Ils creusaient les montagnes jusqu`aux entrailles
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Ils creusaient les montagnes jusqu`aux entrailles
Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 15 And all the old romance retold exactly in the ancient way... Robert Louis STEVENSON, l’Ile au trésor. Ils creusaient les montagnes jusqu’aux entrailles, à la poursuite de l’or, et quand cela ne suffisait pas, eh bien, ils les arrachaient du sol. La fièvre de l’or ? C’est ici, au cœur du « Mother Lode » californien, devant cette blessure béante, à vif encore après un siècle, que l’on touche à sa vraie démesure. De montagnes de mille deux cents mètres, il ne reste plus rien : disparues, dissoutes, broyées grain après grain – plus rien, qu’une vallée morte, un trou, une déchirure, sur plus de vingt kilomètres, dans la pierre, que la nature se révèle impuissante à masquer. Quel cataclysme, quelle guerre, après tant d’années, laisseraient pareilles traces ? Oui, ces hommeslà, dans leur folie, ou leur fureur, durent se croire des dieux. Malakoff Diggins, l’empreinte des Titans... Pauvres hères, forbans ou rêveurs éveillés, ils vinrent des quatre coins du monde. Sans armes, souvent, sans équipement, trop pauvres pour cela, et même sans bagages. A travers la Prairie, les Rocheuses, alors inexplorées, les déserts de sel et de pierre. Par le Horn, aussi, et ses tempêtes, dans des vaisseaux pourris où ils crevaient de 15 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 16 fièvre. Par Chagres, Cruces, Panama, sa jungle putride, ses marécages infestés de caïmans et de moustiques. Ils mouraient par milliers, en chemin. De faim, de froid, de typhus, de malaria. D’autres les remplaçaient aussitôt, comme les vagues d’une mer inépuisable, sur la grève. L’appel de cet or découvert par hasard, un jour de 1848, là-bas, dans une rivière de lointaine Californie, courait comme une brûlure sur les cinq continents. Qui étaient-ils ? De quels pays, de quels malheurs – de quels rêves ? Des aventuriers, dit-on, et l’on croit la cause entendue. Ils l’étaient, bien sûr, et même parfois brigands très effroyables, mais mystiques tout autant, quakers, presbytériens, anabaptistes, petits-enfants des « dissenters » anglais, poussant toujours vers l’ouest leur rêve d’une Jérusalem nouvelle – et révolutionnaires, surtout, écœurés du Vieux Monde qui ne voulait plus d’eux, quarante-huitards persécutés, disciples extravagants de Cabet, de Leroux, de Saint-Simon, de Lamennais, socialistes utopistes, romantiques se cherchant un théâtre à leur mesure : le plus étonnant mouvement de population depuis les croisades. Et de leur folie devait naître la Californie – qui nous fascine toujours, comme une image, peut-être, de notre futur. Dans la boue, le sang, la maladie, les privations de toutes sortes, ici se sont rencontrés, heurtés, liés, les songes venus du monde entier. Ici se sont mêlés, à la naissance d’un monde, l’or mystique et l’or monétaire, l’or du temps et l’or sombre de la mort. Voilà ce qu’il en coûte d’avoir trop lu, enfant, Jack London, Curwood, les grandes sagas du Nord ! Ces images, depuis, ne m’ont jamais quitté – et cette musique, en moi, comme l’appel d’un pays lointain... Or, voilà qu’étudiant les destinées de quelques romantiques français à peu près oubliés, au bout de cette aventure que je tiens encore pour la plus grande insurrection du siècle contre les pensées de maîtrise, je retrouvais, à ma grande 16 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 17 stupeur, la Californie, la ruée vers l’or, la trame même de mes songes d’enfant ! Comme si toutes ces années d’études n’avaient fait que me reconduire vers moimême, en cette grotte enchantée des premiers émerveillements où l’épouvante et la douce candeur sont enlacées et à mi-voix fredonnent, pour qui s’approche, une chanson ancienne. Autour de cette histoire étrange et belle se noua aussitôt le projet d’un récit – il me fallait partir. Et d’ailleurs que faire d’autre en cet interminable hiver français de 1983 qui semblait geler tout élan, toute pensée ? N’était-ce pas de cela que nous manquions, d’abord : d’un air plus vif, et de nouveaux paysages mentaux ? Paris, San Francisco, Sacramento, Grass Valley : nous sommes partis en coup de vent, ma femme Éliane et moi, déjà pris par une fièvre, la nostalgie violente des temps aventureux, avec notre fille de dix ans, Mélani, à la poursuite des chasseurs d’or – peut-être, aussi, d’une part de nous-mêmes... Et c’est ici, je crois, dans la sierra Nevada, devant la monstrueuse splendeur de ce paysage à jamais massacré, que nous avons, pour la première fois, senti palpiter quelque chose, encore, de cet « autre monde » que les mineurs, j’en suis sûr, pour simplement survivre, devaient porter en eux... Ils n’avaient pourtant que leurs mains – et leur astuce. Le premier nom de la place fut « Humbug » – attrapenigaud. Et c’en était un, en effet, que de découvrir de l’or partout, autour de soi, mais si intimement mêlé au gravier, à la terre, à la pierre, et en si petites proportions qu’il fallait