Ma mère, mon poids et moi - Eki-Lib
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Ma mère, mon poids et moi - Eki-Lib
Avril 2005 coupdepouce.com Mieux-Vivre Ma mère, mon poids et moi Sans le vouloir, la mère lègue parfois à sa fille une relation tordue avec la nourriture. Comment se libérer de son influence pour éviter de transmettre à notre tour à nos enfants des valeurs négatives par rapport au corps et à l’alimentation ? Par Sylvie Lemieux Avril 2005 coupdepouce.com « Je n’ai jamais eu le droit de manger la même chose que mes frères, raconte Hélène. Eux étaient minces, moi, j’étais rondelette. Alors, ma mère me donnait toujours une part plus petite que celle des autres. « C’est pour ton bien. Il faut que tu surveilles ton poids », me disait-elle. À chaque repas, la table était garnie de plein de bonne choses, et j’avais à peine le droit d’y goûter! Je trouvais ça tellement injuste. » Hélène a développé une relation trouble avec la nourriture. « J’étais emplie de frustration à cause des interdits de ma mère. Je me suis mise à cacher des aliments dans ma chambre, ceux que j’aimais le plus : chocolat, gâteau, biscuits… Manger et devenu un plaisir coupable. » Pendant des années, la nourriture a été son refuge. « J’ai longtemps continué de cacher des aliments un peu partout dans la maison. Je me sentais ainsi en sécurité. Je savais que si j’étais contrariée, triste ou en colère, je pourrais m’empiffrer comme je le voulais sans avoir à subir le regard désapprobateur des autres. » Si la mère d’Hélène surveillait l’alimentation de sa fille ainsi, c’est qu’elle était une angoissée de la minceur. « Pour elle, l’apparence était très importante, dit Hélène. Malgré le fait qu’elle cuisinait beaucoup, elle se privait d’aliments qu’elle aimait parce qu’ils étaient prétendument « engraissants ». Elle avait, et a toujours, l’assiette triste. Ma mère m’a légué une relation tordue avec la nourriture qui m’a fait gagner beaucoup de poids au fil des années. » Le poids de la mère « Il est certain que la mère a une grande Par Sylvie Lemieux influence sur les habitudes alimentaires de l’enfant », affirme Marie Marquis, professeure agrégée au département de nutrition de l’Université de Montréal, qui axe ses recherches sur les comportements alimentaires des enfants et de la famille. « C’est la mère nourricière, celle qui est responsable de l’éveil alimentaire de l’enfant. Encore aujourd’hui, c’est elle qui s’occupe en grande partie des achats de nourriture et de la préparation des repas. » Or, si la mère a une attitude négative à l’égard de son poids et de l’alimentation, elle risque fort de la transmettre à son enfant. Selon Gérard Apfeldorfer, auteur de Maigrir, c’est fou!, plusieurs études ont fait la preuve que les mères insatisfaites de leur corps et qui s’interdisent de manger certains aliments ont tendance à exprimer des émotions négatives relativement à l’alimentation et à se montrer Avril 2005 coupdepouce.com interventionnistes quand elles nourrissent leur enfant. Celui-ci a alors toutes les chances de développer, parfois même en bas âge, une relation malsaine avec la nourriture. La Dre Leann Birch, de l’Université de Pennsylvanie, a mené récemment une étude auprès de deux groupes de petites filles âgées de moins de cinq ans. Dans le premier groupe, les fillettes avaient une maman qui était à la diète et qui surveillait de très près leur alimentation. Dans l’autre, les mères assumaient leur poids et avaient une attitude moins restrictive par rapport à ce que mangeait leur fille. « Quand on soustrayait les fillettes au contrôle maternel et qu’on leur offrait des aliments, celles du premier groupe mangeaient au-delà de leur appétit, compensant pour l’attitude contrôlante de leur mère, tandis que les autres étaient capables de respecter leur faim, commente la diététiste Louise Lambert-Lagacé. Cette étude fait