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G INGRAS (Francis), « Introduction », Motifs merveilleux et poétique des genres au Moyen Âge, p. 7-20 DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5088-4.p.0007 La diffusion ou la divulgation de ce document et de son contenu via Internet ou tout autre moyen de communication ne sont pas autorisées hormis dans un cadre privé. © 2015. Classiques Garnier, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. INTRODUCTION Les nombreux travaux sur le merveilleux dans la littérature et la civilisation médiévales témoignent de l’importance de cette catégorie dans la vision du monde des médiévaux et dans les représentations q u’en donnent leurs littératures, tant latine que vernaculaires. Plus généralement, le merveilleux est un élément déterminant dans la réflexion métacritique sur les genres littéraires, au moins depuis Aristote qui donnait au thaumastôn une importance capitale pour distinguer la tragédie et l ’épopée : Il faut, dans les tragédies, produire la surprise, mais dans l ’épopée il peut y avoir, plus qu’ailleurs, des choses que la raison réprouve (c’est ce qui contribue le plus à la surprise), parce que l’action ne se passe pas sous les yeux. (Aristote, Poétique, chap. 24, 1460a 11) Le thaumastôn, qui recoupe au moins en partie ce que l ’ancien français entend par le verbe se merveiller1, gagne dans une forme diégétique (comme l’épopée) la liberté de transgresser les limites imposées par l ’expérience du réel et d’explorer ainsi l’alogon, cet autre monde au rebours des lois imposées par le discours raisonnable. Au sein même du genre narratif, Cicéron distinguera par la suite trois formes en s’appuyant sur les rapports qu’elles entretiennent avec la vérité et le possible. Fabula est, in qua nec veræ nec veri similes res continentur […] Historia est gesta res, ab ætatis nostræ remota […] Argumentum est ficta res, quae tamen fieri potuit. (Cicéron, De Inventione, I, xix, 27) La typologie cicéronienne est relayée au Moyen Âge par Isidore de Séville, avant d ’être reprise pratiquement à l’identique par les Arts 1 Encore au xvie siècle, le Tasse traduit thaumaston par maraviglia dans des Discorsi del poema eroico, livre I, p. 160. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 8 FRANCIS GINGRAS poétiques médiévaux, notamment chez Jean de Garlande et Geoffreoy de Vinsauf. S ’établit ainsi rapidement un lien entre l ’impossible, sinon le merveilleux proprement dit, et les formes narratives de fiction qui adoptent d ’ailleurs assez tôt en langue vernaculaire des transpositions du terme fabula pour se désigner (fable, fablel, fabliau). L’histoire de la littérature a paradoxalement plutôt retenu la propension au réalisme de ces formes qui semblent pourtant assumer leur caractère « fabuleux » à travers l’appartenance générique revendiquée par leurs auteurs… Le merveilleux ne serait donc pas un critère sans équivoque pour distinguer les genres narratifs : la poétique, comme pratique, offrirait ainsi des enseignements plus nuancés que les arts poétiques où, en théorie, la distinction entre les genres s’établirait plus fermement, notamment à partir du rapport au merveilleux. C’est en ce sens qu’il s’agit bien ici d’étudier la poétique des genres, c’est-à-dire les pratiques textuelles des auteurs médiévaux, d’autant plus significatives q u’elles contribuent largement à la nouvelle typologie des formes narratives qui se met en place avec le développement d ’une littérature « en roman ». À travers la question du genre, on entend aussi bien la forme revendiquée par l’auteur que le genre attribué par l’histoire de sa réception, depuis les rubriques des copistes et les associations suggérées par la mise en recueil, jusqu’aux classements canoniques établis par la critique depuis la fin du xixe siècle. À partir de cette réflexion sur le statut générique des textes étudiés, il s’agira de voir s ’il est possible d ’identifier certains motifs merveilleux à certains genres, ou si la porosité des frontières entre les genres se retrouve au contraire dans un usage universel de la topique merveilleuse, indépendamment de la récurrence évidente de certains motifs dans des traditions particulières, hagiographique, épique ou romanesque, par exemple. Le projet de Thesaurus informatisé des motifs merveilleux, lancé par Francis Dubost au milieu des années 1990 et qui se poursuit a ujourd’hui avec la collaboration