Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l

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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
UNIVERSITE DE NICE SOPHIA ANTIPOLIS
GROUPE DE RECHERCHE EN DROIT ECONOMIE ET
GESTION
MASTER 2 ADMINISTRATION DES AFFAIRES
MENTION INNOVATION ET DEVELOPPEMENT INDUSTRIEL
SPECIALITE ECONOMIE DE L’INNOVATION ET DYNAMIQUE INDUSTRIELLE
Julien PILLOT
Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles
aux Mesures Techniques de Protection (MTP)
Mémoire de Recherche dirigé par Frédéric MARTY
Assesseur : Jean-Luc GAFFARD
Soutenu en Juillet 2007
-2-
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
A Edmond BRAURE…
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
REMERCIEMENTS
J
e tiens tout particulièrement à exprimer ma gratitude envers Monsieur Frédéric
MARTY, professeur de Sciences Economiques et chargé de recherche au
CNRS officiant à l’université de Nice Sophia Antipolis (GREDEG), mon
directeur de mémoire, pour son soutien, ses conseils et sa disponibilité indéfectible
durant l’élaboration de ce travail.
Je remercie également Monsieur Jean-Luc GAFFARD, professeur de
Sciences Economiques officiant à l’université de Nice Sophia Antipolis, directeur de
l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques, mon assesseur, pour sa
présence et son écoute tout au long de l’année universitaire.
Enfin, je remercie Madame Flora BELLONE et Monsieur Joël-Thomas RAVIX,
professeurs de Sciences Economiques en charge de la formation en Economie de
l’Innovation et Développement Industriel au GREDEG pour leurs précieux conseils
prodigués tout au long de l’année universitaire, ainsi que toutes les personnes ayant
participé de près ou de loin à l’élaboration de ce travail.
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Table des matières
Introduction générale
-7-
Chapitre 1 : Mesures Techniques de Protection et facilités essentielles -331.1 Un exemple de litige lié aux Mesures Techniques de Protection : décision du Conseil
de la concurrence n° 04-D-54 du 9 novembre 2004 relative à l’action de VirginMega
à l’encontre d’Apple
-34-
1.1.1
La saisine de VirginMega France
-35-
1.1.2
La décision des autorités de la concurrence
-39-
1.1.2.1 Du caractère essentiel de l’accès à la MTP Fairplay
-39-
1.1.2.2 Du risque d’élimination de la concurrence
-41-
1.1.2.3 Du lien de causalité dû au fait de détenir une position dominante sur un marché
intimement lié à celui du téléchargement
-42-
1.1.2.4 Sur le lien entre la part de marché du site iTunes et l’accès au DRM Fairplay
-42-
1.1.2.5 En conclusion sur ce cas pratique
-44-
1.2 Une vision économique de la notion d’interopérabilité : application de la théorie des
facilités essentielles aux actifs intangibles
1.2.1
Présentation du concept de facilité essentielle
-47-48-
1.2.1.1 Origines de la notion de facilité essentielle : l’affaire « Terminal Railroad »
-48-
1.2.1.2 Une application en droit communautaire : l’affaire « Stena-Sealink
-50-
1.2.2 Réseaux de communication et théorie standard
-51-
1.2.3
Accès au marché et comportements opportunistes
-52-
1.2.4
Peut-on considérer la propriété intellectuelle comme une facilité essentielle ?
-55-
1.2.4.1 Le cas Magill
-56-
1.2.4.2 Le cas IMS
-57-
1.2.4.3 Le cas du numéro vert
-59-
1.2.4.4 La doctrine des facilités essentielles aux USA et en Europe
-61-
1.2.4.5 De l’intérêt général
-63-
-5-
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Chapitre 2 : Tarification de l’accès et incitation à innover
-69-
2.1 La théorie des licences obligatoires
-70-
2.1.1 Les mécanismes incitatifs
-72-
2.1.1.1 Régulation impliquant un transfert
-73-
2.1.1.2 Régulation sans transfert
-74-
2.1.2 L’accès de tiers à l’infrastructure : la tarification à adopter
-76-
2.1.2.1 Application de la théorie de l’ « Efficient Component Pricing Rule » de W. Baumol et
J. Sidak à l’industrie électrique
-77-
2.1.2.2 Tarification à la Ramsey selon J.J. Laffont et J. Tirole
-80-
2.1.3 Tarifer dans le cadre d’actifs intangibles
-83-
2.2 L’incitation à innover
-86-
2.2.1 Du processus d’innovation
-86-
2.2.2 Institutions et innovation : le dilemme entre imperfection de marché et défaillance de
marché
-91-
Conclusion : Vers une vision dynamique de la concurrence
-95-
Références bibliographiques
-97-
Annexes
-101-
-6-
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Introduction générale
C
es dernières années, le secteur relatif à la sécurisation des
données informatiques a connu un bouleversement majeur avec
l’avènement des Digital Rights Managers (DRM), Mesures
Techniques de Protection (MTP) en français. Premier segment touché par le
développement de ces programmes de gestion numérique des droits, le marché de
la musique ouvre des perspectives intéressantes qui devraient être exploitées par les
majors désireuses de protéger de manière plus efficace leurs propriétés
intellectuelles. A l’heure du ‘’tout numérique’’, de l’expansion des accès à très haut
débit à l’Internet, de la multiplication de programmes facilitant la digitalisation et la
copie des données, et alors que fleurissent sur la toile nombre de portails
numériques peer-to-peer, la diffusion de fichiers libres de droits devient effectivement
accessible au plus grand nombre, de l’utilisateur confirmé jusqu’au premier néophyte
en informatique venu. Dans ce contexte, les grosses entreprises de distribution
multimédia font de la préservation de leurs droits d’auteur leur principal cheval de
bataille, d’autant que leurs ventes sur supports physiques connaissent une perte de
vitesse considérable. Ainsi, ces Mesures Techniques de Protection sont amenées à
s’étendre bien au-delà des fichiers musicaux. Le secteur de la vidéo à la demande
les applique déjà, et il y a fort à parier que leur domaine d’application est appelé à se
propager jusqu’à l’ensemble des documents partagés sur des réseaux.
Face à l’impérieuse nécessité de se prémunir contre le préjudice consécutif au
piratage et la diffusion incontrôlée de données numériques libres de droits, les MTP
devraient, selon toute logique, faire consensus auprès de la profession. Pourtant, ces
Mesures Techniques de Protection sont au cœur d’une profonde polémique qui
continue à faire couler beaucoup d’encre comme le prouvent les nombreux débats,
pour le moins passionnés, qui cette année ont émaillé, entre autres, les discussions
en marge du MIDEM (Marché International de l’Edition Musicale) qui chaque mois de
janvier depuis 1966 réunit à Cannes les professionnels du secteur.
-7-
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Moyens efficaces de répondre à la nécessité de protéger le plus efficacement
possible les droits de propriété intellectuelle pour les uns, ils sont toutefois décriés
par les autres car assimilés à une nouvelle méthode d’appropriation des marchés,
c'est-à-dire un procédé permettant de concentrer le pouvoir de marché entre les
mains d’un très faible nombre d’acteurs (structures oligopolistiques, incluant le
monopole). A ce titre, l’affaire ayant opposé en 2004 deux acteurs majeurs gravitant
autour du marché de la musique, Apple et VirginMega 1 , est particulièrement
révélatrice des tensions soulevées par le développement de ces Mesures
Techniques de Protection.
En effet, les Digital Rights Managers soulèvent des problématiques sous-jacentes
diverses, parfois complexes, regroupant les notions d’interopérabilité, de facilités
essentielles, de licences obligatoires, de tarification de l‘accès, de sécurité juridique
ainsi que la confrontation de deux droits fondamentaux en économie que sont les
droits de propriété intellectuelle et le droit de la concurrence. De manière plus
agrégée, dès lors que la sécurité juridique d’une entreprise innovatrice, ou
potentiellement innovante, n’est plus assurée, alors elle perd tout ou partie de ses
incitations à mobiliser ses ressources productives dans une optique de création, ce
qui peut plonger le marché dans une statique économique socialement non
souhaitable 2 . En d’autres termes si, à la faveur d’un droit de la protection
intellectuelle soumis à celui de la concurrence, il devient juridiquement aisé pour une
firme de remettre en question la position de monopole temporaire acquise grâce à
son efficience économique 3 par une entreprise concurrente via l’octroi forcé de
licences d’exploitation, alors les incitations à innover peuvent de facto s’en trouver
dramatiquement réduites, mettant ainsi en péril la dynamique industrielle sur le
secteur en question.
1
Décision du Conseil de la concurrence n° 04-D-54 du 9 novembre 2004
2
J. Schumpeter (1911, 1926) : « Théorie de l’évolution économique »
3
Contrairement à la notion d’efficacité qui réside en la mesure d’un résultat, l’efficience économique met en
rapport ce résultat avec les ressources (humaines, financières, matérielles et informationnelles) engagées dans le
processus de production. Autrement dit, une firme faisant preuve d’efficience économique est une firme qui
produit de la bonne façon. Exemples de gains d’efficience : les gains de productivité, l'amélioration des capacités
d'innovation et le renforcement des moyens de R&D, l'amélioration des services aux consommateurs et à la
société…
-8-
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Comme on peut le pressentir, forcer l’accès à des actifs intangibles tels que les MTP,
c’est-à-dire les considérer comme des ressources essentielles à la bonne poursuite
du processus concurrentiel sur un marché, est une décision qui peut avoir des
répercussions très lourdes et qui incombe aux autorités de la concurrence. Cette
décision d’octroyer une licence forcée ne peut, par définition, être prise de manière
laxiste car elle revient à priver une firme innovatrice d’une partie des retombées
financières que lui confère le monopole temporaire dont elle jouit grâce à son
efficience économique. Les autorités compétentes doivent d’autant plus redoubler de
vigilance quand viennent se greffer à ce débat des problèmes d’interopérabilité entre
des systèmes concurrents. Là encore, l’affaire opposant VirginMega et Apple illustre
parfaitement ce dilemme qui se pose quand on doit arbitrer dans ce cadre.
Dès lors que la préservation du processus de concurrence semble passer par une
exigence d’interopérabilité, toute la difficulté revient à faire concilier politiques de
concurrence et droits de propriété intellectuelle. Autrement dit, bien qu’il soit délicat
de concilier les intérêts des différents acteurs d’un marché soumis à une concurrence
exacerbée, il revient aux autorités compétentes de trouver un compromis entre ces
deux droits fondamentaux. L’enjeu est de taille puisque c’est ni plus ni moins que de
la sauvegarde des incitations à innover, c’est-à-dire de la préservation de la
dynamique économique, dont il est question ici.
Ainsi, si les autorités de la concurrence venaient à estimer un actif intangible comme
une facilité essentielle nécessitant, par définition, que tous les acteurs économiques
du secteur puissent jouir d’un accès non discriminatoire à celui-ci, reste à définir un
tarif d’accès qui soit de nature à satisfaire toutes les parties ce qui est une autre des
prérogatives des Conseils de la concurrence. Peut-on faire usage de la littérature
économique existante relative aux infrastructures physiques de réseau pour calculer
un tarif optimal de cession des licences, ou bien la nature particulière des actifs
intangibles impose-t-elle de sortir du dogme de l’optimalité pour explorer de
nouvelles pistes? Nous verrons plus en aval dans ce mémoire que la réponse à cette
question est loin d’être évidente.
-9-
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Dans cette partie introductive, nous allons succinctement revenir sur diverses notions
qu’il convient de maîtriser et de garder à l’esprit tout au long de ce mémoire. Ainsi,
dans un premier temps, nous nous attacherons à exposer ces concepts importants
que peuvent être les Mesures Techniques de Protection, les licences, la propriété
intellectuelle ou encore les facilités essentielles. Dans un second temps, nous
présenterons une vision globale du marché de la musique. Ainsi, nous aborderons la
crise actuelle que traverse l’industrie traditionnelle du disque avant d’appréhender les
opportunités de marché nouvelles amenées par la démocratisation du support
numérique. Enfin, nous exposerons les principales raisons qui ont permis à Apple de
s’imposer comme un leader incontestable sur ce marché naissant. Cela nous
permettra également de mettre en exergue les tensions relatives à la domination
sans partage du couple iPod-iTunes Music Store dues à des problèmes
d’interopérabilité entre MTP. Enfin, nous rappellerons brièvement que le géant
américain Microsoft a déjà été condamné pour des affaires similaires. Cette
introduction ouvrira donc la voie à une meilleure compréhension économique des
tenants et aboutissant de l’affaire ayant opposé en 2004 VirginMega à Apple.
Les Mesures Techniques de Protection
L’article 9-3 de la directive européenne du 22 mai 2001 nous livre la définition
suivante de la Mesure Technique de Protection : « La mesure technique de
protection se définit comme toute technologie, dispositif ou composant qui, dans le
cadre normal de son fonctionnement, est destiné à empêcher ou à limiter, en ce qui
concerne les oeuvres ou autres objets protégés, les actes non autorisés par le
titulaire d'un droit d'auteur ou d'un droit voisin du droit d'auteur prévu par la loi. Les
mesures techniques sont réputées efficaces lorsque l'utilisation d'une oeuvre
protégée, ou celle d'un autre objet protégé, est contrôlée par les titulaires du droit
grâce à l'application d'un code d'accès ou d'un procédé de protection, tel que le
cryptage, le brouillage ou toute autre transformation de l'oeuvre ou de l'objet protégé
ou d'un mécanisme de contrôle de copie qui atteint cet objectif de protection ».
Ainsi, le Digital Right Manager est un système permettant la protection d'un contenu
en s'aidant d'un serveur de licences. Les licences en question empêchent la lecture
du contenu hors du cadre définit par la société qui vous a vendu le produit.
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Concrètement, pour fonctionner les MTP ont besoin de chiffrer (c'est à dire crypter
avec une clé numérique secrète) les fichiers qu'ils protègent. Une fois chiffré, le
fichier ne peut plus être lu sans un logiciel de déchiffrage compatible et, bien
entendu, sans la clef secrète. Voici quelques exemples des possibilités conférées
aux distributeurs par les Mesures Techniques de Protection :
- rendre impossible la consultation d'une œuvre hors de la zone géographique
prévue (comme par exemple, les zones des DVD)
- rendre impossible l'utilisation de matériel concurrent pour consulter une
œuvre (incompatibilité des verrous appliqués aux formats musicaux, comme ceux de
l'iTunes Music Store qui ne sont directement opérables qu’avec un iPod)
- rendre impossible la consultation d'une œuvre selon ses préférences
(désactivation de l'avance rapide sur certains passages publicitaires de DVD)
- limiter ou rendre impossible le transfert des œuvres d'un appareil à l'autre
(par exemple Fairplay, le DRM d’Apple, permet 7 gravures et le téléchargement vers
3 ordinateurs différents)
- rendre impossible l'extraction numérique de passages de l'œuvre (cela
permet, par exemple, d’en limiter la diffusion incontrôlée sur la toile via des réseaux
peer-to-peer 4 )
Rétrospectivement, on peut affirmer sans trop s’avancer que les mesures de
protection ont toujours existé, surtout dans le domaine informatique. Cependant, les
facteurs conjoncturels déjà énoncés plus hauts que sont la démocratisation de
l’Internet, la multiplication de programmes favorisant la digitalisation et la copie des
données, ainsi que la facilité sans cesse croissante de partager du contenu
numérique via des portails peer-to-peer, ont causé une mutation profonde et
inexorable de l’industrie de la musique, et plus généralement de celle du multimédia.
Confrontées à l’éclosion de réseaux tels que Napster et autres Kazaa qui ont eu pour
conséquence directe de faire chuter leurs ventes sur supports physiques, les majors
de la distribution de contenu multimédia ont trouvé en ces MTP un moyen efficace à
la fois pour endiguer l’explosion du cyber-piratage ainsi que pour proposer un
4
Peer-to-Peer (P2P), que l’on peut traduire par ‘’poste-à-poste’’ en français, désigne un modèle de
réseau informatique dont les éléments (les nœuds) ne jouent pas exclusivement les rôles de client ou
de serveur mais fonctionnent des deux façons, en étant à la fois clients et serveurs des autres nœuds
de ces réseaux, contrairement aux systèmes de type client/serveur, au sens habituel du terme.
Concrètement, ils permettent la mise en relation d’ordinateurs distants et autorisent le transfert gratuit
de fichiers (non protégés) de poste à poste.
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nouvelle forme d’offre aux consommateurs comme le streaming (envoi de contenu en
direct qui permet de lire un flux multimédia à mesure qu’il est diffusé), le
téléchargement des titres et autres clips musicaux à l’unité, ou encore la vidéo à la
demande. Ces nouvelles formes de consommation sont naissantes, mais déjà
lucratives et pour le moins prometteuses, si ce n’est salvatrices pour des majors
confrontées à une crise sans précédent de leur industrie.
Dans ce contexte, on ne peut que comprendre la mise en oeuvre, puis la
généralisation de ces Digital Rights Managers. Cependant, comme nous l’évoquions
brièvement en amont, ils sont également contestés par bon nombre d’acteurs sur le
marché. Trois griefs principaux à l’encontre des MTP sont généralement évoqués.
Dans un premier temps, les consommateurs subissent de plein fouet les restrictions
de copie qui sont ainsi perçues comme des violations de l’exception de copie privée
autorisées par l’article L. 122-5 du Code de Propriété Intellectuelle, lequel stipule que
« lorsque l'oeuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire […] les copies ou
reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à
une utilisation collective […] ». Ainsi, si l’on se réfère aux propos tenus par
l’association CLCV (Consommation Logement et Cadre de Vie), nous serions en
train d’assister à une remise en cause profonde du droit à la copie privée qui porte
atteinte non seulement aux consommateurs, mais également à des pans entiers de
cette industrie qui ont pu se développer grâce à cette pratique de copie privée, des
fabricants de supports physiques (CD et DVD inscriptibles) aux constructeurs de
hardware (graveurs de salon et/ou d’ordinateur). On peut également ajouter à cette
liste les éditeurs de logiciels permettant de paramétrer les gravures (Nero de Ahead,
Easy CD Creator de Roxio, PrimoCD de Prassi… pour ne citer qu’eux) 5 .
Dans un second temps, les consommateurs assimilent les divers problèmes
d’interopérabilité comme une altération profonde de la qualité des produits. En effet,
il est aisé d’imaginer la frustration d’un individu qui, venant d’acquérir une œuvre
musicale légalement par le biais d’une plateforme de téléchargement, ne peut la
transférer directement sur son lecteur de musique numérique portable.
5
Association CLCV : « Crise du disque : halte à l’intox ». Mai 2004.
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Lorsque l’on achetait un single sur support CD, il pouvait être lu indifféremment sur
toutes les platines CD du marché, quelque soit son constructeur. Les problèmes liés
à l’interopérabilité pénalisent donc les consommateurs en premier lieu. Du côté des
industriels, les problèmes de cette nature sont assimilés à de réels freins à la
consommation dans la mesure où les consommateurs ne sont pas vraiment enclins à
débourser près d’1€ par titre pour des morceaux de musique potentiellement non
opérables sur leur lecteur numérique (en plus de toutes les autres limitations induites
par les MTP, comme la remise en cause de l’exception de copie privée par exemple).
Nous aurons le loisir de revenir en profondeur sur l’affaire ayant opposé en 2004
VirginMega à Apple qui est emblématique de ces problèmes d’interopérabilité entre
les différentes Mesures Techniques de Protection concurrentes, en l’occurrence
Fairplay, la MTP développée par Apple, et le DRM 10 de Microsoft.
Enfin, on peut également s’interroger sur les aléas moraux qui sont induits par ces
Digital Rights Managers. En effet, ces programmes informatiques destinés à la
protection des droits d’auteur sont ‘’distribués’’ indifféremment à tous les
consommateurs. Autrement dit, tout utilisateur (et client a fortiori) est traité comme un
potentiel délinquant, possible coupable d’une contrefaçon numérique. Si l’on y
regarde de plus près, les MTP ne sont pas là pour sanctionner une infraction avérée,
mais bel et bien pour prévenir une éventuelle transgression des règles sans
distinguo entre les différents utilisateurs. Par ailleurs, cela n’est pas sans rappeler la
logique inhérente au contrôle des concentrations qui tend à anticiper d’éventuels
comportements abusifs que la nouvelle entité pourrait être incitée à avoir une fois
détentrice d’un pouvoir de marché encore plus conséquent plutôt que de sanctionner
ex post des comportements avérés à même de fausser le jeu de la concurrence.
Autre problème d’ordre moral à signaler, les MTP sont des programmes intrusifs par
nature. S’ils peuvent gérer l’utilisation que le consommateur fera de ses fichiers
numériques une fois acquis, ils pourraient tout aussi bien récolter des informations
relatives à sa vie privée (copie de mails, historiques de vos conversations, captures
d’images…) et les envoyer à la firme propriétaire de la MTP 6 .
6
Quelques acteurs majeurs du marché de la MTP : Microsoft, Apple, Intertrust, RealNetworks, Adobe
Systems, Sun, IBM,...
- 13 -
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Nonobstant toutes ces critiques à l’encontre de ces Mesures Techniques de
Protection, l’interdiction légale de les contourner est de plus en plus largement
adoptée sur la scène internationale. C’est ainsi que les Etats-Unis ont voté la loi
DMCA 7 alors que son équivalente française, la loi DADVSI 8 , fut ratifiée le 30 Juin
2006.
La propriété intellectuelle
La propriété intellectuelle est un concept séculaire. Si on en retrouve des traces
jusque dans l’Italie du 6ième siècle avant J.C. (un droit de monopole temporaire sur les
recettes de cuisine nouvellement créées), c’est réellement après la Révolution
française que le droit est institué dans notre pays.
L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle nous rappelle qu’elle concerne
toutes les créations de l’esprit, allant des inventions aux œuvres littéraires et
artistiques, en passant par les symboles, les noms, les images et les dessins et
modèles dont il est fait usage dans le commerce. Elle se décline en deux branches
principales : la propriété industrielle et le droit d’auteur. La première concerne les
inventions brevetées, les marques, les dessins et modèles industriels et les
indications géographiques alors que la seconde comprend les œuvres artistiques et
littéraires, dont les créations musicales.
Le droit de propriété intellectuelle qui protège les créations de l’esprit est absolument
fondamental car il est le garant du maintien du processus innovateur essentiel à la
dynamique économique 9 . En effet, aucun agent économique, individu ou entreprise,
ne serait enclin à engager des ressources productives dans une optique d’innovation
s’il n’était assuré de pouvoir jouir des retombées financières induites par son
invention. En d’autres termes, les entrepreneurs ne sont incités à innover que s’ils
ont, ex ante, la certitude que le produit de leur créativité sera protégé comme il se
doit de la concurrence. Etre le titulaire d’une innovation majeure, qu’elle soit de
7
Digital Millenium Copyright Act
8
Droits d’Auteur et Droits Voisins dans la Société d’Information.
9
Lévêque F. & Menière Y. (2004) : Economie de la propriété intellectuelle. Coll. Repères, Edition La
Découverte.
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produit ou de procédé, confère une position de ‘’first-mover’’
10
sur un marché qui est
génératrice d’une position temporaire de monopole durant laquelle on capte une
rente financière destinée à rentabiliser les dépenses en R&D effectuées en amont.
Ainsi, le droit de propriété intellectuelle offre un cadre juridique de protection
nécessaire et efficace à la préservation des incitations à innover.
Le brevet est sans aucun doute la modalité de protection la plus usitée. Il attribue à
son détenteur et pour une durée limitée (généralement fixée à une vingtaine
d’années par le législateur, après quoi l’innovation passe au domaine public) un droit
exclusif sur une innovation, qu’elle soit de produit (par exemple, un nouveau bien de
consommation répondant à une demande encore non satisfaite) ou de procédé (par
exemple, une nouvelle technique de production plus efficace que les précédentes,
permettant donc à la firme de dégager des gains de productivité). Le brevet confère
donc, durant la durée de protection, à son détenteur un droit de propriété
intellectuelle qui possède les mêmes attributs qu’un droit de propriété ‘’classique’’, à
savoir :
-
L’usus : le droit d’utiliser l’innovation
-
Le fructus : le droit d’en percevoir les fruits et les produits
-
L’abusus : le droit de disposer de sa propriété comme on l’entend
Ainsi, à tout moment de la protection, le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle
peut décider d’octroyer ou non, à quiconque en ferait la demande, une licence
d’exploitation contre des modalités financières et/ou en nature définies d’un commun
accord.
D’un point de vue économique, il convient de se poser la question de l’efficacité
statique (allocation présente des ressources) et dynamique (perspectives de long
terme) d’un brevet. La première relève d’un arbitrage coût-bénéfice c'est-à-dire, pour
une entreprise privée, le différentiel monétaire existant entre d’une part la rente de
monopole couplée à d’éventuels gains de productivité et, d’autre part les
investissements en R&D consentis pour parvenir à un produit ou procédé innovant.
10
Lieberman M.B. & Montgomery D.B. (1988): “First-mover advantages”. Strategic Management Journal,
vol.9, pp. 41-58.