réfléchir. Ça veut dire que, très tôt, l’enfant en vient à ne pas respecter ses signaux de faim et de satiété en réaction aux restrictions qu’on lui impose. » L’illustration parfaite de l’effet pervers du contrôle alimentaire. « Les mères sont bien intentionnées, mais plus elles restreignent leur enfant, plus celui-ci tombe dans la surconsommation, ce qui ouvre la porte aux problèmes de poids et de l’alimentation », explique Simone Lemieux, professeure au département des sciences des aliments et de nutrition et membre de la Chaire de recherche sur l’obésité de l’Université Laval. L’attitude maternelle aurait un plus grand impact chez les filles que chez les garçons, en raison de l’identification à la mère. « Pour la petite fille, la mère est le Par Sylvie Lemieux modèle à suivre », affirme Louise Mercure, psychologue spécialisée dans les troubles alimentaires. Le problème, c’est que le modèle est mal dans sa peau. « Il y a plus de 70% de femmes qui soit à la diète. Or, parmi celles-ci, 37% sont à leur poids santé, explique Mme Mercure. Une mère qui désespère de perdre du poids envoie le message à sa fille que, pour être Avril 2005 coupdepouce.com Des trucs pour avoir une influence positive Respecter l’appétit de l’enfant « Les parents décident du quoi et l’enfant du combien », explique Sylivie Gougeon, nutritionniste et thérapeute. Au moment de servir, on lui demande de nous dire quand il y en a assez dans son assiette. Dès qu’il est en âge, on le laisse servir lui-même. Et on ne lui demande pas de finir son assiette ; il arrête quand il est rassasié. « L’enfant doit rester centré sur ses sensations de faim et de satiété, ajoute Mme Gougeon. C’est normal que son appétit fluctue. Tant que la nourriture est accessible en variété et en qualité, il n’y pas à s’inquiéter. Si la mère a confiance en son enfant, celui-ci aura plus de facilité à répondre à ses besoins et à être en accord avec la nourriture. » Dire non aux interdits L’interdit appelle la transgression. « Lorsqu’on bannit un aliment, il devient objet de convoitise », explique Marie Marquis. Croustilles, chocolat, gâteaux peuvent ainsi faire partie du panier d’épicerie à côté d’une variété d’aliments sains. « On peut en manger mais en quantité modérée, poursuit-elle. On évite de faire du chantage du genre : « Si tu ne manges pas tes légumes, tu n’auras pas de gâteau. » Le légume devient aussi une barrière pour accéder à ce qu’on aime. Il ne faut pas non plus utiliser l’aliment comme une récompense, ce que les parents font très couramment. Les enfants doivent apprendre à apprécier les aliments pour ce qu’ils sont. » Penser du bien des aliments Apprenons aux enfants qu’il n’y pas de bons et de mauvais aliments. « Quand on pense du mal de ce que l’on mange, on ouvre la porte à la culpabilité, affirme Louise Mercure. On en vient à ne plus écouter sa faim. » Partager les responsabilités « La mère porte souvent sur ses épaules toute la responsabilité de nourrir la famille, explique Marie Marquis. Elle peut partager ce poids avec son conjoint et les enfants quand ils ont l’âge d’aider. Ce n’est pas non plus toujours à elle de dire non aux envies de « cochonneries » de l’enfant. À partir de sept ans ou huit ans, il est capable de penser à différentes stratégies pour nous faire acheter ce qu’il veut : marchandage (« Je te promets de faire mon lit toute la semaine »), persuasion (« Tout le monde en achète sauf nous »), chantage affectif (« T’es la plus fine maman du monde »)… La mère est harcelée sur tous les fronts et il est important de ne pas céder à tout. Père et mère doivent tenir le même discours et s’entendre sur le partage des responsabilités. » Manger à la table « Une habitude qui semble se perdre, constate Mme Marquis. Beaucoup d’enfants (et de parents) mangent devant la télévision. On est ainsi moins attentif à ce qu’on mange puisqu’on est occupé