), ni manteau avec franges, ni caleçon bariolé.
591
L'homme averti ne se laisse pas tomper.
592
Homme de peu mais de sages paroles.
593
Homme d'honneur, plutôt mort qu'injurié.
594
L'homme qui se lève tôt, de quelquechose se préoccupe.
581
Certains proverbes associent caractéristiques viriles et qualités personnelles et peuvent
prêter au sourire comme celui-ci (qui se décline sous diverses formes) : “ Hombre de
hecho, pelo en el pecho; mas no todo el que ha pelo en pecho será de hecho. 596”. Il est
aussi celui qui prête597 bien que ce ne soit pas toujours dans son intérêt : “ El hombre
que presta, las sus barbas mesa. 598”. L’homme mûr est le gardien des valeurs sociales,
peut-être, mais ça ne le met pas à l’abri des critiques quand son comportement laisse à
désirer : “ Hombres que abundan de parola, faltan de obra.599 ”, “ Hombre avariento,
por uno pierde ciento.600 ”. Surtout le tableau homme mûr / valeur ne saurait être sans
son alternative, son image sujette à la moquerie qui fait que l’on prend le reste très au
sérieux. Cette image prend ici la forme de l’homme “ cocu ”. Je n’irai pas jusqu’à dire
que la femme qui trompe son mari accomplit une fonction sociale, mais le caractère
comique lié à la situation pouvait à l’occasion fournir le même genre de dérèglement
social que prenait le carnaval. Ce n’est qu’une hypothèse bien sûr, mais l’homme
“ cocufié ” est un sujet qui traverse nos textes de part en part. Je joins601 en note
quelques exemples qui, je pense, rendent compte de la mesure du phénomène.
Refermons cette parenthèse, l’homme incarne avant tout les valeurs morales de la
société.
c / Le vieux
Qu’en est-il des personnes âgées ? Nous l’avons vu, les notions d’indigence et de
vieillesse sont très liées. Nous ne reviendrons pas dessus : le “vieux” est présenté
comme impotent, souffrant de tout les maux. Dans la famille, il est la charge dont on
saurait se passer. A l’intérieur de la communauté cependant, c’est plus respectivement à
son âge qu’à son aspect physique qu’il est appréhendé. Si on lui reproche parfois ses
595
Homme de poids et sagesse (ou valeur et prudence).
Homme de fait (d'action), poils sur le torse, mais tous ceux qui ont des poils sur le torse ne seront pas
de fait.
597
Le prêt dans la société médiévale était non seulement répandu mais vital pour les familles les plus
démunies. Nos textes font allusion de manière appuyée à cette nécessité : “ Quien me presta, me socorre
la vida y me la sustenta. ”, “ Quien presta ayuda a vivir. ”...
598
L'homme qui prête, ses poils de barbe s'arrache.
599
Les hommes prolixes en paroles, manquent à l'ouvrage.
600
L'homme avare, pour un perd cent.
601
Voici une synthèse de ce que nous pouvons trouver dans nos textes : Certains se moquent de maris trop
jaloux : “ Hombre celoso, el cuerno al ojo. ” [Homme jaloux, la corne à l’œil], “ Hombre celoso, de suyo
es cornudo ”[Homme jaloux, de lui-même est cocu] mais ces derniers, qu’ils soient bons ou mauvais ont
certainement leurs raisons : “ “ Al marido bueno un cuerno, y al malo tres o cuatro (Yehuda 93)” [Au
mari bon, une corne, au mauvais, trois ou quatre], “ Yo a vos por onrarr, y vos a mí por encornudar ”[Moi
à vous pour honorer, vous à moi pour me cocufier], “ Canas u cuernos no vienen por tiempo. ” [Cheveux
gris et cornes n’arrivent pas avec le temps.] Le caractère comique est accentué dans ce proverbe: “ San
Vicente, yo a jurar y tú tente, que quien a su marido encornudo, Dios y tú le ayuda : y él lo cree que en la
horca pernee. - Bajá acá, mujer querida, que ya sois creída. ” [San Vicente, moi à jurer et toi tais-toi (?)
qui son mari cocufie, toi et Dieu l'aide : et lui le croit, qu'en la potence il monte (qu’il le croit et qu’il
meure ?). – Descends ici, femme chérie, que déjà vous êtes crue]. Finissons par deux proverbes :
“ Hombre cornudo, más vale de ciento que de uno. ” [Homme cocu, mieux vaut de cent que d’un] Correas
explicite ce proverbe dans ce sens : Si l’on dit d’une personne qu’elle est “ cocue ”, tout le monde le
croira, mais si l’on dit de même de beaucoup d’hommes, on ne le croira pas de la même façon. C’est ainsi
le caractère comique lié à la situation plus que le fait en lui même, réel ou non, qui est important. On dit
d’ailleurs : “ Más vale ser cornudo que no le sepa ninguno que sin serlo, pensar lo todo el mundo. (FD
679) ” [Mieux vaut être cocu et que personne ne le sache que ne pas l’être mais que tout le monde le
croit.]
596
mauvaises habitudes, le “ vieux” ” dans la communauté est surtout celui qui sait : il
cumule mémoire et expérience. Voyons tout d’abord ce qui concerne ses mauvaises
manies. Globalement, le “ vieux” ” n’est pas si déprécié dans la communauté et si l’on
trouve parfois (deux fois) ce genre de proverbe : “ En la maña, está la culpa, que en la
edad no tiene ninguna. 602”, c’est respectivement à sa qualité de buveur qu’il est critiqué
: “ Aquel viejo falso, más bevirá que la grama.603” (Corbacho IV ii, 291). Cette
habitude est sujette à moquerie : “ El viejo y el horno, por la boca se escalientan : el
uno con el vino, y el otro con leña. 604”, “ El vino es la teta del viejo. 605”, “ Ha de
volver la vieja al jarro 606”... On le critique certainement mais on le respecte aussi :
l’âge dans une vingtaine de proverbes est synonyme de savoir et d’expérience. En terme
de sagesse, voici ce que l’on pourrait dire : “ Con los años viene el seso.607 ”, “ Por eso
dicen que el diablo sabe tanto, porque es viejo.608 ”. Quelques (quatre) proverbes se
réfèrent au “vieux” comme mémoire du groupe : “ Al viejo nunca le falta que contar, ni
al sol ni al hogar. 609” par exemple, ou “ Es cata vieja. ”610 mais la majorité présentent
le “ vieux” ” comme source de conseils qu’il est recommandé de suivre : “ Dichos de
viejas arrancan las piedras.611 ”, “ En los más viejos, están los buenos consejos.612 ”,
“ Hablan las gentes, y cuenta el que no tiene dientes.613 ”. Faire partager ses
expériences et connaissances, c’est d’une certaine manière, justifier sa place dans la
communauté. La mémoire et l’expérience sont les seules qualités qui restent au “ vieux”
et celui qui ne remplit pas cette dernière fonction s’expose à ce type de commentaire :
“ El viejo que no adivina, no vale una sardina. 614”...
3 / Les bornes de la vie :
La société médiévale est rigide, nous verrons dans le dernier chapitre que
l’attachement aux coutumes par exemple s’exprime fortement dans nos textes. Dans la
famille et la communauté chacun a son rôle, ses fonctions. Dans ce sens, le passage d’un
état à l’autre est ressenti de manière d’autant plus forte, de même que le moment qui
marque ce passage. Nous allons à présent nous concentrer sur ces points de rupture et
nous dépasserons le cadre de la vie pour atteindre celui du roulement des générations,
dans la famille et la communauté. C’est en effet à cette échelle que l’analyse de ces
passages prend tout son sens et non plus à celle d’une vie humaine. Délimitons cette vie
: Elle commence à la naissance, est consacrée par le baptême. La première étape
s’achève avec le mariage, la deuxième avec le passage avec la vieillesse, cette dernière
602
Dans les mauvaises habitudes réside la faute, non dans les années. (Correas : Contre ceux qui
s’excusent par leur grand âge.)
603
Ce vieux faux, boira plus que la "grama" (herbe).
604
Le vieux et le four s'échauffent par la bouche : l'un avec du vin, l'autre avec du bois.
605
Le vin est la tétine du vieux.
606
La vieille doit revenir à sa cruche.
607
Avec l'âge vient le savoir.
608
Pour cela on dit que le diable sait tant de choses, car il est vieux.
609
Le vieux, jamais ne cesse de raconter, ni au soleil, ni au foyer.
610
C'est une vieille mesure. Correas : l'ancien qui connaît les ramifications des lignages et recoins du lieu.
611
Adages de vieilles arrachent les pierres.
612
En les plus vieux sont les bons conseils.
613
Parlent les gens, et conte celui qui n'a pas de dents. Correas : Les personnes sans expérience, et le
vieux conte la vérité et conseille.
614
Le vieux qui rien ne devine, ne vaut pas une sardine.
trouvant son terme avec la mort. D. S. Reher615 nous explique que “ Nacimientos,
muertes, matrimonios... eran todos catalizadores esenciales del cambio en la vida de
una familia.616 ” Néanmoins, dans nos textes, deux bornes se dégagent concrètement : le
mariage et la mort.
Notre propos sera maintenant de les étudier, après nous être penché sur le cas de la
naissance. Cette partie se veut principalement descriptive dans sa présentation et nous
tenterons de commenter et d’expliquer dans une dernier paragraphe l’ensemble des
informations que nous aurons dégagées de cette partie et des précédentes.
a / La naissance
La naissance n’a qu’une répercussion très mesurée dans nos textes617. Pour le moins
en terme d’étape, de début de la vie, la naissance n’est exprimée que par rapport à la
mort : “ No hay nacido que no murió.618” (FD 782) , “ Por eso (morir) nacímos 619”. On
ne peut pas dire que la naissance soulève l’enthousiasme général et les remarques qui
concernent le nouveau né ne mettent en relief que la précarité de sa situation. C’est là je
pense qu’il nous faut chercher l’explication : on ne célèbre ni ne se réjouit de la
naissance d’un enfant qui a de fortes chances de ne pas survivre. Autre constat
d’absence : nos textes ne font pratiquement aucune référence au baptême. Que ce sujet
n’intéresse pas le Cancionero, soit, mais les proverbes, en théorie, s’intéressent à tous
les thèmes. La seule référence directe au baptême religieux est celle-ci : “ En la vida, la
mujer tres salida ha de hacer : al bautismo, al casamiento, a la sepultura. 620” et le
baptême est sous-entendu dans celui-ci : “ Lo que con el capillo se toma, con la mortaja
se dexa.621” (Glosados x) Selon M. C. Gerbet622: “ Le baptême, très général, avait lieu
le plus tôt possible après la naissance, tant les fidèles étaient conscients de son
importance. Aussi un des miracles le plus souvent demandé à un saint était-il de
ressusciter l’enfant mort-né le temps de le baptiser. ”. Le contraste est flagrant et si il
donne la mesure de la limite de nos sources, cette absence presque totale de référence au
baptême dans nos proverbes pourrait peut-être nous amener à reconsidérer son
importance.
b / Le mariage
Passons au mariage : C’est l’étape de transition par excellence et cela se répercute en
terme d’occurrence mais surtout par le contenu des textes. On a, d’ailleurs, tout à fait
conscience de la rupture qu’il amène, ce que ce villancico exprime très bien : “ Dexad
que me alegre madre / antes que me case. 623” (S. R. #297) et même si le mariage
615
D. S. Reher 1996 p. 116
Naissances, morts, mariages...étaient les catalisateurs essentiels du changement de la vie d'une famille.
617
A titre de comparaison, dans les textes recensés par M. O’Kane, nous relevons environ cent-dix
références à la mort et son champ sémantique (“ Morir ”, “ muerte ”, “ muerto ”, “ muerta ”), quatrevingt-dix pour le mariage (sont inclus les références à “ boda ”, “ casar ”, “ Esposo, a , ar ”, “ novio ”
“ novia ”) contre seulement une dizaine pour la naissance (“ nacer ”).
618
Il n'y a pas de naissance sans mort.
619
Pour ceci (mourir) nous sommes nés.
620
Dans la vie, trois sorties la femme doit faire : au baptême, au mariage et à la mort.
621
Ce qui avec le chrémeau (d'enfant baptisé) se prend, avec la tombe se laisse.
622
M. C. Gerbet, Le temps des tragédies, dans B. Bennassar, Histoire des espagnols (VIe - XVIIe siècles),
Paris, 1985 p. 295
623
Laissez-moi me divertir, ma mère / avant que je ne me marie.
616
présume le passage à la stabilité, les premiers temps qui le suivent reflètent l’instabilité
de la jeunesse : “ Melón es el casamiento que sólo le cala el tiempo.624 ”. Plusieurs
textes expriment l’irréversibilité du processus et mettent en garde contre un mariage
hâtif : “ “ Antes que cases, cata qué fazes; que no es ñudo que assí desates.625” (Sant.
Refr. 20) , “ Antes que te cases mira lo que haces626 ”... La volonté de se marier se
reflète aussi dans nos textes : “ Si mi madre no me casa, yo le quemaré la casa. 627”, “ Si
no me casáis ogaño, juro a mi que no aguardaré ni esperar otro año. 628”, “ Madre mía,
muriera yo / y no me casara, no /... / para ser tan desdeñada, / ¿Para que naçí?629”
(Alín #93).
Ce dernier villancico démontre que le mariage fait partie de l’évolution normale de
la vie. Dans cette logique, une dizaine de textes présentent celui-ci comme un état
préférable, nécessaire voire incontournable de l’existence : “ Casame en hora mala, que
más vale algo que nada. 630”, “ Es censo de por vida (el casamiento) 631”, “ Casamiento
y mando, del cielo es dado.632 ”, “ Del día que me case buena cadena me eché. 633” ...
Cela ne veut pas dire que les temps qui suivent le mariage soient forcément idylliques :
une demi-douzaine de proverbes différencient les premiers mois heureux qui jouxtent le
mariage des temps moins gais qui suivent634 et le thème des femmes mal mariées revient
régulièrement dans le Cancionero traditionnel.635. mais il n’est pas dans la logique des
choses de rester célibataire “ No nacié nadie para sí solo. 636” et en ce sens, on ne peut
échapper au mariage : “ Bien o mal, casados nos han 637”.
Un dernier facteur retient l’attention (une trentaine de références) dans nos textes : le
mariage et l’âge. Nous avons dit en effet que le mariage marque le passage à un nouveau
statut, une nouvelle condition. Il a valeur de démarcation entre deux états, celui de jeune
et celui d’homme mûr. Le mariage entre deux individus de classes d’âge différentes
existait cependant, et c’est un sujet qui est abordé dans une quinzaine de cas. La très
grande majorité traite de ce sujet dans ce sens : “ Más quiero ser de moza desdeñado
que de vieja rogado.638 ”, “ Ni patos a la carretera, ni bueyes a volar, ni moza con viejo
624
Melon est le mariage que seul le temps cale.
Avant de te marier, regarde ce que tu fais, que ce n'est pas un noeud à dénouer.
626
Avant de te marier, regarde ce que tu fais.
627
Si ma mère ne me marie pas, je lui brûlerai la maison.
628
Si vous ne me mariez pas cette année, je me jure que je n'attendrai plus d'autre année.
629
Ma mère, je mourrai moi / et ne me marierai pas, non / ... / pour vivre si dédaignée, / pourquoi est-ce
que je naquis ?
630
Je me mariai en mauvaise heure, que mieux vaut quelque chose que rien.
631
C'est le cens de la vie (le mariage).
632
Mariage et ordre (commandement), du ciel est donné.
633
Du jour que je me mariai, bonne chaîne je me suis donné.
634
Par exemple : “ Casarte, así gozarás de los tres meses primeros, y después desearás la vida de los
solteros ”[Marie toi, ainsi tu profiteras des trois premiers mois, et ensuite, tu souhaiteras revenir à la vie
des célibataires]. C’est “ el pan de la boda ” [le pain de la noce] qui est certainement sous-entendu ici, les
présents que les mariés reçoivent à leur mariage qui facilitent leur installation mais ne durent pas
éternellement.
635
Alín 1968 p. 366, “ El tema de las malcasadas es uno de lo más constante en la lírica tradicional. ”
[Le thème des mal mariées est un des plus constant dans la lyrique traditionnelle].
636
Personne ne nait pour soi (seul).
637
Bien ou mal, marié il nous ont.
638
Mieux vaut de jeune fille dédaigné que de vieille prié.