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
La seconde relève de l’incidence du brevet sur les inventions futures. L’innovation
étant une chaîne ininterrompue, chaque avancée technologique peut à divers degré,
permettre une ou plusieurs innovations futures qui pourront à leur tour faciliter
l’éclosion de procédés (et/ou de produits) novateurs. C’est la notion d’innovation par
‘’technology push’’ 11 . En prime, il convient d’ajouter à ces deux types d’efficacité une
considération purement sociale. Une innovation va procurer un surplus social dès
lors qu’elle va satisfaire une demande encore inassouvie (innovation par ‘’demand
pull’’ 12 ), qu’elle va améliorer une offre déjà existante, qu’elle va permettre des gains
de productivité 13 induisant une baisse des prix à la consommation, qu’elle va
permettre des avancées considérables en matière de santé ou de respect de
l’environnement,… Ce gain de bien-être social est très certainement l’aspect le plus
important quand il s’agit de mesurer l’impact d’une innovation sur l’environnement. Il
faut également préciser que le bien-être du consommateur est systématiquement mis
en avant par les autorités de la concurrence pour justifier une mesure conservatoire.
Nous aurons l’occasion de constater tout au long de ce mémoire que ce droit de
propriété intellectuelle est quelquefois remis en question par un autre droit tout aussi
fondamental, le droit de concurrence. En effet, nous verrons que les autorités de la
concurrence peuvent contraindre les entreprises détentrices d’un droit de propriété
intellectuelle à céder une licence obligatoire à leurs concurrents directs (qui évoluent
sur le même marché) et indirects (qui évoluent sur un marché aval) lorsqu’elles
estiment, sur la base de l’efficience économique et sociale, soit qu’elles abusent de
leur position dominante, soit que le droit de propriété intellectuelle en question est
indispensable à la poursuite du processus concurrentiel et qu’il doit donc être
considéré comme une ‘’facilité essentielle’’.
11
Il existe deux phénomènes distincts répondant à cette notion de « technology-push » :
- lorsqu’une découverte de rupture bouleverse profondément les processus de production dans l’industrie
(par exemple, lorsque l’on est passé du support VHS au support DVD, ou encore de l’ère analogique à
l’ère numérique)
- On peut également innover conséquemment à une loi de progrès continu à laquelle on en peut se
soustraire, comme la seconde loi de Moore de 1975, par exemple, qui veut que le nombre de transistors
des microprocesseurs sur une puce de silicium double tous les deux ans.
12
Un exemple classique de « demand-pull » concerne les coffres de voitures qui ont vu leurs tailles moyennes
augmenter suite à une demande pressante émanant des consommateurs.
13
Pour rappel, on est en présence d’un gain de productivité dès lors qu’un nouveau procédé de production
permet de produire en pareille quantité en utilisant moins de facteurs de production.
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Les facilités essentielles
La doctrine des ‘’essential facilities’’ découle directement de la régulation des
industries physiques de réseaux (transport, électricité, télécommunications, …). Une
infrastructure est considérée comme essentielle dès lors qu’elle présente les
caractéristiques d’un monopole naturel, c’est-à-dire que l’accès à celle-ci est
absolument indispensable au développement d’un processus concurrentiel sain.
Autrement dit, pour qu’une infrastructure soit essentielle, il ne doit exister aucun
substitut réel ou potentiel à celle-ci (impossibilité technique, financière et temporelle
de duplication de l’infrastructure).
Si une ressource détenue par une entreprise est qualifiée d’essentielle et que
l’existence d’un éventuel processus concurrentiel procurerait un surplus social
indéniable (en termes de nouveaux services ou en terme de concurrence en prix),
alors les autorités de la concurrence sont parfaitement habilitées à forcer l’accès à
cette facilité essentielle. En d’autres termes, elle peut obliger la firme verticalement
intégrée (c'est-à-dire la firme détentrice de la ressource essentielle) d’octroyer un
droit d’accès au réseau à toute entreprise nouvelle qui en ferait la demande. Le tarif
d’accès au réseau, dans ce cas, est fixé par l’autorité compétente et se veut
économiquement acceptable et non discriminatoire.
La déréglementation des monopoles historiques a souvent été accompagnée par
cette doctrine des facilités essentielles. Un exemple classique concerne l’industrie
des télécommunications. Si l’on se réfère à la théorie des marchés contestables 14 , le
monopoleur en place, si son activité est profitable, se trouve sous la menace de
nombreux entrants potentiels et, à ce titre, doit adopter un comportement proche de
celui qu’il aurait dans une situation de concurrence parfaite (c’est-à-dire tarifer au
coût marginal de production). Toutefois, dans la pratique, il existe des barrières à
l’entrée et à la sortie prenant la forme de coûts irrécouvrables (matériels mais aussi
informationnels) qui, lorsqu’ils sont importants, peuvent décourager les concurrents
potentiels à entrer sur le marché, d’autant plus si le monopoleur en place oblige à
une guerre des prix.
14
W. J. Baumol, J. Panzar & B. Willig (1982): Contestable Markets and the Theory of Industry Structure.
Harcourt Brace, New York.
- 17 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
En d’autres termes, la pression concurrentielle potentielle dépend donc de l'ampleur
des coûts irrécouvrables et de la crédibilité de la menace de guerre des prix (une fois
le nouveau entré sur le marché, le monopoleur peut avoir intérêt à partager la rente
avec lui plutôt que de se lancer dans une guerre des prix). Dans le cadre de
l’industrie des télécommunications, on comprend bien que l’infrastructure de réseau
constitue une barrière à l’entrée rédhibitoire : en effet, il paraît évident qu’il aurait été
économiquement et socialement irréalisable de construire autant de réseaux que
d’opérateurs de téléphonie. L’infrastructure existante étant par nature essentielle, les
nouveaux opérateurs entrants se sont vus proposer un droit d’accès à celle-ci à un
tarif censé satisfaire toutes les parties. Il a donc été possible de créer une
concurrence sur un marché qui en était jusqu’alors dépourvu ainsi que de faire
apparaître une multitude de nouveaux acteurs sur des marchés situés en aval,
comme par exemple les Fournisseurs d’Accès à Internet.
La première vague de libéralisation de l’industrie des télécommunications, qui a
concerné les Etats-Unis et le Royaume-Uni entre 1980 et 1985, découla directement
de la théorie des marchés contestables dans la mesure où l’objectif était d’introduire
une liberté d’entrée et de sortie afin de tendre vers une double efficience :
technologique (baisser les coûts de production) et allocative (maximiser le surplus du
consommateur). Cela s’est traduit par l’introduction d’un nombre limité de nouvelles
entreprises (aux Etats-Unis, on a démantelé AT&T aux pour en faire 7 petits
opérateurs locaux, les ‘’baby bells’’, et intégration de deux firmes ‘’longues
distances’’, MCI et Springs ; au Royaume-Uni, on a créé Mercury, un concurrent
direct à l’opérateur historique, British Telecom) et la fixation de prix-plafond. La
seconde vague de libéralisation (qui a concerné le Japon et l’Europe entre 1990 et
1998), quant à elle, n’a pas consisté en une régulation de l’offre mais en une
découverte de nouvelles opportunités de marché. Cela s’est traduit par un
mouvement d’entrée très vaste concernant de nouveaux acteurs qui n’opèrent plus
exclusivement sur le même secteur que les opérateurs historiques, mais qui ont su
se diversifier en proposant des services de téléphonie mobile, d’accès à Internet,
d’hébergement de sites web…
- 18 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Une large partie de ce présent mémoire sera consacrée à cette doctrine des facilités
essentielles. Nous y aborderons les origines de ce concept, mais aussi le glissement
de son champ d’application des infrastructures physiques vers les actifs intangibles.
Nous verrons que cela n’est pas sans poser de problèmes tant en termes de
comportements opportunistes qu’en la détermination de ces ressources essentielles
sur des bases objectives.
La dynamique actuelle du marché de la musique : de la crise de l’industrie
traditionnelle aux opportunités de marché associées au développement du
support numérique
Comme nous avons pu le voir dans le cadre de cette introduction, si les Mesures
Techniques de Protection tendent à concerner des types de fichiers numériques
toujours plus diversifiés (audio, vidéo, logiciels, bases de données…), le secteur de
la musique fut le plus prompt à les imposer tant les majors du disque 15 ont accusé
des pertes colossales dès la fin des années 90 et l’explosion des téléchargements
illégaux via des réseaux P2P. La démocratisation d’Internet couplée à l’éclosion de
portails
P2P
toujours
plus
performants
sont
des
phénomènes
mathématiquement multiplié l’offre de morceaux au format MP3
16
qui
ont
téléchargeables,
offre estimée à quelques 800 millions de titres par l’International Federation of the
Phonographic Industry 17 (IFPI) dans un rapport de 2004.
Le tableau 1 présente des chiffres particulièrement évocateurs de la crise profonde
touchant l’industrie du disque depuis 1999 sur ses cinq marchés historiquement les
plus rentables :
15
En 2004, les 5 majors du disque que sont Universal Music Group, Sony, EMI Group, Warner Music
Group, et BMG se partageaient 71,7% du marché mondial (avec respectivement 25.5%, 14.2%,
13.4%, 11.3% et 7.3%), les 28.3% restants étant détenus par des labels indépendants.
16
Le format de compression MPEG-1/2 Audio Layer 3 est le plus apprécié des internautes car il n’est
soumis à aucune MTP et conserve une qualité d’écoute proche de l’originale.
17
L’IFPI est un organisme international chargé de faire respecter les droits de l'industrie du disque
dans le monde entier dits droits voisins du droit d'auteur.
- 19 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
(millions
Singles
d’unités)
Albums (CD)
Pays
1999
2003 Evolution
1999
2003
Allemagne
57,1
26,8
-53,07%
210,6 146,8
-30,3%
France
37,2
30,9
-16,94%
110,6 117,9
+6,6%
Japon
128,1 86,5
-32 ,47% 264,9 205,8
-22,31%
Royaume-Uni
80,1
36,4
-54,56%
+32,22%
Etats-Unis
75,3
12,1
-83,93% 1005,8
176,9 233,9
746
Evolution
-25,83%
Tableau 1 : évolution des ventes sur les 5 plus gros marchés (source : IFPI 2003)
Comme on peut le constater, le format single, procédé marketing visant la promotion
des albums, est en voie de disparition. Cela peut s’expliquer par le fait qu’un album
étant rarement intéressant dans son intégralité, les internautes sélectionnent les
morceaux qui les intéressent selon leurs goûts. De plus, entre 1999 et 2003, les
téléchargements intégraux d’albums étaient encore peu répandus d’une part car le
pool d’internautes équipés de lignes à très haut débit était moins important, mais
également car les premiers logiciels peer-to-peer tels que Napster, Kazaa ou
Gnutella étaient optimisés pour la recherche de singles, et non d’albums. Cependant,
la baisse des ventes de singles peut s’apparenter à un processus quasiment
ininterrompu depuis les années 70. Si l’on s’en réfère au graphique 1, la
dégringolade actuelle, quant à elle, a été amorcée dès 1997 aux USA, soit 2 ans
avant la première version de Napster 18 . Cela tend à modérer l’impact des
téléchargements illégaux via les logiciels peer-to-peer sur la crise du support.
Toutefois, on pouvait déjà trouver des mp3 illégaux sur certains sites en 1997, les
logiciels peer-to-peer ayant simplement démocratisé le phénomène en facilitant la
recherche des titres à télécharger.
18
Napster est la création de Shawn Fanning, un étudiant américain alors âgé de 18 ans, qui fut
diffusée à large échelle en juin 1999. Suite à une longue bataille juridique, Napster a été contraint à la
fermeture par les autorités américaines en 2001. Depuis, l’éditeur de logiciel Roxio a racheté la
licence Napster et a rouvert le portail en Octobre 2003, dans une version légale cette fois-ci.
- 20 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Graphique 1 : ventes de singles aux USA (en millions d’unités), source : RIAA 19
Concernant les ventes d’album, les résultats présentés dans le tableau 1 semblent
moins dramatiques que ceux relatifs au format single. Il convient pourtant de les
relativiser, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le format single répondait à une
stratégie marketing visant la promotion des ventes d’album. En d’autres termes, la
vente d’album est perçue comme une finalité par les artistes, et bien entendu pour
les maisons de disque, dans la mesure où elles sont de loin les plus rentables. Ainsi,
une même baisse des ventes sur le secteur des singles et sur celui des albums n’est
pas perçue de la même façon, la seconde étant la plus inquiétante. Ensuite, pour des
raisons techniques déjà évoquées plus haut, le téléchargement d’albums entiers était
un procédé encore trop compliqué, voire fastidieux, jusqu’en 2003 et l’apparition
d’emule et la démocratisation de la technologie ADSL dans les foyers. Ainsi, les
chiffres présentés dans le tableau 1 ne tiennent pas encore compte des effets induits
par ces deux phénomènes conjugués. Ainsi, pour mieux appréhender les effets
directs que ces deux phénomènes conjugués peuvent avoir sur les ventes d’albums
aux Etats-Unis d’Amérique, il convient de réactualiser les données. Ainsi, selon le
cabinet d’études Nielsen Soundscan, les ventes américaines d’albums auraient
baissé de 4,9 % en 2006, pour atteindre 588,2 millions d'unités, tous supports
confondus (ce qui est toutefois mieux que les 7,5 % de baisse ressentie entre 2004
et 2005). Quoiqu’il en soit, la désaffection des consommateurs envers le support CD
ne peut être totalement étrangère à la diffusion de la technologie ADSL qui rend
accessible le téléchargement d’albums entiers à un nombre toujours plus important
d’internautes.
19
Recording Industry Association of America
- 21 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Enfin, parce que la baisse des ventes d’albums aux Etats-Unis depuis 2000 est tout
simplement la plus forte qu’ait connue cette industrie lors des 30 dernières années
comme en atteste le graphique 2. Or si l’on considère, d’une part que le marché
américain est de très loin le plus dynamique et le plus profitable pour l’industrie du
disque, et d’autre part que, toutes choses égales par ailleurs, les autres marchés
majeurs dans les pays occidentaux tendent à répondre de manière mimétique aux
impulsions données par la dynamique existante sur le marché américain avec un
certain décalage temporaire, alors on comprend l’urgence de la situation pour les
majors du secteur.
Graphique 2 : ventes d’albums aux USA (en millions d’unités), source RIAA
Face à cette dégradation sans précédent de leur chiffre d’affaire, les majors de
l’industrie du disque ont très vite compris qu’il leur fallait réagir très vite sous peine de
se faire évincer à terme d’un marché en pleine mutation. L’application des Mesures
Techniques de Protection aux fichiers audio en est la parfaite conséquence pour
toutes les raisons déjà évoquées plus en amont. Elles se sont également battues
pour interdire le contournement de ces MTP (par exemple, depuis la loi DADVSI, les
fournisseurs d’accès à Internet sont tenus de fournir aux autorités compétentes les
coordonnées personnelles attachées à l’adresse IP des fraudeurs) ainsi que pour
obtenir la fermeture des portails P2P les plus usités (Napster, WinMx, AudioGalaxy,
Kazaa,…), même si aujourd’hui encore, des logiciels tels que emule ou le protocole
de transfert de données bitTorrent continuent d’échapper à leur contrôle.
- 22 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Parallèlement à cela, le support numérique a clairement amené à découvrir de
nouvelles opportunités de marché. Ainsi, de nouveaux acteurs se trouvent impliqués
plus ou moins fortement dans cette industrie. Certains s’affrontent sur le marché des
MTP (Apple, Microsoft, IBM,…), d’autres ont développé en partenariat avec les
majors du disque des plates-formes légales de téléchargement (Apple, OD2,
VirginMega, Fnac…), enfin d’autres se sont évertués à proposer des lecteurs
portables de musique numérique toujours plus miniaturisés, au design toujours plus
inventif, à la capacité de stockage et à l’autonomie toujours plus importantes (Apple,
Microsoft, Samsung, Archos,...). Il est spécialement intéressant de noter qu’Apple est
présent sur tous les segments de ce marché ce qui lui confère une position de firme
verticalement intégrée. Or, contrôler plusieurs stades successifs de production d’un
bien attribue un pouvoir de marché certain à la firme verticalement intégrée qui, dès
lors, peut provoquer des distorsions dans le processus concurrentiel, notamment par
le biais de stratégies de subventions croisées consistant pour une firme à s’appuyer
sur sa position dominante sur un marché amont pour s’octroyer des rentes
additionnelles sur des marchés soumis à la concurrence situés en aval. Dans le cas
d’Apple, la firme de Steve Jobs pourrait profiter de sa position dominante sur le
marché des lecteurs numériques portables et des problèmes d’interopérabilité induits
par Fairplay, sa propre MTP, pour s’approprier également le marché aval des portails
de téléchargement numériques. Quoiqu’il en soit, ces nouveaux acteurs sont
technologiquement liés et se livrent une compétition pour le moins exacerbée afin
d’asseoir leurs positions sur ce marché naissant et en pleine expansion comme en
attestent les deux tableaux suivants :
Tableau 2 : Marché mondial de la musique digitale (en millions)
2005
2006
Evolution
209
280
34%
2
4
100%
Titres single téléchargés
420
795
89%
Utilisateurs abonnés à un service
2.8
3.5
25%
1.817
2.017
11%
Abonnements à un service mobile 3G
90
137
52%
Ventes de lecteurs numériques portables
84
120
43%
Bandes passantes haut débit
Titres musicaux disponibles
Abonnements via téléphones cellulaires
Sources: IFPI, PWC, M:Metrics, Understanding & Solutions
- 23 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Tableau 3 : Marché européen de la musique numérique
2005
2006
Evolution
Bandes passantes haut débit
68
94
39%
Titres single téléchargés
62
111
80%
Abonnements via téléphones cellulaires
622
656
5%
6
27
440%
Abonnements à un service mobile 3G
Sources: IFPI, Nielsen SoundScan International, PWC, M:Metrics
Le tableau 2 est particulièrement révélateur de la dynamique positive du secteur.
Tous les signaux de croissance sont au vert. Comme on peut le voir, le nombre de
singles légalement téléchargés a connu une augmentation spectaculaire de 89% par
rapport à 2005 et reste le type de téléchargement le plus demandé sur le Net. Cela
peut s’expliquer en partie par une offre doublée de titres musicaux téléchargeables et
par une forte croissance des ventes de lecteurs numériques portables (120 millions
en 2006, soit une augmentation de 43% par rapport à 2005). Or, cette vente
soutenue de lecteurs numériques tend à faire baisser les téléchargements illégaux,
leurs utilisateurs étant plus enclins à s’approvisionner légalement via l’une des 498
plates-formes de téléchargement réparties dans 40 pays à travers le monde.
En effet, à la question : « qu’est-ce qui a motivé votre achat de musique en ligne ? »,
une personne sondée sur deux a mis en avant le fait qu’elle possédait un lecteur de
musique numérique 20 , juste devant le fait d’être équipé par une technologie haut
débit (49%), le prix attractif venant compléter ce podium (42%).
Autre signal de croissance positif, malgré un nombre de foyers équipés par une
technologie permettant des transferts de données à haut débit en croissance
constante, le taux d’échange de fichiers musicaux illégaux tend à stagner, voire à
diminuer comme en atteste le graphique 3 suivant :
20
Source: IFPI/M-Lab Survey, novembre 2006.
- 24 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Graphique 3 : Utilisation de réseaux P2P et diffusion de la technologie haut débit en Europe
Source : Jupiter Research, 2006, Royaume-Uni, France, Allemagne, Suède, Italie, Espagne
Cette dynamique peut s’expliquer par quatre phénomènes distincts :
-
Comme nous venons de le voir, le fait de détenir un lecteur numérique
portable semble inciter leurs utilisateurs à acheter de la musique via les
portails légaux de téléchargement.
-
La généralisation des Mesures Techniques de Protection joue de manière
négative sur l’incitation à utiliser des réseaux P2P
-
Les poursuites judiciaires ont un réel impact dissuasif. Plus de 10 000 actions
à travers 18 pays ont été intentées en 2006 à l'encontre d'individus coupables
d'avoir téléchargé illégalement de la musique.
-
Les réseaux P2P connaissent un « effet-club » (aussi appelé « effet de
réseau ») indéniable dans la mesure où l’utilité conférée par leur utilisation est
d’autant plus grande que le nombre d’utilisateurs est important. Dans un
contexte de décroissance de la part des utilisateurs présents sur les réseaux
P2P, la probabilité de trouver le dossier désiré décroît également, provoquant
à son tour une baisse du nombre d’utilisateurs…
- 25 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Ces dynamiques positives entraînent des retombées financières importantes qui
accélèrent toujours plus le développement de cette nouvelle branche numérique.
Ainsi, toujours selon le rapport 2007 de l’IFPI, les revenus engendrés par le marché
de la musique numérique (Internet et téléphonie mobile) ont presque doublé en un
an avec 2 milliards de dollars de bénéfices en 2006 contre 1,1 milliard en 2005. Les
ventes numériques ont progressé de 5,5% en 2005 et ont représenté en 2006, 10%
du chiffre d'affaires total de l'industrie de la musique. L’IFPI prévoit que d’ici 2010, au
moins 15% des ventes totales de musique dans le monde seront digitales.
Néanmoins, en dépit de ces résultats pour le moins encourageants, la croissance du
secteur numérique ne parvient pas encore à compenser la baisse ininterrompue des
ventes sur support physique (-13% entre 2005 et 2006).
Quoiqu’il en soit, le marché de la musique digitale est en plein essor et se positionner
sur ce marché devient une stratégie nécessaire pour pérenniser. Dans ce contexte,
un acteur a particulièrement réussi son implantation. Il s’agit d’Apple.
L’iPod d’Apple, un phénomène de société
En début d’année, la ‘’Commonwealth Bank’’ située en Australie a lancé un outil de
mesure économique pour le moins original. Son indice iPod (basé sur le prix de
l’iPod Nano 2Go) s’avère être un moyen efficace pour comparer les devises
étrangères ainsi que le pouvoir d’achat de 26 pays différents. Par exemple, au Brésil,
il coûte l’équivalent de 144,20$, en Inde 222.27$, en France 205$, en Allemagne
192.46$, en Corée du Sud 176$ et enfin 144.20$ au Canada. Le concept du
baromètre basé sur un produit unique n’est pas nouveau. En 1986, le magazine
britannique ‘’ The Economist ‘’ avait déjà tenté l’expérience en lançant son indice Big
Mac, le hamburger de McDonald’s, indice toujours usité et fiable. Le point commun
entre ces deux indices : tous deux concernent des produits emblématiques.
Car le lecteur d’Apple est devenu un réel phénomène de société tant il écrase la
concurrence. Le diagramme circulaire suivant est on ne peut plus explicite :
- 26 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Si Apple a su imposer son lecteur numérique comme un véritable design dominant
sur un marché hautement concurrentiel, il le doit très certainement à un
comportement stratégique à la fois agressif et ingénieux. En effet, la firme américaine
a su se positionner sur ce segment de marché naissant très tôt (dès octobre 2001) et
profiter d’une sorte d’effet de réseau propre aux ‘’first movers‘’ d’une industrie (toutes
choses égales par ailleurs, on est d’autant plus incité à acheter un iPod qu’une
personne de notre entourage en possède un). Une campagne marketing agressive à
l’échelle internationale mise en place par l’entreprise américaine a également
largement contribué à la diffusion du lecteur, notamment chez les 15-35 ans. Ensuite,
fidèle à son habitude, Apple a su donner à son lecteur un design épuré qui plait
énormément aux consommateurs. On peut également souligner qu’une grande partie
de la réussite du lecteur star d’Apple tient à sa grande facilité d’emploi (ce qui est
rare dans le cas de produits hautement technologiques) qui a su séduire des
consommateurs très variés. Enfin, Apple a également su se positionner
stratégiquement sur tous les segments relatifs au marché du lecteur numérique en
proposant sur chacun d’entre eux un produit à un prix très attractif.
Ainsi, la marque a su imposer son iPod shuffle sur le marché des lecteurs
numériques à mémoire flash (52% des parts de marché en Juin 2005) pourtant lieu
d’une concurrence des plus intenses, notamment par la diversification naturelle des
activités de constructeurs de clés USB tels que Sandisk proposant souvent des
- 27 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
modèles de qualité moyenne, mais au prix de vente imbattable (en France, un iPod
shuffle 1Go est vendu 90€ quand on peut trouver un lecteur flash concurrent avec la
même capacité de stockage à moitié prix). Sur le marché des lecteurs numériques
avec disque dur, Apple écrase littéralement la concurrence en trustant le marché
(90,2% des parts de marché en 2004, encore près de 80% en 2006) à la faveur
d’une offre diversifiée répondant aux préférences de tous les consommateurs (iPod,
iPod mini, iPod Nano, iPod photo et iPod HP). Résultat : plus de 88 millions d'iPod
étaient vendus en décembre 2006, pour atteindre les 100 millions en avril 2007.
Dans le même temps, certains acteurs du marché décidaient de se retirer (Rio en
août 2005 et Dell en février 2006), découragés par les faibles perspectives de
rentabilité résultant de la position outrageusement dominante d’Apple sur le secteur.
Mais l’efficience économique d’Apple ne s’arrête pas là. La firme de Steve Jobs a su
développer autour de son lecteur star une stratégie toujours plus ingénieuse. Si
l’iPod store propose de nombreux produits dérivés à ses clients destinés à
personnaliser leurs iPod (écouteurs, housses, enceintes, télécommandes,…), le
véritable coup de maître de la firme américaine a certainement été de développer sa
propre plate-forme de téléchargement légale, l’iTunes Music Store. En effet, Apple a
lancé son portail très tôt (dès le 10 janvier 2001), ouvrant ainsi la voie à ce qui allait
devenir l’un de ses succès commerciaux les plus probants. Là encore, Apple a su
entrer parmi les premiers sur ce marché, pourtant au plus fort de la dynamique de
téléchargements illégaux via les portails P2P. Cela lui a permis d’exister très tôt dans
l’inconscient collectif, mais également d’appréhender très vite ce marché naissant du
téléchargement en ligne en glanant des informations stratégiques et en rendant sa
plate-forme toujours plus attractive, considérée par les utilisateurs comme la plus
complète (interface agréable, intuitive et conviviale, politiques tarifaires novatrices
répondant à diverses préférences de ses clients, contenu bien plus conséquent que
celui proposé par la concurrence…). Mais surtout, Apple a su profiter de sa position
sur le marché des MTP pour imposer sa norme Fairplay sur tous ses lecteurs ainsi
que sur les titres musicaux téléchargés via sa plate-forme.