extraire plusieurs tonnes de minerai pour 17 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 18 espérer recueillir quelques grammes seulement du précieux métal jaune. Une montagne d’or, oui, mais inexploitable ! Les premiers prospecteurs, bien vite, renoncèrent. Jusqu’à ce qu’en 1852 un certain Chabot, Français de Nevada City, eût l’idée de remplacer les « flumes » de bois qui conduisaient l’eau sur son « claim » par un simple tuyau : en jouant sur sa section et la dénivellation, il comprit rapidement que la pression du jet suffirait à détacher de la roche le gravier aurifère. Et c’est ainsi que l’on mit au point les « Giants », les canons à eau, ces armes devenues légendaires de la guerre de l’or, que l’on peut voir encore fièrement exposées à l’entrée des villages du « Mother Lode », ces lances de la taille d’une pièce d’artillerie, d’où l’eau jaillissait avec une pression capable de pulvériser la roche elle-même ! Pour les mettre en batterie, il fallut détourner des rivières, construire de gigantesques aqueducs en bois, noyer des vallées, bâtir des réservoirs, édifier des barrages – tout cela, bien sûr, sans machine. C’était impossible ? Ce fut fait. Et l’armée des mineurs enfin se mit en marche, derrière ses canons pilonnant la montagne... Passé la South Fork de la Yuba River, à hauteur de French Corral, vous vous enfoncez dans des forêts de résineux par un méchant chemin pierreux, franchissez des torrents écumants sur d’étroits ponts de bois, escaladez des collines de plus en plus escarpées ; la pierre bientôt laisse place à la terre et à la boue, les dernières pluies, par endroits, ont emporté des pans de la route dans la ravine, en contrebas, et c’est au moment où vous vous cramponnez à votre voiture, pour ne pas suivre le même chemin, que le silence de la forêt vous enveloppe d’un coup, vous envahit – vous glace. Pas un bruit, sinon le craquement, qui longuement résonne, d’une branche brisée dans le lointain, ou la rumeur, plus bas, d’un tor18 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 19 rent. Mais pas un chant d’oiseau, rien – comme si, franchie une invisible frontière, la vie venait de s’absenter. Et vous réalisez alors, sans être plus rassuré que cela, que les vertes collines de Grass Valley ont beau être à une trentaine de kilomètres en ligne droite, vous n’en avez pas moins changé d’univers, qu’il ne passe jamais personne par cet inquiétant Tyler Foote Crossing, et que vous avez toutes les chances de vous embourber, d’emboutir un arbre tombé au travers d’un tournant, de déraper, ou, sinon, un peu plus haut, de vous retrouver bloqué par la neige... Pour nous, ce fut la neige. Étincelante, sous le soleil retrouvé. Et la glace. Brillante comme un miroir, sur une descente de deux cents mètres, de toute évidence impossible à remonter sans chaînes. A en croire la carte, nous n’étions plus très loin. Pourquoi ne pas continuer à pied ? Et, en effet, passé le premier tournant, franchie la barrière des arbres, les Diggins de Malakoff sont là, devant nous, formidables. Même Mélani, qui riait aux éclats en lançant des boules de neige, se tait, impressionnée. Comme si une folie très étrange, tapie sans doute au cœur de chaque homme, mais civilisée, refoulée, avait ici littéralement explosé, jusqu’à un point de non-retour, laissant la nature à jamais meurtrie. Et le plus fascinant, devant ce paysage lunaire, ravagé, dévasté, c’est de ressentir que cette folie-là, toujours, vous interpelle – que dans le face-à-face quelque chose a remué en vous, dans les tréfonds... L’épopée des Diggins, pourtant, fut de courte durée. Mais la puissance des Giants était véritablement terrifiante : c’est un épais torrent de boue, de graviers, de roches, qui, dès le milieu des années 1860, commença à dévaler les pentes, engorgeant les torrents, ensablant la Yuba, dont le cours erratique devint le cauchemar des 19 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 20 fermiers, pour prendre bientôt des allures de catastrophe écologique. Telle était l’accumulation des graviers que, vers 1870, le lit de la Yuba se trouva même dominer Marysville ! Laquelle vécut dès lors terrorisée, derrière des digues de terre qu’il fallait sans cesse rehausser, dans l’attente de l’inévitable catastrophe – qui ravagea la ville en 1875. Quand l’entrée de la baie de San Francisco se trouva à son tour en péril d’être obstruée, on commença enfin à s’émouvoir : le 7 janvier 1884, le juge Sawyer rendit un arrêt qui condamnait pratiquement à mort l’exploitation hydraulique. Mais en une vingtaine d’années, c’est un milliard de mètres cubes de graviers qui s’étaient déversés dans les fleuves de Californie. Vingt années, pour rayer de la carte une montagne ! Il faut parfois se méfier des cartes : le village de North Bloomfield qu’elles nous promettaient au bord même des Diggins, il nous faudra une heure et demie de marche dans la neige pour l’atteindre. Après avoir espéré à chaque tournant la terre promise. Au moment même où, gelés, épuisés, affamés, trempés jusqu’aux genoux et, pour tout dire, d’exécrable