de nombreux chercheurs, a beaucoup contribué à souligner la récurrence de la topique merveilleuse dans l’ensemble des formes d’expression littéraire du Moyen Âge, sans égard pour les frontières linguistiques ou pour les catégories génériques traditionnelles. En lien direct avec ce projet, le colloque de Montréal se proposait d ’étudier l’actualisation des motifs merveilleux dans des textes spécifiques, en cherchant à mesurer les infléchissements que pourrait commander © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 9 l’appartenance générique d ’un texte. Les c ommunications qui sont ici réunies témoignent de la richesse de cette réflexion et de la nécessité d’affiner dans un même mouvement la définition du merveilleux médiéval et la typologie des genres littéraires vernaculaires qui lui ont fait une place non négligeable. Dominique Boutet invite ainsi à repenser la typologie du surnaturel en partant du principe de division générique tel q u’il était c onçu au Moyen Âge, chez Jean Bodel par exemple, à partir du critère de véridicité. Il invite à distinguer les merveilles qui pouvaient être perçues c omme vraies ou vraisemblables et celles qui relèvent de la fiction littéraire et participent ainsi plus directement d’une logique intertextuelle. Il propose en c onséquence de remplacer les catégories établies jadis par Jacques Le Goff par une distinction entre ce q u’il suggère d’appeler « merveilleux de transcendance », qui relève du vraisemblable, même dans sa composante diabolique, et « merveilleux d’altérité », où la relation avec le phénomène surnaturel confronte le sujet (et le lecteur) à l’expérience de l’altérité radicale. Or, dans l’exemple de Tristan de Nanteuil qu’il étudie en détail, le merveilleux d’altérité est annexé par le merveilleux de transcendance, comme si la chanson de geste ne pouvait supporter la « disjointure » qu’introduit la présence de merveilleux d’altérité (issu d’autres modèles littéraires) q u’au prix d ’une reconfiguration dans l’ordre de la surnature avérée, celle qui oppose le divin au diabolique. La difficulté à singulariser un merveilleux proprement épique à côté d ’un merveilleux romanesque est abordée à nouveau par Dorothea Kullmann. Sa réflexion, à partir des phénomènes naturels que sont les orages, les tempêtes et les scènes de brouillard, lui permet de mettre en évidence le jeu avec l’horizon d ’attente auquel se livrent les auteurs épiques qui prennent plaisir à introduire et, parfois, à détourner des motifs merveilleux associés initialement à d’autres genres, la légende hagiographique dès le xiie siècle, et le roman arthurien au début du xiiie siècle. En comparant deux fables généalogiques qui ont des structures communes (le Chevalier au Cygne et Mélusine), Catherine GaullierBougassas arrive à dégager des statuts et des rôles différents accordés au merveilleux dans le cadre épique et dans le cadre romanesque, notamment en ce qui a trait à la christianisation de la merveille, qui reste problématique dans les romans de Mélusine, tandis qu’elle est © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 10 FRANCIS GINGRAS de plus en plus aboutie au fil des récits sur le Chevalier au Cygne et, tout particulièrement, dans le second cycle de la croisade. Ainsi, dans Beatrix, la métamorphose animale est directement l’œuvre du Seigneur. En c omparaison, Mélusine n’est, elle, au mieux q u’une créature de Dieu, mais jamais l’élue de Dieu, comme l ’est clairement le Chevalier au Cygne. Dans le cycle de la croisade, le merveilleux divin est du côté du bien et s’oppose à un surnaturel diabolique, représenté par l’ancêtre Matabrune, alors que Mélusine entretient une relation beaucoup plus ambiguë avec sa mère, la fée Présine, qui, comme l’écrit Catherine Gaullier-Bougassas, « incarne l’origine trouble de l’écriture romanesque ». Le merveilleux épique entrerait ainsi au service d’une dichotomie bien marquée entre le bien et le mal, alors que le merveilleux féerique, tel qu’il apparaît dans les romans de Jean d’Arras et de Coudrette, participerait d’un épaississement du sens, peut-être caractéristique de l’écriture romanesque. La relation complexe entre l’épique et le romanesque est particulièrement sensible dans un autre roman de la fin du Moyen Âge, la Belle Hélène de Constantinople, dont Madeleine Jeay souligne l ’hybridité, tout en rappelant que cet apparent mélange des genres repose en fait sur des matrices