- 28 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
En clair, des titres téléchargés sur iTunes ne peuvent être directement lus que sur un
iPod et inversement. Pour certaines plates-formes de téléchargement concurrentes
ayant optée pour la MTP de Microsoft (DRM 10) et confrontées au refus d’Apple de
céder des licences d’accès à Fairplay, ce problème d’interopérabilité entre les MTP
est perçu comme une barrière à l’entrée maintenue abusivement par Apple. Nous
aurons l’occasion d’exposer cette problématique dans le chapitre premier de ce
mémoire à travers l’affaire ayant opposé Apple et VirginMega en 2004. Toujours est il
que la plate-forme de la firme américaine détenait plus de 70% des parts de marché
mondiales du secteur. La France, quant à elle, résiste relativement à la déferlante
mais le portail américain est tout de même largement leader avec 40% des parts de
marché, loin devant VirginMega (25%), SFR (17%) et la Fnac (15%).
Quoiqu’il en soit, et malgré les nombreuses voix qui s’élèvent à l’encontre du couple
indissociable iPod-iTunes Music Store, force est de constater que la firme de Steve
Jobs a fait preuve d’une stratégie innovante certaine pour s’imposer de la sorte sur
un marché naissant, hautement concurrentiel, mais promis à des taux de croissance
soutenus, au moins pour la décennie à venir. Apple devra tenir une veille
concurrentielle continuelle pour conserver sa place de leader et ne pas négliger la
croissance que connaît le secteur des téléchargements via les téléphones cellulaires.
A ce titre, Apple a lancé, en 2005, le premier téléphone portable avec iTunes intégré
(baptisé ‘’Rockr’’), fruit d’un partenariat avec le constructeur américain Motorola. Bien
conscient des opportunités que ce marché en plein essor représente, le géant
américain lancera le 29 juin 2007 son propre téléphone cellulaire baptisé ‘’iPhone’’
qui servira également de relais vers iTunes. Les spécialistes américains lui
promettent déjà un succès comparable à celui de l'iPod.
Cela ne fait aucun doute : Apple nous a prouvé à maintes reprises sa capacité à
réagir vite et à compter parmi les premiers à se positionner stratégiquement sur des
segments porteurs d’opportunités de marché prometteuses. Après tout, dans un
rapport de mai 2006, le Crédit Suisse ne prévoyait-il pas que les ventes d’iPod
dépasseraient à terme celles du walkman de Sony ?
- 29 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Le précédent Microsoft
Comme nous venons de le voir, l’hégémonie d’Apple est menacée par diverses
actions visant à forcer l’accès à sa MTP que certaines plates-formes de
téléchargement, VirginMega en tête, considèrent comme constituant une facilité
essentielle à une concurrence non faussée. Avant d’aborder ce problème plus en
détail dans le chapitre suivant, il paraît judicieux de conclure cette partie introductive
en rappelant que Microsoft a déjà été condamnée dans deux affaires similaires.
Il convient en effet de rappeler que la firme de Redmond a été condamnée par la
Commission Européenne, le 24 mars 2004, qui estimait que Microsoft détenait une
position de quasi monopole sur le marché des systèmes d’exploitation pour PC (OS)
et en avait abusé afin restreindre la concurrence sur les marché des systèmes
d’exploitation pour serveurs. Microsoft s’est rendue coupable de restreindre les
informations relatives à aux interfaces de son propre systèmes d’exploitation
(Windows NT) transmises à ses concurrents gravitant sur le marché des OS pour
serveurs. En d’autres termes, Microsoft s’est servie de sa position de force sur le
marché des OS pour PC comme d’un levier pour conforter sa position sur celui des
OS serveurs. Considérant que le géant américain avait, par de tels agissements,
délibérément ralenti l’innovation dans ce secteur (avec des effets néfastes aux
consommateurs passant par une stagnation du niveau des prix, une liberté de choix
réduite et un certain immobilisme concernant le développement de nouvelles
fonctionnalités, réduisant ainsi le surplus social 21 ), la Commission l’a condamné à
une amende de 497.2 millions d’euros. Parallèlement à cela, la Commission a
également exigé que Microsoft se devait de permettre aux développeurs d’OS qui en
feraient la demande d’accéder, contre une indemnité raisonnable non discriminatoire,
aux informations d’interface nécessaires au bon déroulement du processus
concurrentiel sur le marché des OS pour serveurs 22 .
21
Nous aborderons les effets positifs du processus d’innovation sur le bien-être social plus en aval
dans ce mémoire.
22
Dans un communiqué daté du 1er mars 2007, la Commission a renouvelé ses menaces envers
Microsoft, considérant que la firme américaine n’avait pas rempli les conditions imposées par la
condamnation de 2004.
- 30 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Dans le même temps, Microsoft avait également été jugée coupable de pratiquer une
stratégie anticoncurrentielle de « vente liée », profitant de sa position archidominante sur le marché des systèmes d’exploitation (plus de 90% des ordinateurs
personnels équipés par un OS Windows) pour l’étendre au marché aval des lecteurs
multimédia. En l’espèce, Microsoft s’est rendue coupable d’imposer son standard, à
savoir Windows Media Player (WMP). Les autorités de la concurrence ont enjoint la
firme de Redmond à proposer un OS dépourvu de son lecteur multimédia. Il convient
de rappeler les deux effets néfastes induits par une telle stratégie de ventes liées et
de les mettre en relation avec le fait que Microsoft est également l’un des acteurs
majeurs du marché de la MTP :
-
un effet anticoncurrentiel direct causé par la modification des parts de marché
-
un effet indirect causé par la désaffection d’un secteur par une concurrence
ayant perdu ses incitations à innover sur un marché accaparé par un acteur
unique.
Enfin, il convient de relier ces deux condamnations avec une troisième affaire
concernant directement le marché des Mesures Techniques de Protection et
impliquant Microsoft, Time Warner et ContentGuard 23 . En l’espèce, les deux
premières firmes s’étaient portées acquéreurs de la troisième. Or, celle-ci, filiale de
Xerox déjà contrôlée à hauteur de 25% par Microsoft, était l’un des acteurs majeurs
du marché de la MTP. La Commission a jugé que Microsoft risquait d’obtenir une
position dominante sur le marché en question qui aurait pu, en raison des liens
existants avec sa position de force sur le marché des lecteurs multimédia et sur celui
des systèmes d’exploitation, renforcer plus encore son pouvoir de marché déjà
colossal. Suite à cela, Microsoft finit par renoncer à son projet de rachat en mars
2005.
Comme cette introduction a permis de le montrer, le marché de la musique
numérique est en pleine croissance et constitue un positionnement stratégique pour
de nombreuses firmes. Apple, à travers son couple iPod-iTunes Music Store détient
une position dominante sur deux marchés intimement liés (lecteurs et plates-formes
de téléchargement). Le présent mémoire va s’articuler autour de deux parties.
23
(Affaire COMP/M.3445; Microsoft/Time Warner/ContentGuard/JV). (2004/C 184/02)
- 31 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Le premier chapitre mettra tout d’abord en exergue l’action en justice de VirginMega
qui considère qu’Apple abuse de l’interopérabilité entre les diverses MTP pour
conforter sa position sur le secteur du téléchargement légal. Autrement dit, la filiale
de Lagardère estime que Fairplay, la MTP d’Apple, est une facilité essentielle
indispensable à la bonne marche du processus concurrentiel sur ce marché. Nous
analyserons les arguments avancés par VirginMega ainsi que la décision des
autorités de la concurrence en se rapportant à la doctrine économique avant de
s’intéresser de plus près à la notion de ressource essentielle, de son origine à son
application contemporaine aux actifs intangibles en passant par les comportements
opportunistes qui peuvent motiver certaines firmes à saisir les autorités de la
concurrence en se référant à cette doctrine des facilités essentielles.
Le second chapitre abordera le problème global de l’incitation à innover. En effet,
dans un contexte où se confrontent les deux politiques publiques potentiellement
antagonistes que sont le droit de propriété intellectuelle et le droit de la concurrence,
on peut se demander comment les institutions peuvent préserver des incitations à
innover absolument nécessaires au maintien de la dynamique industrielle sur le
secteur considéré. Nous nous poserons tout d’abord la question de savoir si la
théorie des licences obligatoires telle qu’elle fut définie dans le cadre des
infrastructures physiques de réseau peut s’appliquer stricto sensu dans le cadre des
actifs intangibles. En d’autres termes, quand on veut définir un tarif d’accès à la
ressource essentielle intangible qui autorise un processus concurrentiel durable sur
le marché aval, sans pour autant affecter les incitations à innover du détenteur du
droit de propriété intellectuelle, doit-on conserver le dogme de l’optimalité ou bien
doit-on explorer de nouvelles pistes et considérer qu’il existe un vecteur de prix
raisonnables socialement acceptables ? Enfin, nous nous appuierons sur l’approche
théorique autrichienne pour avancer quelques recommandations destinées aux
autorités de la concurrence quant au maintien du processus innovateur.
- 32 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Chapitre 1 :
Mesures Techniques de
Protection et facilités
essentielles
- 33 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
1.1 Un exemple de litige lié aux Mesures Technique de
Protection : décision du Conseil de la concurrence n° 04-D-54
du 9 novembre 2004 relative à l’action de VirginMega à
l’encontre d’Apple
S’il est bien une affaire susceptible de nous intéresser tout particulièrement lorsqu’il
s’agit de se déterminer quant à l’applicabilité de la théorie des facilités essentielles à
des actifs intangibles tels que les MTP, c’est bien l’action intentée par VirginMega
France à l’encontre d’Apple Computer en 2004. En effet, ce cas pratique illustre,
dans une certaine mesure, les difficultés relatives à l’arbitrage que doivent effectuer
les autorités de la concurrence entre droit de propriété intellectuelle et droit de la
concurrence, deux politiques publiques fondamentales en économie, mais pourtant
potentiellement antagonistes (a priori, la première protège des monopoles existants
alors que la seconde crée de la compétition sur un marché). Autrement dit, à quel
moment doit-on considérer que la préservation des droits de propriété intellectuelle, à
la base conçus comme des incitations à l’innovation, peut constituer à la fois une
entrave certaine à la libre concurrence et un frein à l’innovation in fine néfaste aux
consommateurs ?
Ainsi, dans la première partie de ce chapitre, nous présenterons l’affaire opposant
ces deux acteurs majeurs du marché de la musique numérique. Tout en gardant bien
à l’esprit la nature du rapport de forces entre ces rivaux que l’introduction de ce
mémoire a permis d’établir de manière assez précise, nous mettrons en exergue les
enjeux économiques qui ont motivé la société plaignante à saisir le Conseil de la
concurrence. Ainsi, dans un premier temps, nous analyserons la position et les
arguments avancés par VirginMega pour justifier leur action en justice, alors que,
dans un second temps, nous exposerons les motifs avancés par la Commission
européenne qui motiva leur décision de rejeter la saisine de la firme plaignante.
Cette seconde partie se révèlera particulièrement révélatrice quant à l’importance,
voire de la prédominance, de la dimension structurelle du marché pertinent dans la
prise de décision des autorités européennes de la concurrence.
- 34 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Ceci tend à démontrer que le Conseil de la concurrence européen, contrairement à
l’antitrust américain, connaît les plus vives réticences à sortir du paradigme S-C-P 24
(Structure, Comportement, Performance) cher à l’école de Harvard, selon lequel il
existerait un chemin univoque et linéaire entre la structure de l’industrie, le
comportement des firmes et leurs performances. Autrement dit, il existerait une
structure de marché optimisant les performances des agents économiques et
maximisant le bien-être social. Dans ce cadre répondant à une logique d’allocation
optimale des ressources (sous contrainte budgétaire) l’information, mais aussi la
technologie, sont des données rationnellement identifiées. On comprend bien
aujourd’hui que ce triptyque est quelque peu dépassé, notamment par les travaux de
l’Ecole de Chicago qui prennent en considération l’importance de la dynamique
économique sur les structures de marché et les performances. En d’autres termes,
c’est ce chemin univoque et linéaire qui est remis en cause : il existe une interaction
bilatérale entre l’entreprise et son environnement concurrentiel au sens de M. Porter
(fournisseurs, clients, concurrents réels et potentiels, fournisseurs de produits de
substitution). Ainsi, certains marchés très concentrés peuvent être hautement
concurrentiels comme le prouve quotidiennement la compétition impitoyable que se
livrent Airbus et Boeing sur le marché de l’aéronautique civile. Nous reviendrons sur
cette confrontation idéologique bien plus longuement dans le second chapitre de ce
mémoire, mais pour l’heure attachons-nous à analyser les tenants et aboutissants de
l’affaire opposant VirginMega à Apple Computer France.
1.1.1 La saisine de VirginMega France
Comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir en introduction, VirginMega dispose
d’une des plus importantes plates-formes françaises de téléchargement de contenu
numérique (musique, clips, vidéos…) en ligne. Rappelons également que ce marché
du téléchargement numérique est certes naissant, mais déjà florissant et porteur de
grands espoirs pour les grands distributeurs de musique qui constatent, année après
année, un affaissement inexorable des ventes sur support physique. Comme nous
l’avons déjà exposé en amont, les MTP ont été conçus comme des moyens de
24
Le triptyque SCP est une création originale de E. Mason exposée dans un article de 1939: « Price and
production policies of large-scale enterprises » (American Economic Review, n°29, pp. 61-74). Puis, le
paradigme SCP sera affiné en 1968 par J.Bain (« Industrial Organisation ». New York. Wiley).
- 35 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
protéger les œuvres artistiques contre le piratage numérique (ou, pour le moins, de le
limiter) dans la mesure où la diffusion incontrôlée de ces productions est un manque
à gagner énorme pour toutes ces majors du secteur musical. Or, il existe un
problème d’interopérabilité entre les interfaces des Mesures Techniques de
Protection usitées par le portail de téléchargement proposé par VirginMega et les
baladeurs numériques iPod. En d’autres termes, les œuvres musicales téléchargées
via la plate-forme de VirginMega ne peuvent pas être transférées sur un baladeur
iPod sans user de moyens détournés tels que, par exemple, la gravure sur CD-ROM
enregistrable. D’un point de vue strictement technique, le problème provient de
l’absence d’interopérabilité entre Fairplay, le DRM propriétaire d’Apple, et le DRM 10
de Microsoft qui est utilisé par le portail de téléchargement de VirginMega. Les
baladeurs numériques estampillés iPod ne sont donc compatibles qu’avec le DRM
Fairplay ce qui, compte tenu de la véritable hégémonie du lecteur commercialisé par
la firme de Steve Jobs sur le marché des baladeurs numériques sécurisés à disque
dur (jugé comme pertinent par VirginMega), peut s’apparenter à une perte sèche
pour le portail de téléchargement français. Autrement dit, il est techniquement
impossible de transférer directement du contenu numérique téléchargé via le portail
de VirginMega sur son baladeur iPod ce qui, selon la société plaignante, inciterait les
détenteurs du lecteur star, soit un très grand parc de consommateurs, à se tourner
de préférence vers iTunes Music Store, la plate-forme de téléchargement de la firme
à la pomme.
Lors du lancement de sa plate-forme de téléchargement en 2004, la filiale du groupe
Lagardère avait expressément fait la demande d’une licence d’exploitation à Apple,
moyennant l’affranchissement d’une redevance assimilable à un droit d’accès à un
réseau. Le refus opposé par Apple à cette demande (comme à toutes les autres
adressées par des tiers) est considéré par la direction de VirginMega comme un
abus de position dominante au regard du véritable phénomène de mode que
représente l’iPod. Ainsi, si l’on en croit la société plaignante, dans cette affaire Apple
détiendrait à travers le couple indissociable iPod – iTunes Music Store un leadership
dont elle abuserait de manière déloyale, faussant ainsi le jeu de la concurrence en
refusant systématiquement, même à titre onéreux, d’octroyer des licences d’accès à
Fairplay aux autres distributeurs de contenu numérique.
- 36 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Ainsi, la MTP d’Apple est perçue par la plaignante comme une facilité essentielle
dont l’accès est indispensable au maintien d’une concurrence non faussée sur le
marché du téléchargement musical. En d’autres termes, VirginMega considère que la
firme américaine abusait d’une stratégie de levier ayant pour finalité d’asseoir encore
plus la position dominante qu’elle occupait sur le marché des lecteurs de musique
numérique vers le marché des plates-formes de téléchargement en ligne.
La saisine de VirginMega se fonde sur les articles L. 420-2 du code du commerce et
82 du traité européen 25 . Le premier condamne l’abus de position dominante en
mettant l’accent sur « l’exploitation abusive par une entreprise (ou un groupe
d’entreprises) d’un état de dépendance économique dans lequel se trouve à son
égard un fournisseur ou une entreprise cliente au risque d’altérer le fonctionnement
ou la structure de la concurrence ». Le second condamne également l’abus de
position dominante dans le cadre du marché commun (ou sur un partie substantielle
de celui-ci) en énumérant quelques cas classiques d’exploitation abusive qui
consistent pour une entreprise dominante sur un marché, soit à entraver l’entrée sur
celui-ci, soit à exploiter de manière abusive son pouvoir de marché.
Ces deux articles sont essentiels en droit de la concurrence. Il faut bien comprendre
qu’une position dominante n’est pas répréhensible tant qu’elle n’est pas abusive.
Rappelons dans ce cadre l’arrêt Hoffman-Laroche 26 de 1979 qui caractérise l’abus
par « les comportements d'une entreprise en position dominante qui sont de nature à
influencer la structure du marché, où, à la suite précisément de la position de
l'entreprise en question, le degré de concurrence est déjà affaibli, et qui ont pour effet
de faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent la
compétition normale des produits ou des services sur la base des prestations des
opérateurs économiques, au maintien du degré de concurrence existant encore sur
le marché ou au développement de cette concurrence ».
25
Voir les annexes 1 et 2
26
Affaire 85/76 : Hoffmann-La Roche & Co. AG contre Commission des Communautés européennes.
Arrêt de la Cour du 13/02/1979
- 37 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
D’un point de vue économique traditionnel, la concurrence pure et parfaite est
socialement optimale. Sorti de ce cadre théorique néoclassique, on considère
souvent qu’il revient aux régulateurs de favoriser l’existence d’un processus
concurrentiel dynamique, c'est-à-dire à la fois de préserver et de créer la
concurrence. En effet, une concurrence exacerbée est censée mobiliser les
ressources productives des entreprises en faveur d’un processus d’innovation
générateur de gains de productivité 27 . La finalité de ce processus est double puisqu’il
consiste, pour la firme de gagner en compétitivité (volume et prix) afin de pérenniser,
et de socialement dégager un surplus de bien-être passant notamment, de manière
agrégée, par une baisse conjointe des coûts de production et des prix de vente.
En l’espèce, la plaignante se considère victime d’un abus de position dominante de
la part d’Apple qui, fort de son pouvoir de marché, empêcherait de manière déloyale
ses concurrents d’accéder à Fairplay qui serait, toujours selon la plaignante, une
facilité essentielle. A ce titre, VirginMega demande réparation du préjudice qu’elle
estime subir sur la base de l’article L.464-1 du code du commerce qui stipule qu’au
cas où la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie
générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à
l'entreprise plaignante, le Conseil de la concurrence peut prononcer des mesures
conservatoires à l’encontre de la ou les société(s) incriminée(s). Ces mesures
conservatoires peuvent comporter la suspension de la pratique concernée ainsi
qu'une injonction aux parties de revenir à l'état antérieur. Elles doivent rester
strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence. La société
plaignante demande donc aux autorités de la concurrence de prononcer à l’encontre
d’Apple la mesure conservatoire suivante : « accorder à la société VirginMega, et à
toute entreprise qui en ferait la demande, dans un délai d'un mois à compter de la
décision à intervenir, et dans des conditions économiques équitables et non
discriminatoires, un accès direct à tous les éléments permettant le téléchargement et
le transfert des fichiers musicaux notamment sur lecteur iPod, tels que les formats et
son logiciel DRM de gestion des droits numériques ou « digital rights management»
Fairplay, avec la documentation technique associée permettant à l'homme de l'art
d'exploiter les systèmes et de gérer les droits pour ledit téléchargement ».
27
R.R. Nelson & S. Winter (1982): An Evolutionary Theory of Economic Change. Belknap Press of Harvard
University, Cambridge, Mass.
- 38 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
La sous-section suivante sera pour nous l’occasion de mettre en avant la position du
Conseil prise sur la base des arguments de la saisine de VirginMega et des réponses
apportées par la défenderesse.
1.1.2 La décision des autorités de la concurrence
Nous venons de le voir, la société filiale du groupe Lagardère estime qu’Apple
détient, à travers son couple iPod - iTunes Music Store, une position dominante dont
elle abuse en prohibant l’accès à leur DRM Fairplay aux tiers qui en feraient la
demande. Autrement dit, VirginMega considère que la MTP d’Apple est une véritable
facilité essentielle, nécessaire à la poursuite de ses activités sur le secteur du
téléchargement digital.
De manière à appréhender au mieux le contentieux opposant ces deux acteurs
majeurs du marché de la musique, le Conseil de la concurrence va instruire le
dossier en s’appuyant principalement sur quatre critères fondamentaux permettant
de qualifier, ou non, la MTP d’Apple comme une facilité essentielle:
-
Le caractère essentiel de l’accès au DRM Fairplay
-
Le degré de dynamisme du marché et le risque d’élimination de la
concurrence
-
Le lien de causalité entre la position éventuellement dominante d’Apple sur le
marché des baladeurs à disque dur et la situation de la concurrence sur le
marché du téléchargement musical
-
Le lien entre la part de marché d’iTunes et l’accès au DRM Fairplay.
1.1.2.1
Du caractère essentiel de l’accès à la MTP Fairplay
En accord avec la jurisprudence communautaire relative aux facilités essentielles 28 ,
le Conseil de la concurrence s’est principalement attaché à démontrer que l’accès à
la MTP d’Apple ne pouvait être considérée comme telle car non indispensable au
développement des portails de téléchargement de musique en ligne.
28
Citons, sans rentrer plus en avant dans les détails, les arrêts Magill (C-241/91 P et C-242/91 P;
Rec. p. I-743 ; 6 avril 1995), Oscar Bronner (C-7/97, Rec. p. I-7791, 26 novembre 1998) et IMS health
(IMS Health GmbH c/ NDC Health GmbH, aff C-418/01 ; 29 avril 2004) qui sont des cas fondamentaux dans
la littérature juridique relative aux facilités essentielles. Nous aurons l’occasion de revenir plus en
détail sur certaines affaires ultérieurement dans ce mémoire, notamment dans la sous-section 1.2.2.
- 39 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
On rappelle que pour qu’une facilité soit qualifiée d’essentielle, il ne doit exister de
substitut réel ou potentiel réaliste à celle-ci. De plus, ce caractère indispensable doit
être avéré, prouvé eu égard à la jurisprudence nationale et communautaire. Trois
arguments étaient alors énoncés dans ce cadre lors de l’instruction de l’affaire en
2004:
-
Après enquêtes menées indépendamment par les cabinets Jupiter Research
et Forrester sur les habitudes prévalant en 2004 concernant la consommation
de la musique digitale, il s’avéra que les principaux usages de la musique
téléchargée sont le stockage, la gestion de la musique sur ordinateur (création
de compilations personnelles, gravure sur CD lisibles sur une grande partie
des appareils audio), mais surtout l’écoute sur l’ordinateur. En outre, le
transfert vers les lecteurs de musique portables restait alors un usage
minoritaire en comparaison aux utilisations énoncées ci-dessus ce qui va à
l’encontre de la thèse avancée par VirginMega.
-
Le Conseil précisait que le transfert sur un baladeur iPod de titres téléchargés
sur VirginMega (ou n’importe quelle autre plate-forme de téléchargement) était
techniquement possible par l’intermédiaire d’une gravure sur CD qui est une
opération légale, peu coûteuse (3 centimes d’euro par titre au maximum, soit
un surcoût de 3% par rapport au prix du téléchargement), et extrêmement
simple à réaliser car très familière aux internautes. Ainsi, la gravure permettait
donc de contourner l’absence d’interopérabilité entre les systèmes de
protection, de même que les conversions des titres au format MPEG-1/2
Audio Layer 3 (MP3) libre de toute mesure de protection.
-
Le Conseil rappelait qu’il existait en France de nombreux modèles de
baladeurs numériques, avec ou sans disque dur, compatible avec le portail de
téléchargement VirginMega car sécurisés avec le DRM 10 de Microsoft. Il est
à noter que ces lecteurs de musique portables couvraient toute la gamme de
prix et de capacité, ce qui tendait à prouver qu’il existe des alternatives réelles
et non discriminatoires au lecteur star d’Apple.
- 40 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Pour toutes ces raisons invoquées par le Conseil de la concurrence, celui-ci ne
pouvait considérer, en l’état, l’accès au DRM Fairplay comme une facilité essentielle
indispensable au maintien d’une concurrence saine sur le marché du téléchargement
numérique en ligne.
