Hommage à Jean-Paul Sartre

Transcription

Hommage à Jean-Paul Sartre
Hommage
(en Comminges)
à Jean-Paul Sartre
Georges Zachariou,
Paul Seff,
Alain Gerard,
Nicole Gauthey
Les animateurs du GREP-Midi-Pyrénées avaient proposé cet hommage à la Médiathèque de
Toulouse le 29 mai 2010 dans le cadre des « Lectures Croisées ». Cet hommage a été repris
à Saint-Gaudens le 20 novembre pour l’antenne GREP-Comminges. Trois des intervenants
ont présenté leur exposé toulousain :
Paul Seff : La pensée de Sartre à travers son théâtre
Alain Gérard : « L’Être et le Néant » soixante ans après
Nicole Gauthey : La liberté et l’engagement chez Sartre
(on peut retrouver l’intégralité des exposés et du débat dans les pages 269 à 340 de l’ouvrage
Parcours 2009-2010, , édité en septembre 2010.)
Et Georges Zachariou a présenté un nouvel exposé : L’amour Sartre-Beauvoir, le pacte
révolutionnaire.
On trouvera ici le texte de cet exposé, et la transcription du débat général qui a terminé cette
soirée.
PARCOURS 2010-2011
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Jean-Paul Sartre et l’amour
Sartre-Beauvoir : définition du couple
révolutionnaire
Georges Zachariou
Le 29 mai 2010 nous rendions hommage à J-P Sartre à la médiathèque de Toulouse. J’avais
assuré la partie biographie en plaçant « Sartre dans son siècle ». Aujourd’hui, devant le public commingeois, j’aimerai aborder un Sartre plus intime, toujours en cohérence avec sa
philosophie : comme une manière d’être existentielle.
Sartre homme public
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Si pour les lettres françaises la grande figure du XVIIIe siècle est Voltaire et celle du XIXe
Victor Hugo, Jean-Paul Sartre émerge probablement comme la personnalité littéraire et intellectuelle la plus marquante du XXe siècle. Romancier, dramaturge, philosophe, auteur
d’essais et d’ouvrages critiques, militant politique engagé, Jean-Paul Sartre est un point par
rapport auquel on se situe.
Penseur de la liberté comme de son envers l’aliénation, de l’engagement et de la responsabilité, il refuse l’idée d’une passivité originaire en l’homme qui déterminerait ses actions ; il
s’efforce de montrer comment l’homme en toute circonstance choisit son rapport au monde
au sein d’un libre projet : l’homme est sans excuse. Il est l’un des principaux initiateurs d’une
pensée philosophique : l’existentialisme. Il en a développé les fondements dans L’Être et le
Néant (1943). L’Être est la projection de la conscience de l’homme car l’Être se manifeste à
travers le pour-soi de l’existence de l’homme, c’est-à-dire sa volonté. Le Néant, c’est l’ensoi de l’essence des choses. Les choses sont enfermées dans leur essence, dans leur « ensoi », alors que l’homme, par sa volonté, doit développer un « pour-soi » qui lui assure son
devenir. Sans volonté, l’homme tombe donc dans l’absurde de l’en-soi, « le sans raison »,
le non-sens.
Modèle de l’écrivain engagé, Sartre est le philosophe du choix, celui que doit faire
l’homme face à ses responsabilités, affirmant ainsi sa liberté. Sartre n’était pas un de ces
penseurs retranchés dans sa tour d’ivoire, c’était un « guetteur éveillé » avide de liberté et
de justice. Il s’engage, prend position sur les événements politiques les plus contemporains,
quitte à embrasser les errances d’un monde en pleine évolution. Ainsi prétendre que Sartre
aurait eu tort contre Aron est sans doute vain, la contingence de l’histoire impose que l’on
regarde une pensée dans son temps. Oui, Aron avait raison, il défendait le libéralisme économique qui finit par triompher (nous évitant probablement les errances du collectivisme).
Mais oh combien Sartre avait raison de le combattre courageusement (sans avoir jamais
adhéré au PCF), quant on voit l’état de notre société actuelle devenue néo-libérale avec
son cortège d’injustice, de misère et d’immoralité… Cela vaut également pour les controverses Camus-Sartre qui s’affrontèrent durant le contexte de la guerre d’Algérie (1), etc. En
replaçant Sartre dans les combats politiques de son temps, en le « contextualisant »
(1) Ses appartements furent plastiqués deux fois, ainsi que les locaux des Temps Modernes
Animateurs GREP : Hommage à Jean-Paul Sartre
nous pouvons alors comprendre que cet universitaire, intellectuel bourgeois d’éducation
occidentale engagé du côté de l’Est déclenche le moment clé des évolutions modernes, tant
politiques que culturelles. Avec Simone de Beauvoir, son influence sur nos modes de vie
intime (amour, couple…) fut également considérable. Devant l’abondance de ces visions
contradictoires, l’interrogation demeure : qui était Sartre ? Quelle enfance, quelle vie amoureuse a-t-il menée ?
