introduction - Le Publieur

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introduction - Le Publieur
INTRODUCTION
JE SUIS NÉE dans un Dublin qui ressemblait beaucoup plus à une ville
d’un autre siècle qu’à la ville d’aujourd’hui. Nous étions neuf enfants
quand neuf enfants n’étaient même pas considérés comme une famille
nombreuse, au beau milieu de cette foule grouillante d’Irlandais sans le
sou, anonymes. J’étais l’Irlandaise type : une pas grand-chose, issue d’une
longue lignée de pas grand-chose, de ceux qui ne laissent pas de traces.
Dans un pays catholique conservateur qui avait peur de la sexualité et
qui m’interdisait même d’avoir des informations sur mon corps, je
pouvais m’attendre ¢ en tant que fille, en tant que femme ¢ à rencontrer
des difficultés dans l’existence. Mais au moins ¢ c’est ce qu’on disait
alors ¢ je n’aurais pas la lourde charge d’avoir à gagner ma vie. Un
homme finirait bien par m’épouser et par me garder.
Mais les gens typiques n’existent pas. Et les lieux ne sont pas
immuables. Le monde a changé autour de l’Irlande, l’Irlande elle-même
a changé, et j’étais destinée à être aussi bien actrice de ces changements
que bénéficiaire. Cela, je ne l’ai pas vu avant d’écrire mon histoire.
J’étais enfermée dans les expériences de ma petite vie à moi. La plupart
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du temps, je passais aveuglément d’un jour à l’autre, et ce que je faisais
pouvait paraître assez banal : grandir à la campagne, réussir ma scolarité,
tomber amoureuse, découvrir le désir, étudier, travailler, voyager, être en
bonne santé ou malade, être heureuse ou malheureuse. Mais, moi, j’avais
l’impression d’être dans un état d’attente perpétuelle. Je ne me suis jamais
retournée pour me regarder ou pour regarder ce que j’avais fait. À mes yeux,
je n’avais pas assez de valeur, je ne me prenais pas assez au sérieux pour
me demander ne serait-ce qu’en mon for intérieur si mon existence avait
une quelconque structure, une signification. Je trouvais naturel de n’être
qu’un accident, comme la plupart des millions de gens qui naissent et qui
meurent sur cette planète. Je n’avais pas de raison d’être.
Pourtant, la vie brûlait en moi. Même telle qu’elle était, elle était la
seule trace que je laisserais, elle était ma seule création, et quelque chose
en moi n’acceptait pas qu’elle fût insignifiante. Quelque chose en moi
attendait de se rebeller, d’exiger d’être pris en compte. Car finalement,
dès qu’une opportunité de parler de moi s’est présentée, je l’ai saisie. De
toute manière, je suis seule, me suis-je dit. Qu’ai-je à perdre ? J’avais
besoin de parler. J’avais besoin de hurler.
Passé la quarantaine, de retour dans le Dublin de ma naissance, j’ai
commencé à travailler en tant que chroniqueuse pour le journal le plus
respecté du pays, The Irish Times. C’était merveilleux et assez
inattendu d’avoir ce job. Jusque-là, l’idée même d’une Irlandaise chroniqueuse aurait paru impensable. Mes chroniques traitaient habituellement
de politique, de questions sociales ou d’événements de culture populaire
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¢ elles n’étaient pas personnelles du tout. Elles étaient écrites sur un ton
assuré, général. Mes lecteurs pensaient probablement que j’étais aussi
sûre de moi dans la vie mais, moi, je connaissais la vérité. En privé,
j’étais solitaire. Ma voix privée était triste. L’influence que j’avais au
niveau national me permettait de compter pour quelque chose en Irlande.
Mais je ne possédais rien de ce qui comptait traditionnellement pour les
femmes ni de ce qui avait compté pour moi la plupart du temps dans ma
vie. Je n’avais ni amant, ni enfant. Il me semblait que je n’avais rien à
me rappeler à part des échecs.