1.1.2.2
Du risque d’élimination de la concurrence
Comme nous l’avons déjà vu dans la partie introductive de ce mémoire, le marché du
téléchargement numérique, bien que naissant, est extrêmement dynamique et en
pleine extension. En l’état de l’instruction, on dénombrait six acteurs majeurs sur le
marché français du téléchargement payant de musique sur Internet : Fnacmusic,
VirginMega, OD2, Sony Connect, E-Compil (Universal) et enfin iTunes Music Store.
On relevait également l’existence de nombreux concurrents potentiels 29 tels que
NRJ, M6, MTV et, dans une moindre mesure, les firmes informatiques que sont
Microsoft et Real Networks (via le portail Rhapsody), les grands distributeurs tels que
Wal-Mart (aux USA), Carrefour ou Auchan, et même certains Fournisseurs d’Accès à
Internet à l’instar d’AOL - Time Warner en Allemagne.
Cet ensemble de concurrents, qu’ils soient potentiels ou réels, confère à ce marché
un réel dynamisme, notamment en terme de compétitivité prix, ce qui se traduit par
des marges bénéficiaires très réduites (de l’ordre de quelques centimes d’euro par
titre). Autrement dit, Apple ne s’est pas servi de sa position dominante sur le marché
des lecteurs numériques pour augmenter le prix des téléchargements sur iTunes aux
dépens de sa clientèle rendue captive par les problèmes d’interopérabilité. Cette
concurrence en prix est, a priori, bénéfique aux consommateurs.
La structure concurrentielle du marché étant ce qu’elle est, la concurrence en prix
étant si intense, il est délicat de considérer que la société Apple, bien que leader sur
ce marché, soit en mesure d’abuser de sa position dominante. Le risque d’élimination
de la concurrence par une manœuvre déloyale qui consisterait à interdire l’accès à
Fairplay paraît extrêmement faible, voire improbable en l’état actuel des choses.
29
Depuis, ces acteurs se sont effectivement lancés sur ce marché. C’est le cas de NRJ qui a lancé sa
plateforme NRJmusic, alors que M6 et MTV tous deux en partenariat avec OD2 ont respectivement
lancé M6music et MTVSonic. SFR est également entré sur ce marché via son portail SFRMusic ce qui
témoigne d’un certain dynamisme du secteur.
- 41 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
1.1.2.3
Du lien de causalité dû au fait de détenir une position
dominante sur un marché intimement lié à celui du téléchargement
Une autre question se posait alors : est-ce que le fait pour Apple de détenir une
position outrageusement dominante sur le marché des lecteurs de musique à disque
dur avait une réelle incidence sur la situation de concurrence sur le marché du
téléchargement ? Autrement dit, à l’instar de Microsoft dans l’affaire relative aux OS
pour serveurs, la firme américaine était-elle coupable de profiter de son leadership
sur le marché amont pour conquérir le marché aval du téléchargement au moyen
d’une stratégie de levier ?
Le Conseil de la concurrence a répondu à cette interrogation par la négative, attendu
que d’une part, émergeaient sur le marché français une multitude de baladeurs
numériques, avec ou sans disque dur, compatibles avec la plate-forme de
téléchargement VirginMega car utilisant le DRM 10 de Microsoft et d’autre part, que
les ventes de baladeurs numériques à disque dur (tels que l’iPod) étaient bien
inférieures à celles des lecteurs flash dont certains étaient également compatibles
avec la MTP de la firme de Redmond. Cela démontrait, une fois encore, qu’il existait
des moyens réels et non discriminatoires de contourner l’accès au DRM d’Apple afin
d’œuvrer sur ce marché du téléchargement en ligne.
1.1.2.4
Sur le lien entre la part de marché du site iTunes et l’accès au
DRM Fairplay d’Apple
Il paraît convenu qu’Apple disposait à la fois d’une puissance marketing, d’une image
de marque et d’une avance technologique indéniables sur le secteur. Cela se
traduisait, par exemple, par un catalogue de titres musicaux proposés à ses clients
bien plus ample que tout ce qui était alors présenté par la concurrence, par des
dépenses considérables en publicité, communication et merchandising (tout en
jouissant d’une économie de gamme sur les coûts de communication puisque ses
campagnes de publicité portaient le plus souvent à la fois sur son lecteur iPod et sur
son portail de téléchargement iTunes), par des politiques tarifaires attractives et,
enfin, par des innovations de contenu innovantes à travers leur portail iTunes Music
Store.
- 42 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Plus encore, il semblait évident qu’Apple tirait parti d’un effet de réseau indirect dans
la mesure où les propriétaires d’iPod étaient sans aucun doute incités, ceteris
paribus, à télécharger leurs fichiers numériques via iTunes Music Store plutôt que de
se rendre sur une plate-forme concurrente. En fait, il existerait indéniablement des
« switching costs
30
», c’est-à-dire des coûts de sortie tant matériels (offre moins
compétitive, interopérabilité non assurée) que psychologiques (coûts de recherche et
coûts d’apprentissage consistant à trouver un portail de téléchargement concurrent,
s’y inscrire et se familiariser avec son interface) subis par les détenteurs d’iPod qui
désireraient changer de plateforme de téléchargement. Ainsi, ce réseau existant
entre le lecteur star d’Apple et son portail de téléchargement tendrait à rendre ses
clients plus ou moins captifs selon leur perception personnelle des « switching
costs ».
En dépit de l’existence de ces coûts de sortie, les autorités de la concurrence ont
estimé que le leadership d’Apple tenait certainement plus à des stratégies tant
innovantes qu’efficaces qu’à un vague problème d’interopérabilité entre Mesures
Techniques de Protection. D’autant plus que la firme américaine arguait alors qu’il lui
était impossible de fournir, même à titre onéreux, des licences d’exploitation de son
DRM sans avoir à modifier l’architecture de Fairplay et encourir des failles de
sécurité dans son dispositif. En effet, Apple exposait alors qu’elle était amenée à
modifier Fairplay sitôt qu’une faille de sécurité était décelée, ce qui n’était pas un
évènement isolé. La firme de Steve Jobs avança même une obligation contractuelle
la liant avec toutes les majors de la distribution multimédia selon laquelle Apple serait
contrainte, par toutes les parties tierces à qui elle aurait cédé une licence
d’exploitation de Fairplay, de maintenir un contrôle total sur la mise en œuvre de la
MTP. Respecter cette clause contractuelle impliquerait qu’ Apple devrait consacrer
«des moyens humains importants» qu’elle jugeait plus efficace d’affecter à la lutte
contre le piratage et à l’implantation de sa plate-forme de téléchargement iTunes
Music Store en Europe. Enfin, Apple ajouta qu’une obligation de licence impliquerait
une modification de l’architecture de Fairplay, fragilisant de fait la sécurité de son
30
Klemperer, P. (1995): « Competition when consumers have switching costs: An overview with applications to
industrial organization, macroeconomics and international trade ». Review of Economic Studies, 62: 515-539.
- 43 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
dispositif de protection diffusé à très grande échelle, ce qui risquerait de porter
préjudice aux consommateurs.
Il est particulièrement intéressant de relever que les autorités de la concurrence n’ont
pas jugé utile d’investiguer sur la véracité des arguments avancés par l’entreprise
défenderesse, rappelant que « le caractère non justifié du refus de licence, élément
exigé par la jurisprudence pour caractériser un abus, n’est pas appuyé d’éléments
suffisants dans la saisine du demandeur ». Encore plus intéressant est de constater
qu’un peu plus de deux ans après les faits, alors même que la firme américaine avait
indiqué concentrer une grande partie de ses forces vives à l’implantation de sa plateforme de téléchargement sur le territoire européen (ce qui l’empêchait de facto de
travailler sur la possibilité de céder des licences d’exploitation de sa MTP), la
Commission européenne a adressé à Apple une communication de griefs relatifs aux
restrictions territoriales que subissent les clients d’iTunes Music Store. Ces derniers
se trouvent en effet dans l’impossibilité de télécharger sur une plate-forme autre que
celle correspondant à leurs pays de résidence (contrôlé à travers les informations
bancaires demandées aux clients lors du téléchargement). Concrètement cela donne
lieu à des situations absurdes et injustifiées dès lors que l’on se trouve en économie
ouverte, où un consommateur allemand ou français téléchargeant de la musique via
le portail d’Apple doit s’acquitter d’un tarif unitaire de 0,99€, alors qu’un
consommateur anglais dépendant du portail britannique d’Apple doit, quant à lui,
verser 1,16€ (0,79£) à la firme américaine. En d’autres termes, les consommateurs
subissent des contraintes géographiques selon leur pays de résidence se traduisant
par un prix d’achat plus élevé pour des prestations totalement identiques (même
qualité de produit et service), ce qui va à l’encontre des directives européennes
concernant le marché unique, dixit l’article 82 du traité CE.
1.1.2.5
En conclusion sur ce cas pratique
Selon le Conseil de la concurrence, le refus de licence n’était pas injustifié : il lui était
donc impossible d’invoquer un abus de position dominante. De même, le leadership
d’Apple à la fois sur le marché des lecteurs de musique à disque dur et sur celui des
portails de téléchargement était moins le résultat de pratiques déloyales que le fruit
de son efficience économique.
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Concernant VirginMega, la filiale du groupe Lagardère évoluait sur un marché
naissant et hautement dynamique où la concurrence, réelle comme potentielle, était
exacerbée et donc, faiblement altérée par le refus d’Apple d’accorder un accès à sa
MTP. D’autant plus que Fairplay ne pouvait aucunement être considéré comme une
facilité essentielle dans la mesure où il existait divers moyens de la contourner à
travers une offre alternative de lecteurs répondant à tous les besoins des
consommateurs ainsi qu’à travers la gravure de CD inscriptibles qui est un procédé à
la fois simple, familier et peu onéreux.
Cela étant, on peut s’interroger sur les méthodes utilisées par le Conseil de la
concurrence pour statuer sur ce cas. Comme on peut le constater, la situation
actuelle du marché est centrale dans la prise de décision des autorités européennes
de la concurrence. Ainsi la structure concurrentielle du marché en question, à un
instant donné, semble toujours peser plus lourd dans la balance que la viabilité d’un
processus d’innovation absolument vital au maintien d’une économie sur un marché
donné. Autrement dit, le Conseil de la concurrence semble moins se préoccuper des
effets de long terme relatifs aux coûts de production que sur le pouvoir de marché
d’une firme à un moment donné. A première vue, la domination sans partage d’Apple
aurait du, si l’on en croit cette dernière affirmation, conduire les autorités
concurrentielles à sévir. Cependant, on peut imaginer que si le Conseil a rejeté la
saisine de VirginMega, cela tient énormément au fait que la structure concurrentielle
du marché du téléchargement est dynamique malgré le pouvoir de marché possédé
par Apple. On peut spéculer sans trop de risques que s’il s’était agit d’une fusion acquisition entre les deux acteurs de ce cas pratique, le Conseil aurait refusé à grand
renfort d’indices de concentration (Herfindahl-Hirschmann, par exemple) sans
prendre en compte comme il se doit les économies d’échelle ainsi réalisées et les
retombées de long terme sur la dynamique innovatrice du secteur. En faisant
prévaloir le droit de propriété intellectuelle que détient Apple sur sa Mesure
Technique de Protection, les autorités de la concurrence ont pris le parti de laisser
les choses en l’état. Ce que l’on pourrait éventuellement leur reprocher c’est de
n’avoir peut-être pas assez pris en compte ces effets de long terme et leurs
répercussions sur les coûts de production, mais également sur les innovations non
seulement sur le secteur des Mesures Techniques de Protection, mais sur la
dynamique innovatrice de toute la branche du téléchargement multimédia.
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Nous l’avons vu plus en amont, les MTP ne sont pas exemptes de failles et
alimentent la polémique. En laissant les choses en l’état, attendu que la position
dominante d’Apple ne semble pas pouvoir être contestée sur le moyen terme, les
autorités de la concurrence n’ont-elles pas, en quelque sorte, incité à un certain
immobilisme technologique sur ces différents secteurs ? Près de trois années après
l’instruction de ce dossier, les Mesures Techniques de Protection n’ont subi que de
simples mises à jour de sécurité (ce qui ne constitue pas en soi une innovation). Pire,
il est de plus en plus question de les supprimer purement et simplement. Selon une
étude récente, publiée début mars 2006 par le cabinet d’analyse Jupiter Research,
62% des exécutifs de l'industrie musicale se déclarent convaincus qu'un abandon
des MTP ferait s'envoler les ventes en téléchargement. Apple, en la personne de
Steve Jobs, se déclare favorable à leur abolition générale alors même que la firme
américaine semble être, encore aujourd’hui, la principale bénéficiaire du modèle
actuel basé sur des MTP non opérables entre elles. Ce revirement stratégique ouvre
la voie à de nombreuses hypothèses. Steve Jobs espère-t-il réellement que le gain
potentiel lié à l’abandon général des MTP devant provoquer, toutes choses égales
par ailleurs, une explosion du nombre de téléchargements légaux fera plus que
compenser les probables pertes de parts de marché liées à l’émergence d’une
concurrence plus saine (les problèmes d’interopérabilité n’ayant plus de raison d’être,
la concurrence ne devrait plus porter que sur des critères d’efficience économique
tels que la qualité et la diversité de l’offre, la compétitvité-prix, la communication…)
impliquant le plus souvent une réduction des marges pour les entreprises ? Ou bien,
en adoptant cette ligne de conduite, le PDG d’Apple essaie-t-il simplement de
montrer « patte blanche » afin de détourner l’attention des autorités de la
concurrence, qui commencent à sérieusement inquiéter la firme américaine, tout en
sachant pertinemment qu’une abolition générale des MTP prendra un temps
considérable ? Toujours est-il que depuis le 29 Mai, Apple propose à ses clients,
moyennant un surcoût unitaire de 25% (0,30€), de télécharger des versions dénuées
de MTP sur une grande partie du répertoire musical d’EMI (à la tête d’un catalogue
de plus de 1300 artistes, mais en proie à une crise financière sans précédent
l’obligeant quelque peu à explorer de nouvelles perspectives de marché), soit des
morceaux copiables à volonté et opérables sur tout lecteur. L’avenir nous dira si cette
initiative est amenée à se propager, mais d’ici là, il y a fort à parier que les MTP vont
encore protéger longtemps nos fichiers téléchargés.
- 46 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
1.2
Une vision économique de la notion d’interopérabilité :
application de la théorie des facilités essentielles aux actifs
intangibles
Comme nous venons de le voir à travers le cas pratique qui opposa Apple et
VirginMega, l’arbitrage entre droit de propriété intellectuelle et droit de la concurrence
effectué par les autorités de la concurrence a des retombées économiques
conséquentes sur les acteurs d’un marché. Dans l’affaire qui nous intéresse, le
Conseil de la concurrence a estimé, peut-être à tort, que la Mesure Technique de
Protection d’Apple, Fairplay, n’était pas, en l’état actuel du marché, une facilité
essentielle et a donc naturellement rejeté la saisine de la société plaignante.
Autrement dit, en s’appuyant tout particulièrement sur la structure concurrentielle du
marché du téléchargement numérique, le Conseil a octroyé une sorte d’immunité
antitrust à la société américaine en faisant prévaloir ses droits de propriété
intellectuelle dans la mesure où il a estimé que toutes les conditions n’étaient pas
réunies pour pouvoir qualifier d’abusifs les agissements d’Apple. Quoiqu’il en soit, ce
dossier juridique illustre parfaitement de quelle manière un problème purement
technique d’interopérabilité entre deux systèmes de protection des données digitales
concurrents peut affecter la compétition sur des marchés connexes. Cela nous
amène inévitablement à nous poser une question à laquelle la sous-section à venir
va tenter d’apporter quelques éléments de réponse : peut-on considérer le droit à la
protection intellectuelle, appliqué à des actifs intangibles, comme une facilité
essentielle ? Ainsi, cette sous-section va s’intéresser de très près au concept même
de « facilité essentielle ». Dans ce cadre, nous articulerons nos propos autour de
deux axes. Dans un premier temps, nous nous affairerons à replacer la notion qui
nous intéresse dans un contexte historique ce qui nous permettra, entre autres, de
l’exposer de manière bien plus approfondie que lors de notre partie introductive.
Dans un second temps, nous constaterons à travers trois arrêts classiques rendus
par les autorités de la concurrence, comment le champ d’application de ce concept
qui a l’origine concernait principalement les infrastructures physiques, telles que les
réseaux de télécommunication ou de distribution d’énergie, s’est peu à peu déplacé
vers des actifs intangibles remettant ainsi en question les fondements mêmes de la
protection intellectuelle.
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
1.2.1 Présentation du concept de facilité essentielle
1.2.1.1 Origines de la notion de facilité essentielle : l’affaire « Terminal Railroad »
La notion même de « ressources essentielles » est apparue il y a près d’un siècle.
On associe son origine avec une affaire traitée par l’antitrust américain en 1912
concernant les infrastructures ferroviaires (United States versus Terminal Railroad
Ass.). Près d’un siècle après, ce cas reste une référence en droit de la concurrence.
En l’espèce, la ville de Saint Louis, Missouri, représentait à l’époque un passage
quasi-obligatoire pour le transit du chemin de fer tant sa plateforme était importante.
Autrement dit, il s’agissait d’un véritable « hub », c'est-à-dire une zone d’interface
privilégiée tant par ses infrastructures ferroviaires que par sa position géographique.
Or, les accès à la ville étaient alors totalement sous contrôle de la «Terminal
Railroad », une association qui ne rassemblait qu’une fraction des opérateurs de
chemin de fer transitant par la commune de Saint Louis. Se sentant flouées, les
sociétés n’appartenant pas à l’association ont alors intenté une action en justice à
l’encontre de la «Terminal Railroad » afin d’obliger cette dernière à abandonner la
mainmise qu’elle avait sur les infrastructures ferroviaires de la ville. Saisie du dossier,
la Cours Suprême des Etats-Unis d’Amérique ne put que trancher en faveur des
sociétés plaignantes, obligeant ainsi la « Terminal Railroad » à intégrer ces dernières
au sein de leur association. Autrement dit, la Cours de justice a considéré que
l’accès à la ville de Saint Louis était d’utilité publique et que la « Terminal Railroad »
agissait comme un cartel ce qui risquait d’exclure les autres utilisateurs du réseau.
La doctrine des « infrastructures essentielles » était née sous l’invocation de trois
critères indissociables :
-
caractère indispensable et incontournable de son utilisation pour un opérateur
offreur d’un service déterminé
-
impossibilité ou, pour le moins, considérables difficultés pour la dupliquer,
rendant donc très probable la possibilité de la voir demeurer unique sur le
marché concerné
-
contrôle fonctionnel exercé sur elle par un monopoleur ou un groupe de
partenaires agissant comme le ferait un actionnaire unique.
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Les autorités américaines de la concurrence rajoutèrent, sur la base de l’efficience
économique, que pour qu’un accès à une ressource jugée comme essentielle puisse
être forcé, il était indispensable de prouver que cette mesure soit impérative quant à
la persistance d’un processus concurrentiel sur le marché en question, à savoir la
conservation sur celui-ci de firmes efficaces offrant aux consommateurs des biens et
des services en quantités plus importantes à des prix toujours plus compétitifs. En
d’autres termes, les situations de monopole ne sont pas répréhensibles en ellesmêmes s’il est socialement préférable qu’une unique firme assume la totalité de la
production ou des services (cas des monopoles naturels). C’est donc bien le fait
qu’un monopoleur détenteur d’une infrastructure essentielle abuse de sa position de
force pour pratiquer l’intégration verticale qui rend légitime l’intervention des autorités
de la concurrence. Ce dernier point a d’ailleurs été repris par la cour d’appel de Paris
en 1996, soit 84 ans après le cas «Terminal Railroad », pour statuer sur une affaire
relative à un abus de position dominante opéré par la société Héli-Inter Assistance. A
ce titre, l’arrêt de la Cour d’appel du 9 septembre 1997 stipulait que « lorsque
l’exploitant monopolistique d’une infrastructure essentielle est en même temps le
concurrent potentiel d’une entreprise offrant un service exigeant le recours à cette
facilité, cet exploitant peut restreindre ou fausser le jeu de la concurrence sur le
marché aval du service concerné en abusant de sa position dominante ou de la
situation de dépendance dans laquelle se trouvent ses concurrents à son égard en
établissant un prix d’accès injustifié à cette facilité » 31 .
Si l’on adopte une vision dynamique, l’entreprise innovatrice détentrice d’une facilité
essentielle se trouve dans une position de force indéniable vis-à-vis à la fois de ses
concurrents directs et des entreprises situées en aval nécessitant un accès à la dite
ressource
essentielle.
Il
revient
aux
autorités
de
la
concurrence
d’être
particulièrement vigilantes quant à l’attitude adoptée par la firme titulaire de cette
facilité laquelle peut se rendre coupable de stratégies de prédation (intégration
verticale ou prédation par les prix afin d’exclure progressivement ses concurrents
réels comme potentiels), voire d’éviction (refus de contracter avec la concurrence),
hautement préjudiciables du point de vue de l’efficience économique.
31
Décision n°96-D-51. Pratiques de la SARL Héli-Inter Assistance. Rapport au Conseil de la concurrence 1996,
annexe 58, p.495 ; et arrêt de la Cour d’appel du 9/09/97
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
A ce titre, Michel Glais rappelle que les stratégies d’éviction ou d’accroissement
artificiel des prix peuvent avoir pour effet de freiner la compétition technologique, et
donc la promotion de l’efficience 32 . Ceci est particulièrement vrai dans les secteurs
où l’innovation technologique est un processus intense et continu puisqu’il permet
aux acteurs économiques de dégager des gains de productivité devant, ceteris
paribus, in fine se traduire par un surplus social. En conclusion, dans des affaires
impliquant des facilités essentielles, il convient pour les autorités de la concurrence
d’appréhender la manière dont la firme a acquise cette facilité (par ses mérites, c'està-dire à la faveur d’investissements stratégiques en R&D, ou par ‘’héritage’’ d’une
ancienne position de monopole étatique, par exemple), comment elle la gère au
quotidien et quelles en sont les conséquences sur la structure concurrentielle, mais
plus encore sur l’efficience économique du secteur et le bien-être social. Nous
aborderons ultérieurement le problème de la fixation du tarif d’accès au réseau
essentiel qui doit permettre une concurrence saine censée avoir des répercussions
positives sur le niveau agrégé de bien-être des agents économiques.
1.2.1.2 Une application en droit communautaire : l’affaire « Stena-Sealink »
En Europe, la première application de la théorie des facilités essentielles eut lieu en
1992 lors d’une affaire opposant B&I Line et Stena-Sealink. La Commission avait
alors statué qu’il y avait présomption que Sealink ait abusé de sa position dominante.
En l’espèce, Sealink était une compagnie britannique de ferry mais également
l’autorité portuaire de Holyhead, Pays de Galles. Il s’est avéré que Sealink avait
profité de sa position d’autorité portuaire pour autoriser des modifications des
horaires de ses propres ferries ce qui a causé un préjudice certain à B&I Line, une
société irlandaise de ferry. Des mesures conservatoires obligeant la défenderesse à
modifier ses horaires de navigation furent alors prises par la Commission. En
d’autres termes, les autorités de la concurrence ont considéré que l’entreprise
britannique était à la fois propriétaire et utilisatrice d’une infrastructure essentielle,
dans le cas présent un port, et qu’en tant que telle ne devait pas accorder à ses
concurrents des conditions moins favorables que celles dont bénéficient ses propres
services sous peine de fausser le jeu de la concurrence.
32
GLAIS M. (1998) : Infrastructures et autres ressources essentielles au regard du droit de la concurrence.
Revue d’Economie Industrielle, vol. 85, pp. 85-116
- 50 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
1.2.2 Réseaux de communication et théorie standard
Si l’on se réfère à la doctrine standard en économie, les situations de monopoles non
naturels sont néfastes car elles constituent des freins à la dynamique innovatrice du
secteur (d’un point de vue théorique, on est d’autant moins incité à mobiliser ses
ressources productives dans une optique d’innovation que les parts de marché à
conquérir sont faibles). Cet immobilisme technologique est hautement préjudiciable
pour le bien-être des agents économiques, d’autant qu’en l’absence de compétition,
le monopoleur peut être tout particulièrement enclin à augmenter son prix de vente
bien au-delà de son coût de production marginal. Toujours selon le courant
classique, créer de la concurrence sur un marché est socialement préférable dans la
mesure où la perte de surplus du monopoleur est plus que compensée par les gains
de bien-être de l’ensemble des agents économiques (sans omettre la relance de la
dynamique innovatrice génératrice d’effets bénéfiques sur le moyen/long terme sur
lesquels nous reviendrons ultérieurement). Dans ce cadre, une situation de
concurrence pure et parfaite, est Pareto optimale dans la mesure où on ne peut
augmenter le bien-être d’un agent économique sans baisser celui d’un autre.