humeur, nous allions renoncer. Toutes blanches, ensoleillées, pimpantes sur leur tapis de neige, dans la clairière, l’église et l’école semblent nous attendre depuis toujours. Quelque chose, pourtant, ne va pas. L’immobilité de l’air, une certaine qualité de silence : on dirait une carte postale. Mais précisément : on le dirait trop. Nulle fumée dans le ciel, aucun cri d’enfant – tout d’un coup nous réalisons que ces bâtiments sont fermés. Ni bancs, ni tables : les salles de classe sont vides. Que s’est-il donc passé ? North Bloomfield, vidé d’un seul coup de ses habitants, est-il devenu une « ghost town » – une ville fantôme de plus ? Et ne reste-t-il que cela, pour s’en souvenir : une pan20 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 21 carte, deux bâtiments vides, et un cimetière, en bordure de forêt ? Le cimetière... Un bruit furtif entre les arbres répond au grincement de sa grille rouillée : le galop précipité d’un troupeau de biches. Évanouies, soudain, déceptions et fatigues ! Sur la première tombe, devant moi, simple planche de bois plantée dans le sol, je lis : « Eugène B. Verge, né le 1er avril 1831, mort le 7 mars 1883, natif de Toulouse (France). » Sur la seconde : « Pierre David, Bordeaux (France), mort le 12 novembre 1882 à l’âge de 40 ans. » Sur la troisième : « Le Du Jean, 1819-1909 – Le Du Annie, 1841-1907. » Et c’est alors que, pour la première fois, je remarque, de l’autre côté de la route, près d’un canon à eau pointé vers Humbug Creek, une pancarte qui annonce : « Le Du Mine, 1857-1915 »... Il fut donc là dès le début de l’aventure, ce Jean Le Du, natif de Bretagne, dont je puis suivre l’histoire familiale en parcourant les allées du cimetière : Francis J. Le Du (14 août 1872-9 août 1925), Lillie Ann Le Du (20 mars 1879-11 septembre 1911), Irvin F. Le Du (1899-1951), Claire G. Le Du (1895-1957), Dolorès Le Du, morte à neuf mois (25 mars 1911-19 décembre 1911)... D’où venait-il ? De quelle contrée, de quels rêves ou de quelle misère – de quelle histoire ? Et que fut cette « Le Du Mine » dans la grande saga des Diggins ? C’est d’un pas plus vif que nous partons à la recherche d’autres traces du village disparu. En fait, il est là, derrière les arbres, à cinq cents mètres en contrebas, après un virage. Intact. Comme neuf. Et tout à fait adorable. Mais vide. Vide, le bar à l’enseigne fraîchement peinte qui semblait nous promettre boissons chaudes et cheeseburgers. Vide, l’opulente épicerie. Vides, les maisons. Et une pancarte sur le musée fermé nous prie d’excuser l’absence du ranger, en tournée d’inspection. A n’y rien comprendre. Mélani effondrée sur un banc pleure à petit bruit tandis que nous tentons 21 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 22 de la réchauffer. Et je songe déjà au cauchemar que sera le retour lorsque, miracle, à l’autre bout du village, oui, là-bas, une fumée s’élève sur le ciel sans nuage. Sauvés ! Après avoir secouru, réchauffé, restauré les naufragés, M. et Mme Landsburg nous donnent enfin la clé du mystère. Oui, le village est vide. Et neuf. Parce que l’État de Californie le reconstruit, pour en faire un parc national. Ce qui lui redonnera peut-être vie, n’est-ce pas ? Oui, ils sont bien les derniers habitants de North Bloomfield. Non, ce n’est pas trop dur... « Nous sommes nés ici, comprenez-vous ? Et nos parents, avant nous. Tous nos souvenirs sont ici. Ce qui était dur, surtout, ces derniers temps, c’était de voir les bâtiments abandonnés s’effondrer les uns après les autres. Maintenant, on a l’impression que tout cela revit. Des fois je me dis : “Tiens, j’en ai une bien bonne à raconter à ce sacré Bill”, et puis je m’arrête en route, en me tapant le front : “Suis-je bête, il n’est plus là !” Mais c’est, aussi, que ça fait drôle, de voir sa maison, là, reconstruite : on oublie qu’elle est vide ! Alors après, ça vous fiche un coup de cafard, tout de même. Et puis, on s’habitue... » Il secoue la tête, se lève, regarde longuement par la fenêtre la maison de ce sacré vieux Bill, et répète à mi-voix, comme très loin en lui-même : « On s’habitue... – Mais c’était si vivant, autrefois, si vous aviez vu ça ! » s’écrie joyeusement Mme Landsburg, qui rompt le silence depuis la cuisine, où elle nous prépare un café. « L’hiver, le silence des cèdres sous la neige, et puis, au printemps, le bruit des sources dans les prairies, l’odeur des jacinthes, des primevères dans le creux des chemins, et tous les arbres fruitiers, d’un seul coup, les pommiers, les pêchers, les pruniers, les poiriers, les cerisiers, comme un bouquet de fleurs... » 22 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 23 Elle reste un instant songeuse, sur le pas de la porte, son plateau à la main. « Il suffit que je ferme les yeux, là, et tout revient. On partait en groupe, avec des seaux, ramasser les groseilles, les cassis, les framboises sauvages, et surtout les mûres – la montagne en était pleine ! Leur jus noir collait aux doigts et aux lèvres, nos sarraus étaient tachés, nos joues déchirées par les ronces, et encore heureux