1 L`invisible vérité. Des films pris entre l`origine du monde et la fin du

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1 L`invisible vérité. Des films pris entre l`origine du monde et la fin du
L’invisible vérité.
Des films pris entre l’origine du monde et la fin du monde. Entre fondu au blanc et explosion
noire. Entre « vivre et mourir » comme l’écrivait Marguerite Duras dans son film/livre
L’Homme atlantique (1981/82) cité en sous-texte, à l’infini comme l’enchevêtrement des
miroirs des Roches Noires1, dans L’Homme atlantique, réalisé par Marylène Negro en 2008.
Les films de Marylène Negro ne sont jamais des remakes. Ils vont là où le cinéma ne peut pas.
Là où le cinéma s’est épuisé à aller et où il ne s’aventure plus. Bonne aventure, signera
l’artiste en 2010 (manque-t-il un point d’exclamation ?) : une image en rotation, mouvant
selon les angles de la caméra. Image-bijou, vitrifiée, attaquée par le mouvement incessant et
les jets de couleurs. Attaque non pas au sens de guerre mais au sens de métamorphose. Un
processus d’abstraction en acte qui donne à penser l’énigme mise à nu de l’icône. Les films de
Marylène Negro ne sont jamais des attaques contre le cinéma officiel et fictionnel (ce que
pouvaient être certains films expérimentaux militants). Leur regard vers l’intérieur, les
poussent à s’attaquer eux-mêmes, à triturer leur matière (grâce à l’informatique), à pousser la
déraison au plus loin, l’émotion à incandescence, et la lenteur au-delà du possible.
Tous les films de Marylène Negro ont en commun d’avoir été réalisés à partir d’images
photographiques. L’enjeu est plus conceptuel que purement formel. A Paris, Grenoble,
Madrid, ou en Islande, l’artiste réalise des clichés, sans équipe, qui seront la base, retravaillée,
de ses films. La temporalité donnée aux images vient de diverses figures de montage sculptées
par la cinéaste. La prise de vue est plutôt à rapprocher, pour MN, de l’étape embryonnaire du
scénario : la rencontre en solitaire avec l’esprit d’un lieu. La mise en scène, elle, procède du
montage (et vice-versa) sans qu’on puisse différencier l’une et l’autre de ces opérations,
d’ordinaire distinctes. C’est en montant ses films devant son ordinateur qu’elle les met en
scène, qu’elle les réalise. Chaque film, ensuite, a sa propre géométrie : Raid (2006) est
composé de plusieurs images montées cut ; Seeland (2005) de dizaines d’images qui
s’interpénètrent par fondus enchaînés ; tandis que L’Homme atlantique, écho (silencieux) à
l’œuvre de Duras donc, n’est constitué que d’une seule image traversée d’un zoom géant et
parfait, geste transgressif et sacrilège tentant d’aller au plus de ce que constitue le génome
même de l’image. Ce que, par essence, on ne peut pas filmer.
L’invisible vérité est une question sous-jacente dans tous les films de Marylène Negro, qu’ils
durent trois ou trente minutes. Pas l’homme invisible avec ses bandelettes sur la tête, mais le
motif invisible, caché dans la trame numérique de l’image, sur lequel l’artiste agit pour en
révéler l’impalpable substance originelle. Un cinéma où l’essentiel ne s’incarne plus dans un
sujet mais dans une absence de représentation. Une non-photo en somme dont rêve Marylène
Negro pour tenter de capter du monde son au-delà infinitésimal : ainsi Seek (2007), zoom sur
le néant d’un orifice sacré, et Dark Continent (2010), trou noir métaphysique autour du visage
de Marie Madeleine, qui déplace le discours psychanalytique freudien du côté de la pratique
exploratrice de l’artiste, duelle, oscillant entre ténèbres et éclat (final) de lumière, entre
humanité du visage filmé et divinité immortelle de la sculpture.
