Le Voyage sadien en Italie - Eighteenth
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Le Voyage sadien en Italie - Eighteenth
Le Voyage sadien en Italie: la Révolution française comme politique libertine dans l'Histoire de Juliette Mladen Kozd L a prédominance de l'espace fermé chez Sade est depuis longtemps un des lieux communs de la critique. Les travaux de Jean-Jacques Brochier et de Roland Barthes, qui !irent leurs conclusions surtout de l'examen des Cent Vingt Journées de Sodome, marquent les temps forts de l'instauration de ce topos interprétatif.' il est périodiquement renforcé par les approchesplus ou moins biographiques qui mettent l'omniprésence de la clôture fictionnelle en relation avec les incarcérations successives de l'autem2 Mais en réalité, l'enfermement sadien n'est jamais sans s'inscrire dans un déplacement: diégétique des lieux clos, comme le rôle du voyage explicité dans l'Idée sur les romans en 1800,)commencent à s'élaborer tous les deux dès le Voyage d'Italie, auquel Sade travaille dans 1 Voir Jean-Jacques Bmchier, Ua circularité de l'espacen, Le marquis de Sode (Paris:C o h , 1968). et Roland Barthes,Sade. Fourrier. Loyola (Paris: Swil, 1971). 2 Aiasi, pour souligner la différence mue Mirabeau et Sade, Alain Clesval afflmie que d'univers d r a l ne dépayse guère [Sade], tant la s o n i b ~esebafologie qui l'habite. tant la noirceur de l'univers qu'il porte en lui appelle le o c b . Préfax àL'&tcarion & Laun de Mirabeau, L'Enfer de la Bibliothèque Narionale (Paris: Fayard, 1984). t. 1, p. 302. En réalité, tout ai complétant le réseau de thèms sadieos. I'enf-ment n'a faü q w renforcer la vaeaOw d'6aiwh. JeanJacques &vert fait bien de re-uer qu'en six aas de pleine liberté, aiue 1794et 1801, Sade a produit *lu de double de œ qu'il avait écrit, rageusementet par inemutfenee, ai treize am de forteresses royales». Voir lean-Jacques Pauvert, Cef écnvoùi à jomair célèbre, 1793-1814, Sode v i v m , t. 3 (Paris: Laffoq 1990). p. 281. 3 Voir D A F marqu~cde Sade. Idée sur kr m m . <Euvnscomplèter (Wns Pauvert. 1986). 1 10. pp 74-77 Le* réfémccs renvoml à ocne Edinoo NOLU les ~~gnalcrom par I'abc6vislion r O G EIGHTEENTH-CENTURY FICTION,Volume IO,Number4,July 1998 468 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION les années 1770. Autant dire que la diversification géographique trouve sa place dans le creuset même de l'écriture sadienne. Depuis sa première apparition, le double theme du malheur de la vertu et de la prospérité du vice est constamment lié aux déplacements, dépaysements et voyages qui, au fil des réécritures et des remaniements, ne cesseront de gagner en importance. Mais les raisons n'en sont pas à chercher uniquement dans la tradition romanesque ou dans la poétique de l'auteur. Les romans clandesîins qui racontent les périples de Justine et de Juliette, aussi bien qu'Aline et Valcour, sont publiés à une époque qui fait basculer la France d'un monde dans un autre. ils s'inscrivent dans un moment historique et dans un horizon d'attente inédits. Et ce sont justement les rapports entre le monde connu et le monde autre qui vont organiser la topographie fictive des romans rédigés dans les années 1790: au lieu d'apparaître comme l'exemple d'une littérature carcérale, le roman sadien se transmue alors en vertige des espaces ouverts. Dans la Nouvelle Justine, non seulement l'héroïne ne cesse de sillonner la France, prolongeant ainsi le mouvement de Justine ou les Malheurs de la veriu, mais dans un long épisode, intitulé «Histoire de Jérome*, le moine Jérome relate ses voyages en Prusse, en Italie, en Afrique. Dans l'Histoire de Juliette, la sœur de la malheureuse Justine traverse l'Italie du nord au sud; le Moscovite géant Miiski parcourt la Chine, laMongolie,le Tatarstan, toute l'Asie, avant d'aller en Amérique et en Afrique. Brisa-Testavoyageen Hollande, eu Angleterre, en Suède, en Russie, en Sibérie, en Astrakan, en Géorgie, en Turquie, en M i e . Aline et Valcour fait faire aux deux amants le tour du monde connu, depuis les profondeurs de l'Afrique aux îles Tahitiennes. La multiplicité des lieux de l'action de ces romans correspond aux bouleversements des domaines politique et social qu'ils mettent en scène. Et cette affirmation vaut surtout pour l'Histoire de Juliette. Plus de la moitié du roman se présente en effet comme un récit de voyage fictif, raconté par Juliette, mais fondé sur le voyage en Italie réellement fait par Sade dans les années 1775-76. Ce sont les notes prises à cette occasion qui devaient servir de base pour son Voyaged'ltalie. Sade renonce à cet ouvrage au début des années 1780, mais réutilise les textes qui y étaient destinés pour organiser le parcours de Juliette.&Dans le roman, le discours de Sade voyageur, cantonné aux notes, double celui de la suivie des chiffres indiquant Le tome et la page Remarquons que 18W est égaiement I'méede la publication de L'Hrstoire de Julielte 4 Même sielle n'est pas sans défaut, lameilleurea h o n du Voyage d'luilte et des documents annexer est celle de Maunce Lever (Paris Fayard, 1995). 