Sartre intime
Son enfance et sa jeunesse
J-P Sartre a été éduqué en privé par son grand-père, grand bourgeois alsacien de la famille
des Schweitzer. Il n’intégrera l’école publique qu’à l’age de 10 ans. Il est considéré comme
étant laid, maladroit, s’habillant et s’amusant d’une manière différente des autres enfants de
son âge. La prise de conscience de sa laideur et de sa différence lui est douloureuse, le jeune
Sartre se réfugie alors dans les jeux imaginaires. En intégrant le lycée Henry IV il noue une
forte amitié avec Paul Nizan. Cependant, et sans doute pour compenser ses particularités,
il se révèle être d’une grande drôlerie, un bon vivant jusqu’à l’excès. Il mène joyeuse scolarité ; ainsi pour ses qualités de boute-en-train ses copains lui décernent le titre de « SO »
c’est-à-dire de satyre officiel, il excelle dans la facétie et la blague. Au lycée Louis le Grand,
toujours avec Nizan, il reprend son rôle d’amuseur, jouant blagues et petites scènes entre les
cours où éclatent son ironie et son dégoût pour les vies conventionnelles. Reçus tous les deux
(17-18 ans) à l’École Normale Supérieure, ils restent de redoutables chahuteurs. Un peu plus
tard une de ses pièces antimilitaristes fait scandale et provoque la démission du directeur de
l’ENS. Sa notoriété s’affirme (il est ovationné à chacune de ses entrées au réfectoire) et se
forge une forte personnalité. Il marque déjà un goût prononcé pour la provocation et le combat contre l’autorité morale établie. Il a cependant une capacité de travail inouïe. Il écrit déjà
des nouvelles et romans, il lit énormément, il écrit des chansons, des poèmes, s’intéresse au
cinéma etc. tout en réussissant ses concours.
Il échouera cependant à l’agrégation de philosophie (« ma copie était trop originale » auraitil déclaré, blessé dans son orgueil) pour être reçu premier l’année suivante en compagnie
de Simone de Beauvoir reçue deuxième. Il noue de nombreuses amitiés : Raymond Aron,
Merleau-Ponty, et bien sûr la belle et séduisante Simone de Beauvoir.
Simone de Beauvoir
Elle est née le 9 janvier 1908 à Paris. Philosophe, romancière, épistolière, essayiste, son
œuvre et son influence sont immenses. Sa philosophie, bien que très proche, ne saurait être
confondue avec celle de Sartre, elle se différencie de son compagnon dans la mesure où elle
aborde le caractère concret des problèmes, préférant une réflexion directe ininterrompue
sur le vécu. Très engagée politiquement, elle voyage énormément et c’est avec des considérations toujours proches de l’existentialisme qu’elle deviendra la plus grande théoricienne
du féminisme moderne. Elle participera au mouvement de libération des femmes dans les
années 70. Dans le « Deuxième Sexe » paru en 1949 elle affirme : « on ne naît pas femme
on le devient », c’est la construction des individualités qui impose des rôles différents aux
personnes des deux sexes. Le genre, cet essai de retentissement mondial scandalise la haute
société mais sera soutenu par C. Lévy-Strauss et deviendra le socle du mouvement féministe
moderne. En 1954, son roman Les Mandarins remporte le prix Goncourt. En 1958 paraît
Mémoires d’une jeune fille rangée, suivi de La Force de l’âge et de La Force des choses.
À travers cette fresque autobiographique, elle propose un exemple d’émancipation féminine
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et poursuit son étude sur le comportement et la responsabilité des hommes au sein de la
société. Surnommée le Castor (beaver en anglais), elle rencontre Sartre à l’E N S. En 1980,
Jean-Paul Sartre décède. Simone de Beauvoir est particulièrement affectée par cette perte,
qu’elle considère avec fatalisme. Elle s’éteint le 14 avril 1986 à l’âge de 78 ans et reposera
au cimetière Montparnasse à Paris aux côtés de son compagnon.
L’existentialisme de Saint Germain des Prés
Intellectuel et figure de proue d’une génération avide d’action et de jouissance, la vie de
Sartre est autant rythmée par les soirées existentielles animées de Saint Germain des Prés
et la valse rieuse des amours contingentes que par les discussions politiques et les débats
philosophiques enflammés.