625
casar. 639”, “ Viejo malo en la mi cama, / por mi fe non dormirá / ...640 ”(Alín #146) ,
“ Con bestia vieja, ni te cases ni te alhajes. 641”... On déconseille donc fortement les
mariages de ce type. Quelques proverbes nous fournissent des raisons : “ Con el viejo te
casaste, a la puerta no saldrás, aquí regañarás.642 ”, “ Con la moza, ¿que hace el viejo?
- Hijos güerfanos. 643”, “ El muerto podrece y el huérfano crece.644 ”. On soulève le
problème d’incompatibilité mais surtout (c’est la raison qui revient le plus souvent),
faire des enfants avec un “ vieux” ”, c’est prendre le risque de les rendre orphelins très
tôt. Pourquoi donc contracter ce type de mariage ? Pour l’héritage que l’on attend de la
mort du mari ou de la femme, ce que l’on image de cette façon : “ Con un caldero viejo,
comprar otro nuevo, y con una caldera vieja se compra otra nueva 645”.
La critique de ce genre de mariage hors-norme semble appuyer l’hypothèse du
mariage comme instrument de passage d’un état à l’autre. D. S. Reher646 écrit à ce sujet
“ El matrimonio...abría la puerta a la reproducción demogáfica y ponía en marcha una
serie de mecanismos esenciales para la superviviencia de la sociedad.647 ”. Le mariage
avec un “ vieux” bouleverse la programmation du processus normal de reproduction,
d’apprentissage, de survie... il est ainsi vu d’un mauvais œil par la morale publique.
Notons d’ailleurs que, en règle générale, lorsque le schéma classique “ jeunesse /
mariage / couple & maturité ” n’est pas suivi, le dérèglement est sujet à critique. Ainsi
l’on dit “ Quien tarde casa, mal casa.648 ”, l’homme non marié doit se soumettre à ce
genre de commentaire : “ El hombre que apetece soledad, o tiene mucho de Dios o de
bestia brutal 649” et ce schéma est d’autant plus vrai pour la femme, comme dans cette
remarque sexiste : “ El menor yerro que puede hacer es casarse la mujer.650 ”. Retenons
donc du mariage cette étape nécessaire qui marque le passage à un nouveau mode de
vie. C’est une norme sociale et y déroger signifie rester en dehors du processus logique
de la vie et se marginaliser par rapport à la communauté.
c / La mort
La prochaine grande étape dans le cycle vital est la mort. La mort est un sujet qui a
un retentissement considérable dans nos textes. J’ai relevé, à titre d’exemple, plus de
trois cent cinquante proverbes liés à la mort et à ce qui y est lié dans le Refranero de
Correas (âme, salut, rites, au-delà...). Nous nous concentrerons ici sur la mort comme
l’étape qu’elle représente entre la vie et l’au-delà et les perceptions qui y sont liées. Un
639
Ni canards sur les chemins, ni boeufs à voler, ni jeune fille avec un vieux se marier.
Mauvais vieux dans mon lit, / sur ma foi ne dormira / ...
641
Avec une vieille bête ne te marie pas ni ne te mets en ménage.
642
Avec le vieux tu t 'es marié, de la porte tu ne sortiras, ici tu te disputeras.
643
Que fait la jeune fille avec le vieux ? - Des enfants orphelins.
644
Le mort pourrit et l'orphelin grandit.
645
Avec un vieux chaudron, acheter un nouveau et avec un vieille marmite, on achète une nouvelle.
Notons que le mariage comme moyen d'ascension sociale est peu exprimé dans les proverbes, seul celui-ci
le fait de façon implicite : “Telas y años caros casan hidalgas con villanos.” [Toiles et années coûteuses
marient les filles de seigneurs avec les villains.]
646
D. S. Reher 1996 p. 117
647
Le mariage ... ouvrait la porte à la reproduction démographique et mettait en marche une série de
mécanismes essentiels pour la survie de la société.
648
Qui se marie tard se marie mal.
649
L'homme qui affictionne la solitude, ou il a beaucoup de Dieu, ou de la bête brutale.
650
La moins grande bétise que peut faire la femme est de se marier.
640
premier constat : la mort atteint tout, rien ne lui échappe: “ Todo lo deshace y muda la
muerte 651”, “ La muerte todo lo iguale, todo lo barre y todo lo ataja.652 ”et on a
conscience de son destin : “ Desnudo salí del vientre de mi madre, e desnudo me espera
la tierra.653”, “ A la muerte no hay remedio cuando venga sino tender la pierna.654 ”,
“ C’ala muerte / y a ira de Dios / no hay casa fuerte.655 (Fdo de la Torre, Canc. 151b),
“ Para la muerte que a Dios debo / ....656” (F. A. #541)...
Ces derniers proverbes reflètent un certain détachement par rapport au fait de mourir.
Voilà la grande question : A-t-on peur de la mort ? Il semble que celle-ci ne représente
pas la terrible faucheuse comme on se l’imagine de nos jours. Lorsque l’on traite de la
mort en terme de crainte, c’est justement pour relativiser cette peur : “ La muerte, ni
buscalla, ni temella 657”, “ Comer bien y cagar fuerte, y no haber miedo a la
muerte658 ”, “ Al que de miedo se muere, enteralle en la mierda y hacelle de cagajones
la huesa659 ”660... Une explication de ce relatif détachement réside dans le fait que la
mort n’est pas une fin en soi mais un passage vers l’au-delà, ce qu’exprime très bien ce
proverbe : “ No es mala la muerte haciendo lo que debe el que quiere.661 ”. Bien mourir,
préparer sa “ deuxième vie ” est un thème qui se décline sous une trentaine de conseils,
sermons, mises en garde différentes. En voici quelques exemples : “ Mira que te mira
Dios / ... / mira que te has de morir / mira que no sabes cuando.662 ” (F. A. #481),
“ Quien mal vive en està vida de bien acabar se despida.663” (Seniloquim 400) , “ Haz
vivo lo quieras haber hecho cuando mueros.664 ”, “ Todo es nada lo deste mundo, si no
endereza al secundo.665 ”... Nul doute ne réside sur l’origine cléricale de telles
remarques.
Voici donc le raisonnement : On n’a pas peur de la mort parce que l’on sait que celleci n’est pas une fin en soi mais un passage vers l’autre monde ? L’Eglise et la foi
chrétienne serait donc les agents de la désinhibition des esprits face à la mort ? Je ne
crois pas, bien au contraire, l’invention de la notion du purgatoire, et celle de jugement
qui en découle, les prédications des moines mendiants qui axaient leurs sermons sur ces
651
Tout défait et change la mort.
La mort atteint tout, balaye tout et interrompt tout.
653
Nu je suis sorti du ventre de ma mère et nu m'attend la terre.
654
A la mort il n'y a aucun remède quand elle vient, sinon tendre les pieds.
655
Contre la mort et la colère de Dieu, il n'y aucune forteresse.
656
Pour la mort que je dois à Dieu / ...
657
La mort, ni ne la cherche, ni ne la crains.
658
Manger bien et déféquer vigoureusement, et ne pas avoir peur de la mort.
659
A celui qui de peur se meurt, enterre le dans la "merde" et fait de crotin sa tombe.
660
P. Ariès dans Essais sur l'histoire de la mort en Occident, Paris, 1975 p. 32 explique que l'homme du
premier Moyen Age «subissait dans la mort l'une des grandes lois de l'espèce et il ne songeait nullement ni
à s'y dérober ni à l'exalter. Il l'acceptait simplement avec juste ce qu'il fallait de solennité pour marquer
l'importance des grandes étapes que chaque vie devait toujours franchir. » Nous pouvons appliquer le
même type de réflexion pour nos populations du bas Moyen Age espagnol et cela nous donne la mesure
de la lenteur de l'évolution des mentalités populaires.
661
N'est pas mauvaise la mort faisant ce qu'il doit celui qui veut.
662
Considère que te regarde Dieu, / ... / considère que tu dois mourir / considère que tu ne sais pas quand.
663
Qui mal vit dans cette vie, finissant bien doit la quitter.
664
Fais vivant ce que voudras avoir fait quand tu seras mort.
665
Tout est rien dans ce monde s'il n'est pas consacré dans le second.
652
thèmes, les Ars Moriendi de la fin du bas Moyen Age..., il apparaît que l’Eglise
cherchait en fait à sensibiliser le croyant à cette mort dont il semblait plutôt détaché.
L’origine de ce détachement est donc à chercher autre part et nous tenterons de proposer
une réponse, insérant la mort dans le cycle de la vie.
Conclusion : La perception du cycle vital :
L’existence, nous l’aurons compris n’avait rien d’une partie de plaisir pour le peuple
du Moyen Age. De nombreux proverbes stressent la difficulté de celle-ci : “ Buena es la
vida de la aldea por un rato, más no por un año.666 ”, “ A quién la ventura falta sóbrale
la vida.667 ”, “ En este mundo hondo, dichas y desdichas abondo. 668”, “ Trabajos, y la
vejez andrajos.669 ”, “ En la casa do no hay qué comer, todos lloran y no saben de
qué. 670”... Sous une forme ou une autre, tous ces textes expriment la difficulté de la vie.
C’est en ayant toujours ces difficultés à l’esprit qu’il nous faut appréhender les classes
d’âge et les perceptions qui y sont liées.
La vie suit un schéma prédéterminé dont les règles sont dictées par le contexte dans
lequel l’individu évolue. La jeunesse, temps d’évolution et d’apprentissage n’a de sens
et n’est tolérée que dans l’optique du passage à l’âge adulte. Les individus de cet âge
étant ceux sur lesquels reposent communauté et famille. Si l’un ou l’autre de ces âges ne
remplit par sa fonction, il est sujet à la critique générale. Ainsi l’on cite “ Más vale un
viejo que mozo y medio.671 ” ou encore “ Más vale un mozo de antaño que un viejo de
ogaño. 672”. Dans le même esprit lorsque un texte associe deux âges il exprime une
connotation péjorative : “ Hombre mozo que ni juega, ni presta, ni escupe en corro. 673”,
“ Come leche y bebe vino, harte has de viejo niño.674 ”... Chacun son âge et son rôle et
ceux qui ne se plient pas au moule sont mal considérés.
Les commentaires liés à la vieillesse sont généralement péjoratifs et bien que l’on ait
conscience qu’elle soit incontournable, c’est un état par définition indésirable675. Malgré
la fonction sociale de mémoire / sagesse qu’il remplit (et dont, nous l’avons vu, il ne se
prive pas d’abuser), le “vieux” n’est plus capable de travailler, il est malade, faible
physiquement, il peut procréer mais cela est dangereux et critiqué, bref, en terme de
fonction et de survie du groupe, tout se termine donc avec la vieillesse, le “ vieux ” ne
666
Bonne est la vie du village pour un moment, mais pas pour un an.
Celui qui manque de chance, la vie lui pèse.
668
Dans ce monde profond, adages et malheurs abonde(nt).
669
Travail, et la vieillesse en guenilles.
670
Dans le foyer où il n'y a rien à manger, tous pleurent sans savoir pourquoi.
671
Mieux vaut un vieux qu'un jeune et demi.
672
Mieux vaut un jeune d'antan (désigne un vieux vigoureux) qu'un vieux d'aujourd'hui (désigne un jeune
qui se comporte comme un vieux).
673
Homme garçon qui ni ne joue, ni ne prête, ni ne crache dans le cercle. Correas : Qualités d’inutiles.
674
Mange du lait et bois du vin, tu t'es gavé de vieil enfant.
675
Ce qu’expriment plusieurs de nos textes, ou directement : “ Vejez, mal deseado es ” [La vieillesse n’est
pas désirée.] ou par la connotation péjorative qui accompagne le proverbe. Nous en avons déjà cités
plusieurs, en voici quelques autres : “ Como hombre es mujer y vieja. ” [Comme un homme est femme et
vieille (Correas : pour se moquer de lui)], “ La vieja a estirar y el diablo a arrugar. ”[La vieille à durer et
le diable à rider.], “ ¿Con que venía la vieja ? Con sus once de oveja. ” [Avec quoi venait la vieille ? avec
ses onze moutons. (Formule de dédain contre la vieillesse)], “ Al hijo Juan Martín, y al padre viejo ruin ”
[Au fils Juan Martín, au père vieille rosse (Pour donner du... Juan martín au fils et vieille rosse au père.
“ Ruin ” est délicat à traduire, il signifie à la fois vil, , pingre, malheureux, loqueteux... il a un sens très
péjoratif)]
667
reste dans la communauté que par sa présence physique. De par le fait qu’il n’y apporte
plus rien, ou presque, il cesse d’exister réellement pour elle, du moins, il n’y a plus
vraiment de rôle à jouer tout en restant une bouche à nourrir676. C’est en réalité une sorte
de petite mort qu’il subit à l’intérieur de cette communauté et l’on peut imaginer que
l’individu travaillait jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent complètement ou qu’il
devienne une gène pour les autres travailleurs. Je pense qu’il faut voir dans la vieillesse
plus une étape de déclin ou de transition qu’un état en soi. Le “ vieux ” devait prendre
conscience que ses jours étaient comptés à partir du moment où il basculait dans cet
état. De plus, nous pourrions argumenter que si l’on ne marquait pas le passage de la
maturité à la vieillesse (comme le mariage consacrait la venue de l’âge adulte), c’est
que, outre la connotation péjorative qui y est associée, la vieillesse n’est pas une
nouvelle étape de la vie mais bien un aboutissement, un âge en marge de la
communauté, toléré jusqu’à un certain point.
Ceci explique certainement que le “ vieux ” (et ses proches) devait attendre la mort
comme une semi-libération, et des commentaires de ce type : “ El mozo puede morir y el
viejo no puede vivir.677 ”, “ Para ir por la muerte era bueno. 678” devaient, même s’ils
ne lui étaient pas adressés directement, lui faire prendre une conscience aiguë de la gêne
qu’il représentait pour la communauté. D’autant plus que dans la lutte pour survivre,
non seulement le vieux n’avait plus sa place, mais en mourant, il facilitait l’existence de
sa famille, il libérait un capital, l’héritage, que ses enfants récupéraient et se servaient
pour élever les leurs679. En quelques sorte, “ le vieux ” en mourant donnait un nouvel
élan à la roue des générations680. Avec sa mort, le “ vieux ” accomplit son ultime
fonction sociale. Au niveau de la famille donc mais aussi de la communauté. Celle-ci se
réunit autour du mort et renforce d’une certaine manière les liens de solidarité entre
différents foyers. Ce regroupement pouvait d’ailleurs n’avoir qu’un caractère purement
formel comme le laisse à entendre ce proverbe : “ Todos van al muerto, y cada uno llora
su duelo. 681” Des offrandes étaient octroyées aux morts, comme l’atteste le texte
676
R. Homet 1997 p. 46 “ Era una sociedad joven, donde contralaba el poder quien tenía fuerzas para
hacerlo, es decir, que las personas no eran desplazadas en rázon de su edad sino cuando su desgaste les
impedía mantenerse... ” [C’était une société jeune, où controlait le pouvoir celui qui avait les forces pour
le faire, c’est à dire que les personnes n’étaient pas supplantées (mises en marge) à cause de leur âge mais
quand leur déchéance les empéchaient de se maintenir ...] . En terme de bouche à nourrir, voici un
commentaire assez explicite : “ Bueno está que no come, bueno està que no le duele nada. “ [Il se trouve
bien, qu’il ne mange rien; il se trouve bien, qu’il n’a pas de douleurs (le mort)]
677
Le jeune peut mourir et le vieux ne peut pas vivre.
678
Pour aller à la fosse il était bon.
679
Il est d’ailleurs fortement recommandé de ne pas délivrer ses biens avant sa mort, de peur de se
retrouver dans une situation encore plus que précaire : “ Quién da lo suyo antes de la muerte, merece que
le dan con un maço en la frente (Sant. Refr. 615) ” [Celui qui donne ses biens avant la mort mérite qu’on
lui grave stupide sur le front], “ Quien da lo suyo antes de morir : apareje a bien sufrir. (Glosados v) ”
[Que celui qui donne ses bien avant de mourir se prépare à bien souffrir].
680
M. Bajtin dans La cultura popular en la Edad Media y el Renacimiento, Madrid, 1974 p. 366 nous
explique en analysant l'oeuvre de Rabelais que « La expresión rabelaisiana señala la unidad
ininterrumpida, pero contradictoria, del proceso de la vida que no desaparece con la muerte, sino al
contrario, triunfa sobre ella, pues la muerte es el rejuvenecimiento de la vida. » [L'expression
rabelaisienne signale l'unité ininterrompue , mais contradictoire, du processus de la vie qui ne disparaît
pas avec la mort, mais au contraire triomphe sur elle, car la mort est le rajeunissement de la vie.]. Ne
pourrions-nous pas trouver l'origine, ou du moins une tentative d'explication de ces croyances dans le
procesus que nous venons de décrire ? La mort dépasse le cadre de l'individu, abordée sous l'angle de la
famille et de la communauté, elle participe de manière active à son renouvellement.
