Umberto Eco - bibliothèques de l`UCO
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Umberto Eco - bibliothèques de l`UCO
lundi 22 février 2016 LE FIGARO 36 Umberto Eco Les larmes de l’Italie DISPARITION Du « Corriere della Sera », quotidien auquel il a collaboré, au président de la République, tout le pays a rendu hommage à l’intellectuel, disparu à 84 ans. C’ PAR RICHARD HEUZÉ (À ROME) [email protected] boucle : « Qui ne lit pas à 70 ans n’aura vécu qu’une seule vie, la sienne. Celui qui lit aura vécu cinq mille ans. » C’est « comme si les gens avaient perdu un phare », écrit Il Messaggero. Un tweet revenait fréquemment : « Je ne l’ai pas connu personnellement, mais nous avons pourtant passé beaucoup de temps ensemble à travers ses romans. » Un « homme libre, doté d’un profond esprit critique » Le Corriere della Sera, auquel il a collaboré, écrit : « Il était le visage sympathique, désinvolte et sarcastique de l’avant-garde italienne. » Pour l’occasion, l’ancien patron du journal, Ferruccio de Bortoli, lui a fait son « adieu ». Et l’appelle « le découvreur de ce que nous sommes et l’inventeur de ce que nous voulons être ». À la une du quotidien, le caricaturiste Giannelli a dessiné une rose en berne en hommage à celui dont l’ouvrage le plus connu, Le Nom de la rose, a été vendu à plus de 30 millions d’exemplaires dans le monde. L’auteur s’était expliqué sur la genèse laborieuse de ce manuscrit, rédigé dans un premier temps sans ordinateur ni machine à écrire : « Je me rappelle d’avoir passé une année entière sans écrire une ligne. Lisant, faisant des dessins, croquis, diagrammes, m’inventant tout un monde dans lequel situer mes personnages. » Témoignages de sympathie et bouquets de fleurs affluent à son domicile ÉRIC DESSONS/JDD/SIPA est simple. Il était le plus grand », lance Alessandro Baricco. « Il l’était dans un sport très particulier qui peut paraître ennuyeux comme le polo : jouer les intellectuels. Il avait compris que le cœur du monde est nomade » et était capable de trouver de la beauté « jusqu’à l’intérieur d’une poubelle », poursuit l’écrivain piémontais. Un autre grand de la littérature italienne, Claudio Magris, salue une « rare combinaison de créativité littéraire et d’analyse sophistiquée ». Le philosophe Gianni Vattimo, qui l’a beaucoup fréquenté, rappelle ses jeux de mots et ses plaisanteries, qui en faisaient un « créateur infatigable depuis son tout jeune âge ». L’hommage est unanime. Tous les quotidiens de la péninsule consacrent des pages entières à cet intellectuel rigoureux qui « voulait tant divertir », capable des études « les plus ascétiques » tout en sachant « combiner philosophie et culture de masse ». Ils parlent d’un érudit à la « culture monstrueuse » qui conservait sans pédantisme 35 000 ouvrages dans un couloir de 17 mètres de long à son domicile de Milan, et plusieurs milliers dans ses autres résidences. Quelques minutes après l’annonce de sa mort, Twitter a littéralement explosé. En moins d’une demi-heure, son nom a saturé tous les espaces. Une phrase d’Umberto Eco a été reprise en Umberto Eco, à Paris, en novembre 2009. milanais, situé face au Castello Sforza. L’une des premières à se rendre auprès de sa famille, l’éditrice Inge Feltrinelli, a déclaré à sa sortie : « Nous avons perdu un géant qui a tant fait pour l’Italie et la culture italienne. » Elle juge « courageux et fantastique » d’avoir créé en décembre dernier La Nave di Teseo, une nouvelle maison d’édition, en réaction à la fusion Mondadori-Rizzoli. Le président de la République a salué pour sa part la mémoire d’un « homme li- bre, doté d’un profond esprit critique et d’une grande passion civile », qui a marqué son époque. Ses funérailles seront célébrées ce mardi. De manière rigoureusement laïque, comme lui-même les a voulues. ■ Un érudit qui s’amusait en écrivant des romans A PAR ASTRID