Au début des années 60, je fréquentais avec quelques copains les hauts lieux de la rive
gauche parisienne : le café Flore, les Deux Magots, le Tabou… Le jazz, les chansons à
texte, Juliette Gréco, Anne-Marie Cazalis, Léo Ferré… et surtout la proximité de « la Famille Sartre-Beauvoir » nous enchantaient. Nous étions toujours surpris et admiratifs : « le
vieux » buvait et fumait sec, il ne prenait pas soin de sa santé, de ce corps qu’il méprisait,
et puis il était toujours accompagné de jolies femmes. Certes nous reconnaissions son esprit
supérieur mais que diable il n’avait rien d’un Adonis ! On peut s’interroger comme le fait
Géraldi Leroy sur les raisons qui lui ont assuré de si constants et si flatteurs succès et ce
pratiquement jusqu’à la fin de sa vie.
Notre jeunesse se déclarait existentialiste. Sartre en était très affecté et regrettait que sa philosophie fût détournée de son sens et présentée comme un phénomène de mode scandaleuse.
Sartre et Beauvoir : le Pacte
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En 1929, ils étaient jeunes, 21 et 23 ans, surdiplômés, surdoués, tous deux de famille et
d’éducation bourgeoise, sûrs d’eux-mêmes, aveuglés par leur désir d’accomplir leur œuvre
d’écrivain. Ils s’aiment, leur relation est sexuelle, personnelle, sentimentale, intellectuelle,
ils ne peuvent se séparer. Assis tous deux sur un banc du jardin du Louvre, Sartre propose le
fameux « pacte » renouvelable tous les deux ans, qui devait définir leur relation future. Cette
relation repose sur la distinction entre « amour nécessaire » et « amours contingentes », elle
devait concilier chez les deux partenaires la double exigence de la fidélité et de la liberté.
Sartre propose : « il convient que nous vivions à côté de notre amour nécessaire des amours
contingentes ». Les amours contingentes sont une façon de connaître le monde. Elles peuvent être de vraies passions, y compris sexuelles, mais ne doivent jamais effacer l’amour
nécessaire, fait d’estime, de tendresse et de confiance réciproques absolues. Pour éviter les
souffrances de la jalousie, ils se raconteront tout. Exempte de secrets, leur relation se basera
sur une transparence totale. Ils ne se conformeront pas à la vie maritale et ne vivront pas sous
le même toit, pour eux cette cohabitation serait indigne de leur statut d’aristocrate intellectuel. Par ce pacte ils rejettent l’institution en bloc, et avec elle la morale bourgeoise dont ils
sont issus. La belle S. de Beauvoir accepte, l’intelligence de Sartre, le premier homme de sa
vie, la fascine. Ils proclament « Nous allons réinventer le couple ». Michel Contat (2) a dit un
jour : « La légende Sartre- de Beauvoir a changé nos mœurs ». C’est exact, ajoute MichelAntoine Burnier : « J-P Sartre et S. de Beauvoir ont été les Héloïse et Abélard laïcs des temps
modernes, même si leur vrai vie n’a que partiellement correspondu à leur légende »
(2) Michel Contat, spécialiste de J-P Sartre. En 1972 Sartre lui accorde une interview de 6 heures, et il réalise avec
Alexandre Astruc en 1976 un film Sartre par lui-même. II publie en 2005 « Sartre l’invention de la liberté » et
avec Michel-Antoine Burnier « Sartre roman » en 2006
Animateurs GREP : Hommage à Jean-Paul Sartre
Pour ce qui suit je m’inspire largement d’un entretien accordé par Michel-Antoine Burnier
à la revue « Clés ». Les amours contingentes se sont parfois croisées, Beauvoir a eu une
liaison avec Fernando Gerassi, le peintre espagnol, tandis que Sartre sortait avec la femme
de Gerassi.