Le cinéma de Marylène Negro est constitué de micro-inventions pensées pour répondre aux
fractures du macrocosme : la fin du monde ou la fin d’un amour. A ces menaces, ses films
opposent la plupart du temps une victoire. L’essence du monde apparaît peu à peu (ou d’un
1
Hôtel de Trouville où Marguerite Duras résida régulièrement de 1963 à 1996 et où elle tourna des scènes de ses
films, Agatha ou les lectures illimités et L’Homme atlantique.
1
coup) grâce à la persévérance de la caméra : Ich Sterbe donne à voir in extremis, après une
succession de x fois la même image au coefficient de flou variable, une tête de mort arrachée
au blanc digital. MN traque. Le verbe permet de filer une longue métaphore chasseresse qui
pourrait s’appliquer à tous ses films de sous-bois (Les Biches, Mabel, Moss), où l’artiste se
manifeste dans la posture d’une Diane moderne, sans arc et sans flèche. Dans Les Biches
(2006), des photos forestières fondent l’une en l’autre2 au point de créer, à chacun des points
de souture, des images secrètes et fantasmées, mélanges hybrides de plusieurs souches
iconographiques. Des taches noires mi-animales, mi-végétales, indéfinissables, brouillent la
vue, pulvérisent toute capacité de discernement, jusqu’au « plan » final où surgissent deux
biches qui défient le spectateur de par leur regard caméra. Les biches du titre s’offrent enfin
certes, mais étrangement dédoublées : l’une est claire autant que l’autre est sombre. Comme
un jeu de miroir imperceptible, qui confirme l’ambiguïté de son cinéma. Pour Marylène
Negro, aucune victoire n’est décisive. Toute victoire est incertaine et relative.
A distance comme Les Biches, Longue vue (2007), parle de ce mouvement paradoxal qui
consiste à ne pas s’approcher pour mieux toucher, référence possible à Fenêtre sur cour (Rear
Window, 1954). Dans le film d’Hitchcock l’appareil photo du héros, dans le champ, est avant
tout un accessoire (et par la même, une métaphore du cinéma en train de se faire). Dans le
cinéma de Marylène Negro, l’appareil photo, hors-champ, agit selon un principe qui tend à lui
donner un corps, un regard. Le cinéma de Marylène Negro n’a rien de métaphorique ou de
théorique. C’est du cinéma direct, épidermique, qui travaille la fragilité des dispositifs de
vision comme on travaillerait celle d’un être humain (la caméra est à rapprocher de l’œil,
comme elle le montre dans Répons3, réalisé en 2009). Minimal à l’extrême, Longue vue n’est
constitué que deux images (le même paysage de jour et de nuit : des maisons colorées situées
devant une montagne) où l’hyper-réalité exposée crée une tension avec le spectateur,
l’obligeant à imaginer qu’il y a quelque chose, dans ce qu’il voit, qu’il ne voit pas. Puis, sans
mouvement apparent, les teintes ternissent, l’obscurité gagne, et les maisons se mettent
progressivement à s’allumer. Exactement comme les vues d’optique pour diorama à effets de
jour et de nuit du 19ème siècle. Avec Marylène Negro, la nuit digitale a rejoint le cinéma
primitif, celui des origines. En cela, Longue vue est un film hanté de spectres et de revenants.
Il serait incomplet de parler de ce film sans évoquer les bandes-sons crées par l’artiste dans le
but de dérégler l’image. Ici des bruits spatiaux alternent avec des moments de silence, puis de
souffle et d’animaux (oiseaux, insectes) venant d’une nuit noire et inquiétante. Ce paysage
romantique de montagne est mise à mal par ce que le son gêne, et dénature cette vision
apaisée. Marylène Negro travaille le son comme elle travaille ses images : tout se passe
devant son ordinateur, à recomposer les monades sonores comme autant d’algorithmes.