2 t LE VOYAGE SADIEN EN ITALIE 469 narratrice. C'est d'abord à cette double énonciation que tient l'inscription des bonleversementspolitiques dans la topographie narrative de l'Histoire de Juliette. Le discours de Sade voyageur épouse d'abord la stratégiede I'authentification du récit qui s'aaicule autour des deux sens différents donnés au mot mémoires». Jis sont tous les deux liés aux références politiques. Voici comment Sade annote le contenu «républicain» d'une dissertation libertine qui se situe avant le départ de Juliette pour l'Italie: un faut observer que les mémoires de Jusîine et de sa sœur étaient écrits avant la Révolution» (OC, 8:112). «Les mémoires» en question sont évidemment fictifs et désignent b s récits rétrmpectifsretraçantiavie desdeuxsœw. Le lieu de i'énonciation fictive de la dissertationlibertine annotée est la France de l'Ancien Ré-e. de Sade aborde une référence - Mais dès que la glose politique, elle invalide aussitôt sa propre fonction prétendument authentifiante, comme si elle était frappée par le caractère fictif des «mémoiresi>. Non pas seulement f i n sait que La ~ouvelle~usîineety~istoire de Juliette sont très probablement écrites dans la deuxième moitié des années 1790,mais aussi parceque cette aflïrmation participe d'une stratégie récurrente dans la fiction sadienne qui consiste à «prévoim la Révolution alors qu'elle a déjà eu lieu au moment de l'écriture. Dans le registre politique explicite d'dline et Valcour, ces uprédictionsn renforcent, avec quelques autres remaniements de la première version du roman, la conformité du texte. Mais dans l'Histoire de Juliette, ouvertement obscène, toute conformité est exclue. Les différentes manières de «prévoim la Révolution servent à mettre en avant la coïncidence entre le despotisme libertin et le despotisme politique de 1'Ancien Régime mais aussi du régime révolutionnaire. Pareillement à ce qui se passe dans La Phibsophie dans le boudoir, cette stratégie inclut dans le roman les fragments discursifs et idéologiques du thermid~r.~ Le deuxième sens des «mémoires»figure dans une note qui accompagne le voyage de l'héroïne à travers l'Italie: Sade transforme son ancien ami le docteur Iberti en médecin d'Olympe Borghèse. Elle commente les mots du docteur: «Voilà ce que me disait Iberti, le plus joli, le plus spirituel, le plus aimable docteur de Rome». Sade enchaîne en note: Laisse-moi te rendre cet hommage, ami charmant que je n'oublierai jamais. Tu es le seul dont je n'aie pas voulu déguiser le nom dans ces Mémoires. Le rôle de philosophe que je t'y fais jouer te convient trop bien pour que tu ne me pardonnes pas de te désigner à i'nnivers entier. (OC, 9:129) 5 Voir à cet égard Michel Delon. «Sade themidonew, Sade: écrire In crise (Paris: Belfond, 1983). 470 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION Cette fois, «mémoires» font coïncider le récit de voyage, l'autobiographique et le romanesque. Le périple italien de Sade se superpose incontestablement à celui de son héro'ine. Mais si Sade parle des mémoires en leur donnant deux sens diiérents, ce n'est pas seulement qu'il joue sur l'instabilité traditionnelle des frontières entre le romanesque et le b i ~ g r a p ~ q u Il e . renoue ~ en plus avec la tradition qui associe le suje$ des mémoires 'awx époques de troubles politiques. Le modèle de romanmémoires à laPrévost s'unit ainsi à l'expérience personnelle de Sade fuyant l a justice de l'Ancien Régime pour se rendre eu Iîalie en 1756, expérience avec laquelle coïncide la mésaventure. fictionnelle de Juliette qui fuit la France sous la menace de Saint-Fond. Pour Juliette comme pour Sade, l'Italie est à la fois le pays d'exil et d'asile. Or, même si l'itinéraire de Juliette retrace à peu près celui de Sade, les rapports entre voyage et fiction sadienne sont plus complexes qu'ils Ii est vrai qu'en 1775-76, il a vu de plus ou de moins ne parai~sent.~ près tous les personnages historiques qu'il fait figurer dans l'Histoire de Juliene: Ferdinand IV, Marie-Caroline sa femme, le cardinal de Bernis, ambassadeur de France à Rome, Pie VI, Honorine de Grillo. Il se peut que Sarah Goudar, la flamboyante femme de l'espion et aventurier Ange Goudar, dont étaient amants et Sade et le Roi de Naples, ait servi de modèle pour Mme de C1airwiL8 Mais ce n'est pas par hasard si Sade insiste tout particulièrement sur «la réalité» des personnages qui détiennent le pouvoir politique, et cela précisément au moment où Pie VI se met à dénouer les cordons des jupes de Juliette. Voici la note: Ceux qui me connaissentsavent quej'ai parcouni l'Italie avecunetrèsjolie femme; que, par unique principe de philosophie lubrique, j'ai fait connaître cette femme au grand-duc de Toscane, au pape, à la Borghèse, au roi et à la reine de Naples; ils doivent donc être persuadés que tout ce qui tient à la partie voluptueuse est exact, que ce sont les mœurs bien constantes des personnages indiqués que j'ai peintes, et que s'ils avaient été témoins des scènes, ils ne les auraient pas vues dessinées plus sincèrement.Je saisis cette occasion d'assurer le lecteur qu'il en est de même de la partie des descriptions et des voyages: elle est de la plus extrême exactitude. (OC, 9:163) 6 Le récit à la premiére penonne empêche en tout cas de discerner avec certitode une vémable autobiogmphie d'une œuvre ayant dPjà les C ~ N ~ du W mman ~ S Vorr Kate Hamburger, Logique des genrer Iirtérarres, trad par Pierre Cadiot (Pans Seuil, 1986), p 277 Sur la veranté des mémomauxvlif siècle, voir René Démons, LeRomon i Inpremzèrepersom du c h s m s m oux Lunuères (Pans Amiand Collm, 1975). p 164 7 Voir à cet égard Roger G Lacombe, Sade et ses marques (Pans Payat, 1974) 8 Voir Maunce Lever, Donatien Alphonse Françors, nuirquis de Sade (Pans Fayard, 1991). p 705 LE VOYAGE SADIEN EN ITALIE 471 Mettons un instant de côté ce qui saute immédiatement aux yeux, à savoir l'intégration dans le texte de la stratégie révolutionnaire qui consiste à déprécier les aristocrates au pouvoir en les représentant comme des débauchés incurables. D'ailleurs, ce dénigrement, censé venir d'un «témoin oculaire», ne fait qu'invalider un peu plus la véridicité de l'énoncé. En d'autre termes, le «je» de la note de l'Histoire de Juliette n'est pas Sade. il n'a jamais «parçouni l'Italie avec une tnès jolie femme» qu'il a fait connaître aux personnages illustres dont il est question. Son voyage d'Italie devient lui-même fi~tionnel.