Cependant, les cadres théoriques sont quelquefois remis en cause par les faits. Le
phénomène de libéralisation de l’industrie ‘’information-communication’’ en Europe
entre 1990 et 1998 en est un exemple des plus parlants. En France, par exemple, il
existait un monopole bilatéral entre les deux seuls acteurs des deux sous-systèmes
de l’industrie. Alcatel détenait une position de monopole sur le sous-système des
équipements (commutation, transmissions), alors que France Télécom, était un
monopole d’Etat sur le sous-système des réseaux (courtes et longues distances,
international). En l’espèce, l’opérateur historique jouissait d’une facilité essentielle en
ses réseaux de télécommunications et conduisait la dynamique industrielle tandis
qu’Alcatel n’était, en quelque sorte, qu’un sous-traitant secondaire. Depuis le 1er
Janvier 1998 et l’ouverture du marché des télécommunications (couplée à la
privatisation progressive de l’entreprise publique), l’opérateur historique n’est plus en
situation de monopole. Trois nouveaux sous-systèmes, technologiquement liés aux
deux premiers, émergent (Fournisseurs d’Accès à Internet, Navigation et Sécurité
Web, Contenu et Activités Web) conformément aux prévisions qui prévoyaient que
- 51 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
cette phase de libéralisation serait opportune à la découverte de nouvelles
opportunités de marché (spécialement sur la sphère des services).
Dans ce contexte, France Télécom se voit contrainte d’ouvrir son réseau à la
concurrence. Concrètement, l’opérateur historique se doit d’assurer l’accès à son
réseau à tout nouvel entrant qui en ferait la demande contre un tarif, fixé par les
autorités de la concurrence, qui doit être le plus efficace possible, c'est-à-dire
permettre une concurrence effective sur le marché tout en permettant à France
Télécom
d’effectuer
les
opérations
de
maintenance
nécessaires
au
bon
fonctionnement du réseau. Le libre accès à cette infrastructure essentielle a donc fait
sauter les barrières technologiques à l’entrée. Ainsi, les nouveaux entrants ont pu
intégrer l’industrie et s’y maintenir sans effectuer de gros investissement en R&D.
Concrètement, cela s’est traduit par une baisse conjointe de l’investissement global
de l’industrie en R&D (entre 10 et 15% du chiffre d’affaire de l’industrie avant la
phase de libéralisation, à peine 4% désormais) et du nombre de brevets déposés en
rapport avec l’activité (proche de 0 ces dernières années) ce qui remet en question le
caractère innovateur de cette industrie. En d’autres termes, là où la concurrence
exacerbée du secteur créée par l’accès libre à l’infrastructure essentielle aurait du
inciter les acteurs à innover massivement, c’est le phénomène inverse qui est
survenu. Quant aux tarifs des prestations, ils sont restés relativement stables. Cela
peut, dans une certaine mesure, remettre en cause certaines analyses économiques
classiques.
1.2.3 Accès au marché et comportements opportunistes
In fine, à travers ces deux cas classiques, plus encore que la détermination d’une
infrastructure essentielle, c’est bien la question fondamentale de l’accès au marché
qui est posée. En effet, on peut aisément imaginer les dérives multiples que pourrait
engendrer un recours systématique à la doctrine des facilités essentielles pour régler
des conflits impliquant plusieurs entreprises en compétition. Autrement dit, il semble
capital que cette théorie soit scrupuleusement encadrée par les autorités
compétentes sous peine de voir se multiplier les plaintes émanant de firmes
opportunistes prétextant que la ressource détenue par une firme concurrente est
essentielle au maintien du processus concurrentiel sur un marché donné.
- 52 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Ainsi, dans leur publication de 1985 « The use of antitrust to subvert competition »,
William J. Baumol et Janusz A. Ordover, s’inquiétaient du risque de détournement
des politiques de la concurrence pour nuire à la concurrence elle-même. En d’autres
termes, lorsqu’une ou plusieurs firmes sont sur le point de céder des parts de marché
au profit d’une entreprise innovatrice, la nature même du droit de la concurrence en
fait un instrument des plus attractifs pour ces firmes afin de remettre en question le
monopole temporaire pourtant obtenu grâce à l’efficience du processus de
production de la firme innovatrice en question. Certaines entreprises peu
scrupuleuses peuvent voir en ces recours en justice un ultime moyen, non pas de
faire valoir leurs droits, mais au contraire de détourner les règles de la concurrence
pour nourrir leurs intérêts propres. Les autorités de la concurrence se doivent
d’enquêter avec la plus grande minutie car on est ici en présence d’un risque de
seconde espèce non négligeable 33 (condamner un innocent) aux conséquences des
plus néfastes puisque cela revient à priver une firme de ce qui lui revient de droit, de
risquer sa faillite, et in fine de réduire le bien-être du consommateur en interdisant
des politiques industrielles innovantes et toutes les externalités positives qui peuvent
en découler. Comme la Cour Suprême américaine avait pris soin de le souligner
dans ses décisions Brown Shoes 34 (1962) et Brooke 35 (1993), la politique de
concurrence a pour finalité la protection de la concurrence et non celle des
concurrents.
Dans ce contexte, il paraît donc important de rappeler qu’une innovation majeure est
génératrice d’un monopole temporaire sur un marché pour la firme innovatrice (laps
de temps durant laquelle l’entreprise va profiter d’une rente de monopole et ainsi
pouvoir, au moins en partie, rembourser ses investissements en R&D). Ainsi, une
situation de monopole peut être totalement légitime, c’est-à-dire attribuable à
l’efficience économique d’une firme et à ce titre, il parait donc injuste qu’une
entreprise concurrente, doublée par la stratégie de la firme innovante, puisse
invariablement saisir les autorités de la concurrence afin d’obtenir un droit d’accès au
33
Il existe deux types de risques auxquels les autorités de la concurrence sont confrontées. Le risque
de première espèce consiste à innocenter un coupable alors que le risque de seconde espèce
consiste à condamner un innocent. Les conséquences induites par ces risques ne sont absolument
pas les mêmes. En effet, si innocenter un coupable revient à pérenniser un statut ex-ante, condamner
un innocent est socialement néfaste et peut provoquer sa faillite.
34
Brown Shoes Co vs United States, 370US294, 1962
35
Brooke Group Ltd vs Brown & Williamson Tobacco Corp, 509US209, 224, 1993
- 53 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
réseau en s’appuyant sur la théorie des facilités essentielles. A ce titre, dans
“Essential facilities: an epithet in need of limiting principles” (1998), Ph. Areeda
suggérait cette série de recommandations:
-
L’obligation faite au monopoleur d’une ressource essentielle de partager son
utilisation avec des tiers ne devrait être qu’exceptionnelle, en particulier
lorsque le monopole n’est pas le fruit d’une entente mais d’un effort innovateur
de son titulaire.
-
A supposer que preuve ait été apportée de la nécessité incontournable pour le
plaignant de recourir à l’utilisation de la ressource concernée, vérification
devrait être faite que l’objectif visé n’est pas le simple partage de la rente de
monopole. L’obligation de libre accès ne devrait être enjointe que si elle est de
nature à vivifier la concurrence et à améliorer l’efficience.
-
En tout hypothèse et à condition que ces conditions soient réunies, le refus
d’accéder à la demande d’un tiers ne devrait jamais être considéré comme
illégal en soi et n’être condamné qu’en raison de la preuve dûment apportée
de l’intention prédatrice du monopoleur.
Pour conclure sur ce point, notons qu’en 2005, dans leur article intitulé « The
strategic use of antitrust laws », R.P. Mcafee et N. Vakkur énonçaient sept stratégies
pouvant être adoptées par les firmes pour tirer partie des lois antitrust américaines :
extorquer une rente à une entreprise méritante, changer les termes d’un contrat,
punir des comportements non coopératifs, répondre à un procès existant, se
prémunir d’une offre de rachat hostile, décourager l’entrée d’un rival et se prémunir
d’une compétition trop exacerbée lorsque l’on est une firme leader. Ces deux auteurs
mettaient en exergue, à grand renfort d’exemples empiriques, que le droit de la
concurrence pouvait parfois être détourné de son but original de promotion de la
concurrence par des entreprises motivées par des intérêts strictement privés. Ils
concluaient en arguant que la maîtrise des lois antitrust ainsi que de leurs différents
usages constitue un avantage stratégique indéniable pour les entreprises, et ce pour
trois raisons :
-
Cela procure des avantages directs (utiliser les lois à des fins personnelles)
-
Cela permet de se prémunir de l’utilisation de ces lois par des firmes rivales
-
Cela permet de se protéger contre d’éventuelles poursuites étatiques.
- 54 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
1.2.4 Peut-on considérer la propriété intellectuelle comme une facilité
essentielle ?
En tout état de cause, si les entreprises innovatrices redoutent toujours plus cette
doctrine des facilités essentielles, c’est que peu à peu, principalement depuis les
années 90, cette théorie qui fut jadis l’apanage des infrastructures physiques de
réseau, a vu son champ d’application se déplacer vers des actifs intangibles,
remettant ainsi en cause jusqu’aux fondements mêmes du droit de propriété
intellectuelle.
En d’autres termes, les autorités de la concurrence craignent plus que jamais que
certaines entreprises usent de comportements opportunistes tels que présentés dans
la section précédente pour s’approprier une part de la rente de monopole de
l’entreprise innovatrice. Pour ce faire, ces firmes opportunistes n’hésitent pas à jouer
sur l’ambiguïté entourant, par définition, les actifs intangibles. Car, si attribuer le
qualificatif de « ressource essentielle » peut paraître évident lorsqu’il s’agit
d’infrastructures physiques telles que les réseaux de télécommunication, les réseaux
de transport électrique, les réseaux ferroviaires ou encore les infrastructures
portuaires (ce qui est à l’une des causes de la vague de déréglementations relative
aux anciens monopoles publics dans les pays occidentaux, comme nous avons déjà
pu le voir à travers le cas de France Télécom par exemple), attribuer le qualificatif de
« ressource essentielle » à des actifs intangibles protégés par des brevets, c'est-àdire à des droits de propriété intellectuelle, paraît relever d’un processus bien plus
incertain. En effet, dans le cas des actifs intangibles, on manque très souvent de
bases objectives et mesurables ce qui rend donc les décisions prises par les
autorités de régulation bien plus arbitraires, voire intuitives.
Peut-on forcer une entreprise détentrice d’un droit de protection intellectuelle à
délivrer des licences d’exploitation à des entreprises concurrentes ? De la même
façon, peut-on forcer l’accès aux bases de données détenues par une entreprise
seule ?
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Nous allons tenter, à travers les trois affaires classiques que sont les cas Magill, IMS
et numéro vert, d’apporter quelques éléments de réponse quant à la manière dont
les tribunaux européens appréhendent ce genre de problématiques et sur quels
fondements économiques ils se basent pour statuer. Enfin, nous exposerons
succinctement dans une remarque finale, les différences de traitement qui peuvent
exister entre la manière dont les autorités européennes et américaines se saisissent
des dossiers relatifs à la doctrine des facilités essentielles.
1.2.4.1
Le cas Magill
L’arrêt Magill rendu le 6 juin 1995 par la Cour de Justice des Communautés
Européennes consécutif aux affaires C-241/91P et C-242/91P reste aujourd’hui
encore l’un des exemples les plus célèbres d’application communautaire de la
théorie des facilités essentielles au droit de propriété intellectuelle.
Pour bien saisir le fonds de cette affaire, il convient de rappeler que dans les années
80, chaque chacune des six chaînes nationales irlandaises publiait séparément ses
propres programmes télévisés. Ces grandes chaînes se réclamaient alors d’un droit
d’auteur sur leurs programmes et, à ce titre, refusaient catégoriquement d’en
transmettre le contenu à des tiers. Or, la société Magill TV souhaitant alors éditer un
guide hebdomadaire complet des programmes décida de saisir les autorités de la
concurrence arguant que le refus des six grandes chaînes de divulguer des
informations concernant ses grilles de programme était abusif. Selon la société
plaignante, par de tels agissements, les diffuseurs empêchaient l’apparition d’un
produit nouveau, non offert par les chaînes de télévision, et donc à même d’améliorer
l’utilité des consommateurs. En d’autres termes, les diffuseurs se réservaient alors le
marché connexe des guides en y excluant toute forme de concurrence en bloquant
de manière abusive l’accès à une information essentielle qu’ils étaient les seuls à
posséder.
Saisie du dossier, la Commission accéda à la requête de la plaignante considérant
que les six grands groupes de télévision abusaient d’une position dominante sur un
marché situé en amont pour bloquer l’apparition d’une nouvelle offre sur un marché
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
dérivé. Sa décision fut par la suite confirmée par le TPICE 36 et la CJCE. Ainsi, les
sociétés incriminées furent condamnées à céder une licence à la firme Magill TV.
Trois critères indissociables furent avancés par la Cour pour caractériser l’abus de
position dominante dans cette affaire. Le refus est considéré comme abusif si :
-
il est dépourvu de toute justification
-
il fait obstacle à l’apparition d’un produit nouveau pour lequel il existe une
demande potentielle émanant des consommateurs
-
il exclut toute forme de concurrence sur un marché dérivé 37
A l’instar de ce qui sera reproché par la Commission en 2004 à Microsoft 38 , les
autorités de la concurrence ont considéré que les six chaînes irlandaises de
télévision usaient de leurs accès privilégiés à des informations essentielles (les
grilles de programmation) comme d’un levier pour exclure toute concurrence sur le
marché aval des guides hebdomadaires de programmes télévisés. Or, le succès de
ce type de guides généraux dans les autres pays européens tendait à montrer
qu’une demande potentielle importante existait sur ce secteur en Irlande. En effet,
seuls les guides hebdomadaires recensant l’intégralité des programmes des six
grands diffuseurs avaient le potentiel d’offrir aux consommateurs la possibilité de
prévoir suffisamment à l’avance les retransmissions susceptibles de les intéresser et
le cas échéant, de planifier en conséquence leurs activités de loisirs de la semaine.
En d’autres termes, en adoptant un tel comportement anticoncurrentiel, les six
grandes chaînes de télévision ont délibérément empêché une innovation de produit
sur le marché aval des guides de programmes et ainsi causé un préjudice certain, à
la fois à leurs concurrents potentiels sur ce marché tels que Magill TV, mais plus
encore aux consommateurs puisqu’une telle innovation leur aurait procuré un gain de
bien-être. A ce titre, la décision des autorités de la concurrence d’obliger les six
grands diffuseurs à transmettre, suffisamment à l’avance, aux acteurs du marché
aval leurs informations relatives à leurs programmations, paraît tout à fait justifiée 39 .
36
Magill, aff. T-70/89, TPICE, 10 juillet 1991
37
L’arrêt Bronner stipule que lorsqu’un service est indispensable pour l’exercice d’une activité donnée,
il convient de distinguer le marché en amont constitué par le service en question et le marché aval qui
concerne la production d’un autre produit.
38
Aff. IP/04/382, Commission Européenne, 24 mars 2004 (cf. page 27 du présent mémoire)
39
Le lancement sur le marché d’un nouveau produit souhaité par les consommateurs, tels les guides
de programmes hebdomadaires généraux, constitue une innovation du type ‘’market pool’’.
- 57 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
1.2.4.2
Le cas IMS
Si l’affaire ‘’Magill’’ avait ouvert la voie à l’application de la doctrine des ressources
essentielles à des actifs intangibles, l’affaire ‘’IMS Health’’ 40 de 2004 va aller dans le
sens d’une réelle précision de cette notion.
Ce cas fait référence à la protection juridique des bases de données d’une
décomposition du marché pharmaceutique allemand. En l’espèce, la société NDC,
concurrent de la firme américaine IMS, s’était vue refuser l’accès par cette dernière à
une base de données indispensable à son activité. En l’occurrence, IMS détenait une
position dominante quant au recueil d’informations relatives aux ventes de
médicaments ce qui lui permit de créer une base de données sur la base d’une
structure modulaire fondée sur les 1860 codes postaux allemands. IMS parvint à
faire de sa structure modulaire un véritable standard de marché en la diffusant
gratuitement aux distributeurs du secteur. Bien évidemment, la structure modulaire
en question, était protégée par le droit d’auteur, comme toute base de données.
NDC, ambitionnant d’entrer sur ce marché, tenta de distribuer une base de données
à 2201 modules. Face à la réticence de clients équipés gratuitement pour des
structures à 1860 modules à choisir la base de données proposée par le nouvel
entrant, celui-ci engagea un effort de développement afin d’adapter sa base au
standard en place, c’est-à-dire 1860 modules.
Or, cette structure modulaire étant protégée par un droit de propriété intellectuelle
détenu par la société IMS, il était indispensable que cette dernière accepte de céder
une licence d’exploitation pour que NDC ait légalement le droit de commercialiser sa
base de données. Face au refus de l’entreprise leader d’octroyer une telle licence à
son concurrent, NDC décida alors de se tourner vers les autorités de la concurrence.
Les juges saisis du dossier considérèrent que la base de données d’IMS n’était en
aucun cas reproductible : « la société NDC aurait à faire des efforts techniques et
économiques
extrêmement
élevés
pour
pouvoir
acquérir
cette
structure
indispensable à leur activité mais protégée par le droit de la propriété intellectuelle ».
40
Cf: CJCE, 29/04/2004, IMS Health GmbH c/ NDC Health GmbH, aff C-418/01
- 58 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Pourtant, il convient de rappeler que le droit exclusif de reproduction fait partie des
prérogatives du titulaire d’un droit de propriété intellectuelle, de sorte qu’un refus de
licence, alors même qu’il serait le fait d’une entreprise en position dominante sur le
marché, ne saurait constituer en lui-même un abus de celle-ci. Toutefois, la CJCE a
accédé à la requête de la société plaignante dans la mesure où la structure à 1860
modules était devenu un standard incontournable en Allemagne et qu’à ce titre,
refuser d’octroyer une licence était un moyen déloyal d’empêcher l’entrée de
nouveaux compétiteurs sur un marché. Autrement dit, les autorités de la concurrence
se sont appuyées sur la jurisprudence communautaire pour appliquer la théorie des
facilités essentielles au droit de propriété intellectuelle.
En résumé, IMS a su imposer une structure modulaire, dont elle détenait seule le
droit de propriété intellectuelle, comme un standard incontournable sur le marché des
bases de données en rapport au secteur pharmaceutique. En refusant de céder des
licences d’exploitation à ses concurrents potentiels, la défenderesse s’est rendue
coupable aux yeux des autorités de la concurrence de conserver déloyalement une
position de monopole sur le marché en question. Outre le maintien artificiel de
barrières à l’entrées imperméables, une telle position de monopole est à la fois
néfaste au processus d’innovation, IMS n’étant que peu incité à améliorer son produit
dans la mesure où les parts de marché à conquérir sont nulles, et aux
consommateurs (en l’occurrence les pharmacies) puisque l’absence de dynamique
concurrentielle sclérose de facto la compétition en prix, et par conséquent réduit le
bien-être social. Cependant, IMS a fait preuve d’une efficience économique certaine
pour imposer sa structure modulaire comme standard du marché, et la forcer à
délivrer des licences à ses concurrents peut a priori être assimilé à une expropriation
d’un droit de propriété intellectuelle dûment acquis. Dans ce cadre, les autorités de la
concurrence ont considéré que la perte financière subie par IMS du fait de l’obliger à
octroyer des licences (et perdre ainsi sa position de monopole) était plus que
compensée par le surplus agrégé de bien-être des autres acteurs de l’environnement
économique (nouveaux entrants et consommateurs), en plus de potentiellement
relancer la dynamique innovatrice dans ce secteur. Dans ce contexte, la décision
prise par les autorités de la concurrence paraît pertinente, même si celle-ci est à titre
provisoire.
- 59 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
1.2.4.3
Le cas du numéro vert
Nous l’avons vu tout au long de ce mémoire, un comportement qui entrave
l'application de dispositions législatives ou réglementaires ayant pour but de stimuler
la concurrence peut justifier des mesures conservatoires.
Ainsi, la société française Cegetel a décidé de saisir le Conseil de la Concurrence
car elle reprochait à France Télécom de réserver à son seul avantage l’usage des
dénominations ‘’numéro vert’’ (libres appels), ‘’indigo’’ et ‘’azur’’ (coûts partagés). A
travers ces marques, protégées par un droit de propriété intellectuelle, l’ancien
monopoleur national s’octroyait un marché de près de 50000 numéros (27104
numéros verts et 20112 numéros à coûts partagés), soit un manne financière
considérable estimée à 420000€ pour la seule année 2001.
Or, les titulaires de ces numéros se trouvaient dans l’impossibilité de les conserver si
d’aventure ils venaient à changer d’opérateur téléphonique ce qui, en l’état,
ressemblait à s’y méprendre à une appropriation de ce marché par France Télécom.
En d’autres termes, l’opérateur historique maintenait ses consommateurs captifs en
érigeant des barrières à la sortie génératrices de « switching costs ». Ainsi, les
titulaires d’un numéro spécial étaient incités à rester chez France Télécom dans la
mesure où changer de prestataire de services aurait été doublement préjudiciable
(perte de la licence ‘’numéro vert’’ socialement reconnue couplée à la suppression du
numéro qui implique de nombreux coûts indirects comme, par exemple, la
réactualisation des annuaires, des cartes de visite et un certain coût lié à la diffusion
du nouveau numéro dans le subconscient du client).
Dans sa décision 03-MC-02 du 5 mars 2003, le Conseil de la Concurrence a adopté
une mesure conservatoire à l’encontre de France Télécom, condamnant l’exmonopoleur à accorder une licence à tout concurrent désireux de développer des
offres sur le même marché et sous la même marque. En d’autres termes, le Conseil
a jugé que l’opérateur leader du marché (80% des parts de marché au moment de
l’instruction) avait abusé de sa position privilégiée de façon à exclure toute
concurrence de manière déloyale sur le marché des numéros spéciaux entraînant
ainsi un préjudice certain tant à ses concurrents réels et potentiels qu’aux
consommateurs.
- 60 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
1.2.4.4
La doctrine des facilités essentielles aux USA et en Europe
Les quelques affaires que nous venons de passer brièvement en revue restent
encore aujourd’hui des cas assez isolés. Comme nous y faisions allusion dans le
point 1.2.3 (accès au marché et comportements opportunistes), appliquer stricto
sensu la théorie des facilités essentielles à des actifs intangibles peut mener à des
dérives aux conséquences néfastes à l’innovation ce qui tend à rendre les
économistes très prudents quand on aborde la question de la limitation du monopole
légal produit par les droits de propriété intellectuelle. En effet, on peut résolument
penser que, toutes choses égales par ailleurs, l’incitation à innover est d’autant plus
forte que le système de protection des brevets est efficace. En d’autres termes, nulle
entreprise privée ne serait encline à investir en R&D si elle n’espérait pas jouir d’une
rente de monopole durant toute la durée légale de protection de son innovation. Dès
lors que le risque de voir les autorités de la concurrence remettre en question cette
position de monopole temporaire en obligeant l’entreprise innovatrice à délivrer des
licences d’exploitation devient non négligeable, c’est toute la dynamique d’innovation
qui est menacée. De plus, forcer l’accès à un droit de propriété intellectuelle, c'est-àdire contraindre l’entreprise innovatrice à délivrer une licence d’exploitation à son ou
ses concurrent(s) à un tarif fixé par les autorités compétentes, ne revient-il pas à
exproprier illégitimement une firme ayant acquis des propriétés intellectuelles par son
efficience économique ? Pour beaucoup, cela représente une atteinte évidente du
monopole de l’auteur sur son œuvre.
Ainsi, dès 2004, dans leur article intitulé ‘’Propriété littéraire et artistique et droit de la
concurrence’’, Sirinelli et Vogel faisaient part de leur défiance relative à « un
glissement du droit de propriété intellectuelle d’un droit d’exclusivité à un simple droit
à rémunération’ ». Autrement dit, Sirinelli et Vogel ne font que traduire des craintes
partagées par bien d’autres économistes concernant une éventuelle soumission du
droit de propriété intellectuelle au droit de la concurrence 41 .
41
Il faut rappeler qu’en l’absence de texte communautaire, la fixation des conditions et les modalités
de protection d’un DPI relèvent de la règle nationale alors que le champ d’application des règles de
concurrence est, quant à lui, européen.
- 61 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Toutefois, ce climat de défiance n’est-il pas, en quelque sorte, quelque peu
exagéré ? En 2003, dans « analyse économique de la propriété intellectuelle 42 », F.
Lévêque et Y. Ménière mettaient en exergue un ‘’phénomène’’ à même de tempérer
les craintes des plus sceptiques. En effet, aux USA la théorie des facilités
essentielles n’est pas appliquée dans le cadre de la propriété intellectuelle alors
même qu’elle est la nation d’origine de la doctrine en question. Ainsi, seules trois
conditions extrêmement restrictives peuvent lever l’immunité antitrust dont bénéficie
l’usage exclusif d’un brevet :
-
Le brevet a été obtenu de manière frauduleuse
-
La poursuite judiciaire est une feinte pour mettre au point un arrangement
anticoncurrentiel
-
Le brevet est utilisé dans une stratégie de vente liée pour étendre son pouvoir
de marché au delà du périmètre du brevet
L’action de VirginMega à l’encontre d’Apple est révélatrice du fait que les autorités
européennes de la concurrence n’accordent de licences obligatoires dans le cas
d’actifs intangibles que dans de très rares cas qui, jusqu’à présent, concernent
principalement des sociétés n’intervenant pas sur le même marché (dans ce cas,
c’est la firme évoluant en amont qui doit délivrer une licence à celle évoluant en aval,
confère l’affaire Magill). Mais dès lors que les entreprises sont en compétition sur un
même marché, force est de constater que ce sont des critères d’efficience
économique (surplus du consommateur, coûts agrégés de production) qui dictent les
décisions prises par les autorités compétentes. A ce titre, elles sont en parfait accord
avec les dispositions prévues par l’article L.464-1 43 du code du commerce stipulant
que le Conseil peut prendre des mesure conservatoires « que si la pratique
dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l’économie générale, à celle du
secteur intéressé, à l’intérêt des consommateurs ou à l’entreprise plaignante ».
