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CLAUDE NOUGARO, LE “ MOTSICIEN ”
(Cette conférence a été largement conçue à partir d’articles parus dans la
revue Chorus les cahiers de la chanson, en particulier dans les n° 12, 34 et 48)
00_Introduction
Plus que d’autres, le parcours de Nougaro n’aura pas été rectiligne ; mais jusqu’à la fin, le Toulousain
aura su rebondir, entre fidélités et rencontres musicales multiples. La musique restant pour lui
indissoluble des mots. “ J’ai besoin de rendre les mots visibles, charnels, et d’exacerber leur
puissance musicale. Je tente de restituer la poésie, langue de couleur, à son chant originel total... Moi,
je n’aurais pas écrit s’il n’y avait eu le chant. ”
En 2002, Les Fables de ma fontaine, son dernier spectacle, fermait presque la parenthèse ouverte en
1953, où il disait ses premiers poèmes au Lapin Agile, sur la Butte Montmartre. Tel Pégase : “ Certes
Paris est le cheval Pégase / Si Pégase est une vache enragée / Pour s’envoler avec lui vers l’extase /
Comme une gaze, il faut être léger... ”
Et sa sœur, Hélène Bignon-Nougaro (qui va s’occuper de ses éditions, Les éditions du chiffre neuf) se
souvient : “ Il disait son texte avec rage, sans le support de la moindre musique. Mais sa voix était
déjà très musicals : sa diction, son phrasé et l’intensité dramatique de sa gestuelle faisaient en sorte
que cela devenait musical. ”
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1_Le Baudelaire nouveau est arrivé... …
Maman, Liette, professeur de piano ; père, Pierre, baryton. Toujours en tournée. Claude est élevé par
ses grands-parents, dans le quartier des Minimes.
Il est marqué par des voix et des musiques issues de la TSF : Armstrong, Bessie Smith, Trenet... et à
10 ou 11 ans, “ la commotion Piaf, la seule qui m’ait bouleversé en France depuis toujours et
jamais... ”
Et puis la poésie (Rostand, Hugo, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, Cocteau...), “ les poètes qui portent
la torche de la parole vivante ”.
Son parcours scolaire est chaotique : échec au bac, renvoi de différents établissements, fugues... De
sorte qu’apprenti journaliste à Vichy (puis à l’Echo d’Alger), il devance l’appel à l’aube de ses vingt
ans et entre dans la légion étrangère (au Maroc), avant de débarquer à Paris en 1951.
Baryton à l’Opéra, son père aime bien aller pousser la chansonnette en fin de soirée au Lapin Agile,
où il présente son fils. En 1953, celui-ci y déclame donc ses premiers poèmes : “ Je me voyais fait
pour la littérature. Le Baudelaire nouveau est arrivé... ”
En 1954, Nougaro rencontre Jacques Audiberti qui “ l’hallucine ” par “ ses mots, par le pouvoir de la
langue, de sa musique, de son chant ”. Il croise aussi Brassens et Mouloudji, écrit des paroles pour
Marcel Amont et Philippe Clay et en propose à Marguerite Monnot, la compositrice de Piaf. En 1955, il
commence à chanter ses première chansons, toujours au Lapin Agile, et c’est là qu’en 1958, il crée la
chanson qui ouvrira son premier album, l’année suivante : Il y avait une ville (musique : Jimmy
Walter).
Néry (1) : Il y avait une ville
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2_Les rencontres : Le jazz et la java
Au dos de l’album, une dédicace d’Henri Salvador, qui signe la musique de la chanson Les Anges.
Claude découvre le pianiste Maurice Vander. En 1961, il héberge Audiberti et cela pendant un an.
En 1962, il rencontre Michel Legrand (qui va composer beaucoup de ses mélodies : Les Don Juan, Le
Cinéma, Tout feu tout femme, Les Mines de charbon...) et enregistre avec lui son premier disque à
succès : Une petite fille.
Audiberti salue alors un “ poète... qui connaît la musique... qui peut donner aux mots une résonance
concrète non encore entendue chez les poètes de papier... ”. Chaque titre de Nougaro sonne déjà
comme une ligne de force : Le Cinéma, pour une écriture plan par plan, angles multiples et contraste
de lumières ; Tout feu tout femme, pour le bouillonnement perpétuel et l’un de ses moteurs affectifs
permanents, du profane jusqu’au sacré ; Le Jazz et la java, pour la pulsion rythmique vitale.