681
Tous vont au mort, et chacun pleure son sort (sa douleur).
suivant : “ Al cabo del año, más come el muerto que el sano. 682”. Ne peux-t-on pas
avancer que, originellement, ces offrandes étaient données à titre de remerciement aux
morts, pour cet ultime don qu’il faisait à la communauté ? D’autant plus que le mort
appartenait toujours à celle-ci : la croyance aux morts existant parmi les vivants était
très répandue, le revenant insatisfait n’est pas qu’une image de fiction mais était
considéré comme bien réel au Moyen Age. Il n’y a qu’à parcourir la déposition d'Arnaud
Gélis du Registre d’inquisition de Jacques Fournier683 pour vérifier que l’on prenait très
au sérieux les revenants et leurs manifestations. Nous trouvons aussi dans nos textes
plusieurs références qui attestent la croyance aux morts parmi les vivants 684. De même,
le souci d’être enterré dans ou proche de la communauté est aussi exprimé plusieurs
fois685. Bien entendu, nous ne nous somme placés, jusqu’à présent que sous l’angle des
croyances païennes. Néanmoins, les pratiques chrétiennes ont repris dans une large
mesure l’ensemble de ces croyances et, faute de les déraciner, les ont intégrées. Cette
remarque est particulièrement valable pour le purgatoire, moyen subtil d’officialiser le
culte des morts parmi les vivants.
Passons et concluons : Dans un contexte difficile, à chaque classe d’âge étaient
attribués rôles et fonctions. La survie de la communauté reposait en majeure partie sur
les épaules de l’adulte. A ce titre, le mariage était la clef qui ouvrait la porte aux cycles
de production et reproduction et refermait celle de la légèreté et de l’insouciance.
Lorsqu’il n’était plus à même de jouer son rôle, l’individu devenait “ vieux ” et
basculait dans un état mal considéré. Sa mort, dans ce sens était un soulagement pour la
communauté car elle permettait de régénérer et faciliter sa continuité. Le schéma est
simple voir implacable mais il est dicté par les conditions dans lequel il évolue. Pour les
mêmes raisons, on est réfractaire aux transgressions à ce modèle, car elles peuvent
mettre en danger la survie du groupe. Nous retrouvons exactement le même type de
commentaires que ceux qui caractérisent le temps annuel. Comme la vie, l’année avait
ses étapes et il était mal vu que la nature les transgressent. Nous soulignerons, dans
notre dernière partie, les nombreux parallèles que nous pouvons tracer entre temps
humain et temps annuel. Mais nous allons nous pencher auparavant sur les autres
échelles du temps, au processus moins limpide.
682
Au bout de l’année, le mort mange plus que le vivant. Correas : pour les offrandes qui sont offertes
chaque semaine.
683
Registre d'inquistion de J. Fournier, 1318-1325, traduit et annoté par Jean Duvernoy, Paris, 1978. (vol.
3)
684
Nous trouvons une dizaine de textes dans le Refranero de Correas qui sous-entendent cette croyance :
“ A Dios te doy, abad de Vallecas, estás muerto y rabias ” [A Dieu je te donne abbé de Vallecas, tu es
mort et tu enrage.], “ Ya me morí, y quièn me lloró vi ” [Je trépassait et vis qui me pleurait]... Une demidouzaine mettent en scène le mort avec un vivant : “ Espera muerto, que berzas te cuezo ” [Attend, mort,
que je te cuise quelques choux ” (Cuire des choux est un moyen d’appeler les morts selon Correas)],
“ Preguntó la vieja al muerto si había chilindrón en el otro mundo ” [La vieille demanda au mort si l’on
jouait au “ Chilindrón ” [jeu de cartes] dans l’autre monde]...
685
“ Contigo me entierren, que me entiendes ” [Avec toi ils m’enterrent, que tu me comprends], le thème
“ mort et espace ” se répercute aussi dans un demi douzaine de villancicos “ Sy muero en terras agenas, /
lexos de donde nasçí, / ¿quién habrá dolor de mí? /…/ (Alín #311) ” [Si je meure en terres étrangères, /
loin d’où je naquis / ¿ Qui se lamentera à mon propos?], “ Soledad tengo de ti, / tierra mía do nací. / Si
muriere sin ventura, / sepúltenme en alta sierra, / ... / por ver si veré de allí / las tierras a do nací./…”
(Alín #227) ” [Tu me manque / terre où je suis né / Si je meure de malchance / qu’on m’enterre sur une
haute montagne, / ... / et voyons si de là je peut regarder, / les terres où je naquis.]...
CHAPITRE 4
UN TEMPS DE DIEU ?
Nous avons étudié, jusqu’à présent le temps annuel et le temps humain et mis en
valeur de quelles manières ceux-ci étaient découpés et perçus. Il nous reste à aborder
deux échelles différentes. Le temps échappe à toute réglementation réelle dans ces deux
cas. C’est le cas, tout d’abord, du temps long. Par temps long, j’entend toute échelle
dépassant le cadre du temps humain. Nous étudierons ainsi comment et avec quelle
acuité était-il apprécié et quelles raisons pouvons nous avancer pour expliquer les
perceptions qui y sont liées. Nous étudierons par la suite le temps “ intermittent ”.
L’alternance de temps fastes et néfastes est un sujet très récurrent dans nos textes. Ce
découpage du temps a ceci de particulier que si il obéit à certaine règles, dans sa
globalité, cependant, il n’est pas du ressort de l’homme de le prévoir ni de le contrôler.
Nous nous attacherons à développer cette idée et les commentaires qui y sont associés.
I / Le temps long
1 / Appréciation
Le sujet de la répercussion du temps long dans nos textes est assez délicate: pour une
simple raison : passée une échelle d’une quinzaine d’années, on ne trouve plus de durées
exprimées ni en années, ni en groupe d’années. Le terme “siècle” (comme durée de cent
ans) par exemple est une invention toute récente et n’est presque jamais utilisé dans nos
textes686.
Est-ce à dire qu’on n’exprime jamais le temps long? Si bien sûr, mais au moyen
d’expressions plus que relatives quant à leur précision. “ Mucho tiempo687 ”, “ Muchos
años688 ” sont cités, mais il est très difficile de savoir à quelle échelle utilise-t-on ces
expressions. Toutefois, les textes suivants laissent à penser qu’elles ne concernent que
des durées assez peu importantes, de quelques années, voire quelques dizaines d’années
: “ ¡Vivan muchos años / los desposados ! / … 689” (F. A. #460), “ Mas algunos
desesperan, / por mucho tiempo esperan. 690”(Canc. Stuñiga, 295), “ Muchos años viva
686
Voici les deux seuls proverbes que j’ai relevés : “ Por el siglo de cuanto más quiero. ”[Pour le siècle
que j’aime d’autant plus (préfère?)], “ Buen siglo haya quien dijo vuelta. ” [Bon siècle ait celui qui
ordonne de revenir]. Il semble que le terme est employé ici dans le sens de vie terrestre. Que l’on ne
trouve que deux exemples d’emploi du mot parait montrer qu’il n’était que très rarement utilisé, pour le
moins en terme de durée.
687
Beaucoup de temps
688
un grand nombre d'années
689
Qu'ils vivent de nombreuses années, / les mariés !
690
Mais (erreur ? màs [plus] ?) quelques uns se désespèrent, / pour beaucoup de temps (longtemps) ils
attendent.
quien nos convida, y los convidados vivan mil años. 691”. Portons notre attention sur ce
dernier proverbe. Il a l’intérêt d’opposer deux durées différentes: “ muchos años ” et
“ mil años692 ”. La première correspond à une période de plusieurs années, la seconde un
temps plus long, il serait plus juste de dire indéterminé. Cela ne nous aide pas à savoir à
quoi correspond “ mil años ” mais, comme le met en valeur ce proverbe, c’est ainsi que
l’on s’exprime : lorsque une durée atteint un échelle importante, de plusieurs dizaines
d’années, ou lorsque l’on se projette dans le temps long, c’est ce genre d’expression que
l’on utilise. Pour être exact, “ cien años 693” et “ mil años ” remplissent cette fonction.
Une trentaine de textes, environ, utilisent ces expressions dans ce sens. En voici
quelques exemples : “ Cien años de guerra, y no un año de batalla. 694” , “ No hay mal
que cien años dure, ni bien que a ellos ature. 695”, “ Antes que pasen por aquí mil
años. 696”, “ Vivasme mil años debajo de una lancha, bien abajo, o sepultado.697 ”...
Notons nous, pour le moins, une distinction entre l’utilisation de “ cien ” ou “ mil ”,
cent exprimant une durée plus courte, de plusieurs dizaines d’années ? La réponse est
négative, les deux termes sont sensiblement utilisés de manière identique698. Ainsi l’on
dit : “ Antes de mill años todos seremos calvos.699 ” (Sant. Refr. 41) mais de la même
façon “ De yo en cient años, todos seremos calvos.700 ” ( Senil. 89). De même si les
proverbes suivants : “ Si de ésta escapo, vida para cien años. 701”, “ A cabo de ciento
años, marido, soys zarco.702 ” (Sant. Refr. 95) laissent à penser qu’à l’échelle d’une vie,
on utilise plutôt “ cien ”, les textes qui suivent montrent que mil se prête tout aussi bien
à l’expression de cette durée : “ …/ Mil años tu esposo gozes / y él de los tuyos la flor /
… 703”(Alín #836), “ Muchos años viva quien nos convida, y los convidados vivan mil
años. 704”. “ mil ” et “ cien ” expriment une durée indéterminée dont la seule
caractéristique certaine est qu’elle soit assez conséquente. “ Cien ” et “ mil ” exprime
d’ailleurs toute idée de quantité importante pour quelque unité que ce soit.705
691
Nombreuses années vit celui qui nous convie, et les convives qu'ils vivent mille ans.
de nombreuses années et mille ans.
693
cent ans
694
Cent ans de guerre et pas un an de bataille.
695
Il n'y a de mal qui dure cent ans ni de bien qui à eux arrive (s’attachent ?).
696
Avant que ne passent ici mille années.
697
Que tu vives mille ans sous un canot, bien en dessous, ou enterré.
698
Nous laissons ici de coté l’emploi de “ mil ” lorsqu’il a une connotation millénariste. Nous discuterons
de ce point plus en avant dans notre exposé.
699
Avant mille ans, tous nous serons chauves.
700
De moi en cent ans, tous nous serons chauves.
701
Si de ceci j'échappe, vie pendant mille ans.
702
Au bout de cent ans, mari, soyez bleu ciel (s'utilise généralement pour les yeux).
703
... / mille ans (de) ton époux tu jouis / et lui de toi la fleur / ...
704
Nombreuses années vit celui qui nous convie, et les convives qu'ils vivent mille ans.
705
Voici quelques exemples qui caractérisent cette utilisation de “ cien ” et surtout “ mil ” comme
qualificatifs de quantité importante : “ A dos días buenos, ciento de duelos. ” [A deux journées de plaisir,
cent de douleur], “ Abril, aguas mil... ” [Avril, mille eaux...], “ Es para dar mil gracias a Dios. ” [C’est
pour donner mille grâces à Dieu.], “ Más vale un bien segura que mil sospechos y de futuro. ” [Mieux
vaut un bien assuré que mille suspects et de futur (?)], “ Salen de Valencia, / noche de San Iuan / mil
coches de damas /... ” (Alín #909) [Sortent de Valence, / nuit de Saint Jean / mille voitures de dames
/...]...
692
A partir du moment où l’on doit s’exprimer ou se repérer dans le temps long (quel
qu’il soit), on utilise invariablement ces expressions. Elles sont génériques et n’ont
d’autre sens que de symboliser ce temps. Autrement dit, passé une certaine échelle on ne
décompte ni ne mesure plus le temps. Bien sûr, un proverbe ou une chanson ne s’attache
pas principalement à exprimer une période ou une durée précise, mais de nombreux
proverbes furent conçus suite à une situation, un fait qui a eu un impact dans le temps et
auquel aurait put être associée une durée ou une date706, sans parler des proverbes à
caractère purement historique707. Absolument aucun de nos textes ne fait référence au
temps long autrement que par “ cien ” ou “ mil años ”. A ce titre, nous pourrions en
déduire que l’on ne pouvait pas exprimer le temps long autrement que par ces nombres,
qui n’ont qu’une valeur d’appréciation globale. Passé un certain stade, le temps n’est
plus mesuré ni apprécié, il devient indéterminé.
Plusieurs hypothèses peuvent être proposées pour expliquer ces résultats: nous
pourrions argumenter que la projection dans le temps long nécessite une capacité
d’abstraction que n’avait pas le vulgaire de l’Espagne médiévale. Une deuxième
proposition (non indépendante de la première par ailleurs) pourrait être de souligner le
fait qu’au delà d’une certaine limite, la mesure du temps n’avait plus d’intérêt pour
l’individu du Moyen Age. Il est nécessaire de contrôler le temps annuel et le
déroulement d’une vie si l’on veut assurer la continuité de l’existence de la communauté
et de ses membres. Au delà de ce stade, on ne se sent plus concerné par le temps, il n’y
pas d’application pratique qui résulte de la mesure du temps long et, concrètement, cette
mesure perd de son intérêt. Cette explication est séduisante mais il faudrait certainement
la compléter en intégrant les influences de la religion chrétienne.
La conception chrétienne du temps prête assez peu à l’abstraction: selon la Bible et
les enseignements de l'Eglise, le temps a un point de départ (la Génèse) et finira
nécessairement (avec l’Apocalypse). Le temps est une dimension finie, une suite
d'instants placée et délimitée par deux bornes708 ; le chrétien est donc supposé apprécier
le temps (et la situation de sa propre personne dans celui-ci) comme un concept limité,
terrestre, plutôt réduit, de toute façon éphémère selon l'enseignement de l'Eglise. En
outre, la venue du Christ et l’annonce de son retour restreint davantage ce schéma.
Concrètement quel intérêt aurait le vulgaire du Moyen Age à mesurer le temps long et se
projeter dans un avenir qui dépasse le cadre de son existence puisque le retour du Christ
peut arriver à tout moment. Le futur cessera d’être avec la venue du Christ,
706
Est-il nécessaire de préciser que nous n’avons aucune référence à une date, qu’elle soit en fonction
d’un règne ou globale ? Les allusions à tel ou tel fait historique ou personnage peuvent avoir eu valeur de
repère dans le temps passé. Les proverbes surtout immortalisèrent les plus retentissants de ceux-ci. Des
temps reculés de l’occupation musulmane et de la Reconquista (Al-Mansur, le Cid...), jusqu’aux Rois
Catholiques et les épisodes de la conquête des Indes, nos textes énoncent multiples faits et personnages.
Cependant, il est très difficile d’utiliser ces données pour notre étude dans le sens où l’on ne peut
distinguer, dans la formulation du proverbe de différence réelle dans l’énoncé d’un fait très reculé ou très
récent. Passé simple et présent sont utilisés indifféremment de même que les structures des proverbes
varient sans dégager de traits propre à nous éclairer.
707
L. Combet (1971 Appendice III) en a relevé plus d’une centaine à partir du Refranero de Correas. Ils
exposent un fait ou une situation historique, mais sont complètement déracinés de leur contexte
chronologique. (ce qui principalement tient à la nature du proverbe à vocation moralisante plutôt que
narrative, mais devient aussi révélateur d’un manque d’attention accordée au temps long lorsque nous
considérons les quelques cent dix textes concernés).
708
G. Pàttaro p. 198 : “ ... ce que l’on appelle “ le temps ” n’est rien d’autre qu’une fraction, limitée par
Dieu, de la durée illimitée du temps de Dieu. ”
l’instauration de son royaume de mille ans et l’annonce ainsi programmée de
l’apocalypse709. Millénarisme et eschatologie s’opposent donc à une perception d’un
temps terrestre éternel et à la mesure d’un temps quand celui-ci n’a pas d’application
strictement pratique. A quel point nos textes reflètent-ils cette conception chrétienne du
temps ? Nous allons tenter de répondre à cette question, analysant comment perçoit-on
passé, présent et futur et ce que l’on peut en déduire.
709
Dans le cas où l’on considère que la venue du Christ précède l’instauration de son royaume.