génériques et topiques clairement identifiables. « Le caractère polyphonique de la Belle Hélène de Constantinople ne témoignerait pas d’une dilution de la c onscience générique de la part de son auteur et de son public, mais au c ontraire de la forte c onscience des formes et des motifs ou topoï qui peuvent être associés aux divers modes narratifs », écrit-elle. Dès le prologue, le narrateur promet une imbrication de trois genres, l’hagiographie, la chanson de geste et le roman, programme que le texte réalise en conjuguant des motifs caractéristiques de chacun des genres. En étudiant un motif merveilleux dans ses différentes versions dans le temps et dans l’espace (celui du héros tueur de dragons, correspondant au conte-type AT-300), Jean-Pierre Martin ajoute à la distinction entre le roman et l ’épopée la part du c onte où se devine la dimension anthropologique du motif merveilleux, avant l’entreprise de rationalisation commune à la chanson de geste et à la forme romanesque. À l ’évidence, un motif n’est pas en soi marqué génériquement ; en revanche, sa reprise dans un contexte générique particulier en infléchit le sens et la structure. Michelle Szkilnik reprend ainsi ce motif de la rencontre avec le serpent pour l ’étudier dans le contexte hagiographique, plus précisément dans © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 11 l ’Histoire des moines d ’Égypte de Wauchier de Denain, auteur reconnu par ailleurs pour sa pratique de plusieurs genres. À ce titre, il est significatif qu’il apparaisse particulièrement sensible au besoin de les tenir à distance, déclinant ainsi le motif de la rencontre avec le serpent/dragon de manière bien distincte suivant q u’il écrive son Histoire des moines d’Égypte ou sa Continuation au Conte du Graal. Contrairement à d’autres hagiographes, Wauchier de Denain, qui est aussi romancier par ailleurs, résiste à la tendance à la « contamination » d’un genre par un autre. Le même auteur retient aussi l ’attention d ’Élisabeth Pinto-Mathieu qui s’intéresse plus particulièrement à la Vie de saint Martial de Limoges, vie dont le statut historique ou fictif pose problème puisque l’apostolicité de Martial, revendiquée par la source latine, a été contestée avec vigueur dès sa rédaction, au début du xie siècle. Dans la traduction q u’en donne Wauchier de Denain, au début du xiiie siècle, les motifs merveilleux sont toujours à bonne distance des contaminations romanesques puisqu’ils se lisent en écho au Nouveau Testament ou à la vie de saint Pierre, avec laquelle la vie et les miracles de saint Martial sont mis en relation. Si le saint est doté d ’un bâton « merveilleux » qui peut guérir, ressusciter et éteindre les incendies, ce motif ne se donne pas comme un vulgaire auxiliaire magique (baguette), mais bien comme une illustration des pouvoirs de la crosse apostolique. Dès lors, si le miracle fait le saint, c’est bien la réduplication (la retractatio) des motifs merveilleux évangéliques qui fait l’hagiographie. D’autres genres sont proches de l’hagiographie (notamment par leur fonction édifiante), tout en se construisant à partir de structures narratives particulières et de motifs merveilleux parfois caractéristiques. C’est le cas de la navigatio et de la visio, qui peuvent être littéralement intégrées au cadre d ’une vita, et présentent l ’un et l ’autre des déclinaisons particulières du surnaturel. Pour Silvère Menegaldo, qui s ’attache à la question générique à partir du cas particulier de la Navigatio Sancti Brendani, le merveilleux propre à cette forme narrative se révèle particulièrement dans la figure du monstre marin et dans le rapport à l’Autre Monde, toujours associé au voyage dont il constitue le but ou une simple étape dans l’enchaînement des aventures. Mieux que par l’usage des motifs merveilleux, c’est le cadre du périple maritime qui semble singulariser la navigatio qui ne c onnaît finalement que de très rares avatars romanesques. