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Maelstrom_Ganz et Collot 2002 7/06/02 15:12 Page 11 Chapitre premier Doux Jésus, frangin des connards, elle est de retour ! Maelstrom_Ganz et Collot 2002 7/06/02 15:12 Page 12 Maelstrom_Ganz et Collot 2002 7/06/02 15:12 Page 13 Bob Merrill Impasse des Obituaires, 12 Villeneuve Man, Non, Man, non, rien ne m’aurait jamais décidé à te rappeler, rien sauf ça. Juré, pour moi, tu avais cessé d’exister ! Tu avais mis les adjas. Tu t’étais définitif sapé en courant d’air. Tu nous refaisais l’Arlésienne, en plus volatil, en plus discret ! Tu t’étais commué transparent. Pas que je t’en veuille, non. Je t’avais effacé, que je croyais, balayé, anéanti. Mais, bon dieu de merde, rien ne va jamais comme on le souhaiterait ! Et là, il faut que j’aille te repêcher, faut que je me mette à tes trousses à cause que des choses sont advenues. Man, ma cloche, ma cloche perdue, juré ! je t’aurais laissé, moi. Je t’aurais laissé aux fluctuations de tes destinées, je t’aurais laissé au loin, je t’aurais abandonné à mon ignorance de toi. Pas que je t’en veuille, Man, non, mais tu es maudit, tu es sale avec moi de quelque chose que je voulais dissoudre. Tu vois, c’était bien, tu allais t’enterrer au loin, quelque part dans le trou de cul du monde, parfait ! Aux oignons ! Je me disais : « Man s’est vaporisé, tout est à nouveau propre ! » Je pensais, mec, on passe le torchon, on remet à zéro l’ardoise du destin. C’est ainsi que ça roulait. Je te rayais, tu perdais 13 Maelstrom_Ganz et Collot 2002 7/06/02 15:12 Page 14 le souvenir de moi et tout était remis d’équerre. Il pleuvait sur tout ça de l’eau de Javel, du temps, des encablures, de la gnôle. Toutes ces choses qui effacent. Comme ces boues, mec, que l’averse récure. Le grand nettoiement, quoi ! Pas que je t’en veuille. J’étais tout prêt à t’absoudre tout ce que tu ne retiendrais pas contre moi. Je reconduisais ad vitam la convention entre nous, le pacte, Man. T’es tout blanc, moi itou, ni vu ni connu. Tous les deux, portés par ces vents favorables, on était purs comme neige, d’innocents piétons marchant sur la surface des choses. Mais voilà, mec, qu’on n’est pas exaucés. Voilà que nos espérances nous reviennent en violents suppositoires. À cause, mec, que des choses arrivent qu’on ne supposait pas, à cause que la mélasse fait retour, un jour, à l’improviste. Je me lève un mataguin et c’est un peu, d’un seul coup, comme si le ciel avait chié sur mon seuil toute la gadoue qu’on lui avait dissimulée. Qu’est-ce qu’il faut entraver là-dedans, dis ? Je m’égare en effarantes supputations ! Quoi piger ? Qu’on peut rien dissimuler à l’œil du ciel ? Que quelque chose d’embusqué là-haut nous épie ? L’œil de Dieu ? La rétine du Diable ? Une mirette intermédiaire ? Qu’on a de féroces ennemis établis dans les étoiles ? Ou bien, mec, est-ce qu’il faut piger que le glaviot que tu craches en l’air te revient un jour ou l’autre en pleine poire ? Qu’un jour ou l’autre, en raison d’une putain de loi en suspension au-dessus de nous autres, il faut qu’on raque ? Est-ce qu’il faut croire ça ? Estce qu’il faut admettre que la chose que tu ensevelis – n’importe où, dans une carie de la lune, au fond d’un lac, dans le dépotoir de tes petites oubliettes domestiques – un jour finit par rappliquer ? Oh, putasserie, oh, fléau des hommes ! Est14 Maelstrom_Ganz et Collot 2002 7/06/02 15:12 Page 15 ce qu’il y aurait des choses qu’on ne peut définitivement pas anéantir ? Car oui, oui, c’est comme monté sur ressorts, ça patiente, ça se laisse oublier, tapi dans le trou où qu’on l’avait envoyé valdinguer, et puis, sans avertissement, sans sommation, c’est là. C’est revenu. Pas en matière de métaphore. C’est bien là, palpable, en l’état. On croyait tournée la page. Vains dieux, ce qu’on s’abuse ! Toujours on se fait posséder. Il est écrit que c’est dans la vocation de l’homme de se faire