Mais, après avoir écrit ces chroniques à peu près pendant dix ans, un
éditeur est venu me voir et m’a demandé s’il pouvait en rassembler
quelques-unes sous forme de livre. J’étais d’accord. Personne ne retrouverait la trace de mon travail dans les anciens numéros du journal, mais un
livre circule. Il serait peut-être la seule chose qu’un randonneur trouverait
à lire dans un refuge au Népal. Il figurerait dans le catalogue de la
Bibliothèque nationale. Il serait là pour ma petite-nièce qui n’est encore
qu’un bébé. Ce n’étaient pas les anciennes chroniques qui m’intéressaient, mais l’introduction personnelle que j’avais promis d’écrire.
Qu’est-ce que je dirais sur moi-même, cette personne qui avait écrit ces
chroniques ? Maintenant que j’en avais l’occasion, comment me
présenterais-je moi-même ?
Je suis assez connue en Irlande. Je suis souvent passée à la télévision,
et une photo de moi apparaît dans le journal, au début de ma chronique.
Mais je ne suis pas une star. Les gens doivent me regarder deux ou trois
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fois avant de mettre un nom sur mon visage. Parfois, quand je suis en
train de prendre un verre dans le bar d’un hôtel, par exemple, un groupe
de femmes de l’autre côté de la pièce me regarde et m’envoie l’une d’elles,
ou, quand je suis chez l’épicier, quelqu’un qui vient de me dépasser se
retourne, revient vers moi et scrute mon visage : « On s’est déjà vu
quelque part ? Vous êtes quelqu’un ? » demandent-ils. Bon ¢ suis-je
quelqu’un ? Je ne suis personne selon les critères du monde mais, après
tout, qui décide qu’on est quelqu’un ? Comment un quelqu’un est-il fait ? Je
n’ai jamais rien fait de remarquable, comme la plupart des gens. Pourtant la
plupart des gens, comme moi, se sentent remarquables. Cette prétention a
grandi en moi. J’ai eu envie de faire un compte rendu de ma vie. J’en avais fini
avec cette vie dans l’ombre. Je me suis assise pour écrire mon introduction,
et j’en ai appelé à ma fierté. Je l’ai transformée en Mémoires.
J’ai imaginé la réaction hostile qu’il y aurait dans mon petit monde
irlandais. « Pour qui se prend-elle ? » prévoyais-je d’entendre de la part
des critiques. Mais, en réalité, ce fut totalement différent. Le monde dans
lequel mon histoire circulait se révéla être beaucoup plus grand que je ne
l’avais imaginé. Et il s’avéra qu’il était plein de gens qui me connaissaient, qui étaient des frères et des sœurs bien que nous ne nous fussions
jamais rencontrés, ils étaient là pour me souhaiter la bienvenue à la sortie de l’ombre et ils voulaient également dissiper les ombres qui obscurcissaient leurs vies à eux. Un grand chœur de voix a répondu à mon filet de
voix : ma voix qui jadis avait été muette ! Car mon histoire commence justement à un point de ma vie où je ne pouvais pas parler du tout...
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A   , j’étais dans une mauvaise passe et
je vivais seule à Londres où je travaillais comme productrice
de télévision à la BBC. L’homme qui avait été le centre de ma
vie pendant dix ans, et que je m’étais apprêtée à épouser
autrefois, avait fini par partir. Je suis rentrée un jour dans
notre appartement d’Islington, et j’ai trouvé un mot sur la
table qui disait : « De retour mardi. » Je savais qu’il ne reviendrait pas, et il n’est pas revenu. Je ne le désirais pas vraiment.
Nous n’en pouvions plus. Malgré ça, je ne savais pas quoi
faire. Je passais des soirées dans un fauteuil à lire et à boire
des quantités de mauvais vin blanc. Je disais bonjour au frigo
quand le moteur se mettait à ronronner. Un soir de réveillon,
j’ai répondu à l’animateur de radio, lui souhaitant une bonne
année à lui aussi. J’étais très déprimée. J’ai demandé à mon
médecin de m’indiquer un psychiatre.
Le psychiatre consultait dans un hôpital. « Bon, pour commencer, on va bien noter votre nom », dit-il sur un ton
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engageant. « Comment vous appelez-vous ? » ¢ « Je m’appelle...
je m’appelle... » J’étais incapable de dire mon nom. J’ai pleuré
¢ un océan de larmes ¢ tout le reste de la séance. J’étais trop
accablée, jusqu’au plus profond de moi, pour pouvoir parler.