Plus déterminante a été l’histoire du Castor avec Jacques-Laurent Bost, un ancien élève de
Sartre : un vrai amour profond, physique. Cette relation est restée clandestine, parce que Bost
avait engagé avec Olga Kosackiewicz des liens qu’il ne voulait pas rompre. Olga avait ellemême partagé simultanément la vie de Sartre et de Beauvoir. Sartre laminé par la capricieuse
Olga se console dans les bras de sa sœur Wanda (lire l’Invitée de S. de Beauvoir). Il y a aussi
la période où Beauvoir est professeur, certaines de ses élèves tombent amoureuses d’elle et
réciproquement. Dans ses mémoires, elle cachera tout de ses amours lesbiens, notamment
quand ses amantes deviennent les maîtresses de Sartre. Il y aura aussi la jeune Bianca Lamblin (3), cousine de G. Perec. En 1945, quand Sartre va aux USA, il est à deux doigts d’épouser Dolorès Vanetti et de rompre le « pacte », mais Dolores voulait l’exclusivité. Sartre la
lui refuse. Tout cela n’allait pas sans souffrance, ainsi l’amour que va bientôt vivre Simone
de Beauvoir avec son bel américain Nelson Algren sera dément, jusqu’au simulacre de mariage. Ils entretiendront une correspondance passionnée de plus de dix-neuf ans. Dans les
années 50 elle aura avec Claude Lanzmann une histoire sentimentale très physique, plus
tard elle écrira « Je ne l’avais plus vu depuis x temps, nos corps se retrouvèrent dans la
joie ». En même temps la sœur de Claude Lanzmann, Evelyne Rey, d’une beauté stupéfiante
(comédienne dans Huis clos) couchait avec Sartre. Amours miroir en symétrie, avec une fin
dramatique (je vous invite à lire Le Lièvre de Patagonie de Lanzmann). En fait les rapports
physiques entre Sartre et Beauvoir se sont arrêtés depuis la fin des années trente, ça ne collait
pas vraiment entre eux. Même s’il est très physique, c’est un mauvais coïteur. Un homme
aux érections terribles, mais qui n’éjacule que très difficilement et sans grand plaisir. Luimême se présentera comme plutôt « un masturbateur de femmes qu’un coïteur ». Il veut bien
admettre que la femme s’abandonne, mais lui jamais. Il se retient toujours. Pas question de
perdre conscience : il est pure conscience et la conscience ne doit pas s’obscurcir. Sartre à
la belle époque, a eu jusqu’à sept maîtresses simultanées. C’est la donnée principale, il en a
vitalement besoin. Il est méticuleusement organisé, il s’assigne 8 heures d’écriture par jour.
Il est très généreux en général (je l’ai vu laisser des pourboires hors de toutes proportion pour
les garçons de café). Il est considéré comme un véritable ambassadeur intellectuel et même
politique, il effectue 9 voyages en URSS, il y rencontrera des maîtresses passionnées, il aura
des ennuis avec le KGB… Beauvoir complice l’aidera à s’en sortir.
Je m’arrête là, la liste est encore longue et il ne faudrait pas verser dans un certain voyeurisme. Ne l’oublions pas tout cela se passait pour l’essentiel avant 1968.
Ils sont partiellement prisonniers d’une logique qui n’est pas sans perversité voire sadisme,
surtout à l’encontre de S. de Beauvoir, sa compagne nécessaire : à la moindre réflexion l’insulte suprême aurait fusé : « vous n’êtes donc qu’une bourgeoise ? ». Non seulement cet
homme était un papillonneur infidèle et un séducteur total, qui draguait tout ce qu’il voyait,
mais en plus il fondait ça philosophiquement. Leur correspondance pourtant expurgée par
Beauvoir est révélatrice. Elle revendique sa place de privilégiée auprès de Sartre et pose la
question : « Comment le tiers s’accommode-t-il de notre arrangement ? » Son amant Nelson
Algren, furieux du déballage de sa propre histoire (dans la Force des Choses) déclarera :
« les proxénètes sont plus honnêtes que les philosophes ».
(3) Lire son livre très polémique « Mémoire d’une jeune fille dérangée »
PARCOURS 2010-2011
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Il y avait bien une transparence entre eux de par le pacte conclu, mais c’était elle qui en
savait le plus, et il y avait cependant des zones d’ombres. Jean Cau a été le secrétaire de
Sartre jusqu’en 1957. Il lui demande : « Mais comment faites-vous pour vous en sortir ? »,
réponse « je mens à toutes ». Cau s’étonne : « même au Castor ? », sans hésiter « surtout au
Castor ! » Cau insiste encore : « vous le philosophe de la transparence ? ! », réponse : « Il y
a des situations où l’on est obligé de s’inventer une morale provisoire ». Comment pouvait-elle accepter tant de mauvaise foi ? Même si elle-même avait écrit Pour une morale
de l’ambiguïté. Paradoxalement, leurs aventures ne cessent de les rapprocher, ensemble ils
chercheront à se réaliser dans l’écriture. Rejetant les contraintes d’une morale bourgeoise et
surannée, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir réinventent le rapport amoureux. Libres,
voire libertins, ils deviennent le modèle de toute une génération, soucieuse d’envoyer promener l’hypocrite bienséance. Liberté, transparence, liaisons multiples, autant d’interdits
que les deux complices affichent avec désinvolture, sourire aux lèvres. Pourtant la figure
herculéenne de leur couple s’est peu à peu fissurée, laissant éclater de nombreux scandales.
Les œuvres littéraires de Beauvoir, Les Mandarins, Mémoires d’une jeune fille rangée, La
Force de l’âge, ont peu à peu entaché la légende. Plus tard, la parution de leur foisonnante
correspondance révèle encore de nombreux détails indécents au sujet de leurs conquêtes
respectives. Les deux tourtereaux de Saint-Germain n’ont pourtant pas capitulé. Malgré les
difficultés, les doutes et les souffrances endurés, ils sont restés fidèles à leur pacte. Un pari
fou lancé un soir d’été 1929 : celui de réinventer l’amour.