2 / Passé et futur
Les références au passé s’orientent dans deux directions principales: tout d’abord, le
temps passé est révolu, il faut l’oublier. Ensuite, aux temps passés sont associés les
jours meilleurs, par contradiction avec ceux que l’on vit à présent. Penchons nous sur le
premier message. Il semble en effet que l’on ne s’empresse pas de revenir sur ce qui est
passé. Ainsi les proverbes : “ Lo vivido, vivido, y lo pasado, pasado. 710”, “ Ahora te
lloraré, agüelo, después de un año muerto. 711”712, “ Tiempo pasado traído a la
memoria, da más pena que gloría.713 ”. Les deux qui suivent s’utilisent pour signifier
qu’un fait est passé et enterré : “ Es hablar de las nubes de antaño (o de la nieves de
antaño).714 ”, “ Es cosa de otro jueves. 715”. Dans la même optique, la mémoire des
absents ne paraissait pas briller par excès. “ A muertos y a idos, pocos amigos.716 ”,
“ Los muertos y los idos, presto son en olvidos ” 717 ou concrètement dans ce villancico :
“ … / Véome triste, aflegido, / más que todos desdichado, / que en el tiempo ya pasado /
solía ser conocido. / Mas agora, con olvido, / la memoria muerta está. / ...718 ” (Alín
#41). Ces derniers exemples nous laissent à penser que c’est ici de passés à court et
moyen terme qu’il s’agit, qui ne dépassent pas le cadre d’une vie. Le deuxième message
s’inscrit par contre dans un processus à long terme, où passé est synonyme d’âge d’or.
Le temps passé est forcément meilleur : “ Cualquier tiempo pasado es mejorado. 719”,
“ Tiempo pasado siempre es membrado.720 ”, “ Todo tiempo pasado fué mejor. 721”, on
le regrette : “ En los nidos de antaño no ay páxaros ogaño.722” (Senil. 159) et le retour
à ces temps est aussi exprimé “ Volver a lo de antaño. 723” car le présent est perçu
comme peu enviable voir allant de mal en pire : “ Van las cosas de mal en peor.724”
(Villansandino, Canc. FD II 434a), “ Quien vio los tiempos pasados / y ve los que son
ahora / ¿Cual es el corázon que no llora? 725” (S. R. #390), “ ¿ A qué tiempo nos ha
traido Dios?726 ”. Ce dernier proverbe nous ramène à la question de la portée de
l’influence chrétienne. Nous pourrions trouver dans ce regret des temps passés l’écho du
retour au christianisme originel, considéré lui aussi comme meilleur. Cependant,
710
Le vécu, vécu, et le passé, passé.
Maintenant je te pleurerai, grand-père, aprés un an passé.
712
Correas : “ Que no se ha de recordar de lo que se pasó de luengo tiempo… ” [Que l'on ne doit pas se
rappeler ce ce qui se passa il y a longtemps...]
713
Temps passé ravivé à la mémoire donne plus de peine que de gloire.
714
C'est parler des nuages d'antan (ou des neiges d'antan).
715
C'est sujet d'un autre jeudi.
716
Les morts et les partis, rapidement sont oubliés.
717
Peut-on en déduire que l’absence physique d’une personne (morte ou partie) signifie la mort de celle-ci
pour la communauté ?
718
... / Je me vois triste, affligé, / plus que tout malheureux, / qu'en un temps déjà passé / j'étais connu. /
Mais maintenant, avec l'oubli, / la mémoire morte est. / ...
719
Tout temps passé est amélioré (meilleur). Correas : Selon l’opinion commune, mais il ne le fut pas.
720
Temps passé, toujours est rappelé. Correas : Car il est pris pour meilleur.
721
Tout temps passé fut meilleur.
722
Dans les nids d'antan, il n'y a pas d'oiseaux cette année.
723
Revenir à chose d'antan.
724
Vont les chose de mal en pire.
725
Qui connut les temps passés / et voit ceux d'aujourd'hui / Quel coeur ne se met pas à pleurer ?
726
A quel temps nous a amené Dieu.
711
l’expérience de la vie et le regret de la jeunesse ont certainement contribué dans une
large mesure à la création de ces textes.727
Voyons à présent ce qui concerne la perception du futur. Dans la logique des
réflexions précédentes, plusieurs proverbes donnent une vision très pessimiste des temps
présents et à venir. Cela s’exprime sous différentes formes. En terme de temps présents,
lorsque l’on qualifie le monde temporel, c’est presque invariablement (neuf proverbes
sur douze) de façon négative (les autres qualificatifs ayant un sens neutre) : “ Mundo
malo, mejor para debajo que para deseado. 728”, “ En este mundo cansado, ni bien
cumplido ni mal acabado.729 ”, “ No hay contento cumplido en este mundo
mezquino.730 ”... Une demi douzaine de textes ont une connotation nettement
eschatologique : “ “ Ansí andando, / el mundo se va acabando; / andando ansí / nunca
tan trocado le vi.731 ” (Alín 209), “ Está el mundo para dar un estallido.732 ”, “ Está el
mundo para acabar. 733”, “ Está el mundo perdido. 734”... Devons nous en déduire que
les perceptions du futur ne sont chargées que de pessimisme? Heureusement non, et
l’avenir peut aussi être vu comme meilleur, dans le sens d’un retour au passé :
“ Rrecrecen / los vientos en popa del tienpo pasado.735 ” (Canc. Baena 597), ou
simplement : “ A aquel que esperar puede, todo a su tiempo y voluntad le viene.736 ”,
“ Escalón a escalón se sube la escalera a mejor mansión.737 ”, “ Tiempo vendrá que el
desvalido valido valdrá. 738” “ Algún día será la fiesta de nuestra aldea. 739”... Ces deux
derniers textes ont un sens prophétique ambigu: est ce la justice divine que l’on attend,
les temps meilleurs seront terrestres ou seulement concerneront les bons et justes après
le jugement final ? Nous pourrions aussi nous demander si les nombreux emplois de
mille ans ne trahissent pas une attente du retour du Christ (comme marquant le point
initial ou final de la période de mille ans). Deux proverbes ont des reflets millénaristes :
“ A cabo de cien años, todos seremos salvos. ”740 et le fameux741 “ A los años mil,
727
Les proverbes suivants, malgré qu’ils soient dans leur acception sensiblement similaires à ce que nous
venons de citer, paraissent ne s’appliquer qu’au temps humain. On a vécu la différence entre passé et
présent : “ ¡ Ay horas tristes, cuán diferentes sois de lo que fuistes! ” [Aie, heures tristes, tellement
différentes êtes vous de ce que vous futent !], “ ¡Ay de mí, que la miré para vivir lastimido, para llorar y
gemir cosas de tiempo pasado. ” [Triste de moi que je la regardai pour vivre affligé, pour pleurer et gémir
des choses d’antan], “ Ya no es lo que solía. ” [Ce n’est déjà plus ce que c’était] “ Ya pasó ese tiempo. ”.
[Ce temps est déjà passé.]
728
Monde mauvais, meilleur pour le dessous que pour le désiré.
729
Dans ce monde fatigué, ni bien accompli, ni mal achevé.
730
Il n'y a pas de content accompli (satisfait) dans ce monde mesquin.
731
Ainsi en marche, / le monde va se terminer; / marchant ainsi / jamais tant changé je ne le vit.
732
Le monde est sur le point d'exploser.
733
Le monde est sur le point de finir.
734
Le monde est perdu.
735
Grandissent à nouveau / les vents en poupe du temps passé.
736
Celui qui peut attendre, à force de temps et volonté tout lui vient (tout à son temps et volonté lui vient).
737
Marche aprés marche on monte l'escalier vers une meilleure demeure.
738
Le temps viendra que l'invalide valide vaudra (deviendra?).
739
Un jour sera la fête de notre village. Correas : Cela veut dire que viendra le temps où nous serons
vengés et gratifiés de chance.
740
Au bout de mille ans, nous seront tous sauvés. Ce proverbe est à prendre avec précaution car il ne
pourrait être qu’une déformation du plus courant “ Al cabo de mil años, todos seremos calvos ” [Au bout
de mille ans nous serons tous chauves] dont le sens est beaucoup moins net.
741
Il se décline sous six versions différentes !
vuelve el año por su cubil. 742”. Les préoccupations millénaristes reflètent une
perception beaucoup plus positive du futur mais nous ne pouvons fonder
d’argumentation crédible sur ces deux seuls proverbes.
En résumé, les références au passé présent et futur sont généralement plutôt
pessimistes, les temps passés étaient meilleurs et l’avenir ne se présente pas sous des
hospices très favorables. Christianisme et empirisme semblent ici faire converger leurs
enseignements: la vie de l’homme du commun n’a rien de facile et la difficulté de son
existence s’exprime avec une certaine amertume dans nos textes. De même, volonté de
retour au christianisme originel, dépréciation du siècle (du monde temporel), prédictions
eschatologiques, etc... devaient contribuer à formuler la perception des temps de cette
manière. Il semble toutefois qu’ils s’expriment à des échelles différentes. L’expérience
de la vie conditionne la perception du passé et du futur mais c’est en terme de passé et
de futur proche qu’il s’exprime. Nous avons vu que la notion de passé idyllique tient
dans plusieurs proverbes à l’amertume de la vieillesse lorsqu’elle se retourne sur les
premières années de sa vie. De même que pessimiste ou espoir envers l’avenir tient au
contexte dans lequel on évolue et que l’on voudrait voir changer. Plusieurs textes
expriment cependant passé et futur à plus grande échelle. Ceux-ci paraissent davantage
refléter les enseignements chrétiens. Voici une supposition qu’il paraît juste de
considérer : à l’échelle de l’année ou d’une vie, le temps est celui de l’homme. Il s’y
intéresse, le commente et tente de le contrôler. Pour les durées ou projections plus
importantes dans le temps, la tâche devient beaucoup plus ardue, moins concrète et elle
bascule dans le domaine de Dieu et s’attache aux prophéties de l’Eglise.
II / Temps et alternance
La dernière division chronologique qui intéressera notre étude sort de la logique avec
laquelle nous avons, jusqu’à présent, analysé le temps. En effet, celle-ci ne concerne pas
une échelle spécifique du temps mais les recoupe toutes. L’alternance des temps fastes
et néfastes est, en effet, une constante qui traverse tous les commentaires liés au temps
chronologique. Elle s’exprime sous forme de “ buen(o, os, a, as)743 ”, “ mala (...) 744”,
“ señalado (...) 745” “ hora, día, año, tiempo (...) 746”747 mais surtout par “ buena ” ou
“ mala ” “ ventura, fortuna 748”, voire “ suerte 749”. On est très sensible aux rythmes de
la chance dans nos textes et, au même titre que l’on tente de prévoir les mouvements de
la nature, on cherche à prédire ceux de la chance. Ce concept est indéniablement liée au
temps. Non seulement elle évolue dans celui-ci, comme nous le verrons par la suite,
mais elle s’identifie aussi au temps lui-même dans certaines occasions. Dans ce
proverbe par exemple: “ Las blancas se casan. Las morenas no, buen día me ha venido,
742
Aux années mille, retourne l'année à son gîte. Correas : C’est ce qui se dit, qu’un temps après un autre
viendra, avec espoir qu’il sera meilleur et que se répétera le passé (La traduction est délicate : ...un tiempo
tras otro viene con esperanza de mejoría, y a venir lo mesmo que pasó).
743
bon, bonne, bonnes.
744
mauvais(e,s)
745
signalé(e,s)
746
heure, jour, temps (...)
747
Il n’est pas toujours aisé de déterminer lorsque “ buena / mala hora,día... ” sont utilisés dans le sens
de périodes fastes et néfastes, ou dans un sens plus neutre et global.
748
bonne, mauvaise, aventure, fortune.
749
chance
que blanca me soy. 750”. La chance a ceci de particulier qu’elle est à la fois un concept
autonome et un découpage du temps (en périodes fastes ou non). La chance est donc une
notion complexe. Nous allons tenter d’ordonner l’ensemble des commentaires dont elle
fait l’objet.
1 / Un contrôle de la chance ?
Un point, tout d’abord, doit être soulevé: la chance est la meilleure alliée, le meilleur
attribut que l’on puisse posséder et réciproquement pour la malchance : “ A fuerza de
fortuna, no vale cienca ni arte ninguna.751 ”, “ Contra fortuna, no vale fuerza
ninguna.752 ”, “ Faltóle lo mejor que es ventura.753 ”, “ No puede templar cordura lo
que destempla la negra ventura.754 ”...La chance a un caractère transcendant. Elle
impose ses caprices que l’homme doit subir : “ Amor y fortuna no tienen defensa
alguna. 755”, “ No puede el hombre huír la fortuna que le ha de venir.756 ”. Si la chance
est avec lui, l’individu n’a rien besoin d’autre: “ ventura hayas hijo, que saber poco has
menester. 757”, “ Poco seso basta a quien fortuna no es madrasta.758 ” mais dans le cas
où le sort s’acharne, la vie pèse: “ A quien ventura olvida, sóbrale la vida 759” (trois
versions), “ Denme la sepultura, / con el miserere. / Que quièn no ha ventura, / no debe
nascere.760” ( S. R. #264).
Nous prenons donc la mesure de l’importance de ce concept dans les mentalités
médiévales. Nous comprenons que l’on cherche d’autant plus à prévoir les variations de
la fortune. Sur le temps annuel, on croit pouvoir déterminer quand elle s’exprime,
particulièrement dans ses manifestations négatives: la superstition populaire voulait que
le mois de février soit aussi temps de malheur761. J. Attali nous apprend que le
calendrier signalait les jours “ dangereux, jours de “ malchance ” peu propices pour
entreprendre quoi que ce soit762 ”. Nous ne trouvons pas de références claires à ces
croyances dans nos textes763. On stresse bien davantage le mardi comme jour néfaste764
750
Les blanches se marient, les noires non, bon jour m'est venu que blanche je suis
A force de fortune, ne vaut ni science ni art aucun.
752
Contre la fortune, la force ne vaut rien.
753
Il lui manque le meilleur qu'est la fortune.
754
Ne peut accorder la sagesse ce que désaccorde le mauvais sort.
755
(Contre) Amour et fortune, n'ont (n'existe) aucune défense.
756
L'homme ne peut fuir la fortune qui doit lui venir.
757
Aie de la chance, mon fils, que (et) savoir peu tu as (auras?) besoin.
758
Peu de cervelle necessite celui qui n'a pas pour marâtre la fortune.
759
Celui que la chance oublie, lui pèse la vie.
760
Donne-moi la sépulture / avec le miserere (chant religieux). / Que celui qui n'a pas de chance, / ne doit
pas naître.
761
J. Le Goff dans El orden de la memoria, el tiempo como imaginario, Barcelone, 1991 p. 198: “ ...el
mes de ferbrero era un mes nefasto, consagrado a los infiernos, de una duraciòn de veintiocho días
(numéro par, tambièn eso nefasto como se creía)... ” [... le mois de février était un mois néfaste, consacré
aux enfers, d'une durée de vingt-huit jours (numéro pair, aussi considéré comme néfaste)...]
762
J. Attali 1982 p. 127
763
Pour février, quelques proverbes pourraient être interprétés dans ce sens : “ Febrero el corto, el peor
de todos ” [Février le court, le pire de tous] (“ pour le bétail ” selon Correas), “ Febrero corto, con sus
días veinte y ocho; si tu tuvieras más cuatro, no quedara perro ni gato ” [Février le court, avec ses vingthuit jours, si tu en avais quatre de plus, il ne resterait plus ni chien ni chat.], “ Febrero, siete capas y un
sombrero. ” [Février, sept (nombre néfaste) capes et un chapeau. ], “ Febrero el curto, que matò su
hermano a hurto. ” [Février le court qui tua son frère au vol (au passage)]. Il est difficile cependant
751
ainsi que les termes de sept765. Nous avons fait plusieurs références aux croyances liées
à ce chiffre, particulièrement en terme d’année. Mais toute période, tout dénombrement
de sept soulève l’intérêt : “ Tiene siete vidas, como gato. 766”, “ Cada siete años se muda
la condición, la costumbre y complexión. 767”, “ …/ Siete días anduve / que no comí
pane, / … 768” (Alín #3), “ En siete horas anda media legua; mira si aprovecha. 769”,
“ “ Con siete y figura, prueba tu ventura, y si es sota, échalo en la bolsa.770 ”...