si nous n’avions pas touché du “poison oak” ! Toutes les maisons sentaient l’odeur chaude des confitures pendant un bon mois. Ah, vous ne pouvez pas savoir le goût des nectarines, dans le verger de Charlie Gaus, autrefois... » Elle rit, un peu confuse de s’être laissée aller à ses souvenirs, et puis, très vite, comme on confie un secret : « Il y avait un charme, si, si, la forêt, toutes ces fleurs, autour des maisons... C’était un lieu enchanté. D’ailleurs, si ce ne l’avait pas été, le village aurait été abandonné bien plus tôt ! » La décision du juge Sawyer ? « Exactement. Vous savez, l’histoire du Gold Rush c’est cela : un jour ici, le lendemain ailleurs, si l’or vient à manquer. Normalement, c’était la fin de North Bloomfield. Bien sûr, les compagnies ont essayé de tourner la loi. C’est qu’elles en avaient investi, des millions de dollars, dans les Diggins ! Alors, elles ont mis au point tout un système de communication à distance : dès qu’un espion de la Commission Anti-débris apparaissait à l’horizon, les Diggins étaient aussitôt prévenus, les vannes étaient fermées, et comme cela... plus de preuves, hein ! Et puis, ces hommes-là, mal payés, se laissaient acheter, un bon repas, une bouteille de whisky, quelques dollars, un petit passage gratuit chez Mme Auguste, et ils fermaient les yeux. Mais ça ne pouvait pas durer. Avec tous ces tracas les rendements chutaient, les actionnaires partaient, les grandes compagnies ont baissé les bras, et les petits propriétaires ont plié à leur tour. Et 23 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 24 pourtant, ici, les gens ont tenu bon. Parce qu’il y avait un charme... Pensez que North Bloomfield n’a commencé à se vider qu’il y a vingt ans ! » Un charme... Du vieux buffet de la salle à manger, précautionneusement, Archie sort une grosse boîte en fer-blanc, remplie de photographies, qu’il pose sur la table. Les « diggers » devant la New York Brewery de Simon Hieronimus en 1878, visages rudes, barbes fournies, lourds brodequins, sans doute le photographe les a-t-il saisis par surprise, ils n’ont pas eu le temps d’enfiler leurs habits du dimanche ; un chien, indifférent, arrose un poteau de la véranda ; le North Bloomfield Brass Band en 1895 ; le général Dobie traversant fièrement la grand-rue à cheval ; les écoliers en rang, pantalons trois quarts, gros souliers, oreilles décollées, devant l’école en bois peint, sous l’œil sévère de l’institutrice ; Charlie Gaus, presque centenaire, en 1970, sa pioche de mineur à la main ; en 1900, jeune homme devant le Bivens Saloon avec des amis parmi lesquels un Mexicain hilare ; le North Bloomfield Hotel en 1880, les servantes à l’étage, en tablier blanc, les hommes accoudés aux piliers, dans la rue, un seul est campé, droit, devant la porte, bras croisés, jambes écartées, sans doute est-ce le propriétaire ; des enfants jouent dans la poussière sous les tilleuls ; le Mc Killican and Mobley Store ; devant le King’s Saloon, quelques vieux mineurs, sur leurs fauteuils à bascule, tuent le temps en taillant un bout de bois ; de jeunes gandins prennent la pose en frisant leur moustache, les gamins, dans la rue, chapeau melon vissé sur le front, mains dans les poches, fixent l’objectif avec des airs de marlous ; un cahier de dessins laissé par un ami chinois raconte les funérailles de Jim Yet Wah et le long cortège des pleureurs, la fête du Nouvel An chinois et son orchestre toutes banderoles au vent : tant de photos montrées d’une main qui tremble un peu, tant de clichés ternis pour parcourir encore le territoire d’un songe, tant 24 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 25 d’images émouvantes et banales, d’un village ordinaire – rangées parmi des lettres serrées de faveurs roses, la fille est partie à Sacramento, rien n’est plus beau que le San Juan Ridge au printemps, écrit-elle, n’oublie pas de me garder quelques pots de framboises, le fils, qui ne les a jamais oubliés pendant le cauchemar du Vietnam, vit à San Francisco aujourd’hui mais il ne vient plus guère, il a beaucoup changé, ce paquet décoré de fleurs séchées, tout au fond, les mots tendres qu’Archie et Laura s’échangeaient à l’école... Est-ce la chaleur de la pièce, le contrecoup de notre marche forcée dans la neige, la sensation étrange d’une suspension du temps ? Voici que leurs voix semblent s’éloigner, fragiles et vieillies, tandis qu’ils s’enfoncent dans leurs souvenirs, réveillant les figures légendaires, attendrissantes et dérisoires, de la Geste Perdue des Diggins. Old Ed Henry, le roi des paresseux, qui pendant dix ans passa tous ses après-midi sans bouger ni dire mot sous le porche du King’s Saloon, et qui partit un jour fou furieux parce qu’au bout de dix ans Wat Mobley lui avait demandé si, par hasard, il ne pouvait pas l’aider à empiler son bois – « il suffit que je veuille faire une petite sieste pour qu’à chaque fois un fils de pute vienne me déranger, pour travailler ! ». Old Man Ross, le meilleur des hommes, mais que tout le monde fuyait parce qu’il bégayait et bavait, un vrai ruisseau, après avoir