42
Lévêque F. & Menière Y. (2003) : Analyse économique de la propriété intellectuelle. Coll. Repères, Edition
La Découverte.
43
Cf annexe 3
- 62 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
1.2.4.5
De l’intérêt général
Dans cette partie, nous allons nous appuyer sur un petit modèle afin de prouver,
d’une part qu’il est socialement bénéfique de créer de la concurrence sur un marché
où un monopoleur jouit d’une facilité essentielle, et d’autre part que le niveau de la
redevance d’accès ne joue pas un rôle direct sur le niveau agrégé de bien-être.
Soit un marché dominé en t par un monopoleur A détenteur d’une facilité essentielle
et produisant un bien à élasticité-prix nulle. Soient Pm le prix de vente de monopole ;
Q la demande adressée à la firme; Cu le coût de production unitaire et Π m le profit
de monopole de la firme A. Dans ce contexte, on peut exprimer Π m à l’aide de
l’équation suivante :
Πm = Pm × Q − Cu × Q = Q( Pm − Cu )
Supposons qu’en t+1, les autorités de la concurrence enjoignent la firme A à céder
une licence d’exploitation de sa facilité essentielle à une firme B, nouvel entrant sur
le marché de A. Le tarif d’accès à cette facilité est fixée par le tribunal de façon à ce
que la concurrence soit possible sans pour autant désinciter la firme A à effectuer
une maintenance efficace de son réseau 44 .
Soient Pc le prix de vente concurrentiel tel que Pc<Pm ; a le tarif d’accès au réseau ;
Π a le profit de la firme A en situation de duopole ; Π b celui de la firme B.
Supposons que les firmes A et B produisent des biens homogènes et que la
demande reste la même en dépit de la baisse de prix (élasticité-prix nulle). Dans ce
contexte, toutes choses égales par ailleurs, les deux firmes vont se partager le
marché tel que Qa=Qb=Q/2. Supposons également que le coût unitaire de
production reste stable malgré cette demande partagée (rendement d’échelle stable).
Dès lors, on peut calculer les profits des firmes A et B, ainsi que ΔΠc le gain de bienêtre des consommateurs conséquemment à la baisse des prix. Ainsi :
Π a = Pc × Q / 2 − Cu × Q / 2 + a = Q ( 2 Pc − 2Cu ) + a
Π b = Pc × Q / 2 − Cu × Q / 2 − a = Q ( 2 Pc − 2Cu ) − a
ΔΠ c = ( Pm − Pc) × Q
44
Nous aborderons la problématique de la fixation optimale de ce droit d’accès dans le chapitre 2 de
ce mémoire.
- 63 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Calculons dès à présent la perte de surplus subie par la firme A consécutif à la perte
de sa position de monopole :
ΔΠa = Πm − Πa = Q(Pm − Cu) − [Q(2Pc − 2Cu) + a] = Q(Pm + Cu − 2Pc) + a
En ce qui concerne l’intérêt général, pour qu’un surplus soit dégagé, il faut que la
somme des gains obtenus par la firme B et les consommateurs compense au moins
la perte de surplus subie par l’ancien monopoleur. Ainsi, on peut poser :
ΔΠ c + Π b ≥ ΔΠ a ⇔ Q ( Pm − Pc ) + Q ( 2 Pc − 2Cu ) − a ≥ Q ( Pm + Cu − 2 Pc ) + a
Résolvons cette inéquation :
Q ( Pm − 2Cu + Pc ) − a ≥ Q ( Pm + Cu − 2 Pc ) + a
On obtient ainsi : QPm − 2QCu + QPc − a ≥ QPm + QCu − 2QPc + a
d ' où QPm − QPm − 2QCu − QCu + QPc + 2QPc + a − a ≥ 0
On en déduit : 3QPc − 3QCu ≥ 0 ⇔ 3Q ( Pc − Cu ) ≥ 0
Ce qui implique : Pc − Cu ≥ 0
d ' où Pc ≥ Cu , ce qu ' il fallait démontrer .
Cela tend à montrer que, sous les hypothèses très restrictives posées au début de
cette étude, et toutes choses égales par ailleurs, quelque soit le prix de concurrence
compris entre le prix de monopole et le coût marginal, créer de la concurrence sur un
marché ne peut être que bénéfique à l’intérêt général. D’autant plus que le processus
d’innovation est théoriquement d’autant plus intense que la concurrence sur un
marché est forte. Toujours sous ces hypothèses fortes, on peut également
s’apercevoir que le tarif d’accès au réseau, à partir du moment où il est fixé par les
autorités de la concurrence de manière à promouvoir la concurrence sans pour
autant en négliger la maintenance, ne joue pas un rôle direct sur le niveau agrégé de
bien-être. Par contre, la fixation de ce tarif d’accès, dès lors qu’elle incombe aux
autorités de la concurrence, est clairement essentielle puisqu’elle doit être
suffisamment basse pour promouvoir une concurrence socialement bénéfique
(incitation à l’innovation, concurrence en prix, découverte de nouvelles opportunités
de marché…), sans pour autant atteindre un seuil critique en deçà duquel la firme
détentrice de l’infrastructure essentielle ne serait plus incitée à effectuer les
opérations de maintenance, et les améliorations nécessaires à la bonne tenue du
réseau. Nous verrons dans le chapitre suivant que cette tarification ne correspond
pas tant à un programme d’optimisation général qu’à un arbitrage au cas par cas.
- 64 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Que se passe-t-il dès lors que les autorités de la concurrence obligent le détenteur
d’une facilité essentielle à délivrer des licences d’exploitation à des concurrents
situés sur un marché aval au sien ? Revenons quelques instants sur le cas relatif à
Magill TV.
En l’espèce, les six grands groupes irlandais de télévision détenaient une information
jugée essentielle en leurs connaissances exclusives de leurs grilles de programmes.
En refusant de les divulguer à des sociétés situées sur le marché aval des guides
hebdomadaires généraux de télévision (qui en l’état n’existait pas encore, mais dont
le potentiel était avéré), telles que Magill TV, les diffuseurs irlandais se sont rendus
coupables d’une stratégie de levier consistant à interdire l’accès à la facilité
essentielle en question pour capter une rente additionnelle. En effet, en l’absence de
guides généraux de programmes télédiffusés, chaque chaîne éditait elle-même son
propre guide de programmes (en d’autres termes, les diffuseurs abusaient de leur
position de force sur le marché amont pour truster le marché aval). Or, nous sommes
là en présence de biens complémentaires 45 (programmes et guides) ce qui accentue
de fait le pouvoir de marché des diffuseurs sur le marché connexe. En effet, l’édition
de guides dédiés à leurs programmes ne constitue pas la source de revenu majeure,
ni même l’activité principale des chaînes de télévision. Partant de ce constat, la
décision des autorités de la concurrence d’imposer aux diffuseurs de transmettre
leurs programmes à des entreprises tierces paraît on ne peut plus justifiée. D’une
part, là où le consommateur devait acheter six guides distincts pour autant de
diffuseurs afin de pouvoir planifier ses soirées, il a désormais la possibilité de choisir,
parmi une offre diversifiée de guides généraux hebdomadaires, celui qui correspond
le mieux à ses préférences, d’où un gain indéniable de bien-être. D’autre part,
l’ouverture de ce droit de propriété intellectuelle à permis d’établir un marché aval
concurrentiel à la faveur de nombreux nouveaux entrants, relançant par là même la
dynamique d’innovation sur ce secteur (contenu de l’offre, design, recherche
d’allocations de ressources à même de réduire les coûts de production…). Du côté
des diffuseurs, la cession de licences relatives à leurs programmes ne constitue pas
en soi un préjudice majeur dans la mesure où l’essentiel de leurs revenus provient de
45
Deux biens sont complémentaires quand la baisse du prix du premier entraîne une augmentation de
la consommation du second (par exemple, les lecteurs DVD et les DVD). A contrario, deux biens sont
substituables lorsque la hausse du prix de l’un entraîne une augmentation de la consommation de
l’autre (par exemple, le beurre et la margarine).
- 65 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
la publicité. Dans ces conditions, on comprend aisément que la décision des
autorités de la concurrence a permis de dégager, au niveau agrégé, un surplus de
bien-être bénéfique à l’intérêt général dans la mesure où la somme des surplus des
nouveaux entrants et des consommateurs fait plus que compenser la perte subie par
les diffuseurs.
Il convient également de prendre en considération les coûts de production. Lorsque
les chaînes de télévision oeuvraient à la fois sur le marché amont et sur le marché
aval, elles n’étaient que peu incitées à dégager des ressources productives dans une
optique d’innovation sur le marché des guides de programmes, notamment pour
deux raisons essentielles : une concurrence effective nulle sur le marché d’un produit
complémentaire impliquant des consommateurs captifs, à la limite, quelque soit la
qualité du produit proposé, et le fait que la rente de monopole obtenue sur le marché
aval ne constitue qu’une très faible part du profit de ces entreprises. Dans ces
conditions, il paraît peu probable que ces diffuseurs tentent d’améliorer leurs produits
sur le marché aval, ni même de rationaliser au mieux les ressources productives
pour dégager des économies d’échelle conséquentes (toujours en rapport avec un
marché captif et secondaire). En revanche, une fois l’accès à l’information essentielle
forcé, la dynamique concurrentielle qui s’installe sur le marché aval amène les
nouveaux entrants sur ce marché (qui est pour eux un marché primaire), proposant
des biens de consommation substituables, à innover à toutes les étapes de leurs
processus de production dans une optique de rationalisation des coûts. Cette
dynamique est, in fine, génératrice d’un surplus social bénéfique à l’intérêt général.
Dans le cadre des cessions de licence, la probabilité d’altérer négativement le
surplus social n’est jamais aussi forte que lorsque deux firmes opérant sur le même
secteur, et toutes deux détentrice d’un pouvoir de marché conséquent ex ante,
coopèrent via l’octroi d’un accès préférentiel accordé à la première à un droit de
propriété détenu par la seconde. Dans ce cas, le risque de se trouver confronté à
une économie de cartel 46 , c'est-à-dire à des comportements collusifs visant à établir
46
Le cartel une forme de concentration horizontale où de grandes entreprises juridiquement et
financièrement indépendantes ayant des activités comparables sur un même marché, s'entendent en
vue de contrôler ce marché, dans le but de rendre plus difficile l'entrée de nouveaux concurrents et de
maximiser leurs profits en s’entendant sur les quantités produites ainsi que sur les prix de vente. Deux
fameux exemples de cartel sont l’OPEP (industrie du pétrole) et De Beers (industrie du diamant).
- 66 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
des barrières à l’entrée imperméables (notamment en s’entendant sur les prix de
vente), devient non négligeable. En effet, ce type d’ententes illicites est
vigoureusement combattu par les autorités compétentes dans la mesure où elles
faussent le libre jeu de la concurrence, fixant les prix et/ou les quantités produites et
sclérosant le processus d’innovation. De tels marchés oligopolistiques sont propices
à l’apparition d’économies de cartel. En effet, plus un marché est concentré, moins
les coûts de surveillance sont élevés et par conséquent, plus la probabilité de
s’entendre est importante. Concluons sur ce point en évoquant brièvement l’affaire
FTC v. Summit Technology et VISX. Ce cas de licences croisées, c'est-à-dire où
chacun des deux oligopoleurs cède une licence à l’autre, a vu la Federal Trade
Commission porter plainte contre les agissements anticoncurrentiels de Summit
Technology et VISX. Ces dernières, en mettant en commun des brevets relatifs à la
chirurgie rétinienne par technologie laser, se sont rendues coupables de s’entendre
sur les prix demandés aux médecins (250 € par opération utilisant l’un ou l’autre des
lasers). On comprend aisément que de tels agissements sont socialement néfastes,
empêchant une baisse des prix consécutive à un éventuel processus concurrentiel
ainsi que le maintien artificiel de barrières à l’entrée. Sans omettre une relative
désincitation à innover (puisque les parts de marché à conquérir sont faibles, voire
nulles) et tous les effets négatifs que cela implique sur le long terme que nous avons
déjà évoqué.
In fine, le glissement du champ d’application de la doctrine des facilités essentielles
des infrastructures physiques vers les actifs intangibles peut représenter une forme
d’insécurité juridique pour les entreprises innovatrices qui peuvent craindre de se voir
priver d’un droit de propriété intellectuelle acquis à la faveur de leur efficacité
économique. Pour déceler les abus de position dominante consécutifs au refus
d’octroyer un accès à la facilité essentielle en question, les autorités de la
concurrence doivent statuer au cas par cas en prenant en considération de
nombreux critères tels que l’existence de moyens substituables d’accéder au
marché, la structure concurrentielle des marchés ainsi que le rapport de force
existant entre les différents acteurs, le surplus des consommateurs successif à
l’apparition d’une nouvelle offre (répondant à des préférences précises) et/ou d’une
concurrence en prix assimilable, ceteris paribus, à un gain de pouvoir d’achat… et le
niveau agrégé de bien être général. Il convient également d’appréhender les effets
- 67 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
de long terme consécutifs à la dynamique d’innovation permettant de réduire toujours
plus les coûts de production et d’explorer de nouvelles opportunités de marché.
L’innovation est le cœur de la dynamique industrielle. Plus encore que les structures
de marché, c’est l’incitation à innover qu’il convient de protéger au mieux sous peine
de voir se mourir l’économie de tout un secteur d’activité. Les deux politiques
publiques fondamentales que sont le droit de la concurrence et le droit de propriété
intellectuelle, et les autorités chargées de les faire respecter, ont un rôle majeur à
jouer sur ces incitations à innover. Dès lors que le détenteur d’une facilité essentielle
en abuse pour s’approprier un marché, il entrave un processus concurrentiel
potentiellement générateur d’innovations socialement bénéfiques. Dans le chapitre
qui va suivre, nous allons tenter d’aborder la problématique de la tarification optimale
sous l’angle de la nouvelle économie publique à la Laffont 47 . Puis, nous mettrons en
exergue la notion d’incitation à innover à travers l’approche autrichienne avant de
revenir au marché relatif aux Mesures Techniques de Protection.
47
J.J. Laffont & J. Tirole (1993): Competitive Ramsey formulas and access pricing. A Theory of Incentives in
Procurement and Regulation, MIT press
- 68 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Chapitre 2 :
Tarification de l’accès et
incitation à innover
- 69 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
2.1 La théorie des licences obligatoires
Comme nous avons pu le constater dans le chapitre précédent, les autorités de la
concurrence peuvent, sous certaines conditions très restrictives, octroyer des
licences obligatoires pour corriger ou prévenir les abus de position dominante dont le
détenteur d’une facilité essentielle pourrait se rendre coupable. Dès lors, se pose le
problème de la fixation du tarif d’accès à cette ressource essentielle qui ne doit être
ni excessif, sous peine d’évincer toute concurrence et donc, à la limite, de figer
l’économie dans une configuration de marché ex ante, ni trop faible au risque
d’anéantir l’intérêt qu’aurait le détenteur de la ressource essentielle à effectuer les
opérations de maintenance et autres mises à jour nécessaires tout en favorisant
l’entrée de firmes inefficaces sur le secteur. Autrement dit, la détermination de ce tarif
d’accès répond à un arbitrage entre le développement du processus concurrentiel
d’une part et le maintien des incitations à innover pour le titulaire de la ressource
essentielle d’autre part.
En l’espèce, l’ouverture des infrastructures physiques à la concurrence avait donné
lieu à de nombreux travaux cherchant à identifier un tarif d’accès au réseau qui soit
optimal au sens de Pareto, c'est-à-dire en maximisant conjointement les utilités de la
firme gérant l’infrastructure essentielle et des entreprises réclamant l’accès au
réseau. Ces études se réclamaient du courant traditionnel de la régulation. A ce titre,
quand on fait allusion à des programmes de maximisation, cela implique
nécessairement les notions de coûts, de contraintes et une vision somme toute
statique de l’industrie en question. La régulation à la Ramsey-Boiteux 48 , selon
laquelle le prix d’accès au réseau est d’autant plus éloigné du coût marginal que
l’élasticité-prix croisée de la demande est faible, entre dans ce cadre et convient
parfaitement à des industries caractérisées par des coûts fixes conséquents ainsi
que des rendements d’échelle croissants, comme par exemple l’électricité. C’est sur
des déclinaisons de ce type de tarification que s’est faite la dérégulation des
monopoles naturels. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus en aval.
48
F.P. Ramsey, (1927): A Contribution to the Theory of Taxation. Economic Journal
M. Boiteux (1956): Sur la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire. Econometrica
- 70 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Toutefois, nous verrons que le principe d’un accès orienté vers les coûts n’est pas
vraiment adéquat quand il s’agit d’actifs intangibles, tels que des droits de propriété
intellectuelle. En effet, s’il paraît évident que l’utilisation d’une infrastructure
essentielle par des entreprises tierces va générer une série de coûts que l’ancien
monopoleur va subir, il n’en est pas vraiment de même lorsqu’il s’agit de forcer
l’accès à une facilité essentielle intangible. Par exemple, France Télécom doit
supporter une série de coûts réels quantifiables du fait de l’utilisation de son réseau
par la concurrence comme des coûts incrémentaux de gestion du réseau
(maintenance, amélioration, extension) en plus d’un certain coût d’opportunité relatif
à une perte de profit pour le monopoleur inhérente à toute ouverture à la
concurrence. Maintenant, pouvons-nous tenir le même discours en ce qui concerne
un actif intangible ? Lorsque les six grandes chaînes de télévision irlandaises ont été
sommées de délivrer une information essentielle à des guides spécialisés tels que
Magill TV, elles n’ont pas connu de coûts supplémentaires (si ce n’est les coûts
d’opportunité). L’utilisation de l’information, fournie par les diffuseurs, par des
entreprises situées sur le marché aval n’a altéré ni la qualité, ni la quantité des dites
informations. En d’autres termes, les infrastructures physiques essentielles
connaissent des contraintes de capacité et d’usure que ne connaissent pas, par
définition, les actifs intangibles. Dès lors, il paraît peu envisageable de tarifer l’accès
selon les mêmes critères selon que l’on se trouve confronté à des actifs physiques
ou immatériels. Pour autant, on ne peut exproprier totalement un titulaire d’un droit
de propriété intellectuelle, ce qui exclut de facto une charge d’accès qui soit nulle.
Par ailleurs, le dogme de l’optimalité s’effondre totalement dès lors que l’on entre
dans ce cadre où d’une part, le déficit informationnel existant entre le titulaire du droit
de propriété intellectuelle et les autorités de la concurrence est important 49 et où,
d’autre part la préservation des incitations à innover passe indubitablement par une
conception dynamique de l’efficacité économique. Dans ce contexte, il convient de
substituer la notion de vecteur de tarifs raisonnables à la notion d’optimalité. En effet,
nous verrons que, dans ce cas, il existe une pluralité de tarifs d’accès envisageables
et socialement profitables.
49
Travaux basés sur la relation principal-agent,de Loeb et Magat (1979), Baron et Myerson (1982) et
Laffont et Tirole (1986). Deux types de contraintes informationnelles sont généralement évoquées
dans ce cadre : l’aléa moral et l’anti-sélection qui concernent respectivement des variables endogènes
(effort de R&D, gestion des ressources humaines,…) et exogènes (technologie connexe, élasticité-prix
de la demande…) connue seulement de l’opérateur.
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Dans une première sous-section, nous exposerons quelques mécanismes incitatifs
permettant de répondre aux contraintes informationnelles auxquelles nous venons de
faire allusion. Une seconde sous-partie traitera du principe de la tarification de
l’accès à une infrastructure essentielle, tout d’abord à travers une application à la
distribution de l’électricité de l’approche positive énoncée par W. Baumol et J. Sidak
en 1994, puis au moyen d’une présentation succincte de la tarification à la Ramsey
préconisée par J.J Laffont et J.Tirole dans leurs travaux de 1993, 1996 et 2000.
Enfin, dans une troisième partie, nous tenterons d’exposer quelques pistes qui
permettraient aux autorités de la concurrence, dans le cas des actifs intangibles, de
déterminer un vecteur de tarifications raisonnables permettant de préserver au mieux
les incitations à innover du détenteur de la facilité essentielle dans un cadre
dynamique.
2.1.1 Mécanismes incitatifs
Comme nous avons pu le voir, réguler de manière efficace une entreprise titulaire
d’une infrastructure essentielle suppose que l’Etat ait une connaissance assez
précise de la structure des coûts supportés par de celle-ci. Or, il s’avère que ce cas
de figure est extrêmement rare du fait de l’asymétrie informationnelle effective entre
le régulateur et l’opérateur. Ainsi ce dernier, par nature, sera incité à faire supporter
au réseau une partie de ses coûts imputables à son activité concurrentielle de
manière à capter une rente additionnelle. La nouvelle économie publique a, dès le
début des années 80, pris en considération ces distorsions informationnelles et
proposé plusieurs schémas incitatifs. Autrement dit, afin de minimiser l’inefficacité
relative causée par de tels comportements opportunistes, il faut mettre en place des
mécanismes de régulation poussant l’opérateur à révéler la vraie nature de sa
fonction de coûts. Concrètement, il convient d’appliquer une sorte de grille tarifaire de
manière à ce que la marge que l’opérateur retirera soit inversement proportionnelle à
ses coûts de production déclarés. Ainsi, dans la mesure où l’opérateur est
parfaitement rationnel et informé de sa structure de coûts, il va nécessairement
choisir le mode de tarification qui maximise son utilité, révélant ainsi au régulateur
des informations fiables quant aux coûts d’exploitation supportés ainsi qu’aux efforts
de productivité consentis.
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
2.1.1.1
Régulation impliquant un transfert
En 2001, P. Gagnepain rappelait que ces schémas se situent à l’intersection entre le
régime de type coût du service et le régime de type prix-fixe 50 . Rappelons que dans
le cadre du principe du coût de service, le régulateur fixe à la fois le niveau d’offre de
service que la firme doit assurer et les prix que celle-ci doit appliquer. Ce sont des
contrats très peu incitatifs car l’entreprise touche un transfert de la part de l’autorité
affecté au remboursement de l’intégralité de ses coûts réels d’exploitation.
L’opérateur ne pouvant espérer aucun profit ni redouter la moindre perte, il n’est en
aucun cas incité à améliorer son efficacité productive dans une optique de réduction
des coûts. En d’autres termes, le régulateur va s’approprier la totalité de la rente et
garantir les revenus de l’opérateur, quelque soient ses coûts d’exploitation et les
efforts de productivité consentis pour les réduire. A l’opposé, le régime de type prixfixe est extrêmement incitatif dans la mesure où l’opérateur reçoit ex ante un transfert
de la part de l’autorité censé assurer l’équilibre financier de l’exploitation durant une
période (le régulateur anticipe ce transfert en fixant les niveaux d’offre et de prix) et
que tout dépassement de cette enveloppe budgétaire est à sa charge. Dans ce
contexte, l’opérateur va être incité à dégager des gains de productivité à chaque
étape de son processus de production afin de réduire les coûts autant que faire se
peut, d’autant plus qu’il récupèrera l’intégralité des gains générés par cet effort de
productivité. Cependant, ce mode de régulation contraint les opérateurs les plus
efficaces à renoncer à une rente élevée alors qu’il sera extrêmement risqué pour les
opérateurs les moins efficaces.
Les mécanismes incitatifs impliquant un transfert répondent tous au même objectif, à
savoir le partage des risques entre l’autorité de régulation et l’opérateur. En effet, il
convient de trouver un compromis efficace entre le régime de type prix-fixe où le
risque était intégralement assumé par l’opérateur et le régime de type coût du service
où c’était le régulateur qui supportait seul le risque.
50
GAGNEPAIN P. (2001): La nouvelle théorie de la régulation des monopole naturels : fondements et tests.
Revue Française d’Economie, vol.4, pp. 56-110.
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Dans ce cas de figure, seulement une partie coûts d’exploitation est remboursée, ex
post, par l’autorité, et ce sur la base du montant anticipé ex ante des coûts
d’exploitation. Concrètement, cela va se traduire par un transfert net structuré sur la
base d’une partie fixe et d’une partie variable que l’on pourrait traduire ainsi :
t = a − b(C − Co)
Avec : t le transfert net ; a la partie fixe du transfert ;
(C-C0) la différence entre le coût d’exploitation réel observé ex post et celui anticipé
b la part des coûts d’exploitation supportée par l’opérateur.
Ainsi, b prend une valeur comprise dans l’intervalle [0 ; 1]. Plus elle se rapproche de
la borne supérieure et plus le schéma est incitatif dans la mesure où l’opérateur
assumera une grande partie de ses coûts d’exploitation (à la limite, si b=1, alors on
se retrouve dans un modèle de type prix-fixe). A contrario, plus la valeur de b est
proche de la borne inférieure et moins le schéma est incitatif car la majeure partie
des coûts sera assumée par le régulateur (à la limite, si b=0, alors on est en
présence d’un modèle de type coût du service).
2.1.1.2
Régulation sans transfert
Contrairement aux mécanismes précédents, l’opérateur ne reçoit ici aucun transfert
de la part de l’Etat et doit donc optimiser son activité commerciale afin de financer
par lui-même ses dépenses d’exploitation. Dans ce cadre se dégagent deux
schémas extrêmes et une infinité de régimes intermédiaires.
