LAWRENCE, D. H. ([1928] 1997). « Le chaos en poésie », Les deux

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LAWRENCE, D. H. ([1928] 1997). « Le chaos en poésie », Les deux
LAWRENCE, D. H. ([1928] 1997). « Le chaos en poésie », Les deux principes, éd. de
L’Herne, Paris, pp. 41-48.
LE CHAOS EN POÉSIE1
[>41] La poésie, dit-on, est affaire de mots. Cela est aussi exact que de dire : la
peinture est affaire de pigments ou les fresques de détrempe. Cela est si loin de la vérité
totale qu’à le dire sentencieusement on apparaît un peu stupide.
La poésie est affaire de mots. La poésie ce sont des mots qui, enfilés les uns aux
autres, produisent un friselis, un bruit de clochettes, une écharpe de couleurs. La poésie
est un lacis d’images. La poésie est l’iridescente suggestion d’une idée. La poésie est
toutes ces choses, et d’autres [>42] choses encore. Tous ces ingrédients réunis, on obtient
quelque chose qui ressemble beaucoup à la vraie poésie, quelque chose qu’on peut définir
par le vieux nom romanesque de poesy. Et cette poésie, comme le bric-à-brac, sera
toujours à la mode. Mais la vraie poésie est autre chose encore.
La qualité essentielle de la vraie poésie, c’est qu’elle fait un nouvel effort
d’attention et « découvre » un monde nouveau dans le monde connu. L’homme, les
animaux et les fleurs vivent tous dans un chaos étrange, un perpétuel déferlement. Le
chaos auquel nous avons fini par nous accoutumer, nous le nommons cosmos. L’indicible
chaos intérieur dont nous sommes formés, nous le nommons conscience, esprit, voire
civilisation. Mais c’est, en définitive, le chaos, qu’il soit ou non illuminé par des visions.
Tout comme l’arc-en-ciel peut illuminer ou non l’orage. Et, comme l’arc-en-ciel,
s’estompe la vision.
Mais l’homme ne peut vivre dans le chaos. Les animaux, oui. Pour l’animal tout
est chaos, seulement il y a un petit [>43] nombre de mouvements et d’aspects qui se
reproduisent dans ce déferlement. L’animal s’en contente. L’homme non. L’homme doit
s’envelopper d’une vision, se construire une maison d’une forme et d’une stabilité, d’une
fixité apparentes. Dans sa terreur du chaos il commence par interposer une ombrelle
ouverte entre soi et l’éternel maelström. Ceci fait, il peint sur le dessous de son ombrelle
un firmament. Puis il se pavane, il vit et meurt sous une ombrelle. Transmise à ses
descendants, celle-ci devient un dôme, une voûte, et les hommes finissent par sentir que
quelque chose ne va plus.
L’homme érige un merveilleux édifice de sa propre création entre soi et le
sauvage chaos, puis il s’étiole et s’asphyxie petit à petit sous son parasol. Vient alors un
poète, ennemi de la convention, qui pratique une fente dans l’ombrelle ; et, miracle ! le
chaos révélé est une vision, une fenêtre ouverte sur le soleil. Mais au bout d’un certain
temps, habitué à la vision et sans goût pour le franc courant d’air issu du chaos, l’homme
banal barbouille un simulacre de la fenêtre ouverte [>44] sur le chaos, et raccommode
l’ombrelle avec ce simulacre. Ce qui revient à dire qu’il s’est habitué à la vision, que
celle-ci fait dorénavant partie de l’ornementation de sa demeure. De sorte que l’ombrelle
finit par ressembler à un firmament étincelant et déployé, qui présente de multiples
aspects. Mais, hélas, tout est simulacre, innombrables rapiéçages. Homère et Keats,
annotés et suivis d’un glossaire.
1
Extrait de la « Préface » au livre de Harry Crosby, Chariot of the Sun, Paris, Black Sun Press, 1928,
traduite pour la première fois dans la revue Échanges/Exchanges, Paris, 1929.