Comprendre le pacte
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Il y a un vrai et long dialogue intellectuel entre Sartre et Beauvoir, une intimité, une complicité intellectuelle et sentimentale que nous pourrions souhaiter à beaucoup d’hommes et
de femmes. Cette complicité absolue, cette confiance totale dans le jugement de l’autre, sur
l’œuvre et sur le comportement moral, est exceptionnelle, une véritable fusion des esprits. Je
me risquerais jusqu’à dire qu’il y a quelque chose de mystique dans la rencontre de ces deux
consciences, de ces deux « pour soi »
C’est une des raisons pour lesquelles Simone de Beauvoir ne rejoint pas Nelson Algren aux
États-Unis. A travers le personnage d’Anne dans Les Mandarins, elle affirme que « l’amour
n’est pas tout ». Partir, ce serait sacrifier Sartre, son statut d’écrivain, perdre son existence
propre. De son côté, le philosophe s’en remet sans cesse aux verdicts et autres critiques sévères du Castor. Dans ses voyages, ses combats politiques et intellectuels, elle est toujours
auprès de lui. A Moscou, accompagné de Beauvoir, merveilleux alibi, il rencontre Léna
Zonina et redécouvre un amour profond et physique passionné (le couple est à nouveau en
grand danger). S de Beauvoir comprend toute l’importance de cette liaison pour son compagnon vieillissant et elle lui dit : « si je meurs, je veux que Léna me remplace auprès de vous,
qu’elle soit à la fois elle et moi… » Cependant ils restent fidèles au pacte.
Ensemble ils se sont créés dans une « fraternité absolue » réalisant ce rêve de devenir des
écrivains et des penseurs célèbres. « Il y aura ça dans ma vie que j’aurai aimé une personne
de toutes mes forces, sans passionnel et sans merveilleux, mais du dedans » affirme Sartre au
soir de sa vie, définissant ses sentiments pour sa « petite épouse morganatique, armature de
ma vie, ma conscience et ma raison ». Des deux volets du pacte (amour nécessaire, amours
contingentes), le second retient avant tout l’attention. « Les promesses de liberté grande
qu’il paraît contenir ont pourtant leurs ailes rognées par le premier » résume parfaitement
Jean-Luc Moreau. Toute cette vie ne serait donc qu’une mascarade réitérant les schémas
bourgeois ? Troquant le ménage pour un huis clos littéraire, le pragmatisme servirait la
construction d’une œuvre ? Pourtant, l’entreprise était honnête.
Animateurs GREP : Hommage à Jean-Paul Sartre
Je reste convaincu que l’invention de ce pacte a été déterminante pour nous tous en déstabilisant la morale bourgeoise. Et je rejoints Michel-Antoine Burnier : « Nos couples même
déviés ou partiels, nos façons de vivre nos amours, nécessaires ou contingentes, sont beaucoup plus proches de l’aventure de Beauvoir et de Sartre que de la morale bourgeoise des
années 50, où la monogamie ad vitam æternam était encore la norme sociale ». Le Deuxième
Sexe paru en 1949 a fait un énorme scandale épouvantable. Aujourd’hui c’est tout juste si les
curés ne le lisent pas en chaire, eux qui savent désormais distinguer leur amour nécessaire
pour Jésus des amours contingentes pour leurs épouses officieuses et organisées en syndicat !
Nous serions tous plus ou moins les enfants de Sartre et Beauvoir. Des enfants infidèles et
pervers qui appliqueraient mal la théorie, parce que c’est une théorie pure et que les fondateurs eux-mêmes n’étaient pas parvenus à l’incarner totalement dans leur vie réelle ! Les
dernières paroles de Sartre agonisant furent : « vous êtes ma bonne petite épouse ». Et il est
mort. Alors elle l’a embrassé sur la bouche et elle s’est couchée à côté de lui. Aujourd’hui, ils
sont dans la même tombe, mais elle porte au doigt l’anneau de pseudo-mariage que lui avait
offert Nelson Algren. Parfaite illustration de l’amour nécessaire et d’un amour contingent.
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ont sans doute anticipé la libération des mœurs
de 1968 et incarné une philosophie. Comment s’étonner alors que quarante ans après leur
disparition, la légende demeure ? Figures de proue de l’existentialisme, ils sont devenus un
mythe avec ses parts d’ombre et de lumière
Dans les sables de l’époque et contre les vents du conformisme, Sartre n’a cessé d’avancer,
de forcer les réduits des vielles opinions, de poser des jalons de pensée, d’indiquer des directions à explorer plutôt qu’à suivre. Il a tracé le plus précieux que puisse offrir un grand
auteur : des repères polémiques joints à des inventions de sens et de langage. Il nous laisse
des traces vives, l’inverse des trop profondes racines, plutôt des appuis légers pour s’arracher à l’enlisement, à l’aliénation. Il nous invite à explorer les chemins de la liberté, le pacte
dans son essence étant un de ses jalons.
