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Chapitre premier
Doux Jésus, frangin des connards, elle est de
retour !
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Bob Merrill
Impasse des Obituaires, 12
Villeneuve
Man,
Non, Man, non, rien ne m’aurait jamais décidé à te rappeler, rien sauf ça. Juré, pour moi, tu avais cessé d’exister ! Tu
avais mis les adjas. Tu t’étais définitif sapé en courant d’air. Tu
nous refaisais l’Arlésienne, en plus volatil, en plus discret ! Tu
t’étais commué transparent. Pas que je t’en veuille, non. Je
t’avais effacé, que je croyais, balayé, anéanti. Mais, bon dieu
de merde, rien ne va jamais comme on le souhaiterait ! Et là,
il faut que j’aille te repêcher, faut que je me mette à tes trousses à cause que des choses sont advenues. Man, ma cloche,
ma cloche perdue, juré ! je t’aurais laissé, moi. Je t’aurais laissé aux fluctuations de tes destinées, je t’aurais laissé au loin,
je t’aurais abandonné à mon ignorance de toi. Pas que je t’en
veuille, Man, non, mais tu es maudit, tu es sale avec moi de
quelque chose que je voulais dissoudre.
Tu vois, c’était bien, tu allais t’enterrer au loin, quelque
part dans le trou de cul du monde, parfait ! Aux oignons ! Je
me disais : « Man s’est vaporisé, tout est à nouveau propre ! »
Je pensais, mec, on passe le torchon, on remet à zéro l’ardoise du destin. C’est ainsi que ça roulait. Je te rayais, tu perdais
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le souvenir de moi et tout était remis d’équerre. Il pleuvait sur
tout ça de l’eau de Javel, du temps, des encablures, de la
gnôle. Toutes ces choses qui effacent. Comme ces boues, mec,
que l’averse récure. Le grand nettoiement, quoi ! Pas que je
t’en veuille. J’étais tout prêt à t’absoudre tout ce que tu ne
retiendrais pas contre moi. Je reconduisais ad vitam la
convention entre nous, le pacte, Man. T’es tout blanc, moi
itou, ni vu ni connu. Tous les deux, portés par ces vents favorables, on était purs comme neige, d’innocents piétons marchant sur la surface des choses. Mais voilà, mec, qu’on n’est
pas exaucés. Voilà que nos espérances nous reviennent en
violents suppositoires. À cause, mec, que des choses arrivent
qu’on ne supposait pas, à cause que la mélasse fait retour, un
jour, à l’improviste.
Je me lève un mataguin et c’est un peu, d’un seul coup,
comme si le ciel avait chié sur mon seuil toute la gadoue qu’on
lui avait dissimulée. Qu’est-ce qu’il faut entraver là-dedans,
dis ? Je m’égare en effarantes supputations ! Quoi piger ?
Qu’on peut rien dissimuler à l’œil du ciel ? Que quelque
chose d’embusqué là-haut nous épie ? L’œil de Dieu ? La
rétine du Diable ? Une mirette intermédiaire ? Qu’on a de
féroces ennemis établis dans les étoiles ? Ou bien, mec, est-ce
qu’il faut piger que le glaviot que tu craches en l’air te revient
un jour ou l’autre en pleine poire ? Qu’un jour ou l’autre, en
raison d’une putain de loi en suspension au-dessus de nous
autres, il faut qu’on raque ? Est-ce qu’il faut croire ça ? Estce qu’il faut admettre que la chose que tu ensevelis – n’importe où, dans une carie de la lune, au fond d’un lac, dans le
dépotoir de tes petites oubliettes domestiques – un jour finit
par rappliquer ? Oh, putasserie, oh, fléau des hommes ! Est14
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ce qu’il y aurait des choses qu’on ne peut définitivement pas
anéantir ? Car oui, oui, c’est comme monté sur ressorts, ça
patiente, ça se laisse oublier, tapi dans le trou où qu’on l’avait
envoyé valdinguer, et puis, sans avertissement, sans sommation, c’est là. C’est revenu. Pas en matière de métaphore. C’est
bien là, palpable, en l’état.
On croyait tournée la page. Vains dieux, ce qu’on s’abuse !