Claude a 33 ans. La presse s’enflamme, unanime. Piaf veut le rencontrer et le prend en première
partie à l’Ancienne Belgique, à Bruxelles. En 1963, Cécile ma fille confirme ce succès, mais le 10 juin,
le chanteur a un grave accident de voiture... qui ne l’empêche pas d’être en novembre à l’Olympia,
avec des béquilles et deux soutiens musicaux majeurs : Michel Legrand et Eddy Louiss.
C’est à cette époque qu’il rencontre le guitariste brésilien Baden-Powell, avec lequel il va bientôt
écrire l’inoubliable Bidonville, une chanson à propos de laquelle il précise : “ Je n’ai pas d’opinions
politiques ; ce sont plutôt des opinions philosophiques. En gros, j’ai le cœur à gauche. ”
Néry (2) : Bidonville
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3_Jazz et expérimentations : Sing, sing, song
Dès lors, le Brésil deviendra sa “ patrie cardiaque ”, et suivront notamment Brésilien (1975) et Tu
verras (1981).
Le jazz reste cependant prédominant, avec en particulier A bout de souffle, adapté du Blue rondo à la
Turk de Dave Brubeck. Morceau divin. Du “ God’Art ”, en quelque sorte... D’ailleurs, en 1965,
Nougaro a achevé à l’Ile de Ré son second 30 cm avec Maurice Vander, et il est tout à fait adopté par
le monde du jazz. Sur des thèmes fameux, il écrit Armstrong, Sing Sing song, A tes seins ; il rend
hommage à Audiberti qui vient de mourir (Chanson pour le maçon), et il signe même ses premières
mélodies avec Côte d’Azur et L’Amour sorcier, où perce son africanité. En fait, il se révèle une espèce
de pionnier de la world music, capable de s’immerger l’instant d’après dans le lyrisme total d’un Ô
Toulouse ! (musique co-signée avec Christian Chevallier).
Et s’il affirme un éclectisme des thématiques dont il constitue le ciment lumineux, effervescent,
fabuleux, il ne confond pas intimisme avec narcissisme ou nombrilisme, cette plaie de trop de
chanteurs actuels. Quand il chante “ J’ai pas d’apôtre / J’ai pas de croix / Je crois en l’autre / Je crois
en moi ”, cela pointe une conception profonde : “ La chanson, c’est faire œuvre d’art avec les
morceaux de ta vie, les pépites de ton existence, tes larmes, tes rires, pour donner à voir qui tu es. ”
Encore une fois, pour lui, un artiste ne doit pas s’occuper de politique, mais de poésie, car “ La poésie,
c’est un singulier pluriel, c’est un être nombreux en dedans. ” Manière personnelle d’énoncer le
célèbre “ Je est un autre ” d’Arthur Rimbaud.
Au début des années 70 (où il va expérimenter d’autres voies artistiques plus ambitieuses), en grand
joueur de mots et de chair, en homme de lettres, de voyelles et de consonnes qui sonnent il nous
invite à partager un étonnant “ grain de folie ” qu’il reprendra plus tard sous le titre suggestif Le K du
Q.
Néry (3) : Un grain de folie
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4_Les années Barclays : Tu verras…
De 1973 à 1977, Claude Nougaro va s’essayer au parlé-chanté (Armé d’amour, sur une mélodie de
Schumann), puis à la fresque rythmique imprégnée d’Afrique (Locomotive d’or), au poème épique
(Plume d’ange, Victor) avec des musiciens comme Jean-Claude Vannier et Maurice Vander.
Après un ultime album chez Philips en 1974, Récréation (il est l’un des premiers à consacrer un
disque entier à des reprises), Il vient d’arriver chez Barclay, où il va rester un peu plus de 10 ans.
En 1978, il décroche un disque d’or avec Tu verras (adapté d’un morceau du Brésilien Chico
Buarque). C’est une période de triomphes, en scène comme en disque, avec Assez, en 1980, où
figurent Des voiliers, Clodi-clodo, Jojo le projo, et l’une de ces fables savoureuses dont il a le secret,
Le coq et la pendule, sur une composition de Maurice Vander, qui vit dans le Poitou... et dont la
femme est Suisse, donc à l’heure.
2
Néry (4) : Le Coq et la pendule
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L’après-Barclays : Il faut tourner la page…
Le “ couple ” Nougaro-Vander s’use néanmoins et va se rompre pendant cinq ans. Claude travaille
alors avec de nouveaux musiciens, très différents, souvent plus jeunes et plus “ électriques ” : Richard
Galliano, Bernard Arcadio, Frédéric Sicart, André Ceccarelli, Bob Garcia...