~ Mais plus iniéressame encore est son insistance sur «la plus extrême exactitude*, par laquelle la «partie voluptueuse» rejoint «lapartie des descriptions et des voyages». Évidemment, c'est à l'intérieur de la fiction que le voyage de Sade comme celui de Juiiette sont mis au service de la «philosophie lubrique» sadienne, fruit de la mise en forme romanesque. Or, cette forme est précisément celle donnée au récit par la deuxième et principale voix énonciative du roman, celle de Juliette. Si le récit de voyage sadien dans l'Histoire de Julieîte tient autant au discours critique et pédagogique que pornographique, c'est que la narration personnelle de la plus fulgurante des héroïnes sadiennes l'unit à l'apprentissage libertin, à toute une riche tradition des mémoires des courtisanes et des récits personnels de la formation érotique, dont le xvme siècle fournit d'innombrables exemples. Dans la narration (de Juliette, le discours du voyageur et le discours obscène se soutiennent mutuellement. Le mman inscrit les connotations politiques contemporaines simultanément dans le corps jouissif de la libertine et dans la topographie romanesque, qui continue à renvoyer au substrat géograph'ique et culturel de l'Italie. Le trajet italien de Juliette assimile la projection des scissions politiques françaises des années révolutionnaires à l'expérience chamelle de son corps qui a, comme le note bien Marcel Hénaff, d a même extension que son discours».'0 Reprenant sa fonction cognitive des récits de voyage, le voyage sadien devient alors une manière d'acquérir la connaissance des passions. Mais le même transfert s'opère dans l'autre sens: le voyage devient passionnel, il incame dans ses éléments véridiques l'énergie érotique du corps et de la terre, amalgamée avec celle de la culture du pays parcoum. En doublant le trajet et les observations de son Voyage d'Italie des années 1770 de l'itinéraire triomphant du vice dans les dernières années du siècle, Sade donne à mesurer le chemin parcouru par le processus 9 Cequin'empêchepasMa~nceLe~erd'écnrequeJul~~~n'~t~m,mm~ons~Lq lui-même sous le travesh f6miniiu (Marquis de Sode,p. 281) 10 Marcel Hénaff, S& I'uiventron du corps IL!ZI~U~ (Pans PUF,1970, p 311 472 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION historique. La réécriture fictionnelle, dans les dernières années du siècle, de son expérience de voyageur de l'Ancien Régime lui permet de faire intervenir dans le roman la référence à la coupure révolutionnaire. La fin de l'Ancien Régime est posée comme la rupture historique implicite mais décisive qui, à travers la parole et le corps de Juliette, vient habiter la topographie narrative du roman. Cette coupure coïncide en effet avec la frontière spatiale qui sépare la France de l'Italie par les Alpes. Sur ce point, le texte est sans équivoque. Juliette énonce clairement cette scission en termes géographiques: d e résolus de placer les Alpes entre sa haine [celle de Saint-Fond] et moi» (OC, 8:577). Et on verra que, dans une harangue violente adressée au Roi de Sardaigne, les Alpes se verront atûibuer une forte connotation politique. Remarquons pour l'instant que le voyage de Juliette en Italie marque l'étape décisive de sa formation, tout autant sociale ou idéologique que libertine. En se séparant de son pays d'origine, elle échappe à l'emprise et aux menaces de ses maîtres. Dans le même temps, la barrière des montagnes sépare les valeurs sociales de l'Ancien Régime d'un monde où l'utopie libertine s'associe au républicanisme. Le perfectionnement de l'audace discursive et érotique de Juliette tient à son détachement de la hiérarchie politique française. En France, les libertins auxquels elle s'associe tout en leur restant soumise profitent de leur adhésion au pouvoir royal, leur libertinage tient à leur aristocratisme. Le scélérat Saint-Fond, maître et complice de Juliette, y occupe la fonction du ministre de Roi. Mais l'Histoire de Julieiîe ne met jamais en scène le libertinage du mi de France ou de sa cour. Avant que Juliette ne se rende en Italie, les allusions historiques ou discursives à la période révolutionnaire ne sont pratiquement jamais intégrées au récit, et restent cantonnées aux notes. Le roman ne mobilise pleinement la thématique de la dépréciation politique qu'après l'anivée de Juliette en Italie, alors qu'historiquement, elle est «disponible» au moins depuis Les amours de Charlot et Toinette de 1779. il semble bien que l'introduction du discours républicain dans l'Histoire de Juliette tient moins à une quelconque contrainte