De plus, ici en Angleterre, je n’étais pas au bon endroit. Mon
nom était un fardeau pour moi.
Non que ce fût l’analyse du psychiatre. Je ne suis retournée
le voir qu’une fois, mais je suis arrivée à me livrer un peu sur
mes origines et sur ma façon de vivre. Il a finalement dit
quelque chose qui a été comme une trouée dans le brouillard
de mon inconscient. « Vous vous exposez à de grosses difficultés et, en essayant de reproduire la vie de votre mère, vous
êtes en contradiction avec la réalité de votre propre vie »,
dit-il. Aussitôt l’idée formulée, j’ai réalisé que c’était vrai.
Maman était assise dans le fauteuil de son appartement à
Dublin, à lire et à boire. Et avant d’être assise dans le fauteuil,
elle était au lit. Elle pouvait parfois s’aventurer à descendre
jusqu’au pub en chancelant. Après ça, elle rentrait, titubante,
pour retrouver son fauteuil. Et elle se couchait. Elle s’était
appuyé la corvée de nourrir, d’habiller et de laver un enfant
après l’autre pendant des années. Puis il n’y avait plus eu
qu’un enfant sur les neuf. Mon père avait déménagé avec elle
et cette petite dernière dans un appartement, et elle s’était
posée là. Elle avait l’argent qu’il lui donnait (jamais assez pour
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éteindre ses angoisses). Elle n’avait rien à faire, et il n’y avait
rien qu’elle eût envie de faire, excepté boire et lire.
Et j’étais là ¢ j’avais la moitié de son âge, je ne dépendais de
personne, je n’étais ni fatiguée ni piégée par ma situation,
j’avais un travail intéressant et bien payé, j’étais libre, en
bonne santé et élégante à l’occasion. Toujours est-il que je
reproduisais fidèlement l’univers dévasté de ma mère autour
de moi.
Une des aventures de ma vie a consisté à m’affranchir de
son exemple puissant et nuisible. Sur tous les plans. Rien n’a
d’importance, sauf la passion, affirmait-elle. C’est ce qui avait
eu de l’importance pour elle, et elle avait plus ou moins nourri
le mythe du bonheur passionnel durant les dix premières
années de son mariage. Elle n’accordait aucun prix à quelque
autre forme de lien que ce fût. L’amitié ne l’intéressait pas. Si
elle avait des pensées ou des idées, elle ne les évoquait jamais.
Elle ressemblait plus à un animal timide en marge de la société
humaine qu’à une personne qui y aurait vraiment vécu. Elle
lisait tout le temps, non pas pour nourrir sa réflexion, mais
dans le but délibéré d’échapper à toute réflexion.
Que lui était-il arrivé ? Son père ¢ mon grand-père ¢ avait
écrit ses Mémoires : quelques pages au crayon dans un cahier
ligné. Il faisait partie d’une fratrie de quatorze enfants qui
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vivaient entassés dans une petite ferme. C’est peut-être parce
que, comme ses frères et sœurs, il avait été obligé d’émigrer
quand il était encore tout jeune et que jamais plus il n’avait
retrouvé de famille, qu’il se souvenait de la maison de son
enfance avec une émotion débordante. « Je vais tenter de
vous décrire une scène familiale typique telle que je l’ai vécue
au début des années 1890 », écrivait-il.
Père entrait dans la cuisine quand il faisait déjà nuit et se mettait à
bricoler et à réparer ¢ une chaise, une corbeille ou quelque harnais. Il
chantait toujours quand il travaillait et avait un vaste répertoire de
chansons, en anglais comme en irlandais. Les bébés dormaient déjà, et
les cadets se lavaient les pieds dans une bassine en bois avant d’aller se
coucher à leur tour. Après avoir récité le chapelet, les aînés devaient
aller dormir. Mère enfilait une dernière aiguillée. Une lampe à huile
était suspendue devant la fenêtre et on renforçait le feu de tourbe dans
l’âtre avec un morceau de mauvais bois qui éclairait le buffet de telle
sorte que les cruches et la vaisselle brillaient comme si elles avaient été
illuminées. Parfois, quand il n’était pas occupé par son travail, père
prenait le journal hebdomadaire et lisait à haute voix, surtout les
nouvelles politiques, s’interrompant parfois pour donner sa propre
interprétation des faits. Mère, tout près de lui, l’écoutait attentivement...