mettre ! Rien à faire, même en avançant vers la décrépitude, même en battant des records du monde de dépit, on reste sujet à des accès de candeur. Et la feuilletée page, l’ancienne, la vieille, la tournée page, la revoilà, on l’a sous le blair, terrible, implacable ! Revenue. On n’est qu’un gland, un pauvre gland sur le chemin de la destinée qu’est une truie à la truffe infaillible. Toujours elle te retrouve, elle te débusque dans tes enfouissements, la destinée, avec sa tête chercheuse, avec son humide groin qui flaire et détecte le pauvre gland qui se rêvait oublié. Elle te dépiste à l’odeur, à ta bonne odeur d’indéfectible cave, à ton délicat fumet de prince des entubés, à tes effluves de troufion exemplaire, à tes filaments de besogneux gastéropode ! Elle revient, la destinée, te présenter la douloureuse. C’est de ça, Man, que je te cause ! Man, accroche-toi. Accroche-toi bien ferme, ma cloche ! Elle est là. Elle est de retour. À n’y pas croire ! Miss Lorie est là ! Tu peux te tâter le caillou comme je l’ai fait, tu peux réfuter comme j’ai réfuté, tu peux m’accuser bredin, y a pas, Lorie est de retour ! Pas son fantôme, pas sa hantise, elle, mec, avec ses rotoplots de concours, son dansant dargif, sa face d’ange 15 Maelstrom_Ganz et Collot 2002 7/06/02 15:12 Page 16 assis entre deux chaises. Lorie, en personne, avec, vers le front, une belle entaille qui saigne. Je l’ai vue, touchée. Pour me convaincre, je l’ai touchée. C’était vrai et tiède, Man ! Nom de dieu de putain de bordel de merde ! Je ne sais pas ce qui nous arrive. C’est un prodige, une nom de dieu de saloperie de miracle ! Je sens qu’on va morfler. Va falloir qu’on expie, frangin ! Je suppute des sept plaies et compagnie, de saignants retours de flammes. Que je t’affranchisse ! Le douze juillet, sur les trois plombes du mat’, je sors de L’Angelot, un bistrot de caves où je tiens mes assises. Avec moi-même, seul, dans un coin. J’écluse en solo. Les jours que ma bourgeoise me gonfle, je me pochtronne. C’est souvent qu’elle me gonfle. C’est souvent que je sors de là complètement pion. Mais j’en ai pas, moi, de ces bitures qui vous déconnectent du monde, qui vous jettent dans de noires hébétudes. Même schlass, je sais de quoi il retourne. C’est ma pitié, ma croix. J’ai l’oubli pas possible. Je peux m’envoyer le litron à la betterave, un autre, un autre encore, rien n’y fait, je suis toujours en état de gamberger, de mater les choses, d’entendre les voix. Je reste désespérément en phase. Sûr, des fois, je gerbe, je retourne à l’expéditeur, j’ai le feu dans le tube, mais je ne suis jamais délivré de moi. Jamais délivré de la compréhension et de la perception des choses. Même patraque, détergé à la pire gnôle, j’ai le cigare qui usine, j’ai les sens qui résistent. Pas moyen de décrocher. Je sors de cette turne à connards, bien entamé, d’accord, mais je distingue sans litige la vessie de la lanterne. Au premier coup d’œil. Il doit être trois heures du mat’. Je me recon16 Maelstrom_Ganz et Collot 2002 7/06/02 15:12 Page 17 duis péniblement. Mais je suis droit, j’allume ma clope sans pépin. Je regarde monter ma taffe dans la lumière d’un réverbère. Je m’adresse deux ou trois reproches. La routine. Que je suis branque, minable, déloyal, pochard. Le toutim. Que j’ai plus guère pour moi d’estime. Puis, je me mets en branle. Je marche, il fait frigo et je caille. C’est un froid et crapuleux juillet, il a plu dessus sans discontinuer. C’est peu dire que je m’emmerde à n’en pluie finir. Mais le crachin me remet les idées en place. C’est comme une maman qui rafraîchirait mes tempes enfiévrées. J’ai les cheveux qui me collent au front. Doux Jésus, belle icône, frère des hommes, ce qu’on se fait chier dans cette vie désastreuse ! que je me dis. Écoute, Man, écoute bien ça. Il y a, au loin, quelque part, ce bruit de talons sur les dalles. Je l’entends bien. Oui, c’est très distinct. Ça