historique qu'à la logique narrative liée au déplacement. En Italie, l'attitude de Juliette par rapport au pouvoir devient à la fois ambiguë et clairement antimonarchique. Elle fait coexister les paroxysmes des discours jacobin et thermidorien avec la plus cynique jouissance du tyran. Son identité d'étrangère associe deux représentations contradictoires: d'une part, elle condamne le despotisme des rois d'Italie comme le ferait Ushek de Montesquieu; mais simultanément, en restant un despote sanguinaire dans ses plaisirs personnels, elle déplace en Italie la représentation de Marie-Antoinette en étrangère lubrique et criminelle, LE VOYAGE SADIEN E N ITALIE 473 véhiculée par les pamphlets révolutionnaires.1~Pourtant, dans la mesure où elle prône les valeurs républicaines, son ambiguë conversion politique est en continuité avec sa valorisation du principe de promotion sociale. D'origine rohinere, elle doit son ascension économique, sociale et libertine à ses talents.12En France, elle épouse toutes les valem d'un monde des essences; en Italie, son républicanisme intègre l'opinion selon laquelle seule l'action individuelle rend une personne digne de son rang. Loin d'être principe abstrait, i'égalité qu'elle prône devant Léopold d'Autriche doit se mériter: N'est-ce pas le hasard qui t'a mis où tu es? Q u ' a - l u fait pour obtenir ton rang? Le premier qui le mérita, par son courage ou par ses ialenrs, put prétendre h quelque estime. neut-être: mais celui aui ne l'obtient aue nar héritace. n'a droit au'a la compasSion des hommes. (069 2 3 ) . - D'autre part, la &atribe déjà mentionnée qu'elb adresse au roi de Sardaigne s'articule autour de l'idée que la barrière des Alpes délimite deux espaces qui ne different pas seulement par le degré du perfectionnement libertin, mais aussi par leur caractère politique. Il est bien probable que le mépris qu'affiche Juliette pour ce «roitelet» serait moins sifflant s'il montrait plus de recherche dans la débauche. Mais le discours de Juliette se justifie surtout par l'expression géographique des valeurs idéologiques: &on ami, abandonne la Savoie à la France», di-elle au roi de Sardaigne; Restreins-toi dans les limites naturelles que t'a prescrites la nature. Voici ces montagnes superbes qui te dominent du côté de ma paûie: la main qui les éleva ne te prouve-t-elle pas, en les amoncelant ainsi, que tes droits ne peuvent dépasser ces monts? Qu'as-tu besoin de régner en France, toi qui ne sais pas même régner en Italie? (OC, 9583) L'indépendance politique de Juliette est mise en rapport avec la dêlimitation temtoriale inscrite dans le roman. S'il est vrai que tout événement participant à une intrigue romanesque est constitué par le franchissement d'une «frontière classificatrice entre des mondes opposés» qui «reçoivent presque toujours une réalisation spatiale»,13la frontière entre la France et l'Italie I I I d Philr>rophie d m le boudoir tente d'élablir I ' o p p m n mm le drrpotisme sexuel et politique (oc'. 3:541,. L'llütotrede Julwte Irs fait coïncider. 12 Juliette s'apparente à I'anstocrahe par le manage et devient Mme de Larsange Dans La Nouvelle Justine, les deux sœm sont «tontes deux filles d'un très riche banquierà.Pansn, ce qur maque leur promotion sonale par nippor7 aux Informes de In venu, où elles appameMent à la fàmüe d'un xt& gros wmmerçantn (LaNouvelle Jusrine, OC, 6.32, Les Informes de In venu, OC, 2 259) 13 i o ~ rLam, i La Structure du texte artidque, trad. dumsse par A. Fournier, B. Kr&, et 1. Yang (Pais:Gallimard, 1973),p. 331. B. Mallgtt 474 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION fait coïncider la structure romanesque basée sur l'apprentissage de Juliette avec la référence historique.14 D'ailleurs, son attachement à la France+idolâtre ma patiie~(OC, 9:400), proclame-t-eiie-renvoie clairemenî à l'homogénéisation républicaine face aux forces royalistes. En effet, la diatribe adressée au roi de Sardaigne reprend l'idée des frontieres naturelles du rapport de Grégoire du décembre 1792 sur lequel a été décidée l'annexion de la Savoie à la France. Danton argumente de la même façon l'annexion de la Belgique.I5 Des avant la Terreur, théoriser la liberté révolutionnaire se confronte au problème du sort des pays occupés: sont-ils libérés ou conquis? La notion toute politique des frontières naturelles semble éloigner le texte sadien de la nature en tant que principe de mouvement universel qui exige la même proportion du vice et de la vertu et sert à justifier les pires crimes. Mais en fait, les deux acceptions de la nature se superposent dans l'Histoire de Juliette, traversent le texte du roman, et s'incarnent dans l'espace italien que parcourt Juliette. Elles distribuent toutes les deux leurs significations non seulement entre la métaphorisation organique de la nature italienne et la jouissance érotique, mais informent aussi la conception d'un libertinage ramené à son contenu politique. C'est que tout en intégrant les discours hétérogènes, le républicanisme de Juliette se &ère à deux types de contestation libertine du pouvoir. Historiquement, le premier libertinage est une forme de contestation de tout pouvoir et de toute idéologie, morale et politique, qui débouche sur le procès de Théophile. Le second libertinage, issu de l'échec politique du premier, évite tout confit direct avec l'autorité institutionnalisée.l6 La plupart des libertins ancrés dans la société française qui figurent dans l'Histoire de Juliette reprennent la représentation du pouvoir absolutiste et le détournent à leur avantage privé. Mais durant son périple italien, Juliette redonne vigueur à une contestation politique plus directe, calquée sur l'idéologie républicaine. Dans un pays autre que la France, cette attitude est libre de renouer avec une sorte de libertinage originaire, idéal. 