Toujours on se fait posséder. Il est écrit que c’est dans la vocation de l’homme de se faire mettre ! Rien à faire, même en
avançant vers la décrépitude, même en battant des records du
monde de dépit, on reste sujet à des accès de candeur. Et la
feuilletée page, l’ancienne, la vieille, la tournée page, la revoilà, on l’a sous le blair, terrible, implacable ! Revenue. On n’est
qu’un gland, un pauvre gland sur le chemin de la destinée
qu’est une truie à la truffe infaillible. Toujours elle te retrouve, elle te débusque dans tes enfouissements, la destinée,
avec sa tête chercheuse, avec son humide groin qui flaire et
détecte le pauvre gland qui se rêvait oublié. Elle te dépiste à
l’odeur, à ta bonne odeur d’indéfectible cave, à ton délicat
fumet de prince des entubés, à tes effluves de troufion exemplaire, à tes filaments de besogneux gastéropode ! Elle
revient, la destinée, te présenter la douloureuse. C’est de ça,
Man, que je te cause !
Man, accroche-toi. Accroche-toi bien ferme, ma cloche !
Elle est là. Elle est de retour. À n’y pas croire ! Miss Lorie est
là ! Tu peux te tâter le caillou comme je l’ai fait, tu peux réfuter comme j’ai réfuté, tu peux m’accuser bredin, y a pas, Lorie
est de retour ! Pas son fantôme, pas sa hantise, elle, mec, avec
ses rotoplots de concours, son dansant dargif, sa face d’ange
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assis entre deux chaises. Lorie, en personne, avec, vers le
front, une belle entaille qui saigne. Je l’ai vue, touchée. Pour
me convaincre, je l’ai touchée. C’était vrai et tiède, Man !
Nom de dieu de putain de bordel de merde !
Je ne sais pas ce qui nous arrive. C’est un prodige, une
nom de dieu de saloperie de miracle ! Je sens qu’on va morfler. Va falloir qu’on expie, frangin ! Je suppute des sept
plaies et compagnie, de saignants retours de flammes.
Que je t’affranchisse ! Le douze juillet, sur les trois plombes du mat’, je sors de L’Angelot, un bistrot de caves où je tiens
mes assises. Avec moi-même, seul, dans un coin. J’écluse en
solo. Les jours que ma bourgeoise me gonfle, je me pochtronne. C’est souvent qu’elle me gonfle. C’est souvent que je sors
de là complètement pion. Mais j’en ai pas, moi, de ces bitures
qui vous déconnectent du monde, qui vous jettent dans de
noires hébétudes. Même schlass, je sais de quoi il retourne.
C’est ma pitié, ma croix. J’ai l’oubli pas possible. Je peux
m’envoyer le litron à la betterave, un autre, un autre encore,
rien n’y fait, je suis toujours en état de gamberger, de mater
les choses, d’entendre les voix. Je reste désespérément en
phase. Sûr, des fois, je gerbe, je retourne à l’expéditeur, j’ai le
feu dans le tube, mais je ne suis jamais délivré de moi. Jamais
délivré de la compréhension et de la perception des choses.
Même patraque, détergé à la pire gnôle, j’ai le cigare qui
usine, j’ai les sens qui résistent. Pas moyen de décrocher.
Je sors de cette turne à connards, bien entamé, d’accord,
mais je distingue sans litige la vessie de la lanterne. Au premier coup d’œil. Il doit être trois heures du mat’. Je me recon16
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duis péniblement. Mais je suis droit, j’allume ma clope sans
pépin. Je regarde monter ma taffe dans la lumière d’un réverbère. Je m’adresse deux ou trois reproches. La routine. Que
je suis branque, minable, déloyal, pochard. Le toutim. Que
j’ai plus guère pour moi d’estime.
Puis, je me mets en branle. Je marche, il fait frigo et je
caille. C’est un froid et crapuleux juillet, il a plu dessus sans
discontinuer. C’est peu dire que je m’emmerde à n’en pluie
finir. Mais le crachin me remet les idées en place. C’est
comme une maman qui rafraîchirait mes tempes enfiévrées.
J’ai les cheveux qui me collent au front. Doux Jésus, belle
icône, frère des hommes, ce qu’on se fait chier dans cette vie
désastreuse ! que je me dis.