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PARCOURS 2010-2011
Débat
Un participant - J’aimerais comprendre pourquoi Sartre avec son histoire, ses écrits, sa
conscience du soi, son exigence concernant la liberté de l’être, n’était pas anarchiste, plutôt
que communiste ?
Alain Gérard - Tout d’abord, Sartre n’a jamais été communiste au sens strict du terme. Il
s’est toujours défini comme « compagnon de route » du communisme. Il ne se gênait pas
pour critiquer les communistes. Il faut aussi préciser la notion de liberté : être libre ne signifie
pas que l’on agisse sans raison et que l’on puisse faire n’importe quoi, même si, en principe,
l’anarchie est synonyme de liberté. Être libre, c’est avoir la possibilité de choisir un comportement en fonction des phénomènes (on revient à la phénoménologie), et selon un choix qui
ne soit dicté par personne d’autre que soi-même, ni par des interdits ni par des conventions
sociales, et sans être placé sous la bannière d’une religion ou d’une idéologie qui impose
ses dogmes. Cela ne veut pas dire que l’homme libre agit sans justification, sans raison, au
hasard en somme, ce qui serait absurde, mais qu’il est apte à choisir et à définir par lui-même
ses comportements et les actes qu’il veut accomplir.
De toutes façons, est-ce que l’anarchie existe réellement ? Dans le dernier gouvernement de
la République espagnole pendant la guerre d’Espagne, il y a eu des ministres anarchistes,
et le mouvement anarchiste était très important. Mais ces ministres ont pris leurs responsabilités gouvernementales et les ont exercées en accord avec leurs collègues socialistes et
communistes. Ils ont choisi des solutions dictées par les événements, et pas n’importe quoi.
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Paul Seff - On peut aussi évoquer les difficultés qu’a rencontrées Sartre pour intégrer le
marxisme et le communisme. Il a voulu manifester son engagement, et à l’époque l’engagement fondamental, si on était révolutionnaire et qu’on voulait changer la société, était
le communisme, il n’y en avait pas d’autre. Et ce fut un problème pour Sartre, et aussi
pour Camus et nombre d’autres intellectuels : le communisme, après la Libération, avait
un prestige et une influence énorme sur les intellectuels, c’est un fait historique. Et Sartre a
été d’autant plus attiré par le communisme qu’il voulait devenir un homme d’action, ce qui
explique cette discipline qu’il s’est imposée, et qui allait à l’encontre de sa philosophie, qui
était essentiellement individualiste. Tout ce qu’il dit dans « L’Être et le Néant » ne peut pas
déboucher sur un projet révolutionnaire quel qu’il soit, mais sur sa propre transformation.
Sartre est fondamentalement libertaire, et l’idéologie libertaire a bien existé en tant que
forme d’action, et c’est peut-être le plus grand triomphe de Sartre : la pensée libertaire qui
domine aujourd’hui dans la société procède de l’individualisme de Sartre. Et il est bien vrai
que cela s’oppose profondément au communisme qui appliquait des disciplines très fortes
et la soumission à une autorité sociale et intellectuelle, toutes choses que Sartre n’a plus
supportées au bout d’un certain temps, quel qu’ait été son désir de suivre le communisme
en raison de son admiration pour la classe ouvrière et de toute son expérience. Il y avait en
lui une volonté éthique de participer à ses combats, mais la conscience de sa liberté a fini
par l’emporter !
Un participant - Est-ce que Mai 1968 a vu le triomphe de Sartre ? Tout le monde se souvient
de ces images de Sartre, homme populaire, juché sur un fût aux portes de l’usine Renault
haranguant la foule.
Animateurs GREP : Hommage à Jean-Paul Sartre
Alors, première question : la pensée de Sartre a-t-elle réellement influencé Mai 68 (ses idées
libertaires, ses positions sur la libération sexuelle…), ou est-ce que ce ne sont pas plutôt les
événements qui ont influencé sa pensée ?
Et deuxième question : on a souvent fait référence à Mai 68 lors des manifestations de cet
automne 2010, mais on n’a guère entendu des « intellectuels engagés » comme on avait pu
entendre Sartre en 68. L’intellectuel engagé, spécialité française, a-t-il disparu, et Sartre estil un anachronisme sans postérité ?