ELIARD (AVEC FRANÇOISE DARGENT) L’ampleur des réactions suscitées à l’annonce de sa mort aurait sans doute fait sourire Umberto Eco. Le Professore, qui égratignait les travers des médias et, notamment, cette propension à reprendre en boucle les mêmes informations, aurait sans doute pointé, depuis samedi où l’on annonça sa disparition des suites d’un cancer à l’âge de 84 ans, le flot ininterrompu de propos à son égard. Un flux amplifiant encore l’image du monument italien qui, dans son dernier roman, Numéro zéro, dressait un sévère réquisitoire contre la presse. À l’instar de l’ornithorynque, qui fut le héros d’un de ses essais, Umberto Eco a toujours posé problème à ceux qui voulaient le classer. Il était à la fois universitaire spécialiste de Thomas d’Aquin, philosophe, sémiologue, romancier à succès. Un homme très sérieux, dans une enveloppe charnelle de bon vivant. Un savant débonnaire et facétieux. Jacques Le Goff, son ami, avait pointé chez lui deux ou trois faiblesses : il n’aimait que le vin rouge, était insensible au football et sujet à la dispersion. C’est justement ce défaut qui fit de lui ce monument. Umberto Eco naît en 1932, dans les brumes d’Alessandria, dans le Piémont. Issu d’une famille d’ouvriers devenus petits-bourgeois, le jeune Umberto, enfant de l’« era fascista », s’amuse à fabriquer sur des cahiers d’écolier ses « premiers romans inachevés ». Quand il entre à l’université de Turin pour étudier la philosophie et débuter une formation de Pic de la Mirandole moderne, son père tique. Il aurait préféré un fils médecin ou avocat. La thèse d’Umberto Eco porte sur « le problème esthétique chez Thomas d’Aquin ». En 1954, tout frais docteur en philosophie, il s’engage dans une voie peu académique : la télévision, ce qui lui vaut d’être négligé par le monde universitaire, qui ne lui propose une chaire que tardivement, en 1971. Avant qu’il ne devienne ce chercheur charmant, adulé par ses étudiants, Eco travaille dans l’édition, chez Bompiani, publie des articles dans la presse sur l’air du temps. Pendant ces années marquées par l’avènement du Groupe 63, Umberto Eco est naturellement attiré par James Joyce, qui était parti de saint Thomas pour imaginer une nouvelle poétique. Ce sont ces va-et-vient entre le passé et le présent, l’esthétique médiévale et le monde télévisuel qui le mènent à la sémiotique, l’étude des signes. Eco trouve du sens en tout, il décode les médias, les formes, les musiques, les images. Il accumule les livres dans sa bibliothèque, de Platon à Houellebecq. Il confiait au Figaro, l’an- née dernière : « Je tiens mon goût pour les livres de ma grand-mère maternelle. C’était une lectrice furieuse. Elle allait très souvent emprunter des livres à la bibliothèque. Sans préférence : elle pouvait lire Stendhal et la baronne Orczy. » Et de son Eco trouve du sens en tout, il décode les médias, les formes, les musiques, les images grand-père paternel typographe : « À sa mort, personne n’a réclamé les livres sur lesquels il travaillait parce qu’ils n’avaient pas grande valeur. J’ai passé des années à détruire ce trésor à force de lire et relire Les Trois Mousquetaires, des romans pour demoiselles et tant d’autres. » Ce goût inattendu chez un savant de cette trempe pour la littérature populaire allié à celui des classiques ne le quittera jamais. Notre collaborateur Adrien Goetz se souvient du romancier en visite au Louvre, déclamant des vers du Cimetière marin de Valéry au pied de la Victoire de Samothrace, mais aussi de son désir vibrant d’aller arpenter les falaises d’Étretat sur les traces d’Arsène Lupin, « un rêve d’enfance », lui avait-il confié. Contre toute attente, c’est à l’âge de 50 ans qu’Eco devient un romancier populaire. Un jour, une éditrice lui propose d’écrire un polar. Le médiéviste refuse net : « Si j’écrivais un policier, cela se passerait dans une abbaye