science sans conscience

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science sans conscience
é d i t o r i a l
SCIENCE
SANS
CONSCIENCE...
Fort anciennes sont les questions
posées par le progrès de la science et des
techniques qui faisaient déjà dire à
Rabelais que « science sans conscience
n'est que ruine de l'âme ». Questions
qui, depuis des siècles, ont hanté nombre
de philosophes s'inquiétant de la puissance toujours plus grande dont nous
disposons sans que notre sagesse augmente en proportion. Sans, a fortiori,
que les scientifiques eux-mêmes, hormis
quelques rares exceptions, tout occupés
à produire de nouvelles connaissances
et techniques, s'encombrent de considérations éthiques, philosophiques
ou
politiques, sur les bienfaits et méfaits de
leurs découvertes .
l
« Le chercheur est irresponsable par
principe et par métier » écrit Edgar Morin qui, soulignant l'accâération de ces
progrès — et anticipant ceux de l'ingénierie génétique — écrit, en 1982, qu'il
n'existe ni bonne ni mauvaise science,
que celle-ci produit autant de potentialités asservissantes ou mortelles que de
potentialités bénéfiques et que c'est « la
maîtrise de la maîtrise de la nature qui
fait aujourd'hui problème ». En d'autres
termes, que nous allons de plus en plus
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assister au développement de techniques foncièrement ambivalentes pouvant conduire au meilleur comme au
pire, l'enjeu étant en conséquence d'être
vigilants quant aux usages qui pourraient en être faits.
Cette ambivalence s'est considérablement accrue à mesure que l'on s'est
déplacé du registre de l'inerte vers celui
du vivant, du registre des outils, simple
prolongement de l'action humaine, vers
celui des mécanismes inhérents à la vie
elle-même. Depuis la publication, par
Edgar Morin, de son câèbre ouvrage
Science avec conscience (op. cit.), le
développement de la science et des techniques a été foudroyant, par sa vitesse
et par sa nature.
« On a pu, en quelque trois décennies,
écrit dans ce numéro Louise Vandelac,
isoler, modifier et breveter des gènes,
transgresser des frontières
établies
depuis des milliers d'années entre les
espèces et les règnes. [...] En moins de 25
ans, nous sommes en effet devenus la
première génération de l'histoire à
concevoir des êtres en pièces détachées,
pafois à des kilomètres et à des années
de distance, sans se voir ni se toucher
1. Voir SALOMON Jean-Jacques. « Le clonage humain : où est la limite ? » Futuribles,
n° 221, juin 1997.
2. MORIN Edgar. Science avec conscience. Paris : Fayard, 1982.
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futuribles n" 264 - mai
2001
[...] Nous sommes également devenus
les tout premiers, dans cette étrange
lutte contre la montre et contre nousmêmes, à manipuler le génome des embryons, pour les juger, les jauger, les trier,
certains envisageant même d'en corriger
les défauts, voire d'en modifier certaines
caractéristiques en vue d'améliorer,
disent-ils, l'espèce humaine. »
« Comme si tout, désormais, poursuit Louise Vandelac, des plantes à
l'embryon, en passant par les vaches ou
l'intelligence, n'était plus que flux d'informations à déchiffrer qui, grâce aux
langages combinés du numéraire, de la
génétique et de l'informatique, permettraient à certains de bricoler les espèces
et de recoder le monde. » Ainsi disposet-on aujourd'hui d'un pouvoir sans précédent et doit-on se poser la question,
après famés Watson : « si nous pouvions créer des êtres humains meilleurs,
grâce à l'addition de gènes, pourquoi
s'en priver ? Quel est le problème ? »
(p. 22 de ce numéro).
Le problème est à bien des niveaux,
outre l'irresponsabilité des chercheurs
pour qui « l'impératif de connaître doit
triompher, pour la connaissance, de
tous interdits, tabous, qui la limiteraient
[...], se désintéresser — dit Edgar
Morin — de tous les intérêts politicoéconomiques qui utilisent eux, en fait,
ces connaissances » et peuvent demain
en tirer de grands profits (voir p. 2 7 ) .
Problème résultant, par exemple, de
« machines intelligentes capables de surpasser l'être humain en toutes choses :
les technologies les plus incontournables
du XXI siècle représentent, affirme Bill
foy, chief scientist de Sun Microsystems
(voir pp.
une menace sans pareille pour l'espèce humaine. Les robots,
les organismes génétiquement modifiés et
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les nanorobots ont la capacité de s'autoreproduire » et possèdent un potentiel
d'anéantissement infiniment plus grand
que les armes de destruction massive.
Problème résultant aussi, par exemple,
de la production à grande échelle d'une
espèce y compris humaine ou «posthumaine » conçue enfonction des canons
du moment, d'un idéal-type qui pourrait s'avérer finalement
inadéquat,
indestructible ou totalement destructeur.
Les problèmes soulevés par de tels développements — on le pressent — sont innombrables, et l'alternative assez simple.
Ou bien nous faisons à la science une
confiance aveugle, convaincus qu'elle
saura toujours trouver une solution aux
problèmes que ses applications suscitent,
telle l'artificialisation de la conception
des enfants comme alternative à la
baisse de la spermatogenèse résultant
de la dégradation de notre environnement. Ou bien nous avons la sagesse
d'imposer aux développements scientifiques et techniques un examen préalable, de les soumettre au débat public
et à une réflexion prospective critique.
Mais — ne nous leurrons pas —
plus le savoir progresse, plus il est spécialisé : chacun dispose donc d'une expertise plus pointue et d'une ignorance
plus étendue. Ainsi la société — les
comités d'éthique et autres instances
d'évaluation — se trouve-t-elle tributaire de scientifiques peu enclins à
dévoiler leurs secrets à des fins critiques.
Conférer à de telles instances les
moyens de leur indispensable indépendance, vis-à-vis tant de la communauté
scientifique que des lobbies industriels,
financiers et politiques : voilà ce que
nous ne savons pas faire et qu'exigerait
pourtant la démocratie.
Hugues de Jouvenel

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