14 E s le mois de décembre 1792. la Convcrhon privoit la peine de mon w n m qquiwnque tenterait xde rompre l'unité de la République fran~sleou d'en duackr dcs m e s iniegmtes pour la unir B un territoire éuangem. Cité par A l k n Soboul, Ln Ré*oluriim y r m p m (Pans Gallimard. 1992). p 265. 15 Au moment où il est question d'annexa la Savoie et les a u w fenifo:res limitrophes, un article de Moniteur Universel dit que «les principes sont que nous devons &mchir, c'est-à-dire fmciser toute I'Europ. Cité par lean Yves Guiornar, L'ldioiogie & d e : d o n rep&entation, . 92. Nous soulignons. propriété (Paris:Editions du champs l i b ~ 1974);~. 16 Sur celte distinction, vair-ÇLaudeReichler, L'&e libertin (Pûns: Minuif, 1986). LE VOYAGE SADIEN EN ITALIE 475 Le déplacement de la problématique politique française se fait toujours selon le code du récit de voyage, qui investit l'inconnu par le contenu propre au voyageur. Menaçant les régimes européens, le mouvement issu de la Révolution française disséminel'universalisme des Lumières-que le roman sadien mêle avec l'universalisme du crime libérateur-tout en morcelant l'espace qu'il vise à investir. Vole en éclats l'immuable république des lettres, imperméable à l'Histoire. Au moment où la nation française se définit par une délimitation à la fois politique et temtoriale, le passage en Italie est le prix à payer pour l'illusion-pour la fictiondune contestation directe du pouvoir eu place, qui renoue avec le libertinage politique à la Théophile. C'est donc par son libertinage assimilateur que la relation de Juliette, investie de valeurs culturelleset idéologiques,reprend et détourne la tendance éthnocentriquedes récits de voyage, et la charge de connotationspolitiques contemporaines.17À toute découverte de Julietîe répond un geste absorbant qui noumt l'expérience du corps jouissif de toutes les références sociales, politiques et historiques accumulées par la longue suite des récits dont se documente la quête sadienne du savoir par le voyage. Coextensif à la Révolution française exportée, le libertinage engloutit l'autre érotique, et dans le même mouvement, il assimile l'autre historique et culturel, dont il a besoin pour s'affirmer. Ayant déjà fourni le prétexte aux dénonciations du despotisme de la part de nombreux voyageurs français de la deuxième moitié du siècle, l'Italie parcourue par Juliette permet ainsi de construire un espace qui est à la fois celui de continuité culturelle et celui de bouleversements barbares. Tandis que d a h La Philosophie dans le boudoir, gérée par un espace clos, c'est le discours des personnages qui se charge de la plupart des significations idéologiques du texte, la topographie italienne permet d'ancrer le libertinage politico-érotique dans une réalité beaucoup plus concrète. On peut s'attendre à ce qu'une première concrétisation vienne du sol italien lui même, sol dont les entraiiles, prêtes à éclater à tout moment du 17 11 n'en reste pas moins vrai qu'à Üavers le Voyage d'ltalir, l'Histoire de Juliem garde aussi les traces des enjeux idéologiques qui sous-tendent la rivalit6 enve les autetus des reiaüons de voyage en Italie. Ln v61acité des descriptions des pays parcouru en est indisswiable. En vilipendant, dans sa relation de voyage, I'Abté Ridiard, Sade se range au côté des phiiosophes. Didemt lui aussi d6nigre ce «sob. Denis Didemt, Solon de 1767, Ruincs et P q s q e s (Pans: Hemiann, 1995), p. 328. Pour sa parg l'Abbé reproche B Maximillien Misson, auteur du Nouvea Voyage d'Italie (La Haye: H. Van Bulderen, 1691) que Sade wunaissait bien de xs'6tendre beaucoup sur ceRains points de critique qui tendent tous doMer quelques ridicules à la religion cafholique, et presque toujours au dépens de lav6rité.. Cene amnide de Missonest son .défaut essentieln. Abbé Richard, Description historique et critique de l'Italie (MWris:M.Lambert, 1766). t. 1, p. vi. 476 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION feu volcanique qu'elles recèlenî, métaphonsent le tempérament libertin. Mais Sade n'oublie pas la leçon de Montesquieu sur i'interdépendance de l'esprit politique d'me nation, de son climat et de son sol. La transition se fait alors comme toute seule: les personnages de despotes italiens, déjà érigés en symboles durant les étapes françaises de l'éducation de Juliette, s'incarnent dans la réalité géographique et topologique, et acquièrent la force de YexempIe immédiatement présent. Juliette arrive à 'Iiirin: Me voili dans la pauie des Nérms et des Messalines: je pourrai peut-être, en foulant le même sol que ces modèles de crimes et de débouche, imiter à la fois les forfaits du fils inceskeux d'Agrippine et Claude! (OC, 8:579;nous soulignons.) Les arts italiens sont soumis au même procédé d'appropriation. Tandis que le Voyage d'Italie abonde en descriptions des églises, Juliette les écarte dès le début du voyage, à Florence. Bien