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Ma mère, la petite fille de ce couple idéal, était tout sauf
une auditrice attentive. Je ne sais pas ce qui s’est passé au fil
des générations. Je ne pense pas que l’histoire puisse l’expliquer, que l’individu soit issu d’un moule dans lequel on aurait
versé le contenu de deux cruches appelées Hérédité et Milieu.
Mais peut-être l’émigration a-t-elle modifié la relation entre
femmes et enfants. Les enfants étaient endurcis très jeunes
car ils étaient envoyés dans le monde avec leur valise en
carton. Un instant bien au chaud dans la tribu, ils se retrouvaient l’instant suivant à descendre les marches d’une gare
lointaine dans un monde qu’ils devaient affronter seuls. Sous
une aisance de surface, ils ont dû rester des enfants. D’une
certaine manière, pendant les années qui ont été déterminantes pour ma mère, il y avait trop d’enfants et trop peu de
ressources. Elle était la femme la plus privée de mère qui soit.
Sa propre mère, d’après les brèves évocations qui ont
jamais été faites d’elle, était coléreuse et énergique. Elle avait
installé un atelier de couture dans le salon de leur maison
mitoyenne en brique rouge de Clonliffe Road où elle cousait
des linceuls pour les morts de la paroisse jusque tard dans la
nuit. La tuberculose rend fiévreux, et elle mourait lentement
de cette maladie. « Elle m’a lancé un fer à repasser brûlant à la
tête », c’est tout ce que ma mère, maussade, a dit sur elle.
« Elle disait que j’avais toujours le nez dans un livre. » Mais, à
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ce moment-là, un enfant était déjà mort. Une des filles aînées
se mourait de tuberculose en même temps que la mère. Il y
avait sept autres enfants qu’on élevait pour qu’ils émigrent.
C’était un ménage ordinaire, respectable, de Dublin. La maîtresse de maison ne sortait jamais, n’avait jamais d’argent, ne
s’arrêtait jamais d’avoir des enfants. Ma mère elle-même a
encore touché cette réalité du doigt. Elle a grandi sans rien
apprendre. Elle ne savait ni faire la conversation, ni préparer
le petit-déjeuner, ni ficeler un paquet, ni désigner un arbre ou
une fleur par son nom.
Quand j’ai connu mon grand-père, il était veuf depuis
longtemps. Il rêvait de lévriers de course et il clopinait en
remontant Clonliffe Road vers un banc public pour y discuter
tranquillement avec d’autres patriarches, d’autres campagnards déplacés. Je ne savais pas pourquoi ma mère avait peur
de lui. Il mangeait des yeux de bœuf et lisait les aventures du
Saint. Il me disait, du fond de son lit qui sentait le renfermé :
« Passe-moi ce pantalon. » Il fouillait dans les poches et me
donnait quelques pennies. Il s’asseyait sur la chaise droite pour
enfiler son caleçon long, et son pénis ressemblait à un truc
minéral de couleur pourpre, un coquillage qu’on aurait trouvé
au fond de la mer. Il attendait sur sa chaise qu’on lui apporte
son thé et ses tartines beurrées. Il aurait certainement nié que
si trois de ses enfants étaient de redoutables alcooliques cela
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avait quelque chose à voir avec lui. Personne n’assume la
responsabilité des grandes familles irlandaises qui, de génération en génération, sont ravagées par l’alcool.