Georges Zachariou - Je pense que Sartre a été en son temps une figure de proue intellectuelle mais n’a pas induit Mai 68. Il était déjà depuis quelques années un peu dépassé dans
le monde intellectuel. Cependant, s’il n’a pas lancé Mai 68, c’est sûr que ses idées et celles
de Simone de Beauvoir s’étaient répandues et avaient contribué à façonner la « pensée 68 »
dans le domaine des mœurs mais guère dans le domaine des idées philosophiques et politiques. Au contraire c’est Mai 68 qui a relancé Sartre. Sa stature « herculéenne » a même été
instrumentalisée par le mouvement qui s’est servi de lui pour médiatiser certaines revendications. Il était sollicité de partout, et il répondait jusqu’à l’épuisement. Je l’ai vu au Théâtre de
l’Odéon, entrant sous les quolibets, et retournant la foule, car c’était un tribun remarquable.
Il a joué ce rôle car il avait une dynamique en lui. Le « vaisseau » Sartre-Beauvoir était lancé
et leurs noms ont porté certains aspects du mouvement de Mai 68.
Nicole Gauthey - Je voulais rappeler que, à la Médiathèque, on avait illustré la soirée en
projetant une vidéo où l’on voyait Sartre sur son tonneau en Mai 68. C’est une image forte
qui reste. Mais pour autant, il n’a pas été l’un des pères de Mai 68 !
Concernant le silence relatif des intellectuels à l’automne dernier, c’est vrai qu’on les a peu
entendus, et on peut se demander ce qu’aurait dit Sartre en de telles circonstances. Mais
qui sont les intellectuels aujourd’hui ? Bernard-Henry Lévy ? Glucksmann ? Qui aimerait-on
réellement entendre ?
Georges Zachariou - C’est vrai que, du temps de Sartre, dans les années 50, il y avait de
nombreuses personnalités intellectuelles : Merleau-Ponty, Camus, Aron… et les débats philosophiques fleurissaient. Je me souviens même que, dans les stations services, on gagnait
des points cadeaux qui donnaient droit à des livres : c’est ainsi que j’ai une version des
« Mots » de Sartre éditée par Total ! La philosophie était partout ! Dans ma période « existentialiste », dans tous les cafés du quartier latin tout le monde parlait de philosophie, même
si on mélangeait tout. Aujourd’hui, les philosophes, Badiou, Méheust, Zizek… (car il y
a de nombreux intellectuels tout comme hier) ne sont essentiellement accessibles que par
la télévision, où les débats sont tronqués, saucissonnés, préparés d’avance. En compagnie
d’amuseurs rigolards ils ne peuvent pas réellement s’exprimer, ils sont dans une impasse, et
ils n’ont pas de vrai contact avec le public. Leurs livres s’adresse à une élite intellectuelle, le
public n’est pas préparé à les recevoir.
Un participant - Même Régis Debray a été « discret » ces temps-ci !
Paul Seff - La question du rôle des intellectuels d’aujourd’hui laisse perplexe. Ce qui est important, selon le mot de BHL, c’est que dans tous les débats c’est la littérature qui triomphe.
Et c’est vrai pour Sartre, qui a triomphé parce qu’il avait un grand talent d’écrivain, ce qui
lui a permis de mettre toutes ses idées à la portée du grand public. Et c’était peut-être plus
facile du temps de Sartre. On était encore tout près des grands totalitarismes, les positions
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étaient plus simples à adopter. Aujourd’hui c’est plus compliqué, et les gens dont on parle
sont connus grâce à leur talent littéraire plus que par la pertinence de leurs idées. Je pense par
exemple à Ricœur, ou à Lévinas, qui tous sont de grands littérateurs. On parle peut-être plus
aujourd’hui de sociologie que de philosophie, (comme avec Bruckner), mais on ne trouve
pas ici d’idées tranchées pouvant créer des mouvements d’opinion. Souvenez-vous, pendant
la guerre d’Algérie, où on a eu la « pétition des 121 » qui étaient des intellectuels connus,
réunis parce que les événements heurtaient les consciences et obligeaient à des prises de
positions éthiques. Et on a eu la même chose aux USA avec le Vietnam. On n’est plus dans
une situation analogue aujourd’hui.
Alain Gérard - J’irais même plus loin : nous sommes dans une période de vide intellectuel.
Il y a bien encore quelques intellectuels, mais il n’y a pas de pensée politique. Le monde
échappe à l’homme. L’homme est devenu incapable de réguler le monde qu’il a lui-même
mis en place. Le communisme est définitivement mort et le libéralisme est en train de mourir
sous nos yeux, même si tout le monde ne s’en est pas encore aperçu. Et il n’y a pas d’alternative qui se présente. Il y a un grand vide et on ne sait pas du tout comment il se remplira.
