Julio Cortázar à Cuba

Transcription

Julio Cortázar à Cuba
Julio Cortázar à Cuba
Par Roberto Fernández Retamar
Traduit par Alain de Cullant
Numéro 02, 2015
On dit que, bien qu'il soit né par hasard à Bruxelles, il est bien sûr Argentin ; et
depuis 1959 il a aussi un autre pays : Cuba. Les Cubains sont tellement
heureux de ceci que Julio, dans son hôtel, puisse à peine s’occuper des appels,
des visites, des entrevues, des soupirs, des alléluias.
Depuis son dernier séjour à Cuba, en février 1963, Julio Cortázar a vieilli de
quinze minutes. Les opinions sur son âge, comme on le sait, sont
désespérément divisées : s’il a vingt ans ; s’il en a deux cents… C’est une
chose compréhensible car, bien qu'il soit affable et doux (ou précisément à
cause de cela), il produit une sorte de peur. Les hommes les plus grands lèvent
la tête pour lui parler. Quand ils l’ont levé suffisamment, ils voient au-delà d'une
tête plutôt petite, une copieuse chevelure foncée, une mèche qui tombe
toujours sur le front et qu’il essaye vainement de remettre en place de la main.
Mais on ne la voit pas seulement, on est vu également par deux yeux bleus
implacables. Il est impossible que Julio Cortázar passe dans la rue sans que les
gens se retournent pour le regarder. Même s’il n'était pas l'homme le plus grand
de La Havane, je m’imagine qu'ils le feraient. Mais pour l'instant, il est vraiment
grand, avec de longues jambes et léger comme ces adolescents convoités par
les équipes de basket-ball.
Qu’apporte cette fois Julio Cortázar ? Nous savons qu'avec lui vient un des
meilleurs écrivains du monde. Mais viennent aussi la délicatesse, la tendresse,
la bonté, qu’il va sortir de la poche, comme si c’étaient sa pipe et les donner
sans emphase, sans affectation. Et je dirais également une force étrange, qui
est ce qui m'impressionne le plus maintenant, une force ultime, qui se trouve
très rarement et que nul ne peut faire plier.
Comme ceci était prévisible, ses valises disparaissent à l'aéroport, à la grande
désolation de tous ceux qui l’accompagnent, mais pas pour lui ; et, comme ceci
était également prévisible, les valises apparaissent le soir dans sa chambre de
l'Hotel Nacional, une aventure logique dans ce qu'il a baptisé le pays des
cronopios.
Cortázar est venu à Cuba pour la deuxième fois pour rencontrer ses collègues
du comité de collaboration de la revue Casa de las Américas et pour intégrer le
jury de roman du concours de cette institution. Il a déclaré qu’il n’assisterait pas
aux congrès ni qu’il ferait partie des jurés, à une seule exception : ceux de la
Casa de las Américas de Cuba : sa Casa. L'autre fois qu’il était à Cuba déjà
fasciné et il a été fasciné. Il apportait avec lui la chronique « Alegría de Pío »
d’un autre grand Argentin - Che Guevara -, et, incité par celle-ci, il a écrit son
admirable récit Réunion, qui évoque le débarquement de Fidel Castro et de ses
hommes, venus sur le yacht Granma à la fin de 1956. Ce récit est apparu
ensuite dans ce qui est actuellement le dernier livre de Cortázar : Todos los
fuegos, el fuego (Tous les feux, le feu). On dit qu'un admirateur argentin
mécontent de la position politique de Julio évidente dans ce récit digne d’être
situé à côté d’El perseguidor, aurait coupé toutes les pages de ce livre avec un
couteau mélancolique pour avoir Tous les feux, le feu sans ce feu.
Cortazar a déclaré que, bien qu’il soit né par hasard à Bruxelles, il est bien sûr
Argentin ; et depuis 1959 il a aussi un autre pays : Cuba. Les Cubains sont
tellement heureux de ceci que Julio, dans son hôtel, puisse à peine s’occuper
des appels, des visites, des entrevues, des soupirs, des alléluias. Quand il a
commente Rayuela (Marelle) dans la Casa de las Américas, l’œuvre venant de
paraître récemment et que peu d’exemplaires étaient arrivés dans le pays, la
salle a compté plus d’auditeurs que jamais, jusque dans la rue et il a dû
suspendre la causerie, bien après minuit.
Maintenant, Cortazar a parlé durant cinq jours qu'il a appelé « exténuants et
très beaux » du destin de la revue Casa de las Américas avec des hommes tels
que le romancier péruvien Mario Vargas Llosa, l'essayiste uruguayen Ángel
Rama, le poète haïtien René Depestre et d’autres membres du comité de la
revue. Avec eux, il a écrit la splendide « Déclaration » dans laquelle on appelle
à l'unité des intellectuels de gauche face à la pénétration culturelle nordaméricaine et on invite des écrivains et artistes du Tiers-monde à une réunion
ultérieure. En commentant cette déclaration quelques jours plus tard, Cortázar
a écrit : « Je pense qu’en centrant le problème sur la responsabilité des
intellectuels du Tiers-monde, on dénonce de nombreuses ambiguïtés
confortables et on situe l'écrivain face à sa plus haute et nécessaire définition ;
que les réponses feront voir qui est qui et elles ne tarderont pas à être connues.
Se taire, par exemple, sera une des réponses les plus bruyantes ». Après ces
réunions, Cortázar a lu près d'une centaine de romans (avec Leopoldo
Marechal, José Lezama Lima, Juan Marsé et Mario Monteforte Toledo) pour
accorder à l'unanimité le prix à David Viñas pour son nouveau roman : Los
hombres de a caballo.
J’ai passé de nombreuses journées cubaines avec Julio Cortázar. Non
seulement celles de la revue et certaines du prix, mais également une nuit
interminable (jusqu'à l'aube) en dînant avec Fidel Castro et les jours et les nuits
d'un beau voyage dans l’île : à Trinidad, la ville qui s'est arrêtée au milieu du
XIXe siècle que nous avons parcouru à la lumière de la lune, qui est ce moment
où elle est la plus réelle, c'est-à-dire la plus spectrale ; dans les vignes et les
champs d'oignons et de fraisiers de Banao, dont s’occupent des femmes ; dans
une raffinerie sucrière qui s'appelait centrale Washington avant la révolution et
que l’on appelle maintenant, pour éviter toute confusion, centrale George
Washington.
J’ai appris beaucoup de choses lors de ces longues promenades : qu’il a
d’abord publié un recueil de poèmes sous un pseudonyme et en édition de
l'auteur ; que le premier chapitre de Rayuela qu’il a écrit, ne sachant pas ce que
ce serait, c’etait celui allucinat où Talita va sur une planche de Traveler à
Oliveira et que tous ses lecteurs ont lu stupéfaits, bien qu’ils ne pouvaient pas
dire exactement pourquoi ; que son premier auteur favori, dans ses merveilleux
six ans, a été Jules Verne, à qui il rendra un hommage particulier dans son
prochain livre, La vuelta al día en ochenta mundos (Le tour du jour en quatrevingts mondes), rédigés par un Julio, illustré par un autre Julio et qui sera édité
par la maison Siglo XXI, évidement en « julio » (juillet) prochain.
Lors des nuits havanaises, en s’ouvrant un chemin entre les journalistes, Julio
Cortázar a réussi à déplacer son squelette phosphorescent à El gato tuerto (un
club nocturne). Maintenant il y a une chaise vide. Je n’aime pas les phrases
creuses, mais vraiment, quand Julio est parti, nous sommes restés plus
pauvres.
Publié dans Punto Final, Santiago du Chili, juin 1967.
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