Les trois albums qui vont en découler (dont un live au New Morning) rencontreront peu le grand
succès, à l’exception de Rimes, musique du batteur Aldo Romano, et en 1985, Nougaro enregistre
pour la dernière fois chez Barclay, Bleu blanc blues, une espèce de retour aux sources avec celui de
Maurice Vander, Pierre Michelot (contrebasse) et Bernard Lubat (batterie). Nougaro trio amorce une
longue tournée de trois mois... qui va durer trois ans, et au cours de laquelle, il va physiquement
e
découvrir l’Afrique et rencontrer sa 3 épouse, la Toulousaine Hélène Bagarry, kinésithérapeute à La
Réunion, à laquelle il va dédier plusieurs chansons : Réunion, Kiné, Quatre ou cinq jours, L’Irlandaise,
L’Ile Hélène. A propos d’elle, il dira d’abord : “ J’ai eu une masseuse formidable, et tiens-toi bien, elle
est de Toulouse, elle s’appelle Hélène. Ce qui fait que j’ai désormais une Hélène qui est ma sœur et
une autre qui est masseuse. ” Et surtout : “ La femme de ma vie ? J’en ai eu plusieurs. Mais Hélène,
elle, c’est la femme de ma mort. ”
Malgré le succès public, partout, au cours de cette longue tournée, Nougaro ne vend pas assez de
disques pour la firme Barclay, qui le vire sans ménagements. Il réagit en fourguant sa maison et en
partant pour New York, où il rencontre un jeune musicien, Philippe Saisse et loge chez Susan
Mingus, la veuve du mythique contrebassiste, Charlie Mingus. En 1987, il sort Nougayork chez WEA,
sous la houlette de l’ingénieur du son Mick Lanaro et des arrangements de Philippe Saisse (Un
écureuil à Central Park, Le Gardien de phare, et le titre symbolique Il faut tourner la page). Résultat :
300 000 disques vendus (platine !). Rebelote en 1989, avec Pacifique, un album qu’il avait
primitivement pensé appeler Toulouse To Win, magnifique chanson : “ J’ai l’âme basanée d’un souffle
de l’Afrique / Ellington m’a percé d’un rayon magnifique / Or ma voix étant ma seule voie de salut / Je
e
cherche maintenant des synthés liturgiques / Du côté de la 42 rue... ”
Il obtient alors une Victoire de la Musique et joue avec 11 musiciens américains au Zénith.
En 1991, avec Une voix dix doigts, il revient chez Philips et plus que jamais à ses sources, avec son
vieux complice Maurice Vander. Puis, avec de nombreux autres musiciens, il enregistre encore deux
albums studios et deux double CD live, avec de très belles chansons (Vie violence, L’Irlandaise...)
mais plus de très gros succès. Période marqué par un arrêt brutal en avril 1995, où il doit subir un
pontage coronarien.
En 1998, Nougaro a rencontré Yvan Cassar (Hallyday...), et en 2000, c’est avec lui comme
orchestrateur et compositeur (mais Claude signe lui-même quatre mélodies) qu’il enregistre l’excellent
Embarquement immédiat, désormais chez EMI, avec trois parties successives : jazzy, mélodique,
percussive. On entend en promo Les Bas, mais il ne faut pas rater L’Ile Hélène, Mademoiselle Maman
(où il évoque ses “ origines vietnamiennes ” : “ Le coup initial dont je suis issu a été tiré a Saïgon ! ”,
m’a-t-il confié en 1987) et ce Déjeuner sur l’herbe.
Néry (5) : Le Déjeuner sur l’herbe
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5_Boucler la boucle
En 2002, comme je l’ai souligné au début, Claude Nougaro boucle la boucle en disant à nouveau ses
textes (Les Fables de ma Fontaine), et alors qu’il prépare un nouvel album qu’il veut symboliquement
enregistrer sur le label Blue Note, il succombe à un cancer le 4 mars 2004.
L’album La Note bleue, avec six titres inédits , la crème des musiciens et des duos superbes (avec
David Linx et la cantatrice Natalie Dessay...) sortira six mois plus tard, mais laissera un goût
d’inachevé, et la voix de Nougaro n’est plus tout à fait la même.
Dernière chose : Claude Nougaro était aussi un des rares grands artistes de la chanson qui en
soutenait et saluait d’autres moins connus dont il appréciait le talent : Allain Leprest, Jehan, Julos
Beaucarne, Gilbert Laffaille, Jean Vasca... Et comme me le faisait remarquer Jean-Michel Boris
(l’ancien directeur artistique de l’Olympia), s’il a eu moins de succès apparent qu’un Bécaud au cours
de ses dernières années, sa disparition a provoqué en revanche une émotion populaire beaucoup
plus considérable.
3
Néry (bonus): A l’enterrement de Nougaro
4

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