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 12 FRANCIS GINGRAS Mattia Cavagna s ’intéresse à un genre singulier, voisin de l ’hagiographie, mais qui c onstitue une forme narrative distincte : la visio animæ. Le merveilleux y joue un rôle dans la définition même du genre (qui évoque l’étymologie de mirari), notamment dans la description des espaces infernaux. Dans la traduction de David Aubert, à laquelle Mattia Cavagna s’attache plus particulièrement, l’amplification des motifs merveilleux contribuerait à orienter le texte dans le sens du roman chevaleresque, afin de le rendre plus attrayant aux yeux du véritable destinataire de la traduction commandée par Marguerite d’York, c ’est-à-dire Charles le Téméraire lui-même. Suivant cette hypothèse, la traduction de David Aubert de la Vision de Tondale créerait ainsi, notamment à partir du merveilleux, un hybride générique entre vision pénitentielle et miroir du prince. La question de l ’appartenance générique se pose aussi pour l ’écriture de l’histoire qui, dans l’Antiquité comme au Moyen Âge, ne répugne pas à l’introduction, parfois critique, de motifs merveilleux dans le récit d’événements historiques. La question prend une dimension nouvelle avec ceux qui, c omme le Jersiais Robert Wace, choisissent d ’écrire « en roman », ce qui veut essentiellement dire, en cette deuxième moitié du xiie siècle, écrire en langue vernaculaire. Mais le sens générique que le terme a gagné, dès le Moyen Âge, a c ompliqué la réception d’un texte comme le Brut de Wace qui, par son propos, était naturellement rapproché des romans arthuriens écrits quelques décennies après cette « translation » de l’Historia Regum Britanniæ. Laurence Mathey-Maille montre bien comment, malgré cette association du Brut à des œuvres de fiction qui s’est faite dès le Moyen Âge à travers l’organisation de certains manuscrits, l ’écriture de Wace est résolument tournée du côté de l’histoire. Les motifs merveilleux q u’il introduit, au reste avec parcimonie, relèvent bien de l’écriture traditionnelle de l’histoire, qu’il s’agisse des motifs divinatoires ou des merveilles plus proprement « arthuriennes », comme la Carole des Géants à Stonehenge ou les lacs ensorcelés qui ont essentiellement une valeur démonstrative et relèvent davantage du discours que de la diégèse, plutôt imperméable à ce potentiel narratif que d ’autres sauront exploiter. Ce rejet de la merveille aux marges du discours historiographique est encore plus net avec les Grandes Chroniques de France du moine Primat, analysées ici par Françoise Laurent. Outre l ’emploi de motifs récurrents © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 13 dans l’écriture de l’histoire depuis l’Antiquité (la divination, c omme chez Wace, mais aussi les prodiges et les signes), les Grandes Chroniques de France ont pour particularité de traiter les motifs merveilleux comme des « incidences », phénomènes à la fois étranges et étrangers aux propos du chroniqueur qui les réduit à leur plus simple expression, là encore sans en exploiter le potentiel narratif. La position de Benoît de Sainte-Maure à l ’égard du merveilleux est plus ambivalente, particulièrement dans son Roman de Troie où il prend plaisir à détailler les merveilles de la nature et, surtout, les merveilles issues de l’art humain. Dans ce contexte, la merveille repose sur le medium et se trouve prise dans une dimension naturaliste et historique qui réduit c onsidérablement l’effet d ’altérité et, plus encore, l’effet de fiction. Catherine Croizy-Naquet étudie finement la place du merveilleux dans la translation de Benoît de Sainte-Maure et apporte un élément de réflexion déterminant en la c omparant à ses mises en prose ultérieures. Elle note ainsi que les prosateurs tendent à réorienter les rares merveilles qu’ils conservent dans l’ordre du diabolique, mais cherchent surtout à endiguer la tentation de la fiction pour garder le récit dans l ’orthodoxie historiographique. Après Chrétien de Troyes, une deuxième génération de « romanciers » semble prendre la pleine mesure des possibilités qu’offre le jeu avec le merveilleux pour affirmer la dimension fictive de la narration et déjouer des horizons d’attente pseudo-historiques. À partir du cas de Hue de Rothelande, qui se présente directement c omme un héritier de Benoît de Sainte-Maure, Francine Mora revient ainsi sur la place du merveilleux dans le Roman de Troie pour en souligner le rôle fondamental, particulièrement dans l’épisode de la Toison d ’or, tout en y reconnaissant à son tour l’amorce d’un processus de rationalisation. Dans le Protheselaüs, deuxième roman de Hue de Rothelande, ce mouvement est encore plus marqué et se double d’un certain ludisme avec les motifs et le lexique de la merveille. En héritier critique des premiers « romanciers » qui ont revisité la matière antique, Hue de Rothelande fait entendre à son héros et, à travers