été empoisonné, à la mine, par des vapeurs de mercure. Old Man Eaves, qui tant rêvait de voler comme un oiseau qu’il se fabriqua un jour des ailes et se jeta du haut d’une falaise – pauvre Old Eaves, qui se rompit le cou ce jour-là, mais ne mourut qu’en 1912, à l’hôpital du Comté, le jour même où Fawler, l’aviateur, traversa la sierra, juste au-dessus de Grass Valley. Maggie, d’Eastern Cyn, la femme indienne d’Henry Damon, qui, malgré ses crises de jalousie, se donnait aux jeunes gens du village contre un verre de bourbon. Jim Harrington, le 25 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 26 plus gros dégueulasse des Diggins, qui vivait au Malakoff Hotel alors à l’abandon, et qui ne se lavait jamais, pas plus qu’il ne lavait sa vaisselle, ses draps ou ses vêtements, mais se contentait de changer de chambre lorsqu’il se trouvait envahi par les ordures – cela jusqu’à la vingtième et dernière chambre, avant d’être remercié par ses patrons... Les voix d’Archie et de Laura très doucement s’estompent – plus rien qu’un bourdonnement, déjà, d’où se détachent quelques noms, de loin en loin, Uncle Bob Taylor, Old Skid le Charitable, Commodore Monroe, tandis que je somnole et dérive. Ils me parlent d’une vie lente et paisible, dans une bourgade de l’Ouest pareille à tant d’autres, avec ses fêtes, ses petites anecdotes, le souvenir ému des odeurs du printemps, les piaillements des gosses, les gros rires des « diggers » revenant de la mine – mais d’autres images, échappées de la boîte, s’étalent sur la table, qui inquiètent, et fascinent, dont ils ne parlent pas. Et celles-là, coupures de presse, gravures fanées, photos, murmurent une tout autre histoire, violente et inquiète, de rapacité brutale, de démesure, et de misère : le récit effaré d’un ténébreux face-à-face... Blocs énormes effondrés, falaises éventrées aux arêtes saillantes comme autant de vieux os, flumes comme des cathédrales démentes dressées dans le ciel au-dessus des cratères creusés par les « Giants », un homme, tout làhaut, brandit un poing rageur vers les nuages, pays de rocailles, pays de caillasses, et pas un arbre, pas une herbe, rien – rien que le halètement furieux d’une horde sauvage poursuivant son entreprise de destruction, indifférente au long cortège des corps suppliciés laissés derrière elle, écrasés sous les éboulis, gelés sur les flumes en hiver, éclatés sous la pression de l’eau, comme s’il s’était agi, là, d’en finir avec la création elle-même. « C’était... oui, c’était un spectacle extraordinaire ! s’écrie le vieil Archie, qui a deviné l’objet de ma rêverie. 26 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 27 Du village vous dominiez toute la Virgin Valley, Humbug Creek, les Malakoff Diggins. Un amphithéâtre, à vos pieds, immense, de pierres à vif, de roches concassées. Et, tout autour, les tubes rouillés des conduites abandonnées, les tas de bois de pin pour les flumes, et les grandes forges où des géants couverts de suie, en tabliers de cuir, martelaient le fer rouge en hurlant, affûtaient des mèches, rivetaient les joints des nouvelles conduites d’eau. Pour nous, les gamins, il ne pouvait s’agir que de démons échappés de l’enfer ! Oui, de l’enfer... » Il reprend une à une les photos, les range soigneusement dans le fond de sa boîte. « Très loin, tout en bas, sous les plus hautes falaises, dans un nuage de brouillard rouge, s’agitait la fourmilière des mineurs. Quand les Giants avaient arraché toute la terre, les graviers, les gars entraient en action, pour casser les plus gros blocs. Le fracas des masses, le hurlement des mèches forant la pierre – qui l’a entendue une fois ne peut plus l’oublier, la musique barbare des Diggins ! Lorsqu’une cinquantaine de trous avaient été creusés dans chaque bloc, bourrés de poudre, les hommes allumaient les mèches, avec une baguette de métal rougi, et puis ils fonçaient se mettre à l’abri. Et tout explosait, d’un seul coup qui ébranlait la montagne, la cuvette disparaissait dans une poussière couleur de sang, et alors, alors seulement, on remettait les canons en batterie... » Il se dresse, droit, criant presque d’émotion, les bras tendus, comme en invocation : « L’eau venait du Bowman Reservoir ! Des milliers de mètres cubes qui dévalaient de la montagne, dans les flumes, sur plusieurs milles ! On l’entendait venir de loin, un torrent, une rumeur énorme qui faisait vibrer l’air autour de nous, qui montait peu à peu, le sol tremblait, et tout d’un coup elle était là, brassée, bousculée, pressée, au point de n’être plus qu’un bouillonnement d’écume blanche, furibond, qui s’engouffrait dans les 27 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 28 conduites. C’était... oui, une clameur démente, à vous déchirer les tympans. Un cri de bête prise au piège, folle de rage. Et tous les hommes, oui, tous les hommes hurlaient en même temps ! Le jet des canons fracassait la falaise, son flot emportait en tumulte les débris éclatés, et, Dieu me pardonne, oui, les hommes, tout ce temps-là, hurlaient ! – De peur ? » Il s’arrête, surpris, Archie des noirs