au Moyen Âge et le livre aurait cinq cents pages. » Chiche ! À sa sortie, Le Nom de la rose est un bestseller, traduit dans une trentaine de langues et adapté avec succès au cinéma par Jean-Jacques Annaud. Un véritable miracle pour ce livre difficile, truffé de citations latines. Il peina ainsi à trouver un contrat chez un éditeur français. « La plupart avaient refusé Le Nom de la rose, y compris le Seuil et Gallimard, se souvient l’écrivain Jean-Noël Schifano, qui Jean-Claude Carrière : « Il était fasciné par le faux » « C’est la passion de la bibliophilie qui nous a unis d’abord, mais nous avions bien d’autres affinités : avec lui, c’était vraiment le gai savoir, une érudition très vivante qui allait avec le plaisir de vivre, le goût de la bonne chère et celui de la plaisanterie. On se rencontrait souvent chez Marcello Mastroianni, à Paris. Pour préparer ce livre d’entretiens, N’espérez pas vous débarrasser des livres (Grasset), nous avons séjourné dans sa jolie maison de campagne : on jouait aux boules, on discutait dans la piscine – des conditions de travail idéales. Et on riait beaucoup : il adorait comme moi les histoires drôles, les calembours. On ne peut pas aimer les mots et ne pas aimer jouer avec les mots. J’aimerais beaucoup mourir de rire… Umberto Eco est devenu un romancier ultraconnu avec Le Nom de la rose, mais il est resté le professeur de sémiologie, journaliste et chroniqueur engagé – notamment contre Berlusconi - qu’il était auparavant. Il était au courant de tout et faisait le grand écart entre les incunables et la BD. Il avait gardé quelque chose d’un enfant, très touchant. Encore une chose que nous partagions : cet esprit d’enfance, de curiosité, d’aventure. Il était fasciné par le faux, et, lors d’une signature de notre bouquin commun, j’ai imité sa signature – avec son autorisation complice. Je l’ai refait le jour de sa mort : il restera une signature posthume d’Umberto Eco. Ce sera la dernière. Je viens de perdre deux grands amis italiens : Ettore Scola et Umberto Eco. C’est ma génération qui s’en va. » PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-NOËLLE TRANCHANT le traduisit. Les rapports de lecture étaient négatifs, comme celui de Bianciotti qui concluait sa fiche d’écriture par ces mots : “Et c’est intraduisible.” Finalement, c’est grâce au rire qu’il a été publié. C’est JeanClaude Fasquelle (le patron de Grasset, NDLR) qui est réveillé par le rire de sa femme italienne, Nicky, lisant ce roman que tout le monde a refusé et s’esclaffant sur la scène du moine noyé dans l’abreuvoir. C’est comme ça que Grasset le publia. » À l’aube de la cinquantaine, une nouvelle vie de voyages et de conférences, de Yale à la Sorbonne, commence pour Eco. Huit ans plus tard, il publie son second roman, Le Pendule de Foucault. Il règle son compte à l’occultisme dans ce feuilleton savant qui a pourtant lancé cette mode du complot et du surnaturel, dont le Da Vinci Code a profité. En sus des romans qu’il « s’amuse » à écrire : L’Île du jour d’avant, ou l’étonnant Baudolino, inspiré de la lettre du Prêtre Jean, il signe de nombreux essais : de Lector in fabula à Comment voyager avec un saumon ? (Grasset), oscillant entre érudition et un humour décapant. Déçu par les années 2000, celles de Bush et de Berlusconi, Umberto Eco avait trouvé une solution pour lutter contre cette époque à la censure facile et aux mœurs corrompues, pour maintenir curiosité et esprit critique en alerte : relire Sylvie, de Gérard de Nerval, son livre préféré. Avec d’autres grands noms de la littérature italienne, il avait décidé en novembre dernier de quitter sa maison d’édition historique Bompiani, récemment rachetée par le groupe Mondadori (propriété de la famille Berlusconi), pour en créer une nouvelle baptisée La Nave di Teseo (« le bateau de Thésée », le mythique roi d’Athènes). Son dernier combat. ■