A l’époque de Sartre, il y avait encore des idéologies, des théories, ou de grandes idées
auxquelles on pouvait adhérer : à côté du communisme, il y avait la social-démocratie et
même la démocratie chrétienne, qui ont permis les « Trente glorieuses » de 1945 à 1975, et
leur apport réel a finalement été bien plus important que celui du communisme, si on en fait
le bilan. Tout cela offrait des impulsions, des références, auxquelles on pouvait se rattacher
ou faire des emprunts. Aujourd’hui il n’y a plus rien, la situation dans laquelle nous vivons
n’a pas encore été théorisée et il n’existe aucune solution alternative véritable à l’ultralibéralisme qui domine le monde.
Songeons par exemple simplement à ce facteur complètement nouveau par rapport à l’époque
précédente : l’expansion extraordinaire de la communication et de l’information. Songeons
que désormais ce n’est plus l’événement qui engendre la communication, mais la communication qui engendre l’événement. C’est une profonde perversion, plus ou moins consentie.
Quand j’étais lycéen, on apprenait à éveiller notre esprit critique à travers la littérature : on
devrait apprendre aujourd’hui aux lycéens à éveiller leur esprit critique face à l’audio-visuel.
Une participante - Dans le film de Pierre Carles « Pas vu pas pris », on voit Bourdieu, fou
de colère, quitter une émission de télé parce qu’il ne peut pas s’exprimer : on le coupe, on le
hache… Voila le genre d’intellectuels qu’on aimerait avoir aujourd’hui.
122
Nicole Gauthey - On parle d’un manque d’appétit pour la philosophie : on parle aujourd’hui
d’une réforme qui introduirait la philosophie dès la classe de seconde (qui peut laisser sceptique quand on sait qu’elle est proposée par Luc Chatel). Mais c’est vrai que chez de jeunes
enfants on peut susciter de l’intérêt pour la philosophie : il faut voir le film qui sort ces
jours-ci sur de très petits enfants qui parlent de la mort, la sagesse, la maladie, la liberté : et
c’est surprenant de les entendre parler de tous ces concepts dont on pourrait penser qu’ils les
dépassent, alors qu’il n’en est rien.
Georges Zachariou - Sur cette réforme, alors qu’on parlait il y a quelques années de supprimer la philosophie en terminale, c’est pour moi un effet d’annonce. Il faut d’abord se
souvenir qu’il y avait, il y a trente ans, sept heures de philo par semaine, et qu’on en est rendu
à une heure aujourd’hui. Mais faire enseigner la philosophie en seconde par des professeurs
d’histoire-géo (et à la place de l’éducation civique) souvent non titulaires, est un pur effet
d’annonce scandaleux !
Animateurs GREP : Hommage à Jean-Paul Sartre
Alain Gérard - A propos du vide… Les physiciens, archétypes des savants sérieux, ont
beaucoup de difficultés aujourd’hui à expliquer, voire même à comprendre, les derniers développements de la théorie quantique, en particulier la notion de vide quantique générateur
d’univers. Et ils se tournent vers les philosophes pour qu’ils les aident à trouver du sens à
tout cela. C‘est ainsi que, dans un article récent, Bernard d’Espagnat, grand physicien et
grand vulgarisateur, a dit qu’il faudrait peut-être chercher de l’aide dans la lecture de Plotin,
un philosophe grec du IIIe siècle après J-C !
Paul Seff - Pour paraphraser De Gaulle, je crains plus le trop-plein que le vide idéologique.
Mais dans ce trop plein, nous ne savons pas ce qui correspond aux changements qui sont en
train de se faire. Comme dans les arts, il y a des choses qui paraissent modernes, mais on
ne sait pas ce qui va durer, ce qui correspond vraiment à nos changements de perception et
de sensibilité. Je ne suis pas pessimiste, il y a beaucoup d’intellectuels, beaucoup d’idées
qui circulent. Et je pense qu’il ne faut pas trop stigmatiser les médias, ils contribuent à la
diffusion de ces idées.
Nous ne savons pas vraiment ce que nous cherchons. C’est comme en physique : avec la
construction des grands cyclotrons, on cherche à comprendre l’origine du monde : c’est aussi
un problème métaphysique, qu’est-ce qu’il y avait avant le Big Bang, pourquoi il s’est produit. Et les réponses que nous fournissaient les grands mythes ne nous suffisent plus. Et la
science veut échapper à une métaphysique religieuse qui répond « Dieu » à cette question,
elle veut découvrir une vérité rationnellement acceptable par tous.
Animateur GREP - Notre propos n’était pas aussi ambitieux, mais le succès d’une telle
soirée montre que la philosophie, la discussion sur les idées, continuent d’être des thèmes
qui nous intéressent, et c’est plutôt rassurant pour le futur !
Saint-Gaudens, le 20 novembre 2010
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PARCOURS 2010-2011