Diggins, tout à l’heure paisible retraité, soudain transfiguré en farouche prédicateur, revenu aux âges de la conquête, qui titube un peu, et se passe la main devant les yeux, comme au sortir d’un rêve. « Oh, non !... Le grondement de cette eau, qui arrivait comme de nulle part, ça vous nouait les tripes, là, et puis ça montait, en vous, ça montait, à vous couper la respiration. Alors, quand ça éclatait, vous ne pouviez pas vous en empêcher. Il vous fallait hurler. Comme si la puissance du torrent vous emportait, vous soulevait, vous traversait. Comme si vous chevauchiez la crête d’une vague. Vous hurliez, pour ne pas être écrasé par elle. Vous hurliez, pour vous délivrer. Mais de la peur ? Non. Ou bien alors... » Il cherche ses mots, hésite : « Je ne sais trop comment vous dire... Un mélange d’exaltation extraordinaire et d’épouvante. Comme si vous aviez en vous toute la puissance du monde. Alors, ce n’était pas vraiment de la peur. Un appel, plutôt. Oui, c’est cela : un appel. Auquel vous répondiez. L’appel... de la force. Oui, voilà le mot : “the call of the wild” ! » The call of the wild... Mots à peu près intraduisibles. L’appel de la sauvagerie ? de la barbarie ? Mais aussi bien pourrait-on dire : l’effroi, la fureur, la démence, la fascination de l’absolument autre. Quelque chose venu de plus loin que l’histoire, épouvante et délivrance 28 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 29 mêlées, par-delà les codes et les lois. Et qui n’a pas rêvé, enfant, à l’évocation du « wilderness » canadien, à ce « barren » stérile où James Oliver Curwood lança le géant Bram Johnson, qui tissait des cheveux d’or avec le vent ? Il jaillit, un jour, du fond de l’horizon, pour une chasse formidable – et sa voix, portée par la tempête, couvrait les clameurs de sa horde de loups ! Mais « wilderness », aussi, la jungle opaque, grouillante d’une vie poisseuse, gluante, épouvantable, du Cœur des ténèbres de Conrad, et wilderness encore le désert. Ce que Jakob Böhme disait « l’être sombre, dans le mystère de sa fureur » : une force, oui, une énergie primordiale, la rumeur souterraine, autour de nous, en nous, de puissances sans visage, que nous ne comprenons pas, mais qui nous appellent, et nous meuvent. La nature, dans le déferlement de ses orages, lorsque la raison s’éprouve emportée, écrasée, ballottée, court-circuitée par un tumulte qui la dépasse, cette panique de l’entendement, quand l’âme, surprise, est remplie d’un objet terrible qui la domine – mais une puissance, aussi, intérieure à chaque homme, ressac de la matière, tumulte dans ses chairs de désirs colossaux, qui, seuls, croit-il, le délivrent de ses chaînes, clameurs prométhéennes : serons-nous, soulevés par cette effervescence, comme ces barbares aux dents d’or qui jadis déferlèrent sur le monde dans un éclat de rire, ou de pauvres jouets, ballottés sur le grand fleuve du Destin ? Oui, tout cela, cette ténébreuse énigme, ce frisson, et cet appel, d’abord, de continents en nous jusque-là inconnus, en ces quelques mots : the call of the wild. On nous l’avait partout répété, à North San Juan, à Camptonville, plus loin encore dans la montagne, à Downieville : « Non vous ne pouvez pas comprendre, si vous n’avez pas vu les Diggins. » « Le vrai canyon de la mort », nous avait dit un vieil Indien Maidu, près du pont 29 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 30 couvert de French Corral, où il plaçait ses pièges, « mais, celui-là, taillé par les hommes dans le ventre de la montagne ! » Et quelque chose demeure, en effet, la marque d’une monstrueuse passion restée inassouvie, le frémissement, dans les roseaux, d’un formidable secret – ou bien n’était-ce, tout à l’heure, que l’écho de nos pas, le brusque effroi, dans le silence trop pesant, d’un envol d’oies sauvages ? Hideuse, et pourtant si belle, cette blessure à vif, rouge encore, sanglante, du suintement des veines de métal oxydé, belle, de toute la démesure humaine qui y reste gravée, belle, cette mémoire gravée dans la chair même du monde, d’un combat titanesque. Combat – ou secrète connivence. Des meurtriers de la nature, vraiment, tous ces mineurs ? Ou bien, la dépouillant de ses masques, l’ont-ils, au contraire, révélée dans son épouvante originelle ? Et ne faudrait-il pas dire les Diggins, d’abord, le théâtre du déchaînement, en chaque homme, des puissances de sa nature ? Ici a été scellé, un jour, un pacte qui les a faits captifs, à jamais, de leurs songes. Ici, la folie de l’or a conduit chaque digger vers un face-à-face avec l’innommable, l’infini démesuré – l’absolument autre. Et s’ils ont hurlé, alors, ces forcenés hagards, hurlé au point que l’air encore aujourd’hui semble en garder l’écho, oui, de cela, à l’instant j’en suis sûr, devant cet Archie superbe en sa démesure retrouvée, c’est que, dans cet absolument autre, ils se sont reconnus. Et quelque chose, alors, a tressailli, d’une puissance oubliée, les falaises de pierre, le fracas des canons, l’or gagné grain à grain leur ont murmuré des choses sur eux-mêmes qu’ils ne savaient pas, et c’est ce secret partagé qui fut le ciment de leur communauté, ce murmure, plus que l’appât du gain, qui les a tenus enchaînés aux Diggins – murmure qui frissonne encore au ras des eaux dormantes... 