Ma mère ne voulait rien avoir affaire avec l’éducation des
enfants ou avec la tenue d’une maison. Mais elle y fut bien
obligée. Parce qu’elle était tombée amoureuse de mon père, et
qu’ils s’étaient mariés, elle fut condamnée à passer sa vie
comme mère et comme femme au foyer. Elle n’était pas à sa
place dans ce rôle. Il m’arrive de rencontrer des femmes qui
me font penser à elle quand je dors dans des bed-and-breakfasts
à la campagne. Elles jettent du sucre sur le feu pour le
rallumer, elles nettoient les sols avec une vieille serpillière qui
pue, et elles ne cessent d’envoyer leurs enfants faire des
courses. Elles me demandent, mi-critiques, mi-nostalgiques :
« Et vous, vous n’avez jamais pensé à vous marier ? »
S’il y avait une chose dont ma mère connaissait bien l’existence, c’était son corps. Elle s’était fait renvoyer du couvent
où elle était en pension pour avoir dansé en serrant de trop
près la fille qu’elle adorait. Elle fut déconcertée par la punition, car elle n’avait jamais entendu parler du lesbianisme. Je
me souviens d’un roman de Henry Green qui circulait à la
maison quand j’étais petite et dont la couverture représentait
des jeunes filles en robe blanche qui valsaient ensemble dans
la pénombre. Maman s’épanouissait un instant quand elle
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voyait cette image. « C’était exactement comme ça, dans le
grand hall de l’école, la nuit où j’ai dansé avec elle ! » Des
dizaines d’années plus tard, peu de temps avant la mort de ma
mère, une dame aux yeux clairs d’un certain âge vint vers moi
lors d’une réception. Comme par hasard, ça se passait dans les
bureaux de ce qui était alors le Conseil du statut des femmes.
« Comment va votre mère ? » me demanda-t-elle. Elle,
s’avéra-t-il, c’était l’autre fille. L’objet d’amour. Je n’ai pas osé
lui demander ce qui s’était vraiment passé. De toute manière,
à ce moment-là, ce qui me préoccupait, c’était le contraste
entre cette femme alerte, et qui de toute évidence jouissait
d’un bon standing, et la pauvre épave de ma pauvre mère
innocente et ignorante, là-bas dans le petit appartement, qui
se frayait un chemin à travers les journées, tremblotante et
accrochée à son gin, pendant que son mari vaquait à ses
occupations avec affabilité et que la dernière de leurs enfants
¢ une écolière, encore ¢ s’élevait toute seule.
C’était là que la grande passion l’avait laissée.
Sa mère et sa grand-mère avant elle avaient su quel comportement la tribu attendait d’une femme et comment en
retour la tribu la protégerait. Mais quand mon grand-père
revint de son exil londonien pour travailler à la Grande Poste
de Dublin dans les années 1910, comme le lien avec le Kerry
était rompu, personne n’appartenait plus à une tribu. Ma
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mère était toute seule, mais sans espoir d’indépendance. De
nos jours, elle aurait pu rester dans la fonction publique,
même après être tombée enceinte. Mais l’Irlande des années
1940 était un tombeau où les femmes étaient enterrées vives.
Pour les hommes tels que mon père, affairés dans les rues
de Dublin, c’était tout le contraire. La radiodiffusion et le
journalisme commençaient à se développer. Il avait débuté
comme professeur, dans les années 1930, et s’il était resté
dans l’enseignement ¢ de retour à la maison tous les aprèsmidi et libre en été ¢ ses enfants auraient eu un père merveilleux. Mais il avait des dons variés et des ambitions : en été,
il voyageait à travers l’Europe, il aimait les langues, c’était un
sportif et un patriote heureux et fier de l’être. En plus il était
beau comme tout.
Des photos avec ma mère montrent mon père sur la plage
à Ballybunnion, dents étincelantes et membres robustes. Elle
était parfaitement heureuse de ce qu’elle était devenue grâce à
lui. Ils étaient fous l’un de l’autre depuis leur rencontre. Ils
allaient en stop à Howth Head et Bray Head, sur les montagnes autour de Dublin et ils faisaient l’amour dans la bruyère.
Il lui offrit un porto chaud par une soirée fraîche, son tout
premier verre d’alcool. Ils se sont mariés très tôt un matin de
janvier parce que ma sœur Grainne formait une petite bosse
sous la robe de maman. La Deuxième Guerre mondiale
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éclata. Il rejoignit les forces irlandaises de défense en 1939, et
il aima la vie militaire. Peu après, ma mère tomba de nouveau
enceinte. Il vint à vélo de Curragh Camp à l’hôpital de
Rotunda pour m’accueillir. Mais j’ai passé ma petite enfance
dans le Donegal, car c’est là que l’armée avait conduit mon
père. Les premières pages d’une lettre qu’il écrivit à ma mère
organisant leur déménagement subsistent. Elle était encore
enceinte.