entendu, elle a horreur de la religion. Mais elle visite toutde même i'église de Saint-Pierre. à Rome pour y rencontrer le pape likriin et meurtrier et pour le piller. Enthousiasmée, elle se précipite dans la galerie du grand duc à Florence: Je ne vous rendrai jamais l'enthousiasme queje sentis au milieu de tous ces chefsd'œuvre. J'aime les arts, ils échauffent ma tête; la nature est si belle, qu'on doit chérir tout ce qui l'imite. [...] La seule façon de lui arracher quelques-unes de ses mystères, est de l'étudier sans cesse; ce n'est qu'en la scrutant jusque dans ses replis les plus secrets, qu'on arrive à i'anéantissement de tous les préjugés. (OC, 9:17) Lü nature dont elle loue l'imitation devient le moyen d'anéantir le principe de toute imitation d o c i l c ~ e l l epar exemple des autres récits de voyageassociée aux préjugés. Pour Sade, la révolution esthétique qui transforme l'imitation en création sourd de l'enthousiasme iibertin devant «mystères» et «replis secrets» qui évoquent la topographie du corps. Sous sa plume, l'art italien dévoile son aspect barbare, libidinal car rendu libérateur par ce que le regard de Juliette intègre de la destruction révolutionnaire. Par rapport au Voyage d'Italie, les œuvres d'art retenues par Juliette sont celles qui «échauffent la tête», soulignent l'érotisme et le crime. La Vénus du TWen a une «attitude voluotueuse»: Sbrigani convoite le «cul voluptueuxu de l'Hermaphrodite, en assurant ,<qu'il avait foutu celui d'une semblable créature, et qu'il n'était pas de plus délicieuse jouissance au - LE VOYAGE S A D I E N E N ITALIE 477 monde» (OC, 9:17, 19, 20).18Juliette vante l'effigie du Priape et le groupe Caligula caressant sa mur. Elle examine attentivement une mise en scène des cires anathomiques: un sépulcre rempli decadavres qui représententles diiérents degrés de la dissolution, «depuis l'instant de la mort, jusqu'à la destruction totale de l'individu* (OC,9:19). L'art incite au crime: «A combien d'êtres ma méchanceté a-t-elle fait éprouver ces affreusesdégradations [...] la nature me porta sans doute à ces crimes, puisqu'eiie me délecte encore, seulement $ leur souvenin>(OC, 9:21).La visite culmine devant une collection qui déplace la représentation de la scélératesse à l'immédiateté matérielle du pays, dans un mouvement parallèle à celui qui ramène la Vénusde Titien et l'Hermaphrodite à l'érotisme du corps représenté. C'est une «collection de poignards» dont «quelques-uns étaient empoisonnés»; Aucun peuple n'a raffiné le meurtre comme les Italiens: il est donc tout simple de voir chez eux tout ce qui peut servir à cette action, de la manière la plus cruelle et la plus traîtresse. (OC, 9:21)19 Cette assimilation de la culture à la barbarie, à la cmauté et à la traîtrise tient certainement pour une part à I'auto-réflexivité ironique des textes de Sade, qui intègrent souvent la thématique induite par leur propre réception.20 Mais elle est surtout à rapprocher d'une réflexion qui, dans la deuxième moitié du xvme siècle, voit dans la destruction une des expressions possibles de l'énergie historique. En 1750,le Second discours sur les progrès de l'esprit humain de Turgot se contente de la question rhétorique: d e s tiges fleuries des beaux-arts croissent-elles arrosées de sang?9 En 1796, c'est-à-dire quelques cinquante ans et une Révolution plus tard, elle est comprise comme une vraie interrogation à laquelle répond la formule affirmative de Joseph de Maistre dans les Considérations sur la France: «le sang est l'engrais de cette plante qu'on appelle génie».22 18 Dans ses Lettres sur t'Italie (1785), Charles Mercier Dupaty loue la Vénus de Médicis en ces termes: Ghaeun de ces traits ne respire-t-il pas la volupté, comme chque feuille d'une rose exhale la rose?* Cité d'après la réédition de 181 I (Avignon: chez Joly), t. 1, l e m 25, p. 86. 19 En réalité, il s'agit d'une collection expasée à Castello Saint Angelo à Rome. que Sade a visitée avec son ami Ibem. 20 Voir Mladen Kozul, xLe Poison sadien métaphores, sources, savoir médicain. Lifférales20 (1997). 164 21 Anne Robert Iacoues Tureot. Second discours sur les ornerès de I'esorrt h u m . orononté le 18 tomes, t. 10, p. 479. 22 Cité par Michel Delon, L'Idée d'énergie au t o u r m t d e s Lumières (1770-1820) (Pais: PUE 1988), p. 218. 478 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION En prônant le ressourcement sanglant de l'esprit créateur,Diderot, Sénac de Meilhan, Lmguet, Raynal et autres envisagent le renouveau culturel comme le fruit de la destruction. Insistons sur le fait que c'est après avoir franchi la barrière géographique des Alpes, qui intègre et fait signifier la scission révolutionnaire, que Juliette renverse ceüe perspective: ce n'est plus le renouveau culturel qui découlerait des actes barbares, mais au contraire, c'est la barbarie qui découle de la culture. Pour le Turgot du milieu du siècle, l'Italie est le catalyseur d'une acquisition continuelle et cumulative des arts et des sciences. Emblème même du ~ m r è selle , est appelée à servir d'exemple à la France: Je te salue, 6 Italie! heureuse terre, pour la monde fois la patrie des lettres et du goût, la source d'où leurs eaux se sont répandues pour fertiliser nos régions. Noire France ne regardeque de loin tes progrès. Sa langue encore infectée d'un reste de barbarie ne peut les suivre.23 