30 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 31 The call of the wild : c’est le titre aussi d’un roman de London, traduit en France, hélas, par l’Appel de la forêt – London, autre enfant du rêve californien... Un pacte, scellé, presque un acte de naissance : ici, pour la première fois, dans le cri d’Archie Landsburg, j’ai senti palpiter le cœur noir de la Californie. Il ne me dira rien de plus, Archie, de ce face-à-face. Et que pourrait-il ajouter, d’ailleurs, à ce qui lui est tout à la fois énigmatique et évident, comme la vie elle-même – sa vie ? Il tremble d’émotion, à en claquer des dents, Laura lui tapote doucement le dessus de la main, la paix revient doucement dans la pièce, et le silence – que je romps timidement par ce nom, rencontré à l’entrée du village, de Le Du. « Le Du ? Si je le connais ? Mais j’ai été en classe avec l’un d’eux ! » Il rit, comme si de retrouver le fil de ses souvenirs le délivrait des derniers tourments de son grand chant barbare. « Un si chic type ! Mais il a eu des tas de malheurs. Son père s’est suicidé quand il était gamin. Une triste histoire. Et son fils a été tué au Vietnam. C’est donc le dernier des Le Du, je crois, mais je ne sais pas où il habite aujourd’hui. Ils étaient bretons, n’est-ce pas ? Ils parlaient toujours d’aller le visiter, le pays de leurs ancêtres. Mais vous savez comment c’est : on en parle, souvent, et puis un jour on s’aperçoit qu’on a vieilli... Le premier Le Du est arrivé ici tout au début de l’aventure des Diggins. Et la “Le Du Mine” a été l’une des dernières exploitées – mais elle ne produisait plus grand-chose, à la fin. Il en a fait venir, des tas de Bretons, ici ! Vous savez qu’il y avait même une loge druidique, à Marysville ? Si, si ! Elle a été créée vers 1867-1868 ! C’en était plein ici, autrefois : des marins bretons, qui abandonnaient leurs navires à San Francisco, mais aussi des Irlandais, des Gallois, et surtout des “Cor31 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 32 nish”. Dans le musée, s’il n’était pas fermé, vous auriez pu voir une grande affiche : les remerciements officiels de l’État de Californie au peuple de Cornouailles pour ses sacrifices, son courage, et le rôle capital qu’il a joué dans la naissance de l’État ! De rudes gars, sûr. Et il en fallait, alors, croyez-moi... » Cette forte remarque lui paraît justifier tout à fait que l’on prolonge le café (californien, autant dire de l’eau à peine teintée, tout le pays semble vivre dans la terreur de la caféine) par une « petite goutte de sa fabrication » – qu’il se verse, sous l’œil critique de Mme Landsburg. Du schnaps. Ou quelque chose d’approchant. Ce qui me rappelle que j’ai vu aussi, au cimetière, des Kallenberger et des Gaus. Y aurait-il eu une colonie allemande importante ? « Mais ils ont été là les premiers ! Puisque ce sont trois chasseurs de grizzlis, deux Irlandais et un Allemand, qui ont découvert l’or, à Humbug Creek. » Il s’étonne de mon ignorance. Voyons, tout le monde connaît ça ! « Quand il s’est agi d’aller à Nevada City chercher du ravitaillement, eh bien, ils ont voté, et c’est bien sûr un Irlandais qui a été choisi. Bien sûr, il a juré sur la tête sacrée de sa vieille mère de ne pas toucher mot de leur découverte, mais au bout de deux verres au Cadwell’s Upper Store, il avait déjà tout raconté, avec quelques enjolivures “celtiques” ! Et lorsqu’il est revenu au campement en titubant, quelques dizaines de “rascals” le suivaient en se cachant dans les fourrés. Ainsi va l’histoire : si l’Allemand avait été désigné, il n’y aurait sans doute jamais eu d’épopée des Diggins ! Et puis les Allemands sont arrivés en masse, après les émeutes de 1848, là-bas. C’est comme ça que mon arrière-grandpère a dû s’exiler ! Et beaucoup d’endroits portaient des noms allemands, autrefois, dans le coin. Tenez, le “Heller Tunnel”, eh bien, son vrai nom était Hilderscheidt ! C’est comme le Gravel Lot, là, en bas, son vrai nom est Gra32 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 33 velotte, du nom de la bataille, en 1870, entre Français et Prussiens ! » N’est-ce pas, comme on dit, une transition toute trouvée pour en arriver à l’émigration française ? « Oh ! Ils étaient les plus nombreux, après les Celtes, bien sûr, et les Chinois. Des Français-Canadiens, autour de Francis Blain, qui a créé ce que l’on appelle maintenant le “Blair Reservoir”. Ou bien, alors, venus directement de France. C’est un Français qui a inventé le canon à eau, n’est-ce pas ? Et un Français encore, Benoît Fauchery, un génie, celui-là, qui a construit le “Magenta Flume”, un aqueduc de bois extraordinaire, une véritable dentelle dans le ciel, entre Cherry Hill et Graniteville, une merveille. Eh bien, quand il a été inauguré, il y avait dessus les deux drapeaux : l’américain et le français ! Magenta, bien sûr, du nom de la bataille. Et “Malakoff