lui, ses auditeurs et ses lecteurs une injonction particulièrement claire : « Ne vus devez pas merveiller » qui, pour Francine Mora, signe « l’arrêt de mort de la merveille ». L’évolution est différente dans le cas du Florimont d’Aymon de Varennes dont Marie-Madeleine Castellani c ompare les versions en vers et en © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 14 FRANCIS GINGRAS prose. Les épisodes merveilleux du c ombat c ontre le monstre ou de la rencontre avec la fée comportent une composante surnaturelle tout à fait assumée par le remaniement en prose qui les encadre d’ailleurs de manière singulière par l’usage du métalangage merveilleux dans les rubriques. Cette nouvelle version est ainsi clairement engagée dans la voie du divertissement romanesque, tout en se voyant accorder la valeur d’un modèle héroïque qui, par-delà le roman, doit servir de « miroir du prince » à son c ommanditaire, le duc Philippe le Bon. Assimilé aux romans antiques par son prologue, Partonopeu de Blois pose des problèmes de classification générique sensibles dès sa circulation manuscrite. Emblème de l’amoureux malheureux pour Gace Brûlé et associés aux romans de la Table Ronde par les Deus bordeors ribauz, le roman de Partonopeus de Blois est parfois diffusé dans des recueils où le contexte témoigne d’une réception pour le moins variée : contexte oriental marqué dans l ’un des manuscrits, tradition épique affirmée dans un autre. La mise en recueil c onfirme ainsi la poétique à l’œuvre dans le texte et où, malgré la part centrale faite à la féerie dans l’anecdote narrative, le récit se c onstruit dans sa poétique même c omme une réévaluation du merveilleux. Olivier Collet et Pierre-Marie Joris analysent ici c onjointement ce récit dans cette double perspective où l’histoire matérielle de la transmission et la poétique du texte contribuent à réévaluer les problèmes génériques posés par ce roman qui tente d ’arrimer l’imaginaire breton à un cadre oriental. Ce faisant, il ouvre au roman un nouveau territoire, en décalage conscient avec le merveilleux breton. Avec le choix de raconter un Conte du Graal, c’est-à-dire un récit qui repose sur un mot rare et sans antécédent littéraire classique qui fasse autorité, Chrétien de Troyes affirmait l’espace singulier du roman en réorientant le merveilleux dans la voie particulière d ’un appel de sens. Avec ses successeurs et ses continuateurs, la christianisation du motif dans une série de textes qui se désignent eux-mêmes comme Hauts Livres (ou Hautes Estoires) pose d’une manière particulièrement vive la relation problématique entre fiction et religion. Jean-René Valette s’y intéresse en dégageant le traitement du merveilleux graalien sur les plans de l’énoncé, de l’énonciation et de la réception. Reprenant la distinction proposée ici même par Dominique Boutet, il souligne que la christianisation du motif dans les « Hauts Livres » fait passer le Graal d’un merveilleux d’altérité (chez Chrétien de Troyes) à un merveilleux © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 15 de transcendance. L ’énonciation se transforme de manière encore plus radicale, p uisqu’elle peut aller jusqu’à adopter la figure de « Dieu écrivain » dans l’Estoire del saint Graal. Du point de vue de la réception, Jean-René Valette reprend la question de la foi prêtée à ces récits par les lecteurs médiévaux. À partir du schéma de Jakobson, il suggère de voir des fonctions complémentaires dans les positions divergentes de la critique qui tend à opposer la prise de c onscience poétique dans les romans du Graal et leur participation à un mouvement plus général de conversion qui relèverait, lui, de la fonction conative. À partir du même corpus, Mireille Séguy note que le mouvement parallèle de christianisation et d ’historicisation à l’œuvre dans les Hauts Livres passe par un « processus de disqualification du merveilleux arthurien mis en place par Chrétien et ses continuateurs ». Ce processus implique la fragmentation et la recomposition du lexique de la merveille arthurienne. La recomposition dans l’esprit d’un surnaturel chrétien suppose la « réactualisation » de la merveille à travers le déplacement du chronotope et la requalification des éléments qui c omposent le motif merveilleux de l’apparition du Graal. La conjonction et la disjonction du motif du Graal et de ses avatars participent ainsi pleinement de l’esthétique des romans du Graal et, plus