La représentation sadienne de l'Italie eu incarnation suprême du crime et de la barbarie, «triomphantset sublimes»(OC, 6:32), s'articule sur de nombreux écrits des philosophes, voyageurs et hommes de lettres qui mettent en lumière le mélange de fascination et de répulsion devant la longue suite des barbaries et de cmautés italiennes, qui s'étalent depuis l'empire romain jusqu'à l'Inquisition, sans pour autant oublier de rendre hommage aux agréments de la vie et aux richesses culturelles du pays. Mais durant le trajet italien de Juliette, il n'y a aucun personnage de l'histoire ancienne ou moderne, de Néron au pape Pie VI, aucun homme de pouvoir contemporain, aucun valet et aucun noble, aucun monument de culture, des palais et des œuvres d'art de Florence aux mines de Pompéi, qui n'intègre des débauches, des meurtres, des trahisons, des empoisonnements, des massacres et qui ne les fasse commettre aux protagonistes sadiens. Selon un procédé qui lui est coutumier, Sade utilise et détourne de nombreux projets réformateurs des philosophes et voyageurs, savants et scientifiques, qu'engendre l'esprit des Lumières. Les analyses des mœurs ou des croyances, de l'économie ou de la société italiennes, sur lesquelles ils fondent les propositions progressistes, sont détachéesde leurs contexteset intégrées à la fiction. La métaphore turgotienne d'une Italie fertilisante se transmue ainsi en celle d'un sol brûlé et ensanglanté, en celle d'un air qui ne répand que les exhalaisons empoisonneuses des volcans, que les cris des victimes tourmentées et voluptueusement assassinées. Paradoxalement, LE VOYAGE SADIEW E N ITALIE 479 ce n'est pas pour autant que l'Italie sadienne cesse d'être un pays de richesses culturelles; le Voyage d'Italie en apporte la preuve. Mais c'est précisément parce qu'elle a été perçue comme telle avant la Révolution, qu'elle peut donner tout son poids au renversement de perspective induit par l'anéantissement du monde de l'Ancien Régime. En 1800, lorsque l'Histoire de Juliette sort de lapresse, l'Italie des «grands tours» des nobles européens est déjà balayée par l'armée napoléonienne. En se référant à l'anéantissement révolutionnaire de toute une culture, l'Italie représentée par Juliette donne ainsi corps au vice triomphant, dans deux sens différents. D'une part, elle l'incorpore dans un temtoire. Mais d'autre part, elle lui offre un corps à la mesure du désir. Or, le désir libertin ne se réalise pleinement chez Sade qu'en morcelant le corps qui lui est offert. Aunie Becq a raison de souligner que la jouissance sadienne exige «la production de tensions, d'écarts et de différences*, et qu'elle se réalise sous forme «d'une explosion où le désir morcelle son objet». Pourtant, il convient de nuancer quelque peu son idée que cette jouissance m'a rien à voir avec la satisfaction née de l'impression de plénitude émanant de totalités harmonieuses~.~La totalité harmonieuse se réalise dans l'Histoire de Juliette précisément en convoquant la plénitude de la culture italienne prérévolutionnaire. Mais lorsque c'est une libertine républicaine qui raconte son voyage, le corps morcelé dont elle peut jouir n'est autre que celui du pays parcoum. Composée d'une multitude des états souverains, représentant à la fois la stabilité et l'alternance, la liberté et la tyrannie, l'Italie engendre par sa fragmentation tout autant les actions libertines que leur enchaînement. Pour le libertin, le crime que dénote le corps morcelé est en tout cas fonction d'une disposition géographique. Noirceuil affmne que les lois, tenant aux mœurs et aux climats, varient de deux cents lieues en deux cents Iieues, de manière qu'avec un vaisseau, ou des chevaux de poste, [il peut se] trouver, pour la même action, coupable de mon te dimanche matin à Paris et digne de louanges, le samedi de la même semaine, sur les frontières d'Asie ou sur les côtes d'Afrique. (OC, 8:205) La topographie italienne incarne la théorie et gère la mise en intrigue du récit de Juliette. En Italie, la relativité des lois croît à mesure que l'espace entre le crime et l'impunité rétrécit. Pour Noirceuil, tout change du dimanche au samedi de la même semaine; en Italie, il s'agit de quelques heures entre le dîner et la nuit: 24 Annie B q , Genèse de i'esrhét~quef i q a t s e &me 1680-1814. colt «B~bliathéquede I'Evolution de I ' H u m i t é x (Pans Albin Michel, 1994). p 737 480 EIGHTEENTH-CENTURY FICTiON Il nes'agitquede changer deprovincepourêtreài'abu de lajustice:celle d'un Etat ne mut ohrs vous~oursuivredansl'autre; et comme i'on change d'administration tous les jours, et souvent deux fois être poursuivi le soir. (OC, 8588) & La vitesse narrative peut s'ancrer ainsi dans l'organisation administrative du pays dont chaque frontière franchie ravive les passions par l'impunité. Ce n'est pas par hasard si les libertins sadiens les plus fabuleux et les plus perfectionnés, tels Minski ou Brisa-Testa, viennent se fixer en Italie après avoir mis P feu et à sang les pays parcoums. Pour Minski, les idées de juste et d'injuste tout comme celles de vice et de vertu sont «purement locales et géographiques», et «n'ont intrinsèquement rien de réel». Même si &a justice n'a aucune existence réelle» (OC, 9 1 1 , 13). il s'installe quandmême dans les États du grand duc de Toscane, car la justice y est «nulle» (OC,8599). A p k s avoir rejeté, à