Passons au temps humain: celui-ci était l’objet de la même attention. Le moment de
la naissance déterminait dans une certaine mesure les manifestations de la chance durant
la vie de l’individu. C’est de la vie, en général et non pas en terme d’horoscope que nos
sources expriment les manifestations du sort: “ En hora buena nace quien buena fama
cobra y por tenerla hace.771 ”, “ O triste de mí, que en ora mala nasçi, y para mí fueron
guardadas, cuytada, estas fadas malas. 772” (Corbacho III ix 221), “ En hora mala nació
el hombre necio en su casa y luego no se murió.773 ”, “ Cada uno con su ventura
nace. 774”, “ Cortado en buena luna ”775,“ Al que nacío señalado, no le traigas a tu
lado.776 ”. Ces proverbes restent assez généraux mais le villancico suivant (dont Alín
nous apprend qu’il était très célèbre et repris par de nombreux écrivains du XVIe siècle)
frappe par sa précision et son coté tragique : “ Parióme mi madre / en hora escura /
cubrióme de luto, / faltòme ventura. / Cuando yo nascí / era hora menguada /... / ni
gallo cantaba / ... / sino mi ventura / que me maldezía. / ... / Fuy engendrado / en signo
d’affirmer définitivement que février est un mois néfaste au vu de ces quelques exemples. En ce qui
concerne les jours du calendrier, nous ne possédons pas de références explicites d’une journée en
particulier signalée comme néfaste. Toutefois, les proverbes suivants laissent entendre qu’elles existaient :
“ Al buen día, ábrele la puerta y para el malo te apareja. ”[Au jour propice ouvre la porte, et pour le
mauvais, harnache toi .] “ Guay del malo, y de su día malo. ” (Sant. Refr. 346) [Au diable (!) le malin et
son jour maudit ”, et nous trouvons trois formulations différentes pour désigner ce type de jour néfaste :
“ Día dado ”, “ Día señalado ”, “ Día aplazado ”. En terme de jours propices, il semble que la Saint
Jean, parmi ses autres attributs, soit qualifiée de cette façon : “ El Real ganado por San Juan, real y medio
vale por Navidad. ” [Le sous gagné à la Saint Jean, un sous et demi vaut à Noël] “ ... / Fuése mi marido /
... / dejaráme un fijo / y fallóme cinco / ¡Qué buen San Juan es éste! / .../ ” [... / Mon mari parti / ... / j’ai
misé une pièce / et récupéré cinq / Quelle bonne Saint Jean est celle-ci / ... ] mais il nous faudrait
confirmer ceci par d’autres sources.
764
Voir Chapitre 2.
765
Cette croyance particulièrement vivace en Espagne nous est confirmée par R. Homet 1997 p. 54: “ Las
creencias generalizadas hablaban de la peligrosidad de los términos del seteno, que ha de vincularse con
las periodizaciones de la vida basada en esa cifra. ” [Les croyances généralisées parlaient du danger des
termes de sept, ce qu'il faut lier avec les périodisations de la vie liées à ce chiffre.]
766
Il a sept vies, comme le chat.
767
Tous les sept ans se changent la condition, la coutûme et la constitution.
768
... / sept jours je marchai / sans que de pain je ne mangeai, / ...
769
En sept heures, marche une demie lieue; vois si tu en tires profit.
770
Avec sept et figure, tente ta chance, et si c'est un valet, mets-le dans la poche.
771
En bonne heure est né celui que le succés couvre, et pour le guarder fait (se donne les moyens de le
garder).
772
Ô triste de moi, qu'en mauvaise heure je naquis, et pour moi furent gardées (me poursuivirent),
malheureuse, ces mauvaises fées.
773
En mauvaise heure naquit l'homme idiot en sa maison et ensuite n'(y) est pas mort.
774
Chacun nait avec sa chance.
775
Correas : A ceux qui atteignent un grand âge en bonne santé.
776
Celui qui est né signalé (marqué par le sort), ne l'enmène pas à tes cotés.
nocturno / reynaba saturno / en curso menguado / .../ Faltóme ventura.777 ” (Alín
#501). Ce villancico nous offre une belle palette des croyances (exprimées ici en terme
de signes néfastes) liées à la détermination du sort d’un être à sa naissance. Il semble
que le cours des astres avait aussi un certain impact pendant la vie de l’individu. Au
moment du mariage par exemple, comme le sous-entendent les vers suivants: “ .../
Afuera dormirás / que no conmigo /... / Casóme mi padre / en signo menguado, / con un
pastorcico /…778 ” (Alín #473) mais aussi à n’importe quel moment de la vie : “ Dios te
guarde de hora menguada y de gente que no tiene nada.779” (Glosados ix) , “ Cuando
menguare la luna, no siempre es cosa buena.780 ”.
On met en valeur certaines périodes de l’année, on naît avec plus ou moins de chance
et les astres ont leur mot à dire dans la répartition de celle-ci. Il semble cependant que
ces prévisions ne fassent pas mouche à chaque fois et pour pallier à ce manque de
fiabilité, on recherche d’autres signes. On en trouve par exemple dans les aléas du
calendrier: nous avons déjà cité des proverbes de ce type : “ Navidad en domingo, vende
los bueyes y echálo en trigo.781 ” où supprimer une fête était synonyme de mauvaise
année. De même, lorsque Pâques tombe en mars, nous trouvons ce type de proverbe :
“ Pascua marzal, o mucho bien, o mucho mal. 782”, “ Pascua marzal, hambre, guerra o
mortandad. ” “ Pascuas marzales, hambrientas o mortales. 783” et l’expression “ Fuego
de San Marzal.784 ” avait valeur de malédiction. Il y avait certainement d’autres
commentaires de ce type : le proverbe “ San Trasfiguracio, cual es tu día, tal es tu
año. 785” par exemple, pourrait être interprété dans ce sens.
Chance et qualité, particularités ou attributs personnels étaient aussi associés. Il est
temps de rendre justice à nos vulgaires: en effet, si nous avons cité ci-dessus quelques
proverbes exprimant l’idée qu’il ne sert à rien de lutter contre la chance, certains autres
se montrent plus pratiques: “ Al hombre osado,la fortuna le da mano.786 ”, “ Viene
ventura a hombre que se la procura.787” (Glosados ii), “ Buen esfuerço vençe mala
ventura.788” (Alexandre (p) 71) ... Ce n’est cependant qu’un îlot de rationalité (une
demi-douzaine de proverbes) dans une mer de superstition. Certains individus étaient
ainsi réputés plus chanceux que d’autres : les “ cocus ” en première ligne : “ Tiene más
ventura que un cornudo.789 ”, de même les simples d’esprit: “ A los bobos aparece la
777
Ma mère accoucha de moi / en heure obcure / elle me couvrit de deuil (sous-entendu sa mère est morte
en couche), / je manquai de chance. / Quand je naquis / l'heure était déclinante / ... / ni coq ne chantait /... /
mais le sort / qui me maudissais. / ... / Je fus engendré / en signe nocturne / saturne reignait / dans son
cours déclinant / ... / je manquai de chance.
778
... / dehors tu dormiras / et non avec moi / ... / Mon père me maria / en signe décroissant, / avec un petit
pasteur / ...
779
Dieu te garde d'heure déclinante et des gens qui ne possèdent rien.
780
Quand la lune est en en phase décroissante, ce n'est pas toujours bonne chose (bon signe).
781
Noël un dimanche, vends les boeufs et achète du blé.
782
Pâques en mars, faim, guerre ou carnage (hécatombe).
783
Pâques de mars, ou sont de faim, ou mortelles.
784
Feu de San Marzal.
785
San Trasfiguracio, tel est ton jour telle est ton année.
786
A l'homme qui ose, la fortune lui tend la main.
787
La fortune vient à l'homme qui se la procure.
788
Bon effort vainc mauvaise fortune.
789
Il a plus de chance qu'un cocu.
Virgen María.790 ”, “ A los inocentes se aparece nuestra señora.791 ” et, de manière plus
surprenante, les laides sont aussi considérées comme chanceuses : “ La tuya hermoa y la
mía venturosa. 792”, “ La ventura de las feas.”793(deux versions) , “ La ventura de las
feas, ellas se la granjean.794 ”. Ce dernier proverbe traite aussi du caractère contagieux
de la chance. Le même thème apparaît, pour la malchance, dans ce proverbe : “ Al que
nace señalado, no lo traes a tu lado.795 ” ou encore dans ce villancico tragique que nous
avons déjà rencontré : “ .../ Apartaos de mí, / bien afortunados / que de soló verme /
seréys desdichados/....796 ” (Alín #501).
2 / Le caractère insaisisable de la fortune
On suit le calendrier, on observe les signes, mais il ne faut pas s’y tromper, la chance
a avant tout un caractère versatile et incontrôlable. Elle peut-être dans ce sens comparée
ou associée au temps : “ Andar ventura, pues el tiempo os muda. 797”, “ Mujer, viento,
tiempo y fortuna se muda.798 ”. Mais on exprime ce roulement chance et malchance sous
diverses formes : “ Cuando mayor ventura, menos es segura.799 ”, “ Fortuna y aceituna,
a veces mucha, a veces ninguna.800 ”, “ Ni cosa más variable que ventura, ni cosa más
miserable que locura.801 ”, “ No fiés de la fortuna, mira que es como la luna.802 ”... les
proverbes de ce type sont nombreux (une dizaine). La chance est, au même titre que les
jours, heures, années... une autre composante de la réversibilité des temps mais prend un
aspect encore plus instable dans le sens où elle ne s’appuie pas sur un contexte (à la
différence d'“ año malo803 ” par exemple, qui caractérise une année de mauvaise
récolte).
La chance est un concept qu’il est difficile d’appréhender, et nous remarquons ainsi
certaines tendances à la symbolisation, personnification voire déification dans nos
textes. La célèbre roue de la fortune symbolise ainsi cette chance. L’expression est
employée dans ces textes “ De las malcasadas / yo soy la una, / sigueme la rueda / de la
fortuna. 804” (Alín #103), “ La rueda de la fortuna, nunca es una.805 ” et sous-entendue
dans les deux suivants : “ El mundo es redondo y rueda; así lo habemos de dejar. 806”,
790
Aux simples d'esprit apparait la Vierge Marie. Covarrubias (1611), dans sa définition de bobo, nous
indique qu'il est tenu pour chanceux et illustre ceci par ce proverbe.
791
Aux innocents apparaît notre dame.
792
La tienne jolie, la mienne chanceuse.
793
La chances des laides,
794
La chance des laides, elles se la transmettent.
795
Celui qui est né signalé (marqué par le sort), ne l'enmène pas à tes cotés.
796
.. / écartez-vous de moi, / bien fortunés / que de seulement me voir / malheureux vous serez / ...
797
Avancer, la chance, car le temps vous change.
798
Femme, vent, temps et fortune se change.
799
Plus on a de la chance, moins elle est sûre.
800
Chance et olive, parfois beaucoup, parfois pas du tout.
801
Ni chose plus variable que la chance, ni chose plus misérable que la folie.
802
Ne te fie pas à la chance, observe qu'elle est comme la lune.
803
mauvaise année
804
Des mal mariées / je suis l'une, / me suit la roue / de la fortune.
805
La roue de la fortune, jamais n'est une.
806
Le monde est rond et roue; ainsi nous devons le laisser.
“ Rueda ventura, que a mi costa es todo.807 ”. Nous remarquons, dans ce dernier la
forme impérative utilisée. La fortune est interpellée, comme une personne. De même
dans ce proverbe : “ Andar fortuna, pues el tiempo os muda.808 ” (remarquons le vous
de politesse utilisé). On l’appelle aussi au secours dans les villancicos qui suivent :
“ Pásame por Dios, barquero, / d’aquesa parte del río, / ... / ¡ Oh ventura ! Trae los
vientos / ...809 ” (Alín #128), “ A mi pensamiento / fortuna le ayude, / no le lleve el
viento, / ... ”810. Dans les textes suivants, la fortune est assimilée à un marionnettiste qui
mène la danse de la vie : “ Aquí fortuna ordena que donde tuve el placer tenga la
pena. 811”, “ Asaz bien baila a quien la fortuna hace el son y la mudanza.812 ”,
“ Fortuna me quita el veros, mas no me quita el quereros.813 ”. La fortune est crainte
aussi, elle est partout : “ Es como la mala ventura, que dondequiera se halla.814 ” et on
cherche à se faire oublier du mauvais sort : “ Cuando la mala ventura se duerme, nadie
la dispierte. 815”.
Il est difficile savoir où s’arrête le symbole, la métaphore et ou commence la
déification si déification il y a. La chance était déifiée dans l’antiquité (sous les noms de
Ramnusia ou Némésis par exemple) et il est possible que ce culte païen se soit prolongé
jusqu’au bas Moyen Age. Les textes que nous venons de passer en revue pourraient être
interprétés en ce sens. Une chose est certaine, la chance n’est pas du domaine de
l’homme mais du domaine de Dieu : on tente d’en prévoir les aléas et cela s’exprime en
terme de superstition dans le temps et l’espace; il se peut qu’elle ait été déifiée; elle est
associée dans une demi-douzaine de proverbes à Dieu : “ A Dios y a ventura.816 ”,
“ Ventura te dé Dios hijo.817 ”, “ De día sol, y de noche luna, que sólo Díos y mi
desventura.818 ”...
La chance comme le temps long est un concept très difficile à appréhender. A
l’échelle d’une année ou d’une vie, certaines règles existent et visent à prédire voire
contrôler ses manifestations. Néanmoins, son caractère fondamentalement imprévisible
la renvoie dans un temps où l’homme n’a plus son mot à dire. Elle devient une
composante du temps des dieux.
807
Roule, fortune, qui pour moi est tout.
Avancer la chance, car le temps vous change.
809
Fais-moi passer, barreur, de l'autre coté de cette rivière, / ... / Ô chance ! ammène les vents / ...
810
A mes pensées, / la fortune porte son aide, / Qu’elle n’emporte pas le vent / ...
811
Ici la fortune ordonne qu'où il y eut le plaisir il y ait la peine.
812
Correctement danse celui pour qui la fortune fait le son et le ryhme. (mudanza implique la notion
d'alternance)
813
La fortune me quitte le "vous voir" (nous dirions "le bonheur de vous voir" par exemple) mais pas le
"vous aimer" (idem).
814
Il est comme la mauvaise fortune, qu’en tout lieu on (le) trouve.
815
Quand la malchance dort, personne ne la réveille.
816
A Dieu et à la chance.
817
Que Dieu te donne de la fortune, mon fils
818
De jour, soleil, et de nuit lune, que seulement Dieu et ma malchance.
808 808
CHAPITRE 5
LE CONTRÔLE DU TEMPS
Nous venons de passer en revue toutes les échelles du temps. Nous possédons à
présent toutes les données nécessaires pour dégager les caractéristiques principales des
perceptions du temps dans les milieux populaires. Une récapitulation de l'ensemble
s'impose tout d'abord.
Synthèse
Dans le premier chapitre, nous nous sommes penché sur le temps chronologique
court, soit égal ou inférieur à l'année. Les milieux populaires avaient plusieurs outils à
leur disposition pour apprécier et découper l'heure, la journée, la semaine, le mois ou
l'année. Globalement cependant, nous avons remarqué que seules la journée et l'année
intéressent vraiment le vulgaire. Il y a fort à penser qu'il n'apprécie que très
approximativement l'heure ; la durée d'une semaine ne signifie rien pour lui de même
que celle du mois. Il est, par contre, attentif aux signes de la nature et cette dernière lui
impose ses modèles, particulièrement en ce qui concerne la journée et la détermination
des saisons.
A la lumière de ces informations, nous avons tenté de reconstruire, dans le deuxième
chapitre, quels cycles se dégageaient de nos sources, toujours dans le cadre de ce temps
court. Ce sont les cycles annuels qui prévalent, à la fois en terme de références et des
préoccupations qui y sont liées. Ces cycles annuels se déclinent à plusieurs niveaux et à
des époques sensiblement différentes. Néanmoins, chacun d'entre eux possède, dans nos
sources, un planning préétabli et nous avons mis en relief le fait que l'on dépréciait voire
s'attendait au pire dès lors qu’une étape de ce planning était transgressée.
Notre troisième partie s'intéressait au temps humain vu sous l'angle de la vie et de ses
différentes étapes. Nous en avons dégagé trois: la jeunesse, la maturité et la vieillesse.
Chacune se déterminait respectivement à un ensemble d'appréciations subjectives et à
chacune correspondait un ensemble uniforme de commentaires. Ceux-ci leur attribuaient
fonctions et perceptions et nous avons appuyé la nature tranchée et distincte de chaque
ensemble. Mariage et mort sont les points de rupture principaux de la vie du vulgaire et
nous avons soulevé l'hypothèse que si l'on attendait avec un certain détachement la mort,
cela était du en partie à la dépréciation liée à l'état de vieillesse.
