Introduction à la conférence d`Edgar Morin du 29 mai 2015 à l

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Introduction à la conférence d`Edgar Morin du 29 mai 2015 à l
Introduction à la conférence d’Edgar Morin du 29 mai 2015 à l’Université de la
Manouba1, écrite et prononcée par Kmar Bendana
Merci, Edgar Morin, de nous faire l’amitié de cette visite à l’université de La Manouba, une
visite attendue depuis longtemps. Votre conférence plusieurs fois reportée et regrettée se tient
enfin. Tout est bien qui finit bien.
Je vais essayer de dire quelques mots sur vous et votre œuvre, sans prétendre couvrir dans le
détail une vie riche et une production multiforme, considérable, ouverte à la traduction : vous
avez écrit plus de 70 ouvrages. Certains sont traduits en 28 langues et dans 42 pays. Une
dizaine de titres sont traduits en arabe : en Irak, au Liban, en Egypte mais aussi en Tunisie.
Une traduction est en cours sous la houlette du Centre National de Traduction2. J’ai choisi
trois entrées dans votre biographie et dans votre parcours intellectuel, trois points qui
interpellent la situation actuelle de la Tunisie.
1/ L’intrication entre expérience de vie et cheminement intellectuel
Dans votre jeunesse, vous avez été un résistant pendant la 2ème Guerre mondiale et rallié au
Parti communiste français entre 1941 et 1949. Ces deux expériences ont largement marqué
votre vie intellectuelle et influencé vos démarches scientifiques.
Vous entrez au CNRS en 1950 3 où vous menez des travaux d’ethnologie sur le terrain
français, une « sociologie du présent » sur des questions comme la rumeur, la mort, les
intellectuels4… Vous avez animé la revue Arguments5 puis vous fondez en 1961, avec Roland
Barthes et Georges Friedmann la revue Communications que vous codirigez jusqu’à ce jour6.
Amoureux du cinéma, vous devez beaucoup à cet art que vous commencez à fréquenter dès
l’adolescence. Vous parlez de façon personnelle du cinéma comme un art intrinsèquement lié
à l’histoire du XXème siècle dans plusieurs ouvrages sur le cinéma : Le cinéma ou l’homme
imaginaire, Les Stars, L’esprit du temps et dans de nombreux articles de revue 7…
1
Titre de la conférence : Ordre, désordre, organisation : dans le monde physique, dans le monde biologique, dans le monde
humain.
2
Tahar Hammami est en train de traduire Enseigner à vivre. Manifeste pour changer l’éducation, Actes Sud, collection «
Play Bac », 2014, 132 p. Hana Subhi, professeur de langue française à l’Université Paris-Sorbonne d’Abou Dhabi a été
récompensée en 2014 à l’Académie Bayt Al Hikma (Tunisie) pour sa traduction du français vers l’arabe de La méthode,
Tome 5 : L’identité humaine, l’humanité de l’humanité d’Edgar Morin, publiée par l’Institution Abou Dhabi pour la Culture
et le Patrimoine, collection Kalima
3
Edgar Morin est aujourd’hui directeur de recherche émérite du CNRS.
4
Dirait-on aujourd’hui « Histoire du temps présent » ?
5
Avec Kostas Axelos et Jean Duvignaud, Editions de Minuit, parue de 1956 à 1962. En accès libre sur le site
www.cairn.info.
6
Avec Nicole Lapierre. Dernière livraison, n° 95, 2014, sur le thème « Les incertitudes ». Consultable sur www.cairn.info
7
La Nef (1943-1981), France-Observateur (1954-1964)…
Vous êtes également auteur de scénarios (pas toujours reconnus ou approuvés par vous) et de
films : Chronique d’un été, coréalisé avec Jean Rouch en 19618 (avec Marcelline Loridan) est
caractéristique de votre attitude expérimentale. On y voit à l’œuvre votre quête pour
comprendre l’humain (et pas seulement l’homme, afin d’inclure la part féminine, essentielle).
Dans Chronique d’un regard9, un documentaire qui vient de sortir en France et projeté hier à
L’Agora, les auteurs vous font revenir sur vos idées et ce que le cinéma vous a permis
d’expérimenter, de penser. Il serait bon qu’on projette ce film prochainement pour nos
étudiants de cinéma et autres amateurs.