L’artiste ralentit, accélère, fait fusionner plusieurs sons, sur un principe répétitif digne de la
musique sérielle. Mais à la différence des images, les musiques ne sont pas des créations
originales. Elles sont des reproductions de sons prélevés dans des films préexistant, avec
lesquels Marylène Negro élabore un puzzle musical citationnel, décousu et lacunaire. Ainsi la
bande son de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick dans Longue vue, mais aussi le
cri de L’Avventura de Michelangelo Antonioni (paradigme de la disparition) dans Weg
(2007), la musique de cristal d’Et vogue le navire de Federico Fellini dans Elding (2006), la
voix mélodique de Delphine Seyrig dans Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Renais dans
Muriel (2008), les cloches de Belle de Jour de Luis Buñuel dans Dark Continent (2010), ou
encore les sons atomiques de L’Eclipse d’Antonioni dans Eclisse (2010). Grâce à ces citations
déformées par la technique, où les référents cinématographiques restent méconnaissables, elle
2
3
Dizaines d’images liées entre elles par des fondus enchaînés.
Au point que le reflet même de la caméra se perd dans l’iris de l’œil humain.
2
assume de dire à la fois d’où elle vient (sa cinéphilie) et aussi sa volonté de ne pas rester
pieuse face aux films qui comptent pour elle. Sa manière de les aimer, c’est de les découper,
de les manipuler. Allant même jusqu’à prélever des images autant que des sons : l’explosion
finale de Zabriskie Point d’Antonioni4 qu’on retrouve telle qu’elle à l’apogée de Répons.
A ces films qui posent des questions au cinéma, le travail de Marylène Negro tente d’apporter
des réponses. A la fois techniques et métaphysiques. Dans C’est vous (2009) et Après (2008),
MN organise la temporalité des photos sur un principe discursif. Une question puis une
réponse apparaissent sur l’écran, sous formes écrites, tandis que le silence s’impose. Est-ce le
film qui parle ? Marylène ? Ses personnages (les deux hommes sur la plage photographiés
dans Après, à distance, immobiles, comme deux figures de sel) ? Dans le premier, le
spectateur lit : « Qu’y a-t-il devant derrière au milieu à droite… ». Dans le second, il lit les
phrases d’un jeu plus sophistiqué et clairement binaire, construit comme un dialogue-fleuve :
« Je me sentais comment ? A peu près comme d’habitude ; Si j’allais le voir ? Je lui
expliquerai ; Pourquoi cet interrogatoire ? Pas la peine ». Sans qu’on sache vraiment qui
répond à qui, et si ce n’est pas plutôt l’artiste à sa voix intérieure.
Son cinéma tout entier a une dimension explicitement amoureuse. Dimension qui s’impose
dans Seeland (2005). Un mélodrame conceptuel, baigné d’une musique qui surgit par
intermittence entrecoupée de plages de silence : la voix douce et hypnotique d’Elvis chantant
« Are you lonesome tonight ? ». Sur des images en fondus enchaînés de routes désertiques et
volcaniques, où la végétation est rare, Marylène Negro filme la naissance de l’amour,
l’éclosion d’un désir. Le halo fragile de la rencontre avec un être dont le corps invisible est
devenu à l’écran une cartographie infinie, où l’espace même n’a plus de limite. Quatre ans
plus tard, Marylène Negro se dévoile plus encore dans A Whiter Shade. En fondus une fois de
plus, tendues par des sons obsédants semblables aux chants des baleines, des images d’abord
illisibles laissent deviner la forme d’un visage humain photographié en noir et blanc. Pour la
première fois, l’artiste met clairement en abyme sa pratique artistique. Photographie d’une
photo5, elle éloigne d’autant plus l’objet de son désir qu’elle s’autorise à le frôler avec une
fébrilité érotique. C’est le paradoxe de tout son cinéma qui attient ici son acmé : comble du
film abstrait et du film d’amour, combinés en un. Fondamentalement impur (des petites taches
de couleurs, provenant de son appareil photo, grignotent le noir et blanc), A Whiter Shade est
une cérémonie secrète, païenne et personnelle. Une introspection que Marylène Negro
entreprend devant son ordinateur, pour mettre en péril la persistance rétinienne au profit d’une
persistance émotionnelle du temps.
Matthieu Orléan
Avril 2011
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Images filmées avec une caméra de la NASA super puissante tournant à mille images/seconde.
Le spectateur identifie clairement la surface même de la photo, comme un objet en soi.
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