Le temps, un shéma prédéterminé.
Comme l'année, la vie possède son cycle, ses phases, son organisation et on est
défavorable à la transgression du modèle établi. Si nous mettons en parallèle ces deux
échelles, nous nous apercevons qu'elles possèdent la même structure : celle d'un schéma
préétablit et à chaque subdivision de ce schéma correspond un ensemble d'a priori et
d'attentes. Le temps humain comme le temps annuel est rythmé par ces schémas.
L'appréhension du temps est en fait une tentative d'appréciation de ses rythmes et de ce
qu'ils conditionnent. Plus que d'appréciation, nous pourrions parler de tentative de
contrôle du temps, ou plutôt de ces temps. Et cette volonté de contrôle résulte d'une
préoccupation élémentaire: celle de survivre. J. Attali voit dans le contrôle du temps un
moyen de canaliser la violence. En ce qui concerne nos couches populaires, il semble
plutôt que la survie de la communauté induit le contrôle du temps. Elle doit prévoir les
rythmes climatiques et végétaux de la nature pour pallier au pire si les signes qu'elle
guette aux périodes qu'elle attend ne lui donnent pas satisfaction. A l'échelle de la vie,
chacun doit, au fur et à mesure que son âge avance, interpréter le rôle qui lui est imparti,
si la communauté veut pouvoir continuer à subsister et se renouveler. Le système est
simple: les rythmes des temps conditionnent ceux de la communauté qui doit s'y adapter
si elle veut assurer sa continuité. En retour, ces rythmes de la communauté
conditionnent ses perceptions temporelles. A la “ vaste indifférence au temps ” de M.
Bloch, nous aurions plutôt tendance à faire prévaloir une vision intéressée de celui-ci.
On ne sait pas apprécier une heure, soit, cela n'a pas de répercussion vitale sur
l'existence d'un individu. On affiche une attitude active par rapport à l'appréciation du
temps à partir du moment où l'on considère que c'est important et ce qui est important,
chez notre paysan moyen médiéval, c'est de survivre.
Le cas des alternances des périodes fastes et néfastes est, à ces égard, très révélateur.
Le peuple819 a le sentiment qu'il peut appréhender les rythmes de la chance comme il le
fait pour la nature. Mais les alternances du sort sont beaucoup plus capricieuses que
celles de la nature et ces difficultés génèrent une profusion plus grande encore de
tentatives de réglementation. Celles-ci sont liées à des associations (chance et laideur
par exemple) que nous appelons superstitions. Il est possible qu'à l'origine ces croyances
se soient crées à partir d'une observation de faits fondés (rappelons nous l'hypothèse du
sept, signe néfaste car on a remarqué qu'un enfant mourrait facilement autour de sept
semaines ou sept ans), que l'on a généralisée par la suite dans une tentative de
comprendre les règles capricieuses du jeu de la fortune.Cependant, ces revirements sont
trop difficiles à comprendre et nos textes expriment une certaine tendance à la sortir du
contexte maîtrisable du temps humain pour la reléguer dans une autre dimension sur
laquelle celui-ci n'a plus prise.
Le phénomène est similaire avec le temps long. Celui-ci échappe à tout entendement.
Quelle nécessité aurait-on, par ailleurs, à vouloir l'appréhender ? Comme le temps très
court, le temps long ne présente plus vraiment d'intérêt. A sa mort de toute façon, le
vulgaire basculera dans un monde où le temps n'a plus de prise sur lui. On pourrait
rétorquer que millénarisme et eschatologie nécessitaient une vision à long terme du
temps. Ces concepts, nous l'avons dit, ont peu de répercussions dans nos sources. De
plus, il y a fort à parier que ce qui a mis en mouvement des foules entières comme dans
le cas des croisades des pauvres et des enfants par exemple, ce n'étaient pas des
promesses de royaumes bénis dont il fallait poser les fondements pour un futur lointain,
mais bien d'un millénarisme imminent et qu'à ces peuples était échu l'honneur de
préparer le second retour du Christ.
Résumons cet ensemble : la perception du temps est essentiellement empirique, les
deux échelles déterminantes sont celles du temps annuels et du temps humain. Elles
819
Le peuple seulement ? c'est plus que douteux, l'ensemble de la société adhérait dans une mesure plus
ou moins grande à ce genre de croyances, comme l'atteste le fait que le calendrier religieux lui-même
précisait les jours fastes et néfastes.
intéressent fortement nos textes et le temps est rythmé dans leur cadre. Pour chacune
d'entre elles, on apposait un schéma prédéterminé, avec un début, une fin des étapes
intermédiaires et des temps forts qui les délimitaient. Cette schématisation du temps
résultait d'une volonté de contrôle de celui-ci, afin de pouvoir assurer la continuité de
l'individu ou de la communauté. A ce titre, il était nécessaire que tout se passe comme
prévu par ce planning, au risque de rompre le processus normal de ce roulement.
Lorsque le temps dépasse l'échelle humaine, on ne s'y intéresse plus, il devient
inaccessible et il ne justifie plus de s'efforcer à l'appréhender.
Nous allons tenter d'appuyer ces hypothèses, si cela est encore nécessaire, par les
quelques exemples et parallèles sur lesquels nous allons nous pencher à présent.
Les concepts liés au mot “tiempo”.
Cette partie aura pour but de montrer l'importance des cycles annuels, humains et
alternatifs sur la perception du temps. Nous allons à cet effet passer en revue les
commentaires liés au concept du temps lui-même, autrement dit, quelles sont les
principales réflexions associées au mot “tiempo”. Nous allons constater sans surprise
qu'elles reflètent celles que nous avons dégagées dans les trois dernières parties.
Un précepte se dégage tout d'abord dans une dizaine de textes : celui d’affirmer qu’il
existe un temps pour tout, chaque chose doit se faire en son temps. Ainsi nous trouvons
par exemple : “ No es bueno lo que no es en su tiempo820 ” ou “ Cada cosa con su
tiempo, y nabos en Adviento821 ”... C’est un thème qui nous est familier, que l’on se
remémore ce type de proverbe: “ Cuando en invierno es verano, y verano es invierno,
nunca buen año.822 ”. Il naît essentiellement des préoccupations liées au rythme des
saisons et cultures, et nous l’avons dit, il était vu d’un mauvais œil lorsqu’une période
de l’année n’affichait pas les caractéristiques classiques à sa saison, “ Buena es la nieve
que en su tiempo viene823 ” pourrait-on dire autrement. C’est un thème important, et s’il
reflète une conception empirique du temps chronologique court, son champ
d’application concerne aussi le temps humain.
Un autre thème affiche un certain succès (une vingtaine de citations): celui du temps
qui file et dont il faut tirer partie au maximum. Cela peut s’exprimer de plusieurs
façons, directement: “ El tiempo corre y todo lo traspone.824 ”, en terme de perdre son
temps : “ Mañana, mañana, pásase el tiempo y no hacemos nada.825 ”, “ Quien tiempo
tiene y tiempo atiende, tiempo viene que tiempo peirde.826” (Cifrar 75) ou cela est sousentendu par le fait de gâcher son temps : “ Gran perdida es al letrado, el tiempo mal
gastado. 827”. “ Ya ” (déjà) est de même attaché une demi douzaine de fois au temps qui
passe comme dans le texte suivant “ ...que en el tiempo ya pasado, / solía ser
conocido...828” (Alín #41). L’échelle chronologique n’est pas toujours déterminable. Le
message n’est pas neutre. Rappelons nous nos propos concernant le caractère précaire de
820
N’est pas ce qui n’est pas en son temps.
Chaque chose en son temps, et les navets à l’Avent.
822
Quand en hiver c'est l'été, et en été c'est l'hiver, jamais bonne année.
823
Bonne est la neige qui vient en son temps.
824
Le temps courre et change tout.
825
Demain, demain, passe le temps et nous ne faisons rien.
826
Celui qui a du temps et le temps attend, le temps vient que (et) le temps perd.
827
Grande perte est au lettré le temps perdu.
828
... que en temps déjà passé, / j'étais connu...
821
la vie et de sa durée et de savoir profiter du temps que l’on a. L'idée est la même dans
les textes suivants : “ Qualquier que mucho duerme, es cierto nunca medrar.829“ (G
Manrique Canc. Ixar 150), “ Ahora que soy moza, quiérome holgar, que cuando sea
vieja, todo es tosejar.830 ”...
Une demi-douzaine de proverbes traitent aussi du temps comme on met en avant
l'expérience du vieux : “ El tiempo es sabio y el diablo viejo.831 ”, “ El tiempo te dirá
que hagas .832”...
Ensuite, le thème du temps qui atteint et change tout s’exprime de façon marquée
(vingt et un textes) dans nos références. Cela peut être exprimé de façon neutre : “ A la
corta o a la larga, el tiempo todo lo alcanza.833 ”, “ No hay cosa sobre la tierra que en
tiempo y lugar no se encierra.834 ”... Mais aussi de façon positive :“ El tiempo todo lo
cura, y todo lo muda ”, “ No hay dolor que non canse / e que tiempo non lo amanse835 ”
Nous retrouvons le même genre de commentaire que ceux liés à l'inexorabilité de la
mort et ces proverbes induisent aussi la notion d'alternance.
La versatilité du temps est, en effet, un thème qui revient dans une trentaine de
référence. Celle-ci est exprimée directement dans plusieurs cas : “ Sufra quien penas
tiene, que un tiempo tras otro viene836 ”, “ Tras el nublo viene el sol, y tras un tiempo
viene otro837 ” mais généralement est impliquée comme dans le proverbe suivant “ El
que buen seso tiene, / sabe los tiempos seguir.838” (Canc. Baena 417b). L’alternance est
sous-entendue en terme de temps fastes ou néfastes : “ Fará que todavía / quién en mal
tiempo confia, / llore mostrando que canta.839” (Mena, Canc. Roma II). Ces temps
fastes ou non concernent aussi l’année en terme d’abondance alimentaire et pourraient
se comparer aux nombreux proverbes de ce type : “ Dondequiera que està, nunca falta
un mal año.840 ”. Dans la même logique, le proverbe “ No son todos los tiempos
uno. 841” s’emploie de même avec “ días ” ou “ años 842”. Mais les aléas du temps sont
aussi abordés à plus longue échelle. Le contexte social est parfois impliqué : “ Malo
anda el tiempo cuando lo que no se peude alcanzar por justicia se puede alcanzar por
dinero.843 ” et des références au temps à plus longue échelle peuvent apparaître
“ Múdanse los tiempos, múdanse los pensamientos (ou condiciones).844”, proverbes que
829
Celui qui beaucoup dort est certain de ne jamais grandir.
Maintenant que je suis jeune fille, je veux m'amuser, que lorsque je serai vieille, tout est toux.
831
Le temps est sage et le diable vieux.
832
Le temps te dira ce qu'il faut que tu fasses.
833
A la courte ou à la longue, le temps atteint tout.
834
Il n'y a rien dans qu'en temps et lieu ne s'enferme (dans le sens tout se découvre un jour ou l'autre).
835
Il n'y a pas de douleur qui ne fatigue pas, / et que le temps ne n'apprivoise pas.
836
Que souffre celui qui peine, que vient un temps après un autre.
837
Aprés les nuages vient le soleil, et après un temps vient un autre.
838
Celui qui a de la cervelle sait suivre les temps.
839
Fera encore (?) / celui qui, en de mauvais temps confie, / pleure montrant qu'il chante.
840
Où que ce soit, jamais ne manquera une mauvaise année.
841
Tous les temps ne sont pas un.
842
jours et ans
843
Malheureux sont (avancent) les temps lorsque ce qui ne peut pas être atteint par la justice peut
s’obtenir par l’argent.
844
Les temps changent, les états d’esprit (conditions) aussi.
830
nous pourrions comparer avec cette version moins neutre : “ No hay cosa firme ni
estable en esta vida y mundo miserable.845 ”
Nous avons déjà rencontrés tous ces thèmes : Il y a un temps pour tout et l’on
n’apprécie pas les dérogations à cette règle, d’autant plus que les temps sont précaires et
versatiles, il faut savoir s’y adapter mais il faut aussi savoir en tirer parti et profiter de ce
temps qui court sans se retourner. A plus long terme, le temps peut être synonyme
d’expérience mais surtout marque par son caractère inexorable voire fatal dans le sens
où rien ne lui échappe. Sans aucun doute, temps annuel, humain et alternatif
conditionnent dans une très large mesure les messages liés au mot “tiempo”.
Temps et espace
Intéressons-nous, à présent au sujet de la volonté de contrôler le temps. On tente de le
faire afin d'assurer la continuité de la communauté. Cette appréciation du temps est
rigide, nous l'avons vu. Celui-ci se découpe en phases et étapes et à cette division
correspond un code de règles liées à chacune, ce code étant établi par la communauté.
Celle-ci est à la fois spectatrice et juge des comportements humains et naturels. La
grande différence entre le premier et le second cas, réside dans le fait que la
communauté ne peut que subir les caprices de la nature, tandis qu'elle peut agir, influer
et critiquer le comportement des individus. Toute personne, à tout âge possède fonctions
et perceptions qui lui sont propres. Cette mise en scène de la vie se déroule dans le
théâtre de la communauté. Elle contrôle le déroulement de la pièce selon un script
préétabli. Nous avons l'impression que la communauté est une sorte d'îlot de régulation,
de cellule de protection qui fournit une base de stabilité pour ses individus. Celle-ci
propose un ensemble de règles qui ont un champ d'application limité à la fois dans le
temps et l'espace. Le temps long n'est pas exprimé car la continuité de la communauté
est assurée à partir du moment où chaque individu, de sa naissance à sa mort (à sa mort
d'autant plus, serions-nous tentés de dire) joue le rôle qui lui est imparti. Le temps long
échappe à la communauté car elle n'y est plus sensibilisée. Nous observons le même
phénomène pour l'espace846. Le groupement communautaire ne s'étend pas au delà de
certaines limites et plus elles s'éloignent, plus elles deviennent floues, mal appréciées et
dangereuses: l'espace en dehors de la communauté échappe à son contrôle et son champ
d'action: il devient mal cerné, et (à la différence du temps) jugé de façon péjorative. Ceci
845
Il n'y a rien de ferme ni stable dans cette vie et monde misérable.
Plusieurs historiens (H. Martin, Mentalités médievales, XIe-XVe Siècles, Paris, 1996 p. 121, M.
Fernández Alvarez 1997 (Historia de España Menéndez Pidal vol. XIX) p.439) mettent en valeur le lien
temps et espace, expliquant que les distances étaient souvent exprimées en nombre d'heures ou de jours
nécessaires pour les parcourir. Concrètement, ces remarques se répercutent assez peu dans nos textes. Le
villancico suivant est le seul à exprimer clairement cette appréciation : “ Yo me yva, mi madre, / a Villa
Reale / .../ Siete dìas anduve / que no comì pane, / ... ” (Alín #3) [Je m'en fus, ma mère, / a la Ville
Royale, / ... / J'ai marché pendant sept jours, / Sans même manger de pain / ... ”. Le rapport espace et
temps est sous-entendu dans le proverbe suivant : “ Quien tiene una hora de espacio no muere ahorcado.
” [Qui une heure d'espace possède, ne meure pas pendu.]. Les proverbes qui suivent confrontent mesures
d'espace et temps : “ En siete horas anda media legua, mira si aprovecha.” [En sept heures, marche une
demi lieue, et regarde si tu en profites.], “ Mercadillo de ocho leguas, tres días malos y dos noches
negras. ” [petit marché de deux lieues, trois mauvais jours et deux nuits noires.], “Mercadito de cinco
leguas, un días malo y dos noches negras. ” [Petit marché de cinq lieues, un mauvais jour et deux nuits
noires.] Le rapport jour et lieues est exprimé, dans les deux derniers, de façon proportionnelle mais la
différenciation temps et espace est bien marquée. Nous manquons d'évidences pour tirer une conclusion
définitive, mais il semble que temps et espace ne soient plus associés systématiquement à la fin du Moyen
Age.