m’étonne. Une sauterelle en goguette à cette heure, c’est pas courant. Tic tac, ça fait. Je m’en fous. Tic tac, encore. Sans doute un tapin qui regagne ses pénates. Tic tac, toujours. Je grille ma cibiche. Rien à foutre de ces arpions dans la nuit. Tic tac. Le tabac se mêle aux effluves de bibine que j’expulse. Tic tac. Le cliquetis s’approche, régulier. C’est quoi ? Je mate, j’y vois rien qu’une ombre devant sous un parapluie qui ballotte. Un coup encore, mec, je me redis qu’il est tard pour promener sa viande. Mais puisque je le fais bien, moi, y a pas de raison ! Ce que j’en ai à cirer. Le monde, tout d’un coup, pourrait bien s’ouvrir en deux pour faire voir son noyau que je moufterais pas d’un poil. Que j’en aurais rien à fourbir ! J’étais, Man, dans ces dispositions-là, totalement incurieux. Je songeais à la probable attrapade avec ma rom17 Maelstrom_Ganz et Collot 2002 7/06/02 15:12 Page 18 bière. J’anticipais ses récriminations. « C’est à c’t’heure-là... tu es ivre... je peux plus te souffrir... tu m’débectes... » Ah ! que je songeais, si je pouvais une fois pour toutes la débecter pour de bon et qu’elle allât se faire foutre ! Si elle pouvait définitivement me jeter ! Tu connais ça, mon petit côté calculateur ! Oh, c’est pas qu’elle soit mauvaise, ma régulière ! Elle est même plutôt bonne fille, c’est la gentille louloute, mais le commerce avec elle m’épuise. On est chacun, ainsi, par désespérance, devenu la victime de l’autre. Je l’ai désabusée, à la longue, sans doute. Y a sans doute que je me déplais trop à moi-même. C’est pas la question. La femme au parapluie est devant moi, et elle s’arrête. Ben, je m’arrête aussi, surpris ! J’y vois rien de son visage que le parapluie dissimule. C’est quoi c’te femelle, cette nocturne ? – C’est à cette heure qu’on rentre, Bob ? qu’elle demande. Oui. Tout de suite, illico, je la remets. Même sans l’avoir vue. Je la remets à la voix. – Quoi ? que je demande, estomaqué. Et je sens que c’est elle, je le sens. Je le sais. – Quoi, Bob, on fait plus le bécot à sa petite Lorie ? On manque à tous ses devoirs ! Copain Jésus, divin branque punaisé sur la croix par amitié pour les hommes ! Quoi ! Qu’est-ce qu’elle dit ? Hein ? « C’est de voir ! » Oui, oui, l’important, c’est de voir. De voir. Un temps, totalement débarqué, j’ai un grand mouvement d’i18 Maelstrom_Ganz et Collot 2002 7/06/02 15:12 Page 19 dées dans la termitière, tout se bouscule dans un grand branle-bas. Qu’est-ce ? C’est quoi qui m’arrive ? Et puis, y a plus guère que ça qui se fixe, que l’important, c’est de voir, de voir ! L’important, c’est de lui voir le citron. Parce que, Lorie, la Miss Lorie, elle ne peut pas être là à me taquiner, sous la pluie, à trois plombes et des virgules. L’important, c’est de voir. J’entends qu’elle rit sous son pébroque. Et, nom de dieu, c’est vrai, l’important, c’est de voir, mais la voix, à l’inflexion près, c’est elle. J’envoie rouler mon mégot. Elle est là, à deux mètres, pas plus, elle rit. Et c’est son rire flûté, ma main au feu ! – Oui, qu’elle lance, c’est pas faux. L’important, c’est de voir. Tu voudrais voir, mon Bob ? – C’est-à-dire, que je bredouille, que oui, voir, ça m’aiderait bien. – Tu demandes, j’exauce ! Et comme ça, lentement, comme une effeuilleuse qui se déloque au ralenti, avec des mines savantes, des ondulations, elle dégage son visage de l’arc d’étoffe du riflard. C’est d’abord le menton que j’aperçois. Déjà, du suspens, il n’y en a plus. Ce menton, Man, c’est le sien. Et puis la bouche. La sienne. J’y ai si souvent bu les mots, à cette bouche, et ces pulpeuses badigoinces, si souvent, je les ai baisées. C’est elle. Inexorablement. C’est tout couru, je sais que c’est elle. Sainte Vierge, nounou de l’espèce, cœur pur et bleu, qu’est-ce que c’est que ce foutoir ! Comme une gouttière décrochée, j’ai la mâchoire qui pend. Je dois avoir l’air du prince des entubés. 19