Écoute, Man, écoute bien ça. Il y a, au loin, quelque part,
ce bruit de talons sur les dalles. Je l’entends bien. Oui, c’est
très distinct. Ça m’étonne. Une sauterelle en goguette à cette
heure, c’est pas courant. Tic tac, ça fait. Je m’en fous. Tic tac,
encore. Sans doute un tapin qui regagne ses pénates. Tic tac,
toujours. Je grille ma cibiche. Rien à foutre de ces arpions
dans la nuit. Tic tac. Le tabac se mêle aux effluves de bibine
que j’expulse. Tic tac. Le cliquetis s’approche, régulier. C’est
quoi ? Je mate, j’y vois rien qu’une ombre devant sous un
parapluie qui ballotte. Un coup encore, mec, je me redis qu’il
est tard pour promener sa viande. Mais puisque je le fais bien,
moi, y a pas de raison ! Ce que j’en ai à cirer. Le monde, tout
d’un coup, pourrait bien s’ouvrir en deux pour faire voir son
noyau que je moufterais pas d’un poil. Que j’en aurais rien à
fourbir ! J’étais, Man, dans ces dispositions-là, totalement
incurieux. Je songeais à la probable attrapade avec ma rom17
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bière. J’anticipais ses récriminations. « C’est à c’t’heure-là...
tu es ivre... je peux plus te souffrir... tu m’débectes... » Ah !
que je songeais, si je pouvais une fois pour toutes la débecter
pour de bon et qu’elle allât se faire foutre ! Si elle pouvait
définitivement me jeter ! Tu connais ça, mon petit côté calculateur ! Oh, c’est pas qu’elle soit mauvaise, ma régulière ! Elle
est même plutôt bonne fille, c’est la gentille louloute, mais le
commerce avec elle m’épuise. On est chacun, ainsi, par désespérance, devenu la victime de l’autre. Je l’ai désabusée, à la
longue, sans doute. Y a sans doute que je me déplais trop à
moi-même. C’est pas la question.
La femme au parapluie est devant moi, et elle s’arrête. Ben,
je m’arrête aussi, surpris ! J’y vois rien de son visage que le
parapluie dissimule. C’est quoi c’te femelle, cette nocturne ?
– C’est à cette heure qu’on rentre, Bob ? qu’elle demande.
Oui. Tout de suite, illico, je la remets. Même sans l’avoir
vue. Je la remets à la voix.
– Quoi ? que je demande, estomaqué.
Et je sens que c’est elle, je le sens. Je le sais.
– Quoi, Bob, on fait plus le bécot à sa petite Lorie ? On
manque à tous ses devoirs !
Copain Jésus, divin branque punaisé sur la croix par amitié pour les hommes ! Quoi ! Qu’est-ce qu’elle dit ? Hein ?
« C’est de voir ! » Oui, oui, l’important, c’est de voir. De voir.
Un temps, totalement débarqué, j’ai un grand mouvement d’i18
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dées dans la termitière, tout se bouscule dans un grand branle-bas. Qu’est-ce ? C’est quoi qui m’arrive ? Et puis, y a plus
guère que ça qui se fixe, que l’important, c’est de voir, de
voir ! L’important, c’est de lui voir le citron. Parce que, Lorie,
la Miss Lorie, elle ne peut pas être là à me taquiner, sous la
pluie, à trois plombes et des virgules. L’important, c’est de
voir.
J’entends qu’elle rit sous son pébroque. Et, nom de dieu,
c’est vrai, l’important, c’est de voir, mais la voix, à l’inflexion
près, c’est elle. J’envoie rouler mon mégot. Elle est là, à deux
mètres, pas plus, elle rit. Et c’est son rire flûté, ma main au
feu !
– Oui, qu’elle lance, c’est pas faux. L’important, c’est de
voir. Tu voudrais voir, mon Bob ?
– C’est-à-dire, que je bredouille, que oui, voir, ça m’aiderait bien.
– Tu demandes, j’exauce !
Et comme ça, lentement, comme une effeuilleuse qui se
déloque au ralenti, avec des mines savantes, des ondulations,
elle dégage son visage de l’arc d’étoffe du riflard. C’est d’abord le menton que j’aperçois. Déjà, du suspens, il n’y en a
plus. Ce menton, Man, c’est le sien. Et puis la bouche. La
sienne. J’y ai si souvent bu les mots, à cette bouche, et ces
pulpeuses badigoinces, si souvent, je les ai baisées. C’est elle.
Inexorablement. C’est tout couru, je sais que c’est elle. Sainte
Vierge, nounou de l’espèce, cœur pur et bleu, qu’est-ce que
c’est que ce foutoir ! Comme une gouttière décrochée, j’ai la
mâchoire qui pend. Je dois avoir l’air du prince des entubés.
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