Le Myst.re Schubert
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Le Myst.re Schubert
Il y a un mystère Schubert. C’est l’histoire d’un homme qui naît et meurt dans la même ville et qu’on assimile à un voyageur. C’est un musicien qui compose près de mille œuvres et qui meurt inconnu et pratiquement injoué en tout cas pas ou peu publié. C’est une œuvre énorme écrite par un homme qui meurt à trente et un ans. C’est surtout l’écho que cette musique produit ; résonances de vie quand la mort est partout. Singulière, la musique de Schubert ne se développe pas : elle passe d’une idée à l’autre et opère parfois par analogie. En cela elle parle à l’imagination et touche des tempéraments littéraires. Il y a une secrète communion entre eux. Ils se reconnaissent sans se le dire, comme les célibataires se repèrent dans un supermarché. Sont-ils pianistes ? Chanteurs ? On n’est pas obligé de savoir jouer d’un instrument pour respirer ses mélodies, ses thèmes parfois récurrents, voire obsédants, dont on ne sort jamais appauvri. Ses accords pimentent l’existence ; ils ponctuent la respiration. On sifflote à la Schubert, on chantonne des 11 le mystère schubert phrases qui ressemblent à ces poèmes appris à l’enfance, à l’adolescence, qui viennent surprendre la mémoire, la caresser, la bercer parfois. Schubert parle-t-il aux vrais amoureux de la musique comme Bach ? Oui et non. C’est aussi là son mystère. Il parle à un ailleurs. Au cœur ? Bach se fait l’écho de l’âme, Beethoven celui de l’existence, Mozart fait résonner l’amour avec son lot de désespérance. Et Schubert ? Mystère. Il parle en tout cas à quelque chose de profond, de lointain comme l’horizon de soi-même qu’on consulte depuis sa chambre. On s’y réfère et entre soi on se repère. Car ceux qui l’écoutent et le respirent sont tous animés par un même goût ; non le panache ni l’exquis mais la vérité d’une humanité qui chante. Ils sont marqués à vie et, ouvrant la radio à n’importe quelle heure, entendent les nouvelles d’un ami qui leur parle d’eux-mêmes en n’évoquant que des histoires à lui. Et il n’est rien de plus urgent que de demeurer comme s’il fallait écouter pour se régénérer encore. Et par quel mystère ? À quelle part d’inachevé qui reste toujours en nous, apporte-t-il cette pierre définitive qu’est sa voix fragile et maladroite ? La musique de Schubert parle à chacun, loin des salles de concert. Elle est écrite pour le plus grand nombre mais ne touche que dans le silence d’une chambre d’étudiant ou, en ce qui concerne la musique de chambre, pour quelques complices buveurs et joyeux qui savent parfois s’arrêter ensemble sur une peine comme on peut se retourner sur une passante. Est-elle ratée, cette musique qui aurait dû rassembler les foules ? Mystère. Mais osons la question. 12 le mystère schubert L’œuvre de Franz Schubert est composée d’inachèvements et de près de mille morceaux dont il est difficile de faire la synthèse sous peine de la réduire ; d’en dégager un style ou une veine. Elle est conduite par une simplicité, un peu de naïveté, de jeunesse, avec ce qu’elle contient de promesse, de gravité et de nonchalance. Franz Schubert est mort à l’âge de trente et un ans, entouré de sa famille, de ses amis. Né à Vienne, mort à Vienne, il n’a pratiquement pas voyagé, a vécu une vie sans histoires : deux amours banales, aucun acte héroïque et surtout pas de gloire. Il a connu Haydn, Salieri, Beethoven, Weber, Rossini, Paganini mais n’a jamais su, ni pu, utiliser ses relations pour se frayer un passage sur le chemin de la renommée. Schubert n’écrit pas une musique tournée vers le public comme ses contemporains Meyerbeer, Auber ou Rossini : il écrit la musique pour elle-même et pour lui-même. Pour la première fois dans l’histoire, sans doute, un artiste fait fi de communiquer ce qu’il écrit, privilégiant la création, rien que la création. Que signifie un travail sans salaire ? La gratuité est une forme de la création. Et Schubert est le chantre de cette dimension de l’art apparue avec lui, si manifestement du moins. Schubert écrit quotidiennement et avec acharnement une œuvre posthume. Le sait-il ? Beaucoup d’éléments l’indiquent. En cela, il est sans doute le premier artiste moderne ; celui qui ne travaille plus pour les commandes mais par la seule nécessité de l’œuvre. Pourquoi échoua-t-il ? Échoua-t-il seulement ? 13