particulièrement, de la poétique de la continuation dont Sébastien Douchet analyse ici quelques motifs exemplaires de ce polymorphisme. La Continuation de Gerbert de Montreuil en offre une illustration particulièrement saisissante où un baume magique, qui permet de démembrer et de remembrer les corps à l ’infini, témoignant, pour Sébastien Douchet, de l’étonnante capacité des motifs romanesques à se régénérer sans fin, ce qu’illustre aussi avec force la rime « romancier » / « recomancier » utilisée significativement par l’auteur de la Quatrième Continuation. D’autres motifs, récurrents dans les romans du Graal, font aussi l’objet de ce que Catherine Nicolas appelle ici un « parasitage » par le surnaturel chrétien en s’intéressant plus particulièrement au motif du chevalier enferré qu’elle interprète en relation avec les représentations de l’enfer chrétien. Mais les images parénétiques sont dévoyées par leur incursion dans le genre romanesque, du moins dans le Lancelot en prose, puisque sa reprise dans la Queste del saint Graal le rattache explicitement aux peines des damnés. Dès lors, l’interprétation d ’un motif merveilleux se révèle moins tributaire ou caractéristique d ’un genre que liée à la poétique singulière d ’une œuvre. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 16 FRANCIS GINGRAS En s’intéressant à l’étude de trois motifs précis qui mettent en scène un luiton (le fils de luiton, le luiton familier et la peau de luiton), Christine Ferlampin-Acher montre que le fils de luiton (géant, cheval ou diable), se trouve indifféremment dans la chanson de geste, l’hagiographie ou le roman. Le luiton lui-même, sans être non plus strictement associé à un genre, est plus tardif, p uisqu’il se serait répandu sous l ’influence de Huon de Bordeaux. Quant au motif de la peau de luiton, il permet d’éclairer des allusions qui se trouvent aussi bien dans l’hagiographie que dans la chanson de geste. Derrière le succès « transgénérique » du motif, Christine Ferlampin-Acher note une relative spécialisation générique, mais – surtout – une présence plus marqué de cette figure « diverse » dans des textes dont on souligne généralement l’hybridité générique, comme La Bataille Loquifer et Huon de Bordeaux. La plasticité du motif se révélant particulièrement fructueuse dans le renouvellement « holistique » de la chanson de geste à partir du xiiie siècle, alors même que le développement parallèle de la figure de Merlin le tiendrait plutôt à l’écart du genre romanesque. C’est précisément en s’attaquant à l’épisode de la conception de Merlin, incubateur romanesque s’il en est, qu’un certain Baudouin Butor a légué, à l’extrême fin du xiiie siècle, quatre ébauches de romans. Deux de ces « brouillons » sont littéralement saturés de motifs merveilleux, comme le montre ici Anne Berthelot, produisant par l ’effet d ’accumulation une certaine familiarité avec le surnaturel qui en sape l’efficacité narrative. L’étude d’Anne Berthelot sur ces étranges ébauches rappelle que l’usage des motifs merveilleux dans la définition générique n’est pas seulement une question de dispositio, mais q u’elle est aussi affaire de dosage. L’introduction d ’un épisode guerrier dans un roman arthurien c ontribue ainsi apparemment à un certain brouillage générique. Annie Combes analyse précisément ces épisodes « belliqueux », qui procèdent à une certaine forclusion du merveilleux, en les suivant depuis leur présence non négligeable dès le Lancelot en prose jusqu’à leur introduction dans différents romans arthuriens en vers de la deuxième moitié du xiiie siècle. Si le mélange des registres semble plutôt inefficace dans certains cas (Floriant et Florette, Claris et Laris), l’hybridité est assumée dans Les Merveilles Rigomer, mais demeure néanmoins relativement précaire. La partition des registres entre matière aventureuse et matière belliqueuse, déjà établie par les romans de Chrétien de Troyes, c ontribue ainsi clairement au découpage des genres narratifs, voire au clivage entre l’épique et le romanesque. