Leparidu«madeinAmerica»desdeuxcandidats

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Leparidu«madeinAmerica»desdeuxcandidats
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Dimanche 4 - Lundi 5 novembre 2012
GÉO & POLITIQUE
Le pari du «made in America» des deux candidats
Larelance industrielleet les relocalisations en cours permettront-ellesla créationde beaucoupd’emplois stables,
principalepréoccupation desAméricains? Réponses mitigéesdans un Etat-clé, l’Ohio
Sylvain Cypel
Cleveland, Toledo (Ohio), envoyé spécial
L
e terme est à la mode aux EtatsUnis : reshoring. Littéralement,
ramener vers le rivage. Il désigne la relocalisation de la production industrielle aux EtatsUnis. A aucun moment le mot
n’a été prononcé par Barack Obama ni par
Mitt Romney mais l’un comme l’autre, ou
plutôt l’un d’abord, puis l’autre, en ont émis
l’idée.A la conventiondémocrate,débutseptembre, M. Obama a été ovationné lorsqu’il
a évoqué la relance d’une production « de
biens estampillésdes trois motsqui nous rendent fiers : made in America ». Dans l’entourage de Mitt Romney, on promeut un slogan
proche mais plus ambigu, « une Amérique
américaine ». Le candidat républicain promet non seulement de créer « 12 millions
d’emplois » une fois élu, mais aussi qu’il
s’agira de « good jobs » – de bons boulots.
Chacun ici entend des emplois enviables,
stables, avec une bonne couverture sociale,
comme la grande industrie florissante en
offrit si longtemps.
Dans une campagne où l’emploi est apparu comme la première préoccupation des
Américains, la relocalisation industrielle, un
thème débattu par certains économistes dès
la montée massive du chômage en 2009, a
soudainementémergécommeuneidéeneuve aux Etats-Unis. Elle a ses figures médiatiques, comme Neal Asbury, dont le show sur
Radio America, intitulé « Made in America»
– une ode à Mitt Romney et à « l’Amérique
que nous avons connue » –, est vendu à traverstouslesEtats-Unis.L’idéea aussisesgourous, comme Harry Moser, ex-PDG de CharmillesTechnologies,àChicago,quia crééReshoring Initiative. A Dayton, en Ohio, le
22 octobre, il assurait que 50 000 « jobs »
avaient été rapatriés depuis janvier 2010. Il
citait General Electric, Whirlpool, NCR… Il en
veut « vingt fois plus ». La « relocalisation»,
selonlui,doitgénérer1 million des5 millions
d’emplois de la « renaissance industrielle »
des Etats-Unis annoncée d’ici à 2020 dans un
récent rapport du Boston Consulting Group.
Selon le célèbre cabinet d’études, 37% des firmes industrielles américaines « planifient
ou envisagent sérieusement » de rapatrier
une part de leur production externalisée.
On en est loin, mais l’Ohio constitue un
remarquableposted’observationde ces évolutions. Etat industriel sur ses pourtours, il a
été le premier producteur de produits sidérurgiques durant des décennies, avant que
ce secteur ne décline. Il est resté le premier
sous-traitant de l’industrie automobile
concentrée dans l’Etat voisin du Michigan,
mais GM, Honda, Ford et Chrysler montent
aussi des véhicules en Ohio. Etat-clé le plus à
même de déterminer l’issue de l’élection
présidentielle avec la Floride, l’Ohio a enfin
été choyé par l’administration Obama. Le
taux de chômage y est tombé de 10,6 % en
La relocalisation industrielle,
thème débattu par certains
économistes dès 2009,
a soudainement émergé
comme une idée neuve
juillet2009, au pic de la crise, à 7,1 %, soit un
point sous la moyenne américaine. Dans la
recherche et le développement, les aides
fédérales ont été généreuses. Le sauvetage
de l’automobile y a marqué les esprits. De
plus,cet Etatconnaît une exploitationpétrolière et gazière en plein essor.
A Canton, au sud de Cleveland, le sidérurgiste Timken – 21 000 salariés dans 30 pays,
58 sites de production dont 12 en Chine et 14
aux Etats-Unis, parmi lesquels 6 en Ohio –
investit 350 millions de dollars dans la
modernisation d’une usine travaillant
essentiellement pour l’industrie gazière.
United States Steel ainsi que Vallourec
& Mannesmanninvestissentici tout autant,
attirés par les besoins du boom énergétique.
La différence est que Timken a rapatrié la
moitié de sa production du Mexique vers
l’Ohio. « Le phénomène est débutant mais
indéniable», estime Edward « Ned » Hill, recteur de la faculté d’études urbaines à l’université d’Etat de Cleveland.
A Toledo (Ohio),
capitale mondiale
des accessoires auto,
Kim Olszewki
travaille sur une
chaîne d’assemblage
de Jeep. Le groupe
Chrysler a annoncé
la création de
1 100 postes dans cette
usine, vers 2013, en
vue de construire une
nouvelle Jeep.
J. D. POOLEY/AFP IMAGEFORUM
A Canton (Ohio),
l’usine de fer
galvanisé du groupe
Gregory Industries
se prépare à recevoir
la visite du candidat
républicain
Mitt Romney,
le 5 mars.