Le premier, et le plus ancien des deux, est le schéma dit de la régulation par le taux
de rendement. A travers ce système, l’autorité va définir le prix moyen, censé
égaliser le revenu commercial effectif et les dépenses d’exploitation requises, que
l’opérateur pourra exercer en identifiant et en quantifiant les coûts d’exploitation
auxquels il conviendra d’ajouter un taux de rendement, c'est-à-dire une marge
acceptable calculée sur la base des investissements en capital effectués par
l’entreprise au cours des périodes précédentes, mais aussi à partir du coût anticipé
lié à l’usure du capital et à la consommation de facteurs de production à chaque
période.
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Même si ce type de régulation aide l’Etat à se prémunir d’une éventuelle hausse des
prix injustifiée que l’opérateur en situation de monopole pourrait être tenté
d’appliquer, elle n’est pas sans poser de nombreux problèmes. Dans un premier
temps, ce mécanisme suppose que le régulateur ait une connaissance assez précise
des coûts d’exploitation subis par l’opérateur. Or, dans un contexte d’asymétrie
informationnelle, cela constitue une hypothèse forte. Dans un second temps, il rejoint
quelque part le mécanisme du type coût du service dans son absence totale
d’incitation à la réduction de coûts d’exploitation qui sont indirectement couverts par
le régulateur. Un dernier effet pervers, l’effet d’Averch et Johnson, concerne un
risque non négligeable de sur-investissement en capital plutôt qu’une baisse des prix
profitable aux consommateurs dans la mesure où le taux de rémunération du capital
garanti par l’Etat est supérieur à celui du marché 51 . Dans ce contexte, la
combinaison productive n’est plus optimale puisque l’opérateur va être incité à
substituer du capital au travail.
Comme son nom l’indique, la régulation par le principe du prix-plafond consiste à en
la fixation d’un prix de vente maximal appliqué aux biens et services fournis par
l’opérateur. Du niveau de ce prix-plafond dépend le pouvoir de marché de
l’entreprise : en effet, alors qu’un prix-plafond exagérément élevé confèrera à
l’opérateur un pouvoir de monopole certain, un prix-plafond trop faible lui causera
des pertes dès lors que l’activité commerciale ne peut couvrir l’ensemble des coûts
d’exploitation. D’ailleurs, l’opérateur n’est pas libre de réévaluer le prix fixé par
l’autorité. En effet, les augmentations de prix que le régulateur autorise sont dictées
par la formule IPD-X, c'est-à-dire la différence entre l’indice des prix au détail (le taux
d’inflation) et un gain de productivité anticipé. Dans ce contexte, le monopoleur va
être incité à dégager des gains de productivité dans la mesure où, à l’instar du
régime de type prix-fixe, la rente qu’il en retirera sera d’autant plus grande que le
coût marginal de production sera faible relativement au prix-plafond. Deux effets
pervers sont généralement associés à ce type de régulation : un risque d’abandon
d’une rente conséquente au profit de l’opérateur (et donc au détriment de la
collectivité) couplé à un risque de dégradation de la qualité des biens et des services
fournis par celui-ci (comme ce fut le cas pour British Telecom, par exemple).
51
H. Averch & L. Johnson (1962): Behavior of the firm under regulatory constraint. The American Economic
Review, Vol. 52, No. 5, pp. 1052-1069
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Entre ces deux types de régulations viennent se greffer une multitude de régimes
intermédiaires répondant au principe du partage des coûts ou des profits. A l’instar
des mécanismes incitatifs médians que nous avons déjà évoqués plus haut, ce type
de régulation doit arbitrer entre incitation de l’opérateur à dégager des gains de
productivité et risque d’abandon d’une rente importante au détriment de la société.
Comme nous l’avons déjà vu, plus on se rapproche d’une régulation par le prixplafond, plus l’opérateur est incité à faire des efforts de productivité, mais plus la
rente abandonnée par le régulateur est importante. A l’inverse, plus on tend vers une
régulation du type taux de rendement, moins l’entreprise sera encline à baisser ses
coûts de production, mais moins la rente abandonnée sera importante. Face à ce
genre de dilemme, il revient à l’autorité d’effectuer des réajustements périodiques en
prenant en compte la dynamique de l’industrie régulée.
2.1.2 L’accès des tiers au réseau : la tarification à adopter
Jusqu’à présent, nous avons seulement abordé les mécanismes incitatifs contenus
dans la ‘’boîte à outils’’ du régulateur. Ces modèles sont particulièrement
intéressants dans la mesure où ils permettent aux autorités compétentes de récolter
une manne d’informations relative à la structure de coûts subie par un opérateur
historique. Ces informations vont s’avérer des plus utiles lorsqu’il s’agit d’ouvrir
l’infrastructure essentielle à la concurrence. Dans cette sous-partie, nous aborderons
le problème inhérent à la recherche d’une tarification optimale, dans un premier
temps à travers la théorie de l’Efficient Component Pricing Rule définie par W.
Baumol et J. Sidak en 1994 52 et 1995
53
puis, dans un second temps, à la faveur de
la tarification à la Ramsey vue par J.J. Laffont et J. Tirole dans leurs travaux de 1993,
1996 et 2000 54 .
52
W. Baumol & J.G. Sidak (1994): The Pricing of Inputs Sold to Competitors. Yale Journal of Regulation,
vol.11, pp.171-201.
53
W. Baumol & J.G. Sidak (1995): Transmission Pricing and Stranded Costs in the Electric Power Industry.
The American Enterprise Institute Press, Washington.
54
J.J. Lafffont & J. Tirole (1996): Creating Competition through Interconnection: Theory and Practice. Journal
of Regulatory Economics, vol. 10, n° 3, p. 227-256.
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
2.1.2.1 Application de la théorie de l’ « Efficient Component Pricing Rule » de W.
Baumol et J. Sidak à l’industrie électrique
La vague de dérégulation des monopoles publics a été motivée par des quatre
arguments économiques majeurs :
- Les monopoles sont a priori moins efficients que des entreprises privées
évoluant dans un univers concurrentiel, surtout quand ces monopoles sont publics 55 .
- La théorie de l’agence soulève qu’un monopoleur public peut être tenté de
profiter de l’asymétrie d’informations existant entre lui et les autorités de régulation
pour capter une rente additionnelle en détournant le principe d’intérêt public à son
avantage (manipulation des coûts, par exemple).
- Le monopoleur public peut être incité à user de subventions croisées afin de
financer des secteurs où l’élasticité à la demande est faible au détriment de
consommateurs captifs (dans le cas de l’électricité, le monopoleur public pourrait
ainsi baisser les coûts de l’énergie fournie aux grosses industries et reporter les
coûts en sur-tarifant aux consommateurs dont l’élasticité de la demande est forte).
- Le progrès technique tend à remettre en question le statut de monopole
naturel de certains services publics (par exemple, les téléphones cellulaires)
Face à ces multiples risques d’inefficience, l’une des mesures prise par l’Etat a
longtemps été de favoriser une tarification incitative. Dans le cas de l’électricité il faut,
d’une part considérer que la consommation varie du tout au tout selon la saison et,
d’autre part distinguer une activité potentiellement concurrentielle (la production) des
activités de monopole (le transport et la distribution) conférées par une infrastructure
essentielle (le réseau électrique). L’activité de distribution connaît des rendements
d’échelle décroissant et peut donc être tarifée de manière optimale au niveau du coût
marginal de production. En revanche, les activités de transport et de distribution
connaissent des économies d’échelle qui impliquent un déficit, correspondant aux
coûts fixes, si tant est que l’on veuille tarifer au coût marginal. Autrement dit, la
nature même du secteur de la production est concurrentielle et nécessite une
ouverture afin de dégager un surplus social. Cela passe nécessairement par une
55
En effet, les monopoles publics subissent des coûts administratifs (comme le sureffectif, par
exemple), le surinvestissement ou encore des inefficiences-X au sens de Liebenstein, dans la mesure
où une entreprise est d’autant moins incitée à baisser ses coûts de production qu’elle est protégée de
la concurrence. (H. Liebenstein (1966): Allocative efficiency vs. X-inefficency. American Economic Review,
n°56, pp. 392-415)
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
ouverture de l’infrastructure essentielle à la concurrence par le biais d’un tarif qui se
rapproche, autant que faire se peut, d’un optimum parétien.
En effet, dans le cadre de l’accès des tiers au réseau, nous avons vu que la
tarification devait être incitative pour l’opérateur, acceptable et non discriminatoire
pour les nouveaux entrants. Fixer des tarifications au forfait (prix au kilowatt/heure)
ou à la distance parcourue pose des problèmes certains. En effet, le premier
système ne prend pas en compte les spécificités de la demande (en fonction de la
saison, de l’élasticité-prix) alors que le second implique, compte tenu de la structure
en mailles du réseau, que le coût réel du transport ne peut être connu qu’après coup
et suppose donc la mise en place d’une tarification modale basée sur des données
difficilement observables.
En 1994, W. Baumol et J. Sidak ont énoncé leur modèle théorique intitulé « Efficient
Component Pricing Rule » (ECPR) qui reste aujourd’hui une référence dans le cadre
de la libéralisation de l’industrie électrique. Selon ce modèle, on peut calculer une
charge d’accès optimale est sommant le coût incrémental moyen et le coût
d’opportunité subi par l’opérateur historique détenteur de la facilité essentielle.
Comme nous l’avons déjà énoncé plus en amont, le coût incrémental moyen (CIM)
est un effet direct qui résulte de l’utilisation du réseau par des entreprises tierces,
alors que le coût d’opportunité (Cop) est un effet indirect qui résulte de la perte de
parts de marché de l’ex-monopoleur à la faveur de concurrents utilisant son
infrastructure essentielle. Ainsi, la tarification optimale doit nécessairement se situer
dans un intervalle dont la borne inférieure est donnée par le CIM (car l’opérateur
historique doit au moins couvrir ses coûts variables, notamment induits par
l’ouverture à la concurrence) et dont la borne supérieure serait représentée par le
coût de ‘’by-pass’’ (parfois appelé ‘’coût de fourniture isolée’’ en France), c'est-à-dire
le prix pour lequel il est préférable pour la concurrence de construire une
infrastructure de physique propre ce qui est, nous l’avons déjà vu, socialement
inefficace. L’originalité de cette méthode revient à la manière dont le monopoleur
historique va répartir ses coûts fixes, ex ante. En effet, dans ce modèle, le
monopoleur va s’octroyer une prime fixe correspondant à une capacité d’utilisation
du réseau réservée à un nouvel entrant désireux d’utiliser l’infrastructure essentielle
pour fournir un service aux consommateurs.
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
A cette prime fixe va s’ajouter une seconde prime variable relative au degré
d’utilisation de la capacité réservée. Ainsi, on peut poser la relation suivante :
T = α1 + α 2 P + β r c P
Avec : T, la charge d’accès ; α 1 les coûts fixes ; α 2 et β les coûts variables ; P la
capacité réservée ; r le taux d’utilisation de l’infrastructure (0<r<1) ; c le coefficient
de concavité tel que 0<c<1 (répondant à la logique selon laquelle, en proportion, il
est d’autant moins coûteux d’utiliser l’infrastructure de réseau que l’on se rapproche
de la capacité réservée.
Cette méthode de l’ECPR est très efficace dans la mesure où un fournisseur ne sera
incité à entrer sur le marché que s’il est le plus efficace. En effet, dans ce cadre, si
l’opérateur historique est indifférent au fait d’assurer lui-même la distribution de
l’électricité (du fait de la méthode de fixation de la charge d’accès) ou de laisser la
concurrence s’en charger, un nouvel entrant ne sera incité à payer la charge le tarif
d’accès que s’il est apte à fournir le service à un coût moindre que l’opérateur
historique. Ainsi, on comprend mieux en quoi cette méthode est socialement
efficace : pour entrer sur le marché ouvert, les concurrents potentiels doivent
nécessairement dégager des gains de compétitivité vis-à-vis de l’opérateur en place
sous peine de ne pas être rentables.
Toutefois, certains auteurs tels que Economides et White en 1995 56 , puis J.
Percebois en 2001 57 , ont mis en exergue un certain nombre de limites à cette
approche :
- Tout d’abord, le système ECPR permet au monopole en place de conserver
sa rente, lorsqu’elle existe, puisque l’entrée de concurrents ne modifie pas le niveau
de son profit.
- Ensuite, l’ECPR peut constituer une barrière à l’entrée lorsque l’opérateur
historique profite de l’asymétrie informationnelle existante avec le régulateur pour
56
Economides N. & White L. (1995): Access and Interconnection Pricing? How efficient is the Efficient
Component Pricing Rule? Antitrust Bulletin XL, 557-579.
57
Percebois J. (2001): L’apport de la théorie économique aux débats énergétiques, Revue d’Economie Politique
n°111
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
accroître artificiellement sa structure de coûts relatifs au réseau. En d’autres termes,
il peut faire supporter au réseau une partie des coûts attribuables à son activité
concurrentielle. L’ex monopoleur peut ainsi justifier des tarifs d’accès plus importants
que ce qui devrait être, réduisant d’autant les perspectives de gains pour des
entrants potentiels jusqu’à, à la limite, les désinciter à entrer sur le marché.
- De plus, il faut supposer que les produits ou services fournis par l’opérateur
historique et les nouveaux entrants sont parfaitement substituables. Dès lors que ces
derniers auraient l’opportunité de différencier leurs offres, ils disposeraient alors d’un
certain pouvoir de marché, remettant de facto en question le principe même
d’efficacité, alors même que c’est la finalité recherchée par la libéralisation.
- Un autre problème peut survenir lorsqu’un nouvel entrant est nettement plus
efficace que l’ancien monopoleur. A la limite, ce nouvel entrant pourrait forcer
l’opérateur historique à quitter le marché aval (il se limiterait alors à la gestion de
l’infrastructure de réseau et serait alors que peu incité à le moderniser), créant ainsi
une nouvelle situation de monopole.
- Enfin, la limite de la plus fréquente énoncée à l’encontre de ce système
concerne le coût d’opportunité. En effet, lorsque le nouvel entrant mène une politique
commerciale agressive, elle est susceptible d’intéresser un nouveau pool de
consommateurs, soit une demande additionnelle qui ne se serait pas forcément
tournée vers l’opérateur historique. Or, dans la mesure où l’ancien monopoleur n’a
pas été évincé déloyalement du marché, il n’y a aucune raison de lui verser une
compensation financière tacitement incluse dans les coûts d’opportunité.
2.1.2.2 La tarification à la Ramsey selon J.J. Laffont et J. Tirole
Dans ses travaux de 2001, P. Gagnepain nous livrait une synthèse des publications
de 1993, 1996 et 2000, J.J. Laffont et J. Tirole relatives à un second modèle de
tarification optimale dérivé de la tarification à la Ramsey.
Soient deux firmes α et β, respectivement exploitant d’une infrastructure essentielle
locale et opérateur offrant un service ‘’longue distance’’ nécessitant un accès au
réseau. L’entreprise α offre une quantité Y0 de service local qu’elle tarifie à un prix p 0
ainsi qu’une quantité Y1 de service ‘’longue distance’’ au prix p1 . De son côté, la firme
entrante β offre une quantité Y2 de service ‘’longue distance’’ au prix p 2 .
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Ainsi, on peut exprimer par Y = Y0 + Y1 + Y2 la quantité totale de service transitant par
le réseau locale. Autrement dit, pour que l’entrée de β puisse se faire d’un point de
vue strictement technique, il est indispensable que la valeur de Y n’excède pas la
capacité totale du réseau local.
On pose c0 + c1 la somme des coûts marginaux subis par la firme α pour la
production de son service local et ‘’longue distance’’. De la même façon, on pose c2
le coût marginal de production du service ‘’longue distance’’ subi par la firme β. Enfin,
on pose S ( p 0 ) le surplus net que la consommation du service locale procure aux
usagers et S ( p1 , p 2 ) celui conféré par la consommation du service ‘’longue distance’’.
Enfin, on suppose que le droit d’accès à l’infrastructure essentielle est fixée par la
firme α à un montant t. Supposons que le nouvel entrant ne réalise pas de profit au
départ et qu’il ne soit donc motivé, dans un premier temps, que par l’accès à la
facilité essentielle. Dans ce cas, l’opérateur entrant facturera son service à un prix p 2
égal à la somme de la charge d’accès au réseau et de son coût marginal de
production : p 2 = t + c2 . On pose également k 0 les coûts fixes liés à l’exploitation de
l’infrastructure essentielle et π(.) le profit global dégagé par l’industrie.
La détermination de la redevance d’accès optimale passe par la résolution d’un
programme de maximisation qui va permettre, dans un premier temps, de fixer des
tarifs commerciaux pour les trois types de service qui soient optimaux qui, une fois
dérivés, nous livreront une valeur de t qui sera un optimum parétien de second rang.
Le programme à résoudre est donc celui-ci :
Max S( p0 ) + S( p1, p2 ) + Π( p0, p1, p2 )
p0 , p1, p2
Sous la contrainte budgétaire définie telle que l’activité soit globalement rentable :
Π( p1, p2 , p3 ) = ( p0 − c0 )Y0 + ( p1 −c1 −c0 )Y1 + ( p2 −c2 − c0 )Y2 − k0 ≥ 0
- 81 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
En résolvant ce programme, on fait apparaître les trois conditions de premier ordre
permettant d’optimiser la tarification optimale pour chacun des trois services
proposés par les firmes α et β. On obtient :
p0 − c0
λ 1
=
1 + λ ηˆ0
p0
p1 − c1 − c0
λ 1
=
p1
1 + λ ηˆ1
p2 − c2 − c0
λ 1
=
p2
1 + λ ηˆ2
Dans ces trois formules, le paramètre λ est fixé de manière à satisfaire la contrainte
budgétaire. On peut définir sa valeur par le biais d’une procédure itérative, par
exemple. Il prend ses valeurs dans l’intervalle [0 ; 1]. Si λ=0, alors on obtient les prix
de la solution de premier rang, à savoir : p 0 = c 0 ; p1 = c1 + c 0 ; p 2 = c 2 + c0 ce qui
traduit un certain déficit de la branche industrielle puisque l’activité commerciale ne
parviendrait pas à couvrir les coûts fixes k 0 inhérents à l’utilisation de l’infrastructure
physique. A l’autre extrême, si λ=1, alors on obtient les tarifs qui maximisent le profit.
La solution de second rang, c'est-à-dire celle qui assure l’équilibre budgétaire se
situe donc dans l’ensemble des possibles relatif au paramètre λ. De son côté, le
paramètre η̂ i est assimilable à une super-élasticité-prix 58 , c'est-à-dire des élasticités
modifiées
de
la
demande qui
intègre
les
éventuelles
substituabilités
ou
complémentarités entre les deux services ‘’longue distance’’ proposées par les firmes
α et β. Les prix ainsi définis sont dits de Ramsey-Boiteux puisqu’ils sont inversement
proportionnels à l’élasticité de la demande ainsi qu’au degré de substituabilité des
services proposés par les deux firmes. Ne reste plus alors qu’à définir t* le tarif
d’accès optimal en dérivant les relations précédentes:
t* = c 0 +
λ
p2
1 + λ ηˆ 2
58
LAFFONT J.J. & TIROLE J. (2000): Competition in telecommunications. Collection Munich Lectures in
Economics. MIT press (page 103).
- 82 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
On voit à travers ce tarif d’accès que les coûts fixes sont assumés à la fois par
l’opérateur local et le nouvel entrant ce qui en fait une méthode extrêmement
efficace, mais qui néanmoins nécessite une grande connaissance de la demande
des biens et des services. Toutefois, Laffont et Tirole ont répondu à cette critique en
avançant la nature potentiellement décentralisable de leur principe de tarification,
notamment en obligeant les divers opérateurs à respecter un prix-plafond tel que
nous l’avons présenté plus en amont dans ce mémoire.
2.1.3 Tarifer dans le cadre des actifs intangibles
Nous venons de voir deux méthodes permettant de déterminer une tarification
optimale dans le cadre de l’accès des tiers à une infrastructure jugée essentielle.
Toutefois, et comme nous l’avons déjà laissé entendre en introduction à cette partie,
on ne peut tarifer de la même façon selon que l’on se trouve confronté à une
infrastructure physique ou à un droit de propriété intellectuelle. En effet, comme nous
avons pu le constater, une tarification optimale s’obtient en appréhendant au mieux
l’ensemble des coûts réels subis par l’opérateur historique du fait de l’ouverture de
son réseau à la concurrence. Or, l’existence de tels coûts est loin d’être évidente
dans le cas d’actifs intangibles. Pourtant, s’il n’existe à ce jour aucun modèle robuste
à même de calculer un tarif d’accès optimal à un droit de propriété intellectuelle, la
théorie économique est à même de nous fournir quantité d’éléments qui pourront
permettre aux autorités de la concurrence d’imposer une charge d’accès qui, tout en
stimulant le processus concurrentiel, va tout de même préserver les incitations à
innover du titulaire de la facilité essentielle. Car, ce n’est pas tant dans le
dédommagement du détenteur du droit que dans la préservation des ses incitations
à innover que réside tout l’enjeu inhérent à la théorie des licences obligatoires. Nous
y faisions déjà allusion plus en amont : tarifer dans le cadre d’actifs intangibles
suppose que l’on sorte du paradigme d’optimalité pour envisager une tarification
raisonnable et globalement efficace. Dans un article de 2004 59 , F. Lévêque exposait
quelques pistes susceptibles de mieux comprendre, d’une part comment peuvent se
fixer les redevances obligatoires relatives à des actifs intangibles, et d’autre part les
enjeux que cette tarification peut avoir sur les incitations à innover du titulaire du droit
de propriété intellectuelle.
59
F. Lévêque (2004) : Quel est le prix raisonnable d’une licence obligatoire ? Concurrences, RDLC, n°1.
- 83 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Soit une firme α détentrice d’une facilité essentielle lui permettant d’exercer un
pouvoir de marché sur le segment aval sur lequel se trouve une firme β. On pose
alors Δ min un tarif minimal en deçà duquel les dépenses d’innovation nécessaires à la
firme α pour assurer le développement de la ressource essentielle ne sont plus
assurées ; Δ max un tarif maximal au-delà duquel il n’est plus rentable pour l’entreprise
β d’obtenir une licence d’exploitation. Par ailleurs, le caractère essentiel de la
ressource convoitée implique que β acceptera de payer une redevance Δ max qui,
pourtant, réduira à néant son profit (on supposera Δ max ≥ Δ min afin de s’assurer qu’il
existe au moins un montant raisonnable) ; Φ le coût d’opportunité que connaît la
firme α en cas de refus de licence, tel que Φ> Δ max car, dans le cas contraire, les
firmes α et β seraient parvenues à un accord ex ante.
r
On pose également t = ( t1 , t 2 ,..., t i ,..., t n ), le vecteur contenant l’ensemble des tarifs
raisonnables, alors que la différence Φ - Δ max est interprétée par l’autorité de la
concurrence comme le surgain abusif capté par la firme α consécutivement à son
refus d’octroyer une licence à la firme β.
r
r
Ainsi, on obtient un encadrement du vecteur t tel que : Δ min ≤ t ≤ Δ max .
Dès lors que l’autorité compétente autorise le titulaire du droit de propriété
intellectuelle à fixer lui-même le montant de la redevance raisonnable, et attendu que
celui-ci œuvre également sur le marché aval et en connaît donc les caractéristiques,
on doit s’attendre à un tarif fixé au voisinage de Δ max . Ainsi, la firme α est à même de
capter l’intégralité de la rente dégagée par une amélioration future de sa ressource
essentielle, ce qui lui procure des incitations à innover maximales. On voit donc bien
qu’un tel système ne remet pas en cause le droit de propriété intellectuelle acquis par
la firme α à la faveur d’investissements en R&D réalisés ex ante.
Cependant, il convient de tempérer quelque peu nos propos. Supposons en effet que
le marché aval ne compte plus une, mais plusieurs firmes hétérogènes nécessitant
un accès à la ressource essentielle détenue par α. Les disparités que connaissent
chacune de ces firmes entre elles impliquent l’existence d’autant de Δ max différents
- 84 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
qu’il y a d’entreprises sur ce segment aval. Dès lors, pour conserver des incitations à
innover maximales la firme α devrait, selon toute logique, appliquer une tarification
discriminante où chaque firme située en aval payerait une redevance en rapport à la
valeur du Δ max qui lui est propre. Or, rappelons que les articles L. 420-2 du Code du
Commerce 60 et 82 du traité européen 61 prohibent toute forme de discrimination, à
plus forte raison celle par les prix. Dans un souci d’équité, la firme α devrait alors
tarifer à hauteur du plus faible montant Δ max proposé par les entreprises situées sur
le segment aval. Ainsi, la perte d’incitation à innover de la firme α sera d’autant plus
importante que les disparités existantes entre les firmes licenciées le seront
également. Nous sommes bien là en présence d’un cas de figure où le droit de la
concurrence prévaut sur le droit de propriété intellectuelle puisque la firme α va
indubitablement perdre une partie de la rente de monopole du fait de l’octroi d’une
licence obligatoire à ses concurrents situés sur le marché aval.
En conclusion sur ce point, il semble tout à fait pertinent de rappeler qu’en l’absence
d’un cadre théorique rigoureux, les titulaires d’une facilité essentielle ne peuvent
prévoir à l’avance la tarification qui pourrait leur être imposée par les autorités de la
concurrence avec assez de précision. Cette insécurité juridique pèse sur les
incitations à innover des détenteurs d’une facilité essentielle dans la mesure où ils ne
sont pas sûrs de tirer profit de leurs efforts de productivité. Or, la dynamique
industrielle étant le véritable moteur de la croissance économique, et par conséquent
du bien-être social, sa préservation doit être l’enjeu majeur des autorités de la
concurrence. Les propos de F. Lévêque abondent dans ce sens : « Si, au total, la
licence obligatoire aboutit à diminuer les incitations dans l’industrie, l’accès forcé à la
facilité essentielle ne doit pas être ordonné. Inversement, si la licence incite plus les
concurrents à innover qu’elle ne désincite le détenteur du droit de propriété en
position dominante, l’obligation d’accès peut être prise ».