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 17 Au sein même de l ’esthétique romanesque, le merveilleux contribue d’ailleurs à distinguer certains romans que la critique a, sans doute abusivement, qualifiés de « réalistes ». Isabelle Arseneau montre ici comment le Guillaume de Dole de Jean Renart procède à un décalage de la merveille dans l’ordre du récit fabuleux, procédant de la sorte au renversement de ce spectacle dérangeant qui caractérise la merveille à l’origine. Dans ce roman, significativement truffé d’insertions lyriques, la merveille est essentiellement discours : « prise dans une transaction de paroles, la merveille est soustraite aux regards ». Elle alimente ainsi un discours critique sur lequel se fonde un genre où merveilles et noveles à oïr tendent à se c onfondre. Le roman encore plus tardif d ’Ysaïe le Triste (fils de Tristan et Yseut), sur lequel revient Patricia Victorin, met en scène un monde encore plus désenchanté. Les merveilles y font l ’objet d ’une visite guidée, grâce aux bons offices du nain Tronc, qui permet au roi Marc de vivre les merveilles bien c onnues des lecteurs de romans arthuriens. La dimension métatextuelle s’y donne à lire tout à fait clairement dans un monde où le merveilleux alimente encore davantage les épitaphes que les aventures. Mais, à côté de ces romans qui se jouent de la forme en adoptant et en adaptant ostensiblement un certain nombre de c onventions romanesques, d’autres formes apparaissent aux marges du roman, en ne conservant souvent qu’une forme générale, un récit cadre alimenté par une succession de récits brefs à vocation exemplaire. C’est le cas notamment du Roman des Sept Sages et de la Disciplina Clericalis, romans que Yasmina Foehr-Janssens a suggéré d’appeler « romans de clergie ». Équivalents structurels des aventures romanesques, les récits enchâssés ont recours aux motifs merveilleux, mais suivant deux régimes distincts. Dans un cas, il s’agirait de recourir au merveilleux pour confirmer l’élection royale et le pouvoir de l’initié sur les savoirs, même insolites ; dans l’autre, représenté par la Disciplina Clericalis, la sagesse s’acquiert sans recourir au merveilleux. Parmi les récits brefs présentés sans récit cadre et au sein desquels le merveilleux joue un rôle prépondérant, il faut c ompter les traductions vernaculaires des Métamorphoses d’Ovide et les lais narratifs. Cristina Noacco analyse ici conjointement la place de la métamorphose dans ces deux types de récits brefs qui, dans l’un et l’autre cas, contribue à révéler la complexité de la vie intérieure des personnages. Elle distingue ainsi la © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 18 FRANCIS GINGRAS métamorphose permanente, qui vient comme un épilogue moralisateur au terme de la diégèse, et la métamorphose cyclique qui vise moins à parfaire la connaissance du public que celle des personnages qui y sont c onfrontés. En ce sens, par le développement d ’une subjectivation du rapport au merveilleux, le lai narratif d ’inspiration celtique (à la différence des récits ovidiens) participerait au moins partiellement de l’esthétique que l’on qualifiera de romanesque. L’étude de Danièle James-Raoul met d ’ailleurs en relation récits brefs et romans à partir d ’une analyse du motif de « l’entrée dans l’Autre Monde ». Elle souligne notamment comment ce motif, que l ’on trouve aussi bien dans les lais que dans les romans, est l ’occasion pour Chrétien de Troyes de brouiller les éléments de signalisations attendus, contribuant ainsi à mettre sur le même pied le merveilleux et le vraisemblable. Parallèlement, on pourrait croire que les motifs merveilleux jouent forcément un rôle secondaire dans des formes brèves réputées avoir davantage partie liée avec la vraisemblance. C ’est le cas notamment de certaines formes brèves, c omme les fabliaux, les dits ou les devinettes, où la merveille est moins rare q u’on pourrait l’imaginer. Bruno Roy aborde cette question à partir d ’un motif q u’il désigne c omme « anthropomorphie génitale » et où la merveille permet de transgresser certains interdits sociaux et d ’interroger moins la forme littéraire que la forme même du corps humain. Plus encore, l’étude de Romaine Wolf-Bonvin commence par rappeler que la merveille intervient en fait, d ’une manière ou d’une autre, dans une soixantaine de fabliaux. Mais, en relisant au plus près trois fabliaux où intervient le motif de la « charité saint Martin », elle en repère le détournement (Le Chevalier à la robe vermeille), l’inversion des enjeux (le Boucher d ’Abeville), le prétexte à la diabolisation (Le Sacristain moine) et retrouve dans tous les cas une dégradation du miraculosus dans l’ordre du magicus. La dévitalisation de la merveille jusqu’à un univers textuel privé de transcendance est étudiée par Richard