à autre chose. On risque de ne pas reconnaître ses signaux de satiété et de manger plus qu’on ne le devrait. Par Sylvie Lemieux Avril 2005 coupdepouce.com belle…et heureuse, il faut être mince à tout prix. Elle se soumet à des diètes, mais comme elles mènent toutes à l’échec, c’est toujours à recommencer. Elle lui transmet ainsi un modèle d’impuissance quant à son corps et à sa santé. » La mère de Danielle se pesait chaque matin et se mettait au régime dès qu’elle prenait une once. Elle scrutait son propre corps et celui de sa fille, en lui disant : « Rentre ton ventre, tu as de grosses cuisses, ce vêtement t’irait mieux si tu perdais du poids », etc. « J’étais grassouillette et, pour ma mère, c’était inacceptable. Pour elle, c’était le signe d’un laisser-aller, d’un manque de volonté. Elle me faisait porter des gaines qui descendaient jusqu’aux genoux. C’était hyper inconfortable. En plus, ça paraissait sous mes vêtements et les autres élèves se moquaient de moi. Mais ce qui m’a fait le plus mal, ce sont ses commentaires négatifs sur mon corps. Elle pensait ainsi me piquer au vif et m’inciter à maigrir. Je suis plutôt devenue très complexée. J’ai adopté une image déformée de moi-même. Quand je regarde des photos de moi à l’époque, je me rends compte que, si j’avais quelques rondeurs, j‘étais loin d’être obèse. Pourtant, je me voyais tellement énorme… » Par Sylvie Lemieux Exposée à ses critiques incessantes, Danielle s’est sentie rejetée par sa mère. Elle a développé une faible estime d’ellemême qui lui a nui dans sa vie tant personnelle que professionnelle. Longtemps elle a cru que, pour qu’on l’aime, il fallait qu’elle maigrisse. « La mère n’est pas toujours consciente du tort qu’elle fait à sa fille en exerçant un contrôle sur ce qu’elle mange, affirme Mme Mercure. Elle veut bien faire, mais son attitude déclenche chez son enfant toutes sortes de comportements ou de sentiments négatifs, que ce soit de manger de façon compulsive, de se laisser écraser par les autres ou de se sentir mal aimée. » Une influence qui peut aussi être positive Avril 2005 coupdepouce.com Cela dit, si les mères ont une influence réelle, elles sont loin d’être les seules responsables du comportement alimentaire de leurs enfants. De l’avis des spécialistes d’abord la société dans son ensemble qu’il faut pointer du doigt, avec ses idéaux de corps parfaits et sa tendance à l’adipophobie. « On est très contrôlants socialement, dit Mme Mercure. On ne dit pas à quelqu’un qu’il a le nez croche parce qu’on nous a montré à être polis. Mais pour ce qui est du poids, tout le monde s’en mêle. Les gens se donnent le droit de juger sans toujours réaliser l’impact que cela provoque sur l’estime de soi de la personne concernée. » Des commentaires émis par d’autres membres de la famille, des amis, un professeur, peuvent aussi avoir un impact dévastateur enfant. sur un Mais la mère peut également être un modèle positif, en adoptant une attitude saine à l’égard de l’alimentation et de son corps. « Les mères ont un grand pouvoir. Il leur faut juste bien l’utiliser, affirme Louise LambertLagacé. Si on vise le plaisir à manger et à bouger, on s’éloigne des comportements obsessifs. » Danielle a une fille qui est son portrait craché. À huit ans, elle est aussi grassouillette que sa mère l’était au même âge. « Je me suis juré que je ne lui ferais pas subir le même traitement que ma mère m’a fait subir. » Par Sylvie Lemieux Aujourd’hui, quand elle voit sa fille se promener en maillot de bain autour de la piscine sans éprouver de gêne, intérieurement, elle crie victoire. « Je lui ai toujours dit qu’elle était belle et qu’elle ne devrait pas avoir honte de son corps. Moi, à son âge, je préférais me priver de baignade plutôt que de me montrer en maillot. Elle ne se sent pas empotée dans son corps comme je pouvais l’être. Elle a même commencé à faire de