846
se reflète par exemple dans la dépréciation exprimée envers les bergers, individus qui
échappent au contrôle (géographique et moralisateur ) de la communauté847. Plusieurs
villancicos expriment fortement le fait d'être désorienté, perdu, mal à l'aise en dehors de
la communauté: “…/ Yo quedo muriendo / en esta montaña. /…/ No sé que hazer, /
syno morir luego.848” (Alín #109 ),) “Por las sierras de Madrid / tengo d’ir / que mal
miedo he de morir.849” (Alín #122) “Si en las tierras do nací / sufro yo mortales penas,
/ ¿qué faré en tierras agenas?850”(Alín #559 ), “Yo vivo moriendo / por verme
extranjero, / y en ver que no muero / más muero viviendo; /…851” (Alín #132), “ ¡Ay
que vivo en tierra extraña / vida triste y sin ventura, / adonde la vida extraña / y la
muerte me asegura ! 852” (Alín #419 )... Ces compositions sont souvent liées à
l'éloignement de l'être aimé ce qui leur donne leur caractère tragique mais le malaise
associé à la terre étrangère s'y exprime très bien. Une vingtaine de proverbes présentent
le même type de commentaire : “ No quiere más el alma de lo ajeno que el ojo del
arguero.853 ”, “ Mercadillo de ocho leguas, tres días malos y dos noches negras. 854”, “
Cada uno donde es nacido, bien se está el pajaró en su nido.855 ”, “ A donde puedo ir
que más valga ? 856”, “ El que vive en la montaña, piense que tiene algo y no tiene
nada.857 ”... Temps et espace en dehors de la communauté échappent à sa régulation
sont contrôlés et par conséquent sont synonymes de flou et d'inconnu.
Coutume et inversion
Nous chercherons à présent à appuyer l'hypothèse du temps comme shéma rigide et
prédéterminé. L'attachement aux coutumes expriment d'une autre manière cette volonté
de réguler les habitudes de la communauté, et de cristalliser son déroulement par un
ensemble de règles figées que l'on se refuse à faire évoluer. Cette rigidité était encore
plus marquée de par le fait que les périodes et valeurs du passé étaient censées être
meilleures que celles du présent858. Cet attachement s'exprime de façon très forte dans
nos textes, à la fois en quantité (une vingtaine de proverbes) et dans leur contenu : “
847
J. A. García de Cortazar 1997 (Historia de España Menéndez Pidal vol. XVI) : “ Su movilidad
despierta sospechas entre la población estable, les hace inasibles a los marcos fijos de relación social.
Es tanto como decir ajenos a las prácticas de la communidad, a la contribución a sus cargas, ajenos
sobre todo a su adoctrinamiento.” [Sa mobilité éveillait les soupçons parmi la population stable, les
rendait inaccessibles aux marqueurs figés de relations sociales. C'est à dire étrangers aux pratiques de la
communauté, aux contributions à ses charges, étrangers surtout à son endoctrinement] . Cette idée revient
régulièrement dans les études modernes de la société médiévale. Notons toutefois que nous ne possédons
aucune évidence de cette sorte dans nos sources mais, nous l'avons déjà dit, peu de proverbes s'intéressent
à l'état de berger.
848
Je reste mourant / en cette montagne, / ... / Je ne sais que faire, / sinon mourir ensuite.
849
A la sierra de Madrid / je dois m'en aller / quelle mauvaise (grande) peur j'ai de mourir.
850
Si dans les terres où je suis né / je souffre de mortelle peines, / Que ferai-je en terres étrangères ?
851
Je vit mourant / à me voir étranger, / et voyant que je ne meure pas / plus encore je meurs (en) vivant; /
...
852
Aie que je vis en terres étrangères / vie triste et sans fortune, / où la vie est étrange / et la mort
m'assure.
853
Ne veut pas plus l'âme de l'étranger que l'oeil du (?) (argue signifie dessus).
854
Petit marché de huit lieues, trois mauvais jours et deux nuits noires.
855
Chacun où il est né, bien se trouve l'oiseau dans son nid.
856
Où irais-je qui serait mieux (qu'ici)?
857
Celui qui vit dans la montagne croit qu'il possède quelque chose mais ne possède rien.
858
Cf. Chapitre 4.
Mudar condición es par de muerte. 859”, “Mudar de costumbres es a par de muerte860.
(Sant. Refr. 448) (six versions différentes !)... Les proverbes suivants se prononcent
aussi contre le changement d'habitude, selon Correas : “Andaos a mudar hitos.861”,
“Corra el agua por donde suele.862”... Nous constatons donc sans surprise la vitalité de
ces remarques dans le Refranero. Cependant, quelques proverbes (quatre) s'élèvent aussi
contre ces idées reçues. Mais le vocabulaire utilisé pour traiter de la modification de la
coutume est très révélateur. La coutume est une véritable institution. Elle représente cet
ensemble de règles qui régissent la communauté. Ce système est perçu comme rigide.
Voyons les proverbes qui s'élèvent contre la coutume :“ A la mala costumbre quebrar
de la pierna.863” (Senil. 239), “Las malas costumbres y emperradas, quieren ser
quebradas. ”, “Al mal uso, quebrarle la pierna864.”. On ne modifie pas la coutume, on la
brise, à l'image d'une vitre à laquelle on jetterait une pierre. Le système entier était perçu
comme figé, cristallisé, d'où le traumatisme lorsque l'on parle d'en modifier certains
aspects. Comprenons que nos propos sur l'appréciation et le contrôle du temps s'insère
dans un ensemble cohérent dont il est une composante capitale.
A la lumière de ces remarques, nous pouvons aborder un sujet que nous avons,
jusqu'à présent, laissé de côté : celui des rites d'inversions. Le caractère chronologique
de ces pratiques est primordial, dans le sens où on y a recours pendant une période
courte, volontairement limitée, par rapport au reste du temps où vie et coutumes
normales reprennent leur droits. La composante chronologique est toutefois
subordonnée au caractère du schéma d'ensemble: le système des perceptions, relations
sociales... est caractérisé par sa rigidité. Celle-ci s'exprime dans un cadre spatiotemporel non moins cristallisé. C'est un système qui menacerait à tout moment de voler
en éclat si il ne possédait pas ces périodes courtes mais intenses qui n'ont d'autres
fonctions que de libérer, sous contrôle, toutes les pulsions anticonformistes de la
communauté. L'inversion trouve sa consécration dans les fêtes à caractère
carnavalesques. Une quinzaine de proverbes nous renseignent sur leurs pratiques865.
Elles se définissent par leur tendance à prôner l'excès sous toutes ses formes. Cet excès
est d'ailleurs personnifié sous le nom de Antruejo que l'on pourrait comparer à une sorte
de Gargantua espagnol866. On se goinfre de nourriture : “Sepan los gatos que es mañana
859
Changer de condition est égal à la mort.
Changer de coûtume est égal à (ou similaire à) la mort.
861
Vous vous activez à (vous êtes en train de ) changer les faits.
862
Courre (coule) l'eau où elle en a l'habitude.
863
Les mauvaises coutûmes et obstinées (enracinées), veulent être brisées.
864
Au mauvaise usage, lui casser le pied.
865
Elles ont lieu à différents moments de l'année. Les trois jours qui précédent la Carême sont bien
entendu sujets à ces célébrations (par opposition à la période de jeûne et d'abstinence qui suivra) : “Como
el perro de Escoriza, que huía el antruejo y volvía el miercoles de Ceniza. ” [Comme le chien de
Escoriza, qui fuit l'“antruejo” et revint le mercredi des Cendres.] Les deux fêtes de Saint Antoine et Saint
Sebastien peuvent, en cas de Carême précoce, prendre le caractère de fête carnavalesque : “Corvilla de
enero, San Sebastían primero; tente, varón, que primero San Antón. ”. [Corvilla (pour mercredi des
Cendres) de janvier, San Sébastien en premier; tiens-toi, homme, que la Saint Antoine en premier.]
Pâques, ensuite, est une fête populaire autant que religieuse et il semble qu'elle ait pris aussi un certain
aspect de la fête carnavalesque: “Pascua de antruejo, Pascua bona, cuanto sobra a mi señora, tanto
dona. ” [Pâques de Antruejo, bonne Pâques, autant il en reste à ma maîtresse, autant elle en donne.].
Enfin, la Saint Jean est indéniablement une fête de ce type : “Las riñas de por San Juan son paz para todo
el año.” [Les rixes de la Saint Jean sont paix pour toute l'année.] où les excès se déclinent sous toutes
leurs formes (cf. chapitre 2).
866
Cf. chapitre 2
860
antruejo.867” bien que cela soit vécu différemment selon le niveau de vie : “ Pascua de
antruejo, Pascua bona, cuanto sobra a mi señora, tanto dona. 868” et son corrolaire “
Pascua mala, cuanto sobra a mi señora, tanto guarda.869”. La pratique du déguisement
paraît être attestée par ce proverbe : “ No entre máscara en tu casa, si no la quieres
enmascarada.870 ”. La fête carnavalesque a aussi son lot de moqueries et de violences
simulées (ou non?) “ Santivaña, si te diese , no te ensañes. 871”, “Rencilla de por San
Juan, paz para todo el año.872”. Ce dernier proverbe est très explicite : la violence
simulée, libérée sur une journée a pour fonction de canaliser la violence véritable
pendant le reste de l'année. Le vulgaire sait qu'il doit prendre au deuxième degré
moqueries, chahutements et si celui-ci se fâche, le proverbe suivant :“ Tengamos la
fiesta en paz.873 ” (pour le moins contradictoire !) est destiné à calmer les esprits. Le
système est bien conçu: il est formé par un ensemble de règles très strictes, dictées par la
nécessité d'assurer la continuité du processus communautaire. Mais il inclut quelques
périodes prédéterminées dans l'année, où tous les excès sont permis, dont la vocation
d’expulser toute contrainte pendant un instant, afin de mieux les supporter le reste du
temps. Il n'y a rien de surprenant, par ailleurs, que le jeune soit l'acteur principal dans
ces périodes d'inversion874. Il subit les règles imposées par ses aînés et est donc le plus
indiqué pour les transgresser quand cela est permi. Notons aussi que les rites marquant
le passage d'un âge ou d'un statut à l'autre avaient la même fonction, dans le temps
humain, qu'une fête carnavalesque sur le temps annuel. L'inversion préparait le passage
à une nouvelle phase de vie, et facilitait l'intégration dans la communauté par la même
occasion. Ces pratiques existaient875 mais je n'ai pu en déceler la présence dans nos
sources et nous ne nous attarderons donc pas sur ce sujet.
La veuve
Nous finirons notre exposé en nous penchant sur un cas “hors-norme” qui concerne
le temps humain. Un petit peu comme le berger inspire la méfiance car il échappe, de
par sa mobilité géographique, au contrôle social de la communauté, le cas qui suit rompt
avec le schéma préétablit idéal tracé par la communauté. Je veux parler du veuvage.
Notons tout d'abord que la mort du conjoint était monnaie courante dans les
populations médiévales européennes. Les mauvaises conditions de vie, la malnutrition
rendaient les individus faibles physiquement et très vulnérables aux assauts de la
maladie et de la famine, situation que la médecine de l'époque n'améliorait guère. La
précarité du mariage est soulevée dans les deux proverbes suivant : “ En el verano hay
día para casarse y enviudar, y volverse a casa.876”, “Casarás, casarás, y viuda
867
Les chats savent que demain c'est antruejo (bombance).
Pâques de antruejo (bombance), bonne Pâques, autant il reste à ma maîtresse, autant elle donne.
869
Mauvaise Pâques, autant il reste a ma maîtresse, autant elle garde.
870
N'entre pas déguisé dans ta maison, si tu ne la veux pas déguisée.
871
Santivaña, si je te fouette, ne te tourmente pas. Correas : A la Saint Jean, ils se fouettent avec un
brassée de joncs, pour rire.
872
Querelles de la San Juan sont paix pour toute l'année.
873
Que nous ayons la fête en paix.
874
Cf Chapitre 4
875
Je pense par exemple aux rites décrits par J. Chiffoleau dans Pratique funéraires et images de la mort,
dans Les cahiers de Fanjeau, Vol XI, Toulouse, 1976.
876
En été, il y a un jour (le temps ?) pour se marier et devenir veuve, et revenir chez soi.
868
morirás.877 ”. Le veuvage était donc une situation très répandue. Elle frappait les deux
sexes, bien sûr, certainement plus les hommes d'ailleurs, car leurs conjointes mourraient
fréquemment en couche. Dans nos textes cependant, seul le sujet de la veuve intéresse.
Le veuf est cité une fois dans le refranero de M. O'Kane, deux fois, indirectement, dans
celui de Correas, jamais dans le Cancionero d'Alín. Par contre, la veuve intéresse
respectivement une dizaine, une cinquantaine et une demi-douzaine de textes. Le
contraste est saisissant et il prend son sens lorsque l'on s'attache aux messages liés à ces
textes. Dans la société très misogyne qu'était celle du Moyen Age, la veuve souffrait
d'une très mauvaise considération de la part de ses contemporains. Tous nos proverbes,
ou presque, qui s'intéressent à la veuve expriment à son égard une connotation
péjorative sous-jacente. Cette dépréciation peut prendre plusieurs visages, celui de la
veuve qui se plaint par exemple: “ Viuda llorona.878” , de la veuve qui s'invite où elle
n'est pas la bienvenue : “ Como viuda a puerta ajena.879” ou est montrée comme
personne à éviter : “ De persona señalada y de biuda tres veces casada.880” (Glosados
ix) (sous-entendu : Dios te guarda…881 )... Ceci n'est qu'un échantillon de cet ensemble
peu favorable à la veuve. La situation de veuve est le pire qui puisse arriver à une
femme, et même un mauvais mariage est préférable à cet état : “El marido bueno, viva;
y malo, nunca se muera.882 ”, “ Antes viuda que casada. 883”. Attachons-nous à en
examiner les différents aspects. Qu 'apprenons nous, tout d'abord, de sa condition
matérielle ? Nos textes sont très tranchés. Ou celle-ci est particulièrement précaire : “ La
viuda negra, come el carnero negro, y las gallinas negras, y los güevos que son, o
ponen, las gallinas negras, y bebe el vino negro.884 ” ou est plus qu'enviable (ce
commentaire domine) : “ La olla de la viuda, chiquita y recalcadita.885”, “La mula
buena, como la viuda, gorda y andariega 886”. On s'intéresse à ses enfants dans quatre
proverbes, tous exprimant la même idée : “ Hijo de viuda, o mal criado o mal
acostumbrado. 887” (rappelons nous la remarque que nous avons faite au troisième
chapitre sur la nécessité exprimée d'élever fermement ses enfants). Mais le véritable
fond du problème concerne la nécessité de se remarier. La veuve cherche à se remarier,
c'est une obligation qui est exprimée dans une dizaine de proverbes. Avant de rentrer
dans le vif du sujet, notons qu'elle doit respecter un certain temps de veuvage888 au
877
Tu te marieras, tu te marieras, et veuve tu mourras.
Veuve pleurnicheuse. Correas : On appelle ainsi celui qui se plaint tout le temps.
879
Comme la veuve à la porte d'à coté. Proverbe que l'on pourrait comparer à cet autre : “ Como pobre
arrimado a pared ajena. ” [Comme le pauvre à charge du mur d'à coté.]
880
De personne signalée (malchanceuse) et de veuve trois fois mariée.
881
Dieu te garde...
882
Le bon mari, qu'il vive, le mauvais, jamais ne meurt. Correas : Que de toute manière, le mari est
conjoint et honneur de la femme, et aussi mal qu'il soit, il est toujours préférable au veuvage.
883
Mieux vaut veuve que mariée. Correas : Dit de façon ironique.
884
La veuve noire, mange le veau noir, et les poules noires, et ses oeufs et boit le vin noir. Correas : Cette
phrase est dite ironiquement.
885
La marmite de la veuve, petite et bien remplie.
886
La bonne mule, comme la veuve, grasse et marcheuse (coureuse).
887
Fils de veuve, ou mal élevé, ou mal habitué.
888
Toutes les études qui se penchent sur la question corroborent à ce propos : la veuve se remarie
beaucoup plus tardivement que le veuf. Par exemple, à Pozuelo, village de Nouvelle Castille, aux XVIe et
XVIIe siècles on compte quarante-cinq cas de veuvage (vingt et un veufs pour vingt-quatre veuves), le
veuf se remarie seize fois sur vingt et avant un délai de deux ans dont douze fois avant un année révolue.
Seules quatre veuves, par contre, se sont remariée avant la fin de l'année, neuf entre un et deux ans et onze
878
risque de porter préjudice au salut de son ex-époux: “Tres días ha que murío, /a la viuda
casar se quiere / desdichado del que muere / si a parayso no va…889” (Alín #390). Le
mariage est un état nécessaire, nous l'avons dit. La veuve, se soustrayant à l'autorité d'un
mari, retombe sous la coupe de sa famille qui se doit de se préoccuper de son sort. Les
alternatives sont limitées: “Viuda lozana, o casada, o emparedada, o sepultada.890 ”.