Trachsler à travers le fabliau d’Estula où la négation de toute forme de surnaturel (diabolique ou miraculeux) l’engage à lire dans ce genre réputé insignifiant l’enseignement d’un certain vide métaphysique. L’immanence s’y révélerait finalement triomphante au terme de récits brefs où les mirabilia n’impressionnent plus que les esprits faibles, bien distincts des auditeurs/lecteurs qui sont, © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 19 eux, du côté de la raison et de la connaissance des causes premières. Contrairement au pacte de lecture du roman, où la merveille est au cœur de la narration pour susciter la question sur les causes et les effets, le fabliau pose crûment la question d’une foi vacillante au surnaturel dans un monde où « sont renvoyés dos-à-dos ceux qui croient au diable et aux fantômes et ceux qui croient aux miracles ». Le doute à l’égard du merveilleux romanesque s’était au reste exprimé très tôt dans la tradition médiévale, déjà chez Wace où l’historien des ducs de Normandie se méfie explicitement des « fables as Bretons ». Tout un discours scientifique se construit ainsi en langue vernaculaire dans une relation ambivalente à l’égard des récits de merveilles, ces Otia tout juste bonnes au délassement des grands. Joëlle Ducos dégage deux modalités d’utilisation du récit dans le discours savant selon q u’il sert de récit-cadre à des dialogues didactiques ou q u’il a plutôt valeur exemplaire, l’anecdote appelant alors une explication de nature scientifique. Dans ce contexte, le merveilleux permet d’accéder à un au-delà de la perception. Il participe de deux mouvements : une attitude de rationalisation face au merveilleux, perçu comme un voile qui cache la loi naturelle ; mode de c onnaissance, le merveilleux permet d ’aller au bout des possibles. La question du rapport au merveilleux dans la littérature didactique et scientifique se pose ainsi moins en termes poétiques qu’essentiellement cognitifs, ainsi que le souligne Armand Strubel. Dans un univers textuel où « la théologie est déjà en embuscade », le traitement et le classement du merveilleux se singularisent. Dès lors, l ’intégration de ce « merveilleux scientifique » au Thesaurus informatisé des motifs merveilleux suppose de distinguer deux régimes de la merveille, l’un caractéristique des inventaires didactico-scientifiques, l ’autre – le mieux représenté jusqu’à maintenant – à l’œuvre dans la littérature narrative. Avec cette c onclusion ressort le lien très étroit qui unit motif merveilleux et formes narratives dès lors que l’on s’en tient à une définition opératoire, c omme c ’est le cas pour le Thesaurus qui définit le motif merveilleux à partir du couple thème/prédicat dont l’un des termes ou la relation prédicative relève du surnaturel. Le motif correspond ainsi à un degré zéro de la narration qui ne peut véritablement être développé qu’une fois intégré à la diégèse. Ainsi, qu’il s’agisse de formes brèves, comme le lai ou le fabliau, ou de formes plus développées, le merveilleux © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 20 FRANCIS GINGRAS c ontinue de définir la position singulière de chacune des formes qui se sert du motif merveilleux pour proposer sa propre vision du monde, un ethos qui sous-tend le choix générique. À travers le motif merveilleux, la production du texte relève de prises de position fondamentale à l ’égard du statut de la fiction et de la vérité, de la surnature et des réalités empiriques. Par son caractère itératif, il est aussi le meilleur moyen de saisir ce qui définit un horizon d’attente et les modulations qu’il subit dans la confrontation des singularités génériques. Le colloque de Montréal a permis de saisir dans toute sa diversité ce que l’approche par l’analyse du motif comme point de jonction entre production et réception du texte médiéval peut apporter à la réflexion sur la poétique des genres au Moyen Âge. En passant par le domaine relativement circonscrit de l’écriture du merveilleux, le lecteur d ’aujourd’hui est peut-être un peu mieux armé pour affronter l’inquiétante étrangeté de la typologie des genres médiévaux. Du moins, c ’est l’un des paris que font les artisans du Thesaurus informatisé des motifs merveilleux et c’est le défi qu’ont brillamment relevé les auteurs qui ont participé à l’élaboration de cet ouvrage. Francis Gingras Université de Montréal © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.