longueurdes pages, toute réalité du crime, de nombreux libertins se plaignent de son inexistence, qui les empêche de jouir de Iü transgression, dont ils finissent par jouir quand-même.'l Le libertin récuse 13 loi, et dans le même mouvement, il la récupère. Dans chaque État italien, Juliette demande aux princes un brevet d'impunité qui cesse d'être valable dans l'État suivant. A l'image des frontières italiennes, les interdits contiennent la violence, dans les deux sens du terme. Us la fitichisent et la nient en mime temps. Pour le libertin, le morcellement politique de l'Italie devient ainsi une garantie de jouissance comparable à celle que lui procure le morcellement du corps. Les territoires des États italiens délimitent les épisodesdu voyage de Juliette et inscrivent Iü loi et sa transgression dans un territoire qui met les libertins à l'abri de la relativité qui poumit menacer la jouissance. Car, comme l'explique Delbhe, la s t loi seule qui fait le crime, et le première institutrice de Juliene, ~ ~ ç ' e la crime tombe dès que la loi n'existe plus* (OC, 8:112). Bien entendu, lorsqu'elle dit aime,,, la Delbène veut surtout désigner le acrime de libertinage*, qui renvoie au système judiciaire de l'Ancien Régime. Pour que ce paradigme de référence puisse mettre en relief à la foi; l'as-t ér&aue et oolitiaue du traiet rfe Juliette, dans la chronologie fictive, il doit rester opérant après le voyage de l'héro.ïne: en rentrant d'Italie, Juiieüe retrouve en effet en France un Ancien Régime en pleine vigueur cormptnce. Toute la violence du ro~tan'rejailitalam surcegouffre idéolagique et cultu~elqu'est 1"Italie sadienne, sur le botdeverselgenf de son momie, berceau d'une Europe d'antan mise feu et à sang par I'armée A 25 Ainsi Clainuil: d e désire et que je ne un!» (OC, 8:467). LE VOYAGE SADIEN E N ITALIE 481 révolutiounaire, libératrice et destrucûice à la fois. À l'extrême fin du xvnP siècle, le voyage fictionnel sadien donne à comprendre un trouble d'autant plus généralisé qu'il s'articule sur un espace à la fois concret et emblématique. La terre italienne de l'Histoire de Juliette est l'image d'un précipice historique, métaphorisé par le sol volcanique de la péninsule: le périple iraJien de Juliette est encadrée par Piéh-Mala au nord, par le Vésuve au sud. Mais la lave qui bout dans leurs entrailles ne sourd jamais ni de l'un ni de l'autre. Comme l'histoire elle-même, ils engloutissent tout simplement, dans le silence hésitant des lois. Paris LE VOYAGE SADIEN EN ITALIE 471 Mettons un instant de côté ce qui saute immédiatement aux yeux, à savoir l'intégration dans le texte de la stratégie révolutionnaire qui consiste à déprécier les aristocrates au pouvoir en les représentant comme des débauchés incurables. D'ailleurs, ce dénigrement, censé venir d'un «témoin oculaire», ne fait qu'invalider un peu plus la véridicité de l'énoncé. En d'autre termes, le «je» de la note de l'Histoire de Juliette n'est pas Sade. il n'a jamais «parçouni l'Italie avec une tnès jolie femme» qu'il a fait connaître aux personnages illustres dont il est question. Son voyage d'Italie devient lui-même fi~tionnel.~ Mais plus iniéressame encore est son insistance sur «la plus extrême exactitude*, par laquelle la «partie voluptueuse» rejoint «lapartie des descriptions et des voyages». Évidemment, c'est à l'intérieur de la fiction que le voyage de Sade comme celui de Juiiette sont mis au service de la «philosophie lubrique» sadienne, fruit de la mise en forme romanesque. Or, cette forme est précisément celle donnée au récit par la deuxième et principale voix énonciative du roman, celle de Juliette. Si le récit de voyage sadien dans l'Histoire de Julieîte tient autant au discours critique et pédagogique que pornographique, c'est que la narration personnelle de la plus fulgurante des héroïnes sadiennes l'unit à l'apprentissage libertin, à toute une riche tradition des mémoires des courtisanes et des récits personnels de la formation érotique, dont le xvme siècle fournit d'innombrables exemples. Dans la narration (de Juliette, le discours du voyageur et le discours obscène se soutiennent mutuellement. Le mman inscrit les connotations politiques contemporaines simultanément dans le corps jouissif de la libertine et dans la topographie romanesque, qui continue à renvoyer au substrat géograph'ique et culturel de l'Italie. Le trajet italien de Juliette assimile la projection des scissions politiques françaises des années révolutionnaires à l'expérience chamelle de son corps qui a, comme le note bien Marcel Hénaff, d a même extension que son discours».'0 Reprenant sa fonction cognitive des récits de voyage, le voyage sadien devient alors une manière d'acquérir la connaissance des passions. Mais le même transfert s'opère dans l'autre sens: le voyage devient passionnel, il incame dans ses éléments véridiques l'énergie érotique du corps et de la terre, amalgamée avec celle de la culture du pays parcoum. En doublant le trajet et les observations de son Voyage d'Italie des années 1770 de l'itinéraire triomphant du vice dans les dernières années du siècle, Sade donne à mesurer le chemin parcouru par le processus 9 Cequin'empêchepasMa~nceLe~erd'écnrequeJul~~~n'~t~m,mm~ons~Lq lui-même sous le travesh f6miniiu (Marquis de Sode,p. 281) 10 Marcel Hénaff, S& I'uiventron du corps IL!ZI~U~ (Pans PUF,1970, p 311