BRIAN SNYDER/REUTERS
A Toledo, troisième zone industrielle de
l’Etat, Bill Wersell, le vice-président de la
chambre de commerce, cite le cas de Maumee Assembly and Stamping, 90 salariés,
un sous-traitant en robotique pour l’automobilequia rapatriésa production– là encore du Mexique. Il certifie que d’autres entreprises américaines « quittent l’Asie pour produire de nouveau ici ». Consultant privé
pour de nombreuses entreprises de l’Ohio,
Kenneth Mayland, patron de ClearView Economics, évoque un sous-traitant parti produire en Chine et qui vient de relocaliser
aux Etats-Unis pour… exporter vers la
même chaîne d’assemblage chinoise ! Les
relocalisations, précise-t-il, concernent « les
fabricants de biens durables, véhicules,
machines-outils, mobilier, nécessitant des
salariés qualifiés». Bref, ni Nike ni le textile.
« Les délocalisations s’expliquaient par le
gain financier. Le rapatriement industriel a
lieu pour les mêmesmotifs », considèreCharlie Chambers, conseiller technologique à la
chambrede commerce de Toledo. Selon Ned
Hill, quatre grandes pistes motivent les relocalisations: le renchérissement par rapport
au dollar des devises asiatiques, dont le
OHIO
yuan chinois ; la hausse du coût du carburant, qui alourdit le coût du transport lointain ; la modernisation d’appareils productifs de plus en plus informatisés et robotisés
qui réduisent la part du travail dans le coût
global de fabrication ; enfin le rétrécissement maximal de chaque phase entre la
fourniture des pièces, l’assemblage du produit et sa livraison. L’économiste cite une
étude récente montrant que « plus la chaîne
est longue, plus la qualité baisse ». En nombre croissant, des fabricants américains se
persuadent de travailler avec des sous-traitants situés à moins de 600 kilomètres. « La
crise, dit M. Wersell, a tout bouleversé. La
concurrence oblige nos fabricants à s’adapter en privilégiant la qualité. »
Leretour du madein USA est-il conjoncturel ou structurel? Recteur de l’école de commerce Monte Ahuja à Cleveland et ex-PDG
de BP America, Steven Percy n’aime pas
l’état d’esprit qui domine le débat : « Ce type
de slogan masque toujours des propensions
protectionnistes économiquement néfastes », affirme-t-il. Surtout, il ne voit dans le
reshoring qu’un « moment ». Reste un
domaine où il perçoit une réindustrialisation possiblement durable : la production
chimique, résultante des forages gaziers.
Qui se souvient, note-t-il, que les Etats-Unis
furent le premier exportateur de produits
chimiques dans les années 1950 ? A
l’inverse, Ned Hill entrevoit une relocalisation « structurelle». « La relance industrielle
sera durable, on ne modifie pas un appareil
de production pour quelques années. »
Mais impliquera-t-elle obligatoirement
des emplois en nombre? C’est peu probable.
Prenons Michael Summers, propriétaire de
Summers Rubber, une PME de 65 salariés,
dont 52 ouvriers, spécialisée dans les canalisations, joints et pièces de précision pour
outils industriels. La multiplication récente
des forages gaziers dans l’Ohio a été pour lui
« une manne inespérée». Son chiffre d’affairesauraaugmentéde 40%en troisans. Pourtant, il n’a embauché que deux personnes !
« On a tout investi dans l’amélioration de la
qualité de nos produits. » La modernisation
de l’outil industrielaméricain,qui accompagne une réindustrialisation« qualitative» et
en particulier une relocalisation, privilégiera les gains de productivité et les cols bleus
techniciens, mais « créera moins d’emplois
qu’on ne l’imagine », insiste M.Wersell.
Lors du second débat, le 16 octobre, la
modératrice de CNN Candy Crawley avait
demandé aux deux candidats : « L’iPad, les
Mac, les iPhone sont tous fabriqués en
Chine. Comment feriez-vous pour convaincre une société américaine de ramener cette
fabrication » aux Etats-Unis ? M. Romney
s’était contenté de répéter ses accusations
sur les «manipulations» de la devise chinoise et la nécessité de « rendre l’Amérique plus
attractive pour les investisseurs » (abaisser
les cotisations patronales et la fiscalité des
entreprises).
Plus courageux, M. Obama avait admis
que les emplois nécessitant « peu de compétences » ne seraient probablement pas rapatriés en Amérique. Il avait évoqué le besoin
dedévelopperdes «emplois hautementqualifiés et bien payés », sans plus de précision.
« La réalité, c’est qu’on aura davantage de
bons emplois, plus techniques et mieux
payés, mais en faible quantité », pronostique Ken Mayland. Et « le regain du made in
America limitera le recul tendanciel depuis
cinquante ans de la production de biens aux
Etats-Unis, mais ne modifiera pas la tendance inéluctable», la montée en puissance des
économies chinoise, indienne ou brésilienne. Mais cela, aucun des deux candidats ne
pouvait l’évoquer publiquement et espérer
se faire élire. p