Diggins”, ça vient du nom de la place forte que les Français avaient enlevée lors du siège de Sébastopol. D’ailleurs, c’est bien simple, j’ai lu dans une revue que sur les six cents claims recensés par le Virgin Valley Mining District entre 1850 et 1860, cent trente appartenaient à des Français ! Le plus bel hôtel de North Bloomfield s’appelait l’Hôtel de France. Et sa propriétaire, Mme Auguste. Sans parler des petites dames, eh-eh, enfin, bref, n’insistons pas. Ça, tout le monde se souvient des Français, ici, Souchet et Picard, qui étaient les deux plus grands bagarreurs de la région, Petitjean, de Bour, Antoine Mayeux... Et tout le monde connaissait la Marseillaise : “Allons-z-enfants de la patri-i-e...” » Le voilà qui se lève, se met au garde-à-vous, et me chante le premier couplet ! « Ah, ah, ah ! C’est un docteur français, Demeyer, ou quelque chose comme ça, mais personne n’arrivait à prononcer son nom, aussi on l’appelait Doc De Milieu, “French Dandy and Drinker par excellence”, comme il le précisait lui-même. Quand il n’était pas soûl, il décla33 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 34 mait du Shakespeare. Ou bien il jouait de la clarinette, avec Old Franka “Qu’quondon”, un petit Français trapu dont le grand-oncle, à ce qu’on prétendait, avait combattu avec Napoléon III, et qui savait dire seulement “qu’quondon” quand il ne comprenait pas ce qu’on lui demandait et “wellah suh” quand il avait compris. Ce n’est rien, de dire qu’ils jouaient faux : c’était atroce. Mais ça ne gâchait pas leur enthousiasme. Un jour l’orchestre de San Juan est monté ici, nous donner un concert. Dès que Doc a entendu leur musique, il a couru chercher sa clarinette. Et le voilà qui s’installe tranquillement parmi eux, regarde le numéro de la page par-dessus l’épaule de son voisin, ouvre son propre livre, et démarre au quart de tour ! Le chef d’orchestre en est resté soufflé. Il avait pourtant entendu déjà bien des fausses notes, dans sa vie, mais à ce point-là, jamais : sans doute le numéro de la page était-il le même, mais le livre, lui, était différent ! Et Doc ne s’est jamais aperçu qu’il jouait un autre air ! Mais c’était un sacré docteur. Même ivre mort, il vous sciait une jambe sans jamais déraper. Aucune femme ici n’aurait voulu être accouchée par un autre toubib que lui, et pourtant, certaines fois, il avait du mal à tenir debout. Tout le monde l’adorait, pour son franc-parler. Je me souviens de ma tante de Moore’s Flat... C’était une vieille fille, du genre à répéter tout le temps qu’en plus, Dieu merci, elle était restée une vraie demoiselle. Un jour, on appelle Doc de toute urgence : elle avait des maux de ventre abominables. Pouls, température : tout était normal, pourtant. Alors, il lui demande de s’asseoir dans le lit, et d’ôter sa chemise. La pauvre tante, affolée, ôte sa chemise, ferme les yeux, serre les jambes de toutes ses forces et ouvre grand la bouche. Et Doc, exaspéré : “Enfin, Marie, bordel de Dieu, comment veux-tu que je t’inspecte le vagin par le fond de la gorge ?” Sûr, c’était un rude gaillard ! Eh bien, il a été le premier à posséder un gramophone, et tous les 14 Juillet il passait dessus la 34 Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 35 Marseillaise, pendant vingt-quatre heures sans arrêter ! Sûr, que tout le monde s’en souvient, des Français de North Bloomfield ! Tout le monde... » Il s’arrête tout d’un coup, désemparé, se passe la main sur les yeux, se lève, et puis se tourne vers la fenêtre, pour masquer son émotion. C’est que « tout le monde », il vient de le réaliser, aujourd’hui, c’est seulement lui, et sa femme. Il reprend, après un long silence : « C’était comme une île, vous comprenez, à l’écart de tout, un refuge. Tous les gens qui venaient ici avaient souffert dans leur pays. Et c’était un peu comme un monde en réduction : l’Europe, l’Amérique, la Chine, les Celtes jouaient du bagpipe, Doc prenait sa clarinette, les Chinois tapaient sur leurs casseroles, et ça faisait de la musique. Les gens protestaient que ça leur cassait les oreilles, mais c’était de la blague. C’est quand il n’y a plus de musique que les gens s’en vont... » Nous sommes partis sur la pointe des pieds pour ne pas le déranger dans sa rêverie. Sur la pointe des pieds, pour ne pas troubler le silence immobile de ce village au bois dormant, cet étrange paradis né au cœur d’un enfer. Un camionneur qui venait livrer des planches pour le Parc nous a pris à son bord et quand nous nous sommes retournés, la fumée montait toujours dans le ciel clair. Dans quelques années, les Landsburg ne seront plus. Et l’on imaginera sans doute des animations pour distraire les visiteurs, chaque week-end. Mais qui se souviendra encore d’Old Franka Qu’quondon et de Doc De Milieu, « Drinker par excellence » ? Dossier : 308457 Fichier : Porte_dor Date : 11/2/2010 Heure : 10 : 47 Page : 6 TEXTE INTÉGRAL ISBN 978-2-7578-1794-0 (ISBN 2-246-31091-1, 1re publication re ISBN 2-02-038971-1, 1 publication poche) © Éditions Grasset, 1986 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.