« A chroidhe dhil », commence-t-il. Pendant des années, j’ai
été incapable de lire cette lettre. « Mon cœur adoré », quand
on sait qu’ils ont si mal fini ! Il lui écrit de Fort Dunree, sur la
péninsule d’Inishowen. Il y a trouvé une petite maison pour
la famille ¢ il joint un croquis et continue ainsi :
Pour Grainne et Nuala, il y a le calme, le bon air, le soleil et la mer,
des poules pour Grainne sans oublier une bó 1 à l’occasion. Pour toi,
il y a tout cela, plus moi, et aussi de temps en temps un week-end à
Derry et des soirées à Buncrana. En ce qui concerne les livres, le père
Dolan a tout un tas de bouquins très chouettes dont je sais qu’il te les
prêtera. Il y a d’autres choses : des œufs, du lait, des pommes de terre
venues tout droit du jardin. Et même si on se sert de charbon en plus
de la tourbe, on n’aura rien à dépenser pour le gaz. Les mottes de
tourbe sont à environ vingt mètres ¢ pas de problème pour un mari
1. Vache. (N.d.T.)
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enthousiaste... Aujourd’hui, c’est mercredi et je réalise que je ne
toucherai ma solde que demain, mais je vais emprunter de l’argent
pour le timbre. Ça fait maintenant presque une semaine que je ne t’ai
vue, et j’ai l’impression que ça fait un mois. Je compte les jours
jusqu’à ce que nous soyons tous à nouveau réunis sous le beau soleil.
Aujourd’hui, le soleil a brillé pendant douze heures, toute la journée,
de neuf heures du matin à six heures du soir [sic]. J’étais de service
sur une falaise couverte d’herbe, pour donner un coup de main à des
recrues occupées à s’entraîner au tir...
Entre-temps, une lettre de ma mère lui arrive. Il poursuit :
... Tes lettres en général me font un effet vraiment terrible, celle-ci
n’était pas trop mal ! Je remarque que je t’ai influencée au point que
tu dis « un peu difficile » quand tu veux dire « complètement désespérant ». Ma chérie...
« Ah voilà ! » me dis-je. « Elle était déjà en train de le
provoquer avec son désespoir. » Mais bon ¢ trois enfants en
quatre ans ! Il manque la fin de la lettre, ainsi le tabou de la vie
intime des parents n’a pas été violé, si tant est qu’il y ait eu des
marques d’intimité à cet endroit-là.
Dans cette lettre, il traite ma mère comme une partenaire.
Il est journaliste free-lance, et elle l’assiste. Mais, à l’époque
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où j’ai pu les connaître, il sortait ; elle restait à la maison.
Personne ne la traitait comme une partenaire. Quand elle
mourut, quelques années après lui, on a trouvé cette lettre
dans la vieille boîte à biscuits qui était tout ce qu’elle possédait, mis à part ses vêtements. Elle ne possédait pas la moindre chose dans le petit appartement ¢ pas un livre, pas un
disque. Dans la boîte à biscuits, il y avait les pages gribouillées
des critiques littéraires qu’elle avait écrites, au crayon à papier
et au stylo-bille. Ils avaient déménagé au moins une douzaine
de fois. Elle avait eu bien du mal déjà à garder cette lettre et
ces critiques. Quelques-uns de ses articles avaient été publiés
dans le journal. C’était le seul argent qu’elle eût jamais gagné
par elle-même, hormis les allocations familiales. C’est de cela
qu’elle parlait ¢ de l’argent. Mais ce n’était pas à cause de
l’argent qu’elle gardait ces brouillons froissés dans la boîte à
biscuits : c’est qu’elle n’avait rien d’autre. On aurait pu la
respecter si les circonstances avaient été différentes. Elle
aurait pu faire autre chose que la bonne à tout faire qu’elle
avait été.
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