Telle est l’histoire de la poésie à notre époque. Quelqu’un voit des Titans dans les
bourrasques du chaos, et le Titan devient un mur, entre les générations suivantes et le
chaos dont elles auraient dû hériter. Le ciel indompté remuait et chantait. Cela même est
devenu une grande ombrelle ouverte entre l’humanité et le ciel empli d’air frais ; puis une
voûte peinte, une fresque étalée sur un plafond cintré, sous lequel les hommes s’étiolent
et deviennent insatisfaits. Jusqu’à ce qu’un autre poète vienne ouvrir une fente qui laisse
entrevoir le chaos libre et venteux.
Mais notre toit finit par ne plus trom-[>45]per. Ce n’est que plâtre peint, et
l’habileté de toutes les grandes époques ne nous trompera plus. Dante ou Léonard,
Beethoven ou Whitman : voyez! tout cela est peint sur le plâtre de votre voûte. Comme
saint François d’Assise prêchant aux oiseaux ! Quelle ressemblance étonnante avec l’air,
l’espace fourmillant d’oiseaux et le chaos formé de mille choses – en partie parce que la
fresque va s’effaçant. Et pourtant, on est heureux de sortir de cette église, de pénétrer
dans le chaos naturel.
Nous voici face à la crise capitale de l’humanité : le retour obligatoire au chaos.
Tant que sert l’ombrelle, que les poètes y pratiquent des fentes, que la masse des gens est
susceptible d’être instruite par degrés à se hausser au niveau de la vision qui apparaît
dans la fente (ce qui revient à dire qu’on la ravaude d’une pièce qui ressemble
exactement à la vision qui apparaît dans la fente), aussi longtemps que ce processus peut
continuer et que l’humanité peut être, à force d’instruction, formée et ainsi emmurée, une
civilisation se per-[>46]pétuera avec plus ou moins de bonheur, tout en achevant la
construction de sa prison peinte. Cela s’appelle faire prendre pleine conscience.
La joie qu’éprouvèrent les hommes quand Wordsworth, par exemple, ouvrit une
fente et vit une primevère ! Jusqu’alors, les hommes n’avaient vu la primevère
qu’indistinctement, dans le clair-obscur de l’ombrelle. Par les yeux de Wordsworth, ils la
virent à la pleine lumière du chaos. Depuis lors, par degrés, nous en sommes venus a ne
voir de la primavera que la primevère. Ce qui veut dire que nous avons ravaudé la fente.
Et la joie plus grande encore quand Shakespeare fit une grande déchirure et vit
l’homme insatisfait en proie aux émotions – dehors – dans le chaos, par-delà l’idée
conventionnelle et l’ombrelle décorée d’images morales et de paladins bardés de fer,
apparus au Moyen Age. Mais aujourd’hui, hélas, le plafond de notre voûte, les murs aussi
d’ailleurs, sont tout simplement recouverts d’un grouillement d’Hamlet et de Macbeth, et
l’ordre est devenu figé et sans faille.
[>47]L’homme ne peut être différent de son image. Le chaos est exclu tout entier.
L’ombrelle est devenue si grande, les pièces et le plâtre si tendus et si durs, qu’on
ne peut plus y pratiquer de fentes. Si on les fendait, la fente ne serait plus une vision, elle
ne serait qu’une déprédation. Il faudrait la ravauder aussitôt, pour qu’elle ne jure plus
avec le reste. Ainsi l’ombrelle est absolue. Et le désir du chaos est devenu nostalgie. Et il
en sera ainsi jusqu’à ce qu’un vent terrible vienne déchiqueter l’ombrelle, en même temps
qu’une grande partie de l’humanité, pour les emporter vers l’oubli. Les survivants
grelotteront dans le chaos. Car le chaos est toujours là, quelles que soient les ombrelles
visionnaires que nous dressions.
Et les poètes, alors, en cette conjoncture ? Ils révèlent le désir secret de
l’humanité. Que révèlent-ils ? Ils montrent l’appétit du chaos, et la peur du chaos.
L’appétit du chaos est le souffle même de leur poésie. La peur du chaos réside en leur
parade de formes et de techniques. La poésie est affaire de mots ! disent-ils. [>48] Ils
lancent donc des bulles – sons et images – qui ne tardent pas à éclater au souffle de
l’appétit du chaos, qui les emplit. […]*
* La troncature est introduite par l’édition de L’Herne.