Nous l'aurons compris, l'état de veuve est plus qu'indésirable. Elle cherche donc à se
remarier. C'est une préoccupation qui prend une véritable tournure de “ chasse à
l'homme” : “La viuda rica con un ojo llora y con el otro repica.891 ”, “Llorar poco y
buscar otro. 892”, “Viuda que no duerme, casarse quiere.893 ”. La veuve riche est
particulièrement favorisée, “Viuda es, que no le faltará marido.894 ” s'emploie pour
indiquer qu'une veuve est aisée par exemple. La veuve doit trouver un second mari mais
la communauté exprime méfiance et suspicion envers cette préoccupation.
Particulièrement, ceci s'exprime sous forme de mise garde contre les avances des
veuves. Une demi-douzaine de proverbes exposent ainsi ce point de vue, les deux
suivants en sont les plus frappants : “ Dios te guarde de la delantera de viuda, y de la
trasera de mula, y de lado de un carro, y del fraile de todos cuatro. 895”, “ (Dios te
guarda...) De persona señalada y de biuda tres veces casada.896” (Glosados ix). Cette
hostilité envers la veuve est compréhensible à la lumière de nos propos précédents. Le
mariage est un état nécessaire. C'est une norme sociale établie qui amène, normalement,
un nouvel état, de nouvelles fonctions dans le processus logique du déroulement du
processus communautaire. Le remariage ne se présente par contre plus du tout sous le
même jour. Tout d'abord, c'est un acte, dans une certaine mesure, unilatéral dans le sens
où c'est la veuve, dans une situation économique ou sociale précaire, qui cherche à se
remarier, quelqu'en soit le prix. Les subtiles règles d'alliance, de solidarité entre familles
sont ici subordonnées à cette nécessité vitale de se remarier, particulièrement pour le cas
de la veuve. De même, la condition sociale importe moins, la riche veuve a besoin d'un
mari, de quelque milieu qu'il soit. Le proverbe suivant, appliqué à cette situation
particulière, exprime ce changement de condition : “ Quien muda lado muda estado.897
”. En outre, la veuve nécessite, nous l'avons vu, un certain temps pour se remarier. Elle
est donc généralement plus vieille que son futur mari et se pose ainsi le problème des
dans une période supérieure à deux ans. (M. C. Barabazza, Las viudas campesinas de Castilla la Nueva en
los siglos XVI et XVII dans M. T. López Beltrán, De la Edad Media a la Moderna : Mujeres, educación
y familia en el ambito rural y urbano, Malaga, 1999 p. 140). Nous trouvons certainement là une autre
raison à l'absence presque totale de proverbes concernant l'état de veuf. Il se remarie beaucoup plus
rapidement donc cet état est moins marqué et marquant à l'intérieur de la communauté.
889
A peine trois jours qu'il est mort, / (et) la veuve veut se marier / malheureux de celui qui meurt / si au
paradis il ne va pas...
890
Veuve vigoureuse, ou mariée, ou cloîtrée, ou enterrée. Correas : Qu'il est bien pour la quiétude et
l'honneur des parents qu'elle se marie ensuite, ou qu'elle se retire au couvent, ou que Dieu l'emporte.
891
La veuve riche, avec un oeil elle pleure et avec l'autre repique (le sens exact est difficile, repicar
signifie sonner les cloches de manière répétitive, piquer, morde à nouveau... le sens de revenir à faire
quelque chose est déterminant et nous comprenons ainsi ce proverbe.)
892
Pleurer peu et chercher un autre.
893
Veuve qui dort peu veut se marier.
894
Veuve elle est, qu'il ne lui manquera pas de mari.
895
Dieu te garde des avances de veuve, du postérieur de mule, d'un coté (sous-entendu d'une roue ?) de
charrette, et du frère de tous les quatre.
896
(Dieu te garde...) De personne signalée (malchanceuse) et de veuve trois fois mariée.
897
Celui qui change de coté change d'état.
différences d'âge, et avec lui la probabilité plus importante de priver les enfants de cette
seconde union de son parent le plus vieux. Différence d'âge et condition peut aussi
impliquer un bouleversement dans les rapports de force du couple. Le mari plus jeune
n'a pas la position dominante qu'il doit avoir selon la norme sociale, le villancico suivant
le présente comme en situation de nette infériorité : “Viuda enamorada / gentil amigo
tenéis / por Dios no le maltratéis.898” (Alín #390) . Nous pourrions certainement trouver
d'autres raisons à la dépréciation de la veuve, mais le fond de la question est que la
veuve est un cas qui sort du processus préétablit et bien réglé du cycle vital de
l'individu. En perdant son mari et cherchant à contracter un second mariage, la veuve
rompt avec la norme et les règles qui sont associées au mariage. Le remariage rompt
avec le schéma idéal et porte en lui “ des ferments de bouleversement social 899” qui
expliquent l'hostilité de la communauté à son égard.
Nous avons soulevé dans ce chapitre une hypothèse qui visait à présenter le temps et
ses perceptions comme soumis à une attitude conformiste de la communauté. Cette
dernière impose son modèle d’appréciation : il est presque exclusivement concentré sur
les temps annuels et humains, ce que nous avons vérifié en nous attachant aux
commentaires liés au mot Tiempo. Au-delà de ces échelles, le temps échappe au
contrôle de la communauté et nous avons vérifié que le même genre de flou caractérise
l’espace et le temps lorsqu’ils dépassent le cadre de cet îlot de régulation. La perception
du temps est donc pratique, basée sur la nécessité de pouvoir en appréhender certaines
de ses composantes afin de pouvoir assurer la continuité de la communauté. La volonté
de maîtriser temps humains et annuels passe par une réglementation très stricte de ceuxci et il est nécessaire qu’homme et nature se plient à ce moule prédéterminé. Cette
rigidité constatée s’insère très bien dans le mode de pensée général du peuple, très
réfractaire au changement. L’inversion joue, dans cette mise en scène trop bien réglée de
la vie, le rôle d’agent de décompression et permet de l’assumer. La norme
communautaire impose donc sa réglementation et nous avons présenté la situation
marginale dans laquelle se trouve la veuve qui, par son état, échappe (bien que de
manière involontaire) à la planification idéale mais intransigeante de cette communauté.
898
Veuve amoureuse, / gentil ami vous avez, / pour l'amour de Dieu ne le maltraitez pas.
Expression de M. Segalen (Mentalité populaire et remariage en Europe occidentale, dans J. Dupaquier,
E. Hélin, P. Laslett,M. Livi-bacci, S. Sognar (dir.), Mariage et remariage dans les populations du passé,
Londres, 1981 p. 73).
899
CONCLUSION
Le temps comme vecteur chronologique ne suscite pas de vocations dans nos
sources. Néanmoins, plutôt que d'affirmer que le peuple n'avait pas les moyens
intellectuels d'appréhender ce concept abstrait dans son ensemble, il serait plus juste de
considérer que la difficulté de l'existence des populations médiévales les empêchait
d'avoir une approche autre que pratique de ce concept. C'est pourquoi l'année et la vie
intéressent le vulgaire. Il ne se préoccupe qu'assez peu de se situer dans le temps à partir
du moment où il n'en a pas l'utilité. Ce n'est pas de “vaste indifférence au temps” dont il
faudrait parler, mais plutôt de perception intéressée de certaines de ses composantes.
L'objet de cette étude aura été de mettre en valeur cette conception empirique du temps.
Plutôt que d'avoir une approche globalisante du temps, qui implique d'aborder les
rapports des populations à celui-ci en terme de précision ou de flou, de temps linéaire ou
circulaire... nous avons préféré dégager les caractéristiques propres à chacune de ses
décompositions. Ceci nous a amenés à saisir les schémas prédéterminés qui se cachent
derrière son appréciation. Ils sont simples mais intransigeants et s'intègrent logiquement
dans l'ensemble des mentalités populaires. Nous retrouvons, derrière leur formulation, la
marque de la communauté, cadre spatio-temporel dans laquelle ils prennent toute leur
mesure.
Il est possible que la qualité de nos sources ait conditionné la formulation ces
hypothèses. Les proverbes, particulièrement, sont en grande partie crées à partir des
expériences de la vie. Cela conditionne peut être notre vision des mentalités populaires,
comme soumises au contexte dans lequel elles se manifestent. La diversité des sujets
que nous avons traités et la cohérence de l'ensemble qu'ils représentent limite
certainement les risques dus à la nature empirique du proverbe. Cependant, nous
sommes restés prudents et nous tiendrons cette ligne de conduite jusqu'à la fin. Il serait,
à présent, très intéressant de confronter nos résultats avec d'autres sources
contemporaines, à caractère plus narratif notamment. Bien entendu, cela a un coté très
utopique, au vu de la rareté des sources médiévales d'origine populaire. Plus dans le
domaine du possible, nous pourrions tenter de comparer nos proverbes médiévaux avec
ceux qui composent notre répertoire actuel et tenter de discerner leurs similarités et leurs
divergences. Encore une fois, les difficultés ne manqueraient pas de se poser,
particulièrement en ce qui concerne l'origine souvent reculée de nombre de proverbes
d'aujourd'hui. Le débat reste donc ouvert et n'est certainement pas près de se refermer.
L'historiographie moderne s'intéresse toujours plus aux mentalités populaires. L'étude
de celles-ci est passionnante et nous rappelle, entre autres, que nous vivons dans une
époque, sinon privilégiée, du moins différente, ce que la sagesse populaire pourrait
exprimer de cette façon: “ No son todos los tiempos uno ”900.
900
Tous les temps ne sont pas un.
BIBLIOGRAPHIE
SOURCES
G. Correas, Vocabulario de Refranes y frases proverbiales, Ed. V. Infantes, Visor
Libros, Madrid, 1992
E. S. O’Kane, refranes y frases proverbiales españolas de la Edad Media, Anejos del
boletín de la Real Academia Española, Madrid, 1959
M. F. Alatorre, Lírica hispánica de tipo popular, Catedra, Madrid, 1994
J. M. Alín, El Cancionero español de tipo tradicional, Taurus, Madrid, 1968
S. Romeralo , El Villancico, estudios sobre la lírica popular en los siglos XV y XVI,
Ed. Gregos, Madrid, 1969
ETUDES LITTERAIRES
Générales
C. Blanco Aguinaga, J. Rodríguez Puértoles et I. M. Zaveala, Historia social de la
litteratura española, vol. 1, Madrid, 1981
J. Canavaggio (dir.), Historia de la literatura española, Barcelone, 1994
S. de Covarrubias Orozco, Tesoro de la lengua castellana o española, [1611] ed. F.
C. R. Maldonado, Madrid, 1994
F. B. Pedraza Jiménez et M. Rodríguez Cáceres, Literatura española : historia y
textos, t. 1 (Edad Media, Prerenacimiento, Renacimiento), Barcelone, 1999
Refranero
Louis Combet, Recherches sur le Refranero Castillan, Paris 1971
I. López de Mendoza (marqués de Santillana), Refranes que dizen las viejas tras el
fuego, ed. H. O. Bizarri, Kassel, 1995
Cancionero
V. Beltrán, La cancíon tradicional de la Edad de Oro, Editorial planeta, Barcelona,
1990
R. Boase, The troubadour revival, a study of socialchange and traditionalism in late
Medieval Spain, London, 1978
F. López Estrada, La poesía lírica de la época gótica : La corriente popular, dans J.
M. Jover Zamora (dir.), Historia de España, Menéndez Pidal, vol. XVI (La época del
gótico en la cultura española), Madrid, 1997 VERIF FORMULATION
R. Menéndez Pidal, Poesía popular y tradicional, dans Los romances de America y
otros estudios, Madrid, 1972
Paula D. Olinger-Rubira, Image of the transformation in the “Cancionero
tradicional”, UMI, Michigan, 1981
A. Prieto Martín, La poesía, dans J. M. Jover Zamora (dir.), Historia de España,
Menéndez Pidal, vol. XXI (La cultura del Renacimiento) , Madrid, 1997
ETUDES HISTORIQUES ET SOCIALES
J. A. García de Cortazar, La pluralidad de marcos de relacíon social : del caserío a
España, dans J. M. Jover Zamora (dir.), Historia de España, Menéndez Pidal, vol. XVI
(La época del gótico en la cultura española), Madrid, 1997
M. Fernández Alvarez, La población, La estrucutura social, La vida cotidiana, dans J.
M. Jover Zamora (dir.), Historia de España, Menéndez Pidal, vol. XVI (Siglo XVI ,
Economía, sociedad, instuticiones), Madrid, 1997
M. C. Gerbet, L’Espagne au Moyen Age, Madrid, 1992
M. C. Gerbet, Le temps des tragédies, dans B. Bennassar, Histoire des espagnols (VIe
- XVIIe siècles), Paris, 1985
Jacques Heers, L’Occident aux XIVe et XVe siècles, aspects économiques et sociaux,
Paris, 1963
J Pérez, L’Espagne des Rois Catholiques, Paris, 1971
TEMPS & MENTALITES
J. Attali, Histoire du temps, Paris, 1982
J. Le Goff, El orden de la memoria, el tiempo como imaginario, Barcelone, 1991
Germano Pàttaro, La conception chrétienne du temps, dans Les cultures et le temps,
Paris, 1975
R. Lock, Aspect of time in the late medieval literature, New York, 1985
Enzo Lodi, Los Santos del Calendario Romano, Madrid, 1992
Hervé Martin, Mentalités médievales, XIe-XVe Siècles, Paris, 1996
R. J. Quinones, The Renaissance discovery of time, Harvard Univ Press,
Massachusset, 1974
Filgueira Valverde, Tiempo y gozo en la narrativa medieval, Madrid, 1982
E. Rios, Análisis del tiempo en la obra de Juan Ramón Jímenez, Bilbao, 1993
CULTURE POPULAIRE
M. Bajtin, La cultura popular en la Edad Media y el Renacimiento, Madrid, 1974
J. M. Díez Borque, Celebraciones y fiestas populares, dans J. M. Jover Zamora
(dir.), Historia de España, Menéndez Pidal, vol. XXI (La cultura del Renacimiento) ,
Madrid, 1997
J. A. García de Cortazar, La alimentación : de la substencia a la gastronomía, Los
ritmos de la comunidad, El ritmo del individuo, dans J. M. Jover Zamora (dir.),
Historia de España, Menéndez Pidal, vol. XVI (La época del gótico en la cultura
española), Madrid, 1997
E. Le Roy Ladurie, Montaillou : Village occitan de 1294 à 1324, Paris, 1975
ASTROLOGIE
S. McCluskey, Astronomy and culture in early medieval europ, Cambridge, 1998
Ch Fraker Jr, Astology in the Cancionero de Baena, dans Studies on the Cancionero
de Baena, Univ. of North Carolina Chapel Hill Press, 1966
AGES & FAMILLE
R. Homet, Los viejos y la vejez en la Edad Media, sociedad y imaginario, Buenos
Aires, 1997
G. Lévi & J. C. Schmitt (dir.), Historia de los jóvenes, vol. I, Madrid 1997
M. T. López Beltrán, De la Edad Media a la Moderna : Mujeres, educación y familia
en el ambito rural y urbano, Malaga, 1999
D. S. Reher, La familia en España, pasado y presente (Siglos XVII-XX), Madrid,
1996
M. Segalen, Mentalité populaire et remariage en Europe occidentale, dans J.
Dupaquier, E. Hélin, P. Laslett,M. Livi-bacci, S. Sognar (dir.), Mariage et remariage
dans les populations du passé, Londres, 1981
MORT
P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, 1975.
D. A. Bison & C. Treffort (dir.), A réveiller les morts, La mort au quotidien dans
l'occident médieval, Press Univ de Lyon, 1993
J. Chiffoleau, Pratique funéraires et images de la mort, dans Les cahiers de Fanjeaux,
vol. XI, Toulouse, 1976
DEMOGRAPHIE
O. Guyotjeannin (dir.), Population et démographie au Moyen Age, Paris, 1995
V. P. Moreda & D. S. Reher (eds.), Demografía histórica en España, Madrid, 1988
J. C. Russel, Late ancient and medieval population, Philadelphia, 1958
DIVERS
N. Z Davis, Les cultures du peuple, Paris, 1979
P. Biller, Popular religion in the center and later Middle Ages, dans Companion to
historiography, London, 1997
ENCYCLOPEDIES
Universalis, Rialp