l’escalade. Bien sûr, elle est moins agile que ses copines plus minces, mais elle arrive au sommet comme les autres. Ma mère m’a déjà dit que je devais faire attention en courant pour qu’on ne voie pas mon ventre rebondir… Pensez-vous que ça m’a incitée à être active? Ça m’aurait pourtant aidée à dépenser les calories que j’ingurgitais. » Avril 2005 coupdepouce.com Enfin, la mère peut faire contrepoids si une autre personne a une attitude contrôlante envers son enfant. « Ma belle-mère trouvait que ma fille était boulotte, raconte Christine. Un jour, devant tout le monde, elle a dit à mon neveu : « Arrête de manger du chocolat, sinon tu vas devenir aussi gros que Mathilde. » Ma fille, qui avait tout entendu, est sortie de la pièce en larmes. J’ai fait une mise au point avec ma bellemère, en lui demandant de ne plus dénigrer sa petite-fille ni de juger la qualité de son alimentation. Ça c’est mon job. Je m’assure que ma fille adopte de bonnes habitudes alimentaires. Elle pratique aussi plusieurs sports. Ses rondeurs d’enfant, elle va les perdre à l’adolescence, moi. » comme Reprendre le contrôle Est-il possible de se libérer de l’influence négative de sa mère? Hélène pensait bien y être parvenue après qu’elle eut maigri de 15 kilos. « Ma mère a quand même continué de surveiller tout ce que je mangeais. Selon elle, c’était pour m’aider à ne pas reprendre du poids. Jamais elle ne m’a félicitée de mes efforts. J’étais encore plus frustrée qu’avant. Que pensez-vous qu’il est arrivé? En huit mois, j’avais repris les kilos perdus. » L’échec était complet. Quand on a une relation malsaine avec la nourriture, c’est bien souvent qu’on la développe depuis des années. Elle n’est donc pas toujours facile à enrayer. Le premier pas à franchir, c’est de prendre conscience du contrôle Par Sylvie Lemieux exercé par notre mère. Il faut ensuite apprendre à s’affirmer. « Il s’agit de prendre sa place, explique Mme Mercure. On a parfois beaucoup de difficulté à imposer ses limites, mais c’est la seule façon de reprendre le contrôle de la situation. C’est d’autant plus important de s’ouvrir que souvent la mère ne se rend pas compte des souffrances qu’elle a infligées à son enfant. Il faut se libérer de son emprise, quitte à subir sa bouderie ou son incompréhen sion. » Pendant longtemps, Danielle a tout fait pour espacer les visites chez sa mère. « Ses critiques me démolissaient. Il valait mieux que je l’évite. » Elle a entrepris une démarche avec un thérapeute, qui lui a permis de comprendre le pouvoir que sa mère exerçait sur elle. Elle s’est ensuite sentie assez Avril 2005 coupdepouce.com forte pour l’affronter. « J’ai mis les choses au clair avec elle. Au premier commentaire négatif sur mon apparence ou sur ce que je mange, je retourne chez moi. Elle a mis un certain temps à changer. L’habitude de me critiquer était si ancrée en elle que les mots sortaient sans qu’elle y pense vraiment. Il a fallu quelques bonnes et franches discussions pour qu’elle comprenne combien ses propos m’avaient fait mal. » Hélène, elle, a renoncé à demander à sa mère de modifier son attitude. C’est plutôt elle qui a changé sa façon de réagir. « Ma mère est âgée et malade. Ce serait exiger beaucoup d’elle. Elle s’inquiète toujours de ma santé (j’ai encore quelques kilos en trop) et continue de me donner plein de conseils. Je me contente d’acquiescer et je passe à un autre sujet. Je ne me laisse plus atteindre comme avant. Par contre, je n’accepte plus les taquineries de mes frères sur mon physique ; c’est une question de respect. » La clé de la délivrance passe aussi par l’acceptation de soi. « Les femmes doivent arrêter de se soumettre au modèle unique d’une silhouette filiforme qui ne tolère aucune trace de gras, dit Mme Mercure. Il n’est pas réaliste pour la plupart d’entre nous. Il faut reprendre le contrôle sur notre corps. » Par Sylvie Lemieux