60
Annexe 1
61
Annexe 2
- 85 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Le glissement opéré par la doctrine des facilités essentielles depuis les
infrastructures physiques jusqu’aux droits de propriété intellectuelle doit, en l’absence
d’un modèle économique rigoureux, amener les autorités de la concurrence à
redoubler
de
vigilance.
En
agissant
tel
un
régulateur,
elles
pourraient
malencontreusement grever la dynamique innovatrice d’une industrie. Fixer un prix
raisonnable susceptible de contenter toutes les parties sans pour autant affecter les
incitations à innover suppose une enquête approfondie portant sur quantité de
facteurs relatifs à l’industrie en question et une prise en compte des effets de long
terme générés par l’octroi d’une licence obligatoire. A l’heure actuelle, on peut
légitimement se demander si les autorités de la concurrence possèdent les
ressources humaines, techniques et financières pour appréhender au mieux ces
affaires.
2.2
L’incitation à innover
2.2.1 Du processus d’innovation
Dans les années 80, les auteurs du courant évolutionniste 62 ont abandonné l’idée
d’un progrès technique exogène en choisissant de raisonner dans un cadre
dynamique et d’adopter une logique de création de ressources. Autrement dit, ces
économistes ont su se libérer des hypothèses extrêmement restrictives imposées par
le courant traditionnel qui limitaient le processus d’innovation à un simple processus
linéaire d’adoption et de diffusion d’une technologie préétablie et d’emblée
parfaitement maîtrisée (cela supposait également une rationalité parfaite des agents
ainsi qu’une information assimilée à un bien public, c'est-à-dire indivisible, nonexclusive et non-rivale). Le manuel de Frascati 63 publié par l’OCDE nous livre une
définition du processus endogène d’innovation : « Les activités d’innovation
technologique sont l’ensemble des démarches scientifiques, technologiques,
organisationnelles, financières et commerciales, y compris l’investissement dans de
nouvelles connaissances, qui mènent ou visent à mener à la réalisation de produits
et de procédés technologiquement nouveaux ou améliorés. La R&D n’est que l’une
62
Quelques auteurs du courant évolutionniste: J. Freeman, R. Nelson & S. Winter, S.J. Kline & N. Rosenberg,
K. Pavitt.
63
OCDE, Manuel de Frascati. Sixième édition (2002)
- 86 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
de ces activités et peut être réalisée à différents stades du processus d’innovation,
étant utilisée non seulement comme source d’idées inventives mais aussi pour
résoudre les problèmes qui peuvent surgir à n’importe quelle étape jusqu’à la
réalisation ». L’innovation peut donc prendre plusieurs formes (productive,
organisationnelle, commerciale…), provenir de plusieurs sources (R&D interne ou
coopérative, privée ou publique…), et modifier la structure industrielle à divers
degrés selon sa nature (incrémentale ou ‘’de rupture’’), mais elle est un processus
absolument nécessaire à la dynamique industrielle.
En effet, l’innovation est le véritable moteur de la dynamique industrielle dans le sens
où elle se trouve au cœur d’un cercle vertueux de création de valeur au niveau
agrégé. Sans trop rentrer dans les détails, elle permet à la fois de répondre à de
nouveaux besoins (notion de ‘’demand-pull’’) et de dégager des gains de productivité
(qui vont se répercuter sur les prix de vente), ce qui joue positivement sur le niveau
agrégé de bien-être social. De plus, il existe des phénomènes d’externalités
technologiques positives indéniables qui vont se comporter comme un effet
accélérateur de diffusion du progrès technique. Or, l’innovation entraînant
l’innovation (notion de ‘’technology-push’’), on comprend bien en quoi ce processus
doit nécessairement être préservé 64 .
Au niveau de la firme, l’innovation est perçue comme le moyen d’acquérir un
avantage comparatif assimilable à un monopole temporaire lui octroyant de facto un
certain pouvoir de marché (Schumpeter, 1911). En fait, le processus d’innovation
répond aux deux objectifs naturels de l’entreprise : la pérennisation et la profitabilité.
Ainsi, plus la concurrence sur un marché est intense 65 et plus les parts de marché à
conquérir sont importantes, plus l’incitation à innover est grande. De ce fait, les
entreprises oeuvrant sur des marchés hautement concurrentiels sont souvent
engagées dans une phénomène bien connu de ‘’course aux brevets’’ puisque de la
réussite de leur processus innovateur peut dépendre ni plus ni moins que leur survie
sur le secteur.
64
A. Burmeister (1994) : Marchés publics et politique technologique : le concept de “demand-pull public”.
Revue française d’économie, 2, volume IX, printemps, pp.187-220
65
Contrairement à ce que laisse entendre le paradigme SCP, l’intensité de la concurrence n’est pas toujours
inversement proportionnelle au degré de concentration du marché. La compétition acharnée que se livrent Airbus
et Boeing dans le secteur de l’aviation civile en est la parfaite illustration.
- 87 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Toutefois, innover est une stratégie excessivement risquée dans la mesure où elle
est l’aboutissement d’un processus long, coûteux et incertain mais qui est
absolument nécessaire à la croissance de la firme. A ce titre, le ‘’chain linked model’’
défini par Kline et Rosenberg 66 en 1986 illustre bien les difficultés inhérentes au
processus d’innovation dans le sens où l’entreprise doit, à chaque étape de son
processus de production, échanger des informations et des compétences avec son
environnement (d’où l’importance d’un management technologique passant par la
mise en place d’une cellule de veille informationnelle efficace). C’est un modèle de
‘’coupling process’’ en ce sens qu’il permet d’analyser l’innovation selon deux
dimensions : techno-push et demand-pull (se rapporter à l’annexe 4).
Cependant, il serait extrêmement réducteur de seulement considérer l’innovation à
l’échelle de l’entreprise isolée. Nous l’avons vu, la dynamique d’innovation est un
processus global non seulement nécessaire, mais également extrêmement coûteux
et incertain. En d’autres termes, innover présente des risques importants pour les
firmes dans la mesure où ces dernières ne peuvent savoir à l’avance si elles auront
des retours à la hauteur des investissements consentis dans le processus de
recherche. En effet, dans un environnement en perpétuelle mouvance où le coût de
l’information oblige les entrepreneurs à décider en rationalité limitée (rendant, par
conséquent, les anticipations incertaines), investir représente un risque non
négligeable. A ce sujet, Nelson et Winter en 1982 tenaient ces propos : « en effet, la
réponse à la question de savoir s’il sera profitable pour une firme unique d’innover
dépend des choix effectués par les autres firmes, et la réalité ne fournit pas assez de
possibilités aux entreprises pour tester leurs politiques d’innovation avant de les
adopter. Dans ces conditions, il est très peu probable de voir apparaître des
configurations d’équilibre. Seul le recul permettra de révéler quelles stratégies sont
les meilleures
67
».
66
S. Kline & N. Rosenberg (1986): An overview of innovation. National Academy Press, Washington. (Voir
également l’annexe 4).
67
R.R. Nelson & S. Winter (1982): An Evolutionary Theory of Economic Change. Belknap Press of Harvard
University, Cambridge, Mass, p. 286.
- 88 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Dans l’optique de minimiser ces risques et incertitudes liés au processus
d’innovation, les firmes technologiquement liées vont être amenées à coordonner
leurs efforts, par exemple sous forme de « joint research ventures », c'est-à-dire des
accords inter-firmes portant sur les décisions d’investissement en R&D.
A ce sujet, dans leur article de 2006, J.L. Gaffard et M. Quéré rappelaient que
« même du point de vue de la firme isolée, l’innovation doit être perçue comme un
‘’phénomène distribué’’ » dans la mesure où « bon nombre d’innovations résultent
plus de nouvelles formes de coordination entre de nombreuses firmes et institutions
que des actions menées indépendamment par des entreprises isolées » 68 .
Or, l’innovation provoque toujours des distorsions majeures sur l’environnement des
firmes : sur la structure des marchés, sur celle des coûts (et donc, par extension, sur
la profitabilité), sur les prix relatifs, sur les préférences des consommateurs... mais
également sur les relations inter-firmes. Selon Amendola et Bruno, « les innovations
majeures génèrent des changements profonds […] dans la mesure où certains
produits, phases de production ou partenariats qui existaient ex ante, ne sont plus ou
alors deviennent obsolètes, et laissent donc la place à de nouveaux produits, phases
de production et coopérations
69
». Cela n’est pas sans nous rappeler, dans une
certaine mesure, la vision schumpetérienne qui assimilait l’innovation à une
« destruction créatrice » dans le sens où elle modifie en profondeur l’existant et
qu’on ne peut prédire avec certitude ce qui en résultera.
Toujours est-il que la préservation du processus d’innovation semble inexorablement
passer par une coordination entre firmes. Or, ces coordinations peuvent être perçues
par les institutions comme des situations nécessitant une intervention. En effet, le
droit de la concurrence prohibe les ententes et autres pratiques collusives à même
d’altérer le bien-être général. Cela n’est pas soulever plusieurs interrogations. D’une
part, les résultats aléatoires du processus innovateur font qu’il est très difficile de
prédire à l’avance les effets futurs sur le bien-être des consommateurs qu’aura
68
J.L. Gaffard & M. Quéré (2006): What’s the aim of competition policy: optimizing market structure or
encouraging innovative behaviour? Journal of Evolutionary Economics, 16 (1-2), pp. 175-187.
69
M. Amendola & S. Bruno (1990): The behaviour of the innovative firm: relations to the environment. Res
Policy, 19(5), pp. 419-433
- 89 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
l’innovation. D’autre part, dans le jeu coopératif, il est tout aussi délicat de distinguer
la pratique anticoncurrentielle de la pratique ‘’saine’’. Ces deux effets conjugués,
auxquels on peut ajouter la relative propension des autorités de la concurrence
européennes à laisser les choses en l’état (par la préservation des structures de
marché existantes) plutôt que d’adopter une logique dynamique de diminution des
coûts, peuvent stimuler des comportements opportunistes (tels que présentés dans
le chapitre précédent) de la part d’entreprises moins efficientes qui ont pour
résultante de bloquer le processus innovateur (et donc de jouer contre l’intérêt
général). En effet, les incitations à investir en R&D souffrent de cette insécurité
juridique entourant les firmes innovatrices. A ce titre, le phénomène de glissement de
la théorie des facilités essentielles des infrastructures physiques vers les actifs
intangibles peut également être perçu comme une source d’insécurité juridique
supplémentaire jouant contre le processus innovateur. En effet, une entreprise (ou
un partenariat d’entreprises) sera moins incitée à investir dans la recherche d’une
innovation de rupture si elle craint d’en être expropriée, au motif de détenir une
facilité essentielle et, par conséquent, de perdre tout ou partie de la rente de
monopole temporaire directement attribuable à son effort d’innovation.
Pourtant, M. Amendola et J.L. Gaffard rappelaient en 1998 que, dès lors que l’on
considère l’innovation comme un processus séquentiel, « plusieurs firmes peuvent
coexister sur le marché, même en présence de rendements d’échelle croissants, tout
en restant asymétriques non pas parce qu’elles produiraient des biens différenciées,
mais parce qu’elles se trouveraient à différents stades du cycle de vie du processus
d’innovation » 70 . Dans ce contexte, « les économies d’échelle ne donne qu’un
avantage compétitif transitoire à la firme en bénéficiant, ce qui n’implique pas
systématiquement une défaillance de marché nécessitant une intervention
institutionnelle » (Gaffard et Quéré, 2006, p. 182).
La prochaine, et dernière, section de ce mémoire s’appuiera sur cette vision
dynamique du processus d’innovation afin de montrer qu’en l’état actuel des choses,
il est absolument nécessaire que les autorités de la concurrence appréhendent
différemment les problématiques liées à la concurrence. En effet, les politiques
70
M. Amendola & J.L. Gaffard (1998): Out of equilibrium. Clarendon Press, Oxford.
- 90 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
publiques de la concurrence se doivent de s’adapter à la réalité du processus
innovateur en s’attachant moins au degré de concentration des marchés qu’à la
préservation (et l’accentuation) des conditions propices aux comportements
innovateurs.
2.2.2 Institutions et innovation : le dilemme entre imperfection de
marché et défaillance de marché
Dans une optique de préservation d’un processus d’innovation économiquement et
socialement nécessaire, les institutions jouent un rôle central dans la mesure où elles
doivent à la fois veiller à ce que le processus concurrentiel (poussant les firmes à
innover pour rechercher de nouvelles sources de profit) soit préservé et à
sauvegarder les incitations à innover en assurant aux entreprises innovatrices
qu’elles pourront jouir des retombées financières induites par leurs innovations au
moyen d’un droit de propriété intellectuelle assurant une durée légale conséquente
de protections des brevets. Or, comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir à
travers ce mémoire, ces deux objectifs se réclament de deux politiques publiques
potentiellement contradictoires : droit de la concurrence et droit de propriété
intellectuelle. En effet, à première vue, le droit de la concurrence lutte contre les
positions de monopole alors que le droit de propriété intellectuelle protège les
monopoles temporaires acquis à la faveur d’une innovation. Pourtant, ces deux
politiques publiques ont des finalités communes en ce sens qu’elles œuvrent toutes
deux pour la promotion du bien-être social. En changeant de perspective, on peut
effectivement considérer que le droit de la concurrence, en combattant les
monopoles, préserve la société d’une perte de bien-être de court terme, alors que le
droit de propriété intellectuelle, quant à lui, préserve les incitations à innover
génératrices d’un surplus de bien-être sur le long terme 71 . Or, comme nous l’avons
déjà vu à plusieurs reprises dans ce mémoire, il est absolument nécessaire de
préserver le processus d’innovation puisque toute la dynamique industrielle repose
sur celui-ci. Sans innovation, point de réduction des coûts de production, de
compétition, de croissance et donc de gain global de bien-être.
71
F. Lévêque & H. Shelanski (2005): Antitrust, Patents and Copyright - EU and US Perspectives. Ashgate London, Edward Elgar Publishers.
- 91 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Le potentiel glissement de la théorie des facilités essentielles des infrastructures
physiques aux actifs intangibles cristallise les craintes des économistes relatives à
une potentielle soumission du droit de la propriété intellectuelle au droit de la
concurrence. Subséquemment à cela, on se doit de prendre en compte la mutation
du processus innovateur qui est de moins en moins le fait d’entreprises isolées. La
persistance temporelle du processus innovateur nécessitant une coordination
poussée entre les entreprises, on peut légitimement appréhender d’éventuelles
mesures conservatoires émanant d’autorités de la concurrence qui pourraient
facilement assimiler ces coordinations à des pratiques collusives. Dans ce contexte,
les institutions doivent faire face à un choix lourd de conséquences, intervenir ou
laisser faire, qui s’apparenterait à un dilemme entre imperfection de marché et
défaillance de marché (dilemme IM-DM).
Afin de mieux cerner ce dilemme, il convient de redéfinir la notion même de
‘’défaillance de marché’’. En effet, la définition standard du terme selon laquelle un
marché est défaillant dès lors que l’allocation optimale des ressources n’est plus
assurée semble inappropriée quand on aborde le problème dans un cadre
dynamique. Dans ce contexte, « un marché est défaillant lorsque la pérennité du
processus d’innovation n’est plus assurée. […] Ainsi, le dilemme IM-DM survient
lorsque l’innovation nécessite une coordination entre firmes (imperfection de marché)
sans pour autant occasionner un abus de pouvoir de marché de nature à bloquer le
processus innovateur » (J.L. Gaffard & M. Quéré, 2006, p. 176).
Ainsi redéfinis, ces concepts permettent de mieux appréhender le dilemme IM-DM
auquel sont confrontées les institutions. En effet, les coordinations poussées entre
les entreprises, que l’on pourrait assimiler à des imperfections de marché, sont
nécessaires à la viabilité du processus innovateur et, en ce sens, elles ne doivent
donner lieu à aucune restriction de la part des autorités de la concurrence. Toutefois,
certaines coordinations entre firmes peuvent déboucher sur de réelles pratiques
anticoncurrentielles à même d’entraver le processus. La question se pose alors de
savoir sur quelles bases objectives se baser pour distinguer les bonnes coordinations
des mauvaises.
- 92 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Dès 1983, John Hicks s’interrogeait déjà à ce sujet : « le temps n’est-il pas venu pour
les économistes d’arrêter de considérer ces problèmes sous l’angle des modèles
généraux ? » 72 . Autrement dit, les implications inhérentes au dilemme IM-DM
imposent aux autorités de la concurrence d’abandonner le dogme standard de
l’optimalité (et donc, d’attacher beaucoup moins d’importance aux structures de
marché à un moment donné) pour finalement adopter des jugements minutieux et
discrétionnaires prenant en compte les effets induits par la coordination inter-firmes
sur les gains futurs de bien-être pour la collectivité. En effet, « résoudre correctement
le dilemme IM-DM est absolument nécessaire pour encourager les firmes à adopter
des comportements innovateurs. Par conséquent, la prise en compte de ce dilemme
IM-DM devrait être au cœur d’une politique de concurrence appropriée » (J.L.
Gaffard & M. Quéré, 2006, p. 183).
Appréhender correctement ce dilemme semble donc inévitablement passer par des
enquêtes au cas par cas qui prendraient en compte quantité de facteurs tels que les
frontières du marché, la dynamique innovatrice de celui-ci (qui peut donner des
indices probants concernant l’intensité de la compétition), la structure concurrentielle
réelle et potentielle, l’existence d’un ou plusieurs marchés connexes, la structure de
coûts des entreprises en présence ainsi que leur degré d’asymétrie (moins les firmes
sont symétriques et moins les risques de collusion sont importants),… Cependant,
l’obtention de ces informations n’est pas chose aisée. D’une part, le coût (et le
temps) d’investigation est proportionnel à la fiabilité des informations récoltées. Or,
ce coût d’investigation étant supporté par la collectivité, il convient de le prendre en
considération. D’autre part, et c’est sans doute le plus important, certains critères
nécessaires à un bon jugement sont subjectifs. En effet, il n’est pas toujours aisé de
déterminer avec précision un marché pertinent (si on prend le cas de l’iPod, devonsnous nous référer au marché des lecteurs portables numériques, ou prendre en
considération des segments plus fins comme la présence ou non de disque dur
intégré à ces lecteurs ?), et encore moins une perspective temporelle. Nous l’avons
vu plus en amont, droit de la concurrence et droit de propriété intellectuelle sont deux
politiques publiques qui œuvrent en faveur de la promotion de l’intérêt général, mais
qui adoptent toutes deux des dimensions temporelles différentes (le droit de la
72
J. Hicks (1983): Classics and moderns, collected essays on economic theory, vol. 3. Harvard University Press,
Cambridge
- 93 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
concurrence privilégiant une vision de court terme du bien-être, alors que le droit de
propriété intellectuelle adopte une vision de long terme). Concrètement, les sociétés
plaignantes feront toujours référence à des gains de bien-être de court terme alors
que les défenderesses adopteront la stratégie inverse.
Quoiqu’il en soit, le dilemme IM-DM doit être appréhendé au mieux par les
institutions de façon à soutenir la dynamique innovatrice d’un secteur. Chaque
secteur ayant des caractéristiques hétérogènes, il convient de les appréhender
différemment, mais toujours en gardant comme ligne de conduite la préservation du
processus d’innovation. « Cela requiert des imperfections de marché appropriées
(temporaires et fluctuantes) qui préservent de l’apparition de déséquilibres de
marché excessifs et cumulatifs, et par conséquent qui soutiennent le processus de
croissance » (J.L. Gaffard & M. Quéré, 2006, p. 185). Ainsi, il est primordial que les
autorités de la concurrence assurent la pérennité du processus innovateur en se
focalisant davantage sur les effets dynamiques de long terme plutôt que sur les
structures de marchés (et donc les pouvoirs de marché) à un moment donné.
- 94 -
Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Conclusion : vers une vision dynamique de la
concurrence
Comme nous avons pu le voir tout au long de ce mémoire, le droit de la concurrence
et le droit de propriété intellectuelle constituent le cadre juridique qui encadre la
compétition entre les firmes. Ces deux politiques publiques, a priori antagonistes,
répondent pourtant à un objectif fédérateur commun qui est la promotion de l’intérêt
général. Ainsi, si la première tend à privilégier les gains de bien-être de court terme,
la seconde offre une protection légale des monopoles temporaires à même d’inciter
les firmes à investir en R&D et, in fine, de générer des gains sociaux de bien-être sur
le long terme.
Or, l’innovation est le véritable moteur de la dynamique industrielle en ce sens où elle
agit comme un facteur endogène de création de valeur : elle permet de réduire les
coûts de production (et quelquefois les externalités négatives, notamment dans le
cas d’innovations en rapport avec le ‘’développement durable’’), de répondre à de
nouveaux besoins émanant des consommateurs,… et d’explorer de nouvelles
opportunités de marché. Cependant, innover est un processus hautement aléatoire,
coûteux et long qui nécessite, ex ante, une coopération accrue entre les firmes qui
pourtant, peut être perçue comme une pratique anticoncurrentielle d’un point de vue
institutionnel. En d’autres termes, à chaque étape du mécanisme, les autorités
compétentes doivent faire face à un dilemme entre imperfection de marché et
défaillance de marché.
C’est dans ce contexte extrêmement incertain que les institutions doivent arbitrer
entre le court terme et le long terme avec pour objectif unique de créer ou de
préserver les conditions environnementales propices à la pérennisation du processus
innovateur. Autrement dit, quelque soit le problème auquel elles sont confrontées,
qu’il s’agisse d’autoriser ou de refuser une fusion (ou une acquisition), de fixer une
tarification d’accès à une ressource essentielle, ou alors de juger si un comportement
est abusif, les autorités de la concurrence doivent se prononcer en faveur de la
préservation du processus d’innovation qui, lui seul, sera conforme à l’intérêt général.
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Concernant les Mesures Techniques de Protection, on peut légitimement se
demander si les autorités de la concurrence ont suffisamment pris en considération
les effets de long terme au moment d’instruire l’affaire ayant opposé en 2004
VirginMega à Apple. Nous l’avons vu, ces dernières se sont principalement attachées
aux effets de court terme que la stratégie de la firme américaine avait eu sur la
structure du marché du téléchargement légal. La question n’est pas tant ici de savoir
si la MTP d’Apple, Fairplay, aurait effectivement du être perçue comme une facilité
essentielle, mais plutôt de savoir si en occultant les effets de dynamique, les
autorités de la concurrence n’ont pas involontairement entravé le processus
d’innovation sur le secteur. Autrement dit, n’ont-elles pas mésestimé les effets
anticoncurrentiels de long terme liés à l’absence d’interopérabilité entre les MTP
concurrentes ?
Ainsi, ce mémoire a également permis de mettre en exergue la relative frilosité des
institutions européennes à sortir du cadre statique afin d’appréhender ces affaires
d’un point de vue dynamique. A l’instar des institutions américaines, les autorités
européennes ne devraient prohiber que l’abus d’un pouvoir de marché, et seulement
si cet abus est de nature à entraver le processus innovateur. En d’autres termes,
mieux appréhender le dilemme IM-DM doit devenir un enjeu majeur pour les
institutions du ‘’Vieux Continent’’. La relance de la croissance européenne peut, au
moins en partie, en dépendre.
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Annexes
Annexe 1 : Article L. 420-2 du code du commerce
Est prohibée, dans les conditions prévues à l'article L. 420-1, l'exploitation abusive par
une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché
intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en
refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la
rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se
soumettre à des conditions commerciales injustifiées.
Est en outre prohibée, dès lors qu'elle est susceptible d'affecter le fonctionnement ou la
structure de la concurrence, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe
d'entreprises de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une
entreprise cliente ou fournisseur. Ces abus peuvent notamment consister en refus de
vente, en ventes liées, en pratiques discriminatoires visées au I de l'article L. 442-6 ou en
accords de gamme.
Annexe 2 : Article 82 du traité européen
Est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre
États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises
d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une
partie substantielle de celui-ci. Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à:
- imposer de façon directe ou indirecte des prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions
de transaction non équitables,
- limiter la production, les débouchés ou le développement technique au préjudice des
consommateurs,
- appliquer à l'égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des
prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence,
- subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de
prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n'ont
pas de lien avec l'objet de ces contrats.
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Julien PILLOT Politiques de concurrence et incitations à l’innovation :
Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
Annexe 3 : Article L 464-1 du code du commerce
Le Conseil de la concurrence peut, à la demande du ministre chargé de l'économie, des
personnes mentionnées au dernier alinéa de l'article L. 462-1 ou des entreprises et après
avoir entendu les parties en cause et le commissaire du Gouvernement, prendre les mesures
conservatoires qui lui sont demandées ou celles qui lui apparaissent nécessaires. Ces
mesures ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et
immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs
ou à l'entreprise plaignante. Elles peuvent comporter la suspension de la pratique
concernée ainsi qu'une injonction aux parties de revenir à l'état antérieur. Elles doivent
rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence. Les mesures
conservatoires sont publiées au Bulletin officiel de la concurrence, de la consommation et
de la répression des fraudes.
Annexe 4 : Le « chain linked Model » de Kline & Rosenberg (1986)
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Une application de la théorie des facilités essentielles aux Mesures Techniques de Protection
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