2/ L’importance de la pédagogie, repenser la communication et l’usage du savoir
La Tunisie est au seuil d’une réforme du système éducatif vitale pour l’avenir. Nous vivons
depuis un certain temps une crise du savoir et de la transmission. Beaucoup de lourdeurs et
des dangers planent : le serpent de mer de l’identité menace, lui qui n’a pas disparu des débats
et querelles réactivés depuis 2011. Aussi, vous lire ou vous relire inspire, est source d’idées.
Vous êtes en effet un militant infatigable de l’éducation, vous appelez à la nécessité d’innover
dans la transmission : « enseigner c’est apprendre à vivre ». Vous incitez à « enseigner la
compréhension ». La pédagogie de l’erreur et de l’échec sont les mots clés de votre travail
comme vous prônez l’interdépendance entre sagesse/savoir/Information.
Vous êtes également un relieur entre les cultures littéraires, artistiques, scientifiques et
techniques et ce qu’on peut appeler la culture de masse, la culture médiatique, ordinaire 10. Or,
nous avons besoin -en ce moment de crise- de relais et de liens. Nous sommes devant la
nécessité de fabriquer et de multiplier les relais du savoir, à l’intérieur de l’université et à
l’extérieur, comme nous avons besoin de relier les savoirs et la vie, le savoir et nos besoins
individuels et collectifs, le savoir et le développement politique, culturel, économique qui
nous manquent. Le lecteur de votre œuvre de relayeur et de relieur des connaissances et des
cultures peut trouver des pistes.
3/ La démarche et l’attitude envers la connaissance, le nœud de votre itinéraire
Vous êtes le père du fameux terme « Complexité », un programme de réflexion que vous avez
déplié méthodiquement depuis les années 1980, autour des différents savoirs. On peut lire par
extraits, par petits bouts, dans le désordre votre œuvre majeure, La Méthode11 dont l’ambition
encyclopédique et épistémologique est pleine de ressources.
L’histoire du cinéma français date l’entrée du synchrone dans le cinéma français avec ce film
Réalisé par Céline Gailleurd et Olivier Bohler (1h21’), 2014. Extraits lus par Mathieu Amalric
10
Cf. notamment Relier les connaissances. Le défi du XXème siècle. Journées thématiques conçues et animées par Edgar
Morin, UNESCO, Seuil, 1999.
11
Parue en 6 volumes entre 1977 et 2004.
8
9
La complexité étant un mode de pensée, vous êtes un praticien de la transdisciplinarité (la
sociologie, l’anthropologie, la psychologie, l’histoire … et aussi -et c’est important pour notre
université- la biologie, la physique, la chimie…). Tout en défendant la spécificité de chaque
champ disciplinaire, vous appelez à relier les savoirs selon l’apport de chacun pour soupeser
les contradictions, ne pas gommer les incertitudes et les illusions que recouvre chaque
phénomène. Dans une posture de quête toujours à vif, vos questionnements sont branchés sur
le concret, accrochés à la vie et à ses mystères. L’ambiguïté, l’échec, l’erreur, la connaissance
de la connaissance font partie pour vous des chemins de la connaissance. Pour la Tunisie
aussi, qui doit dessiner l’avenir de ses écoles, collèges, lycées et universités, le défi d’intégrer
ces pédagogies dans les pratiques et les méthodes est essentiel.
Je finirai par un mot sur la dernière réédition de votre ouvrage de 1957 sur Les stars12, un
ouvrage léger et grave, qui nous parle encore. On y retrouve une lecture de l’histoire de
l’Europe, de la France et des Etats Unis à travers la fabrication du star system puis de son
déclin13. Vous montrez que le cinéma « problématise le bonheur » et que le rapport aux stars
est une forme de religion profane, une forme de lien entre le divin et l’humain forgé par les
attentes des spectateurs.
Edgar Morin, vous le savez, la Tunisie traverse une période historique, où se profilent toutes
sortes de possibles, où se déploient toutes sortes de difficultés. L’enjeu d’un futur
démocratique semble envisageable mais on découvre en chemin que les problèmes à affronter
sont considérables. Dans un de vos derniers ouvrages, vous en appelez à l’optimisme de la
volonté, à l’initiative, à l’entreprise, à trouver « une autre voie ». Dans des écrits moins
exaltés, vous dites : « nous sommes condamnés à résister ». « Résister », « changer de voie »,
ces mots parlent aux Tunisiennes et aux Tunisiens, alors que nous vivons un peu d’espoir et
beaucoup d’inquiétudes mêlées.
Avec votre conférence d’aujourd’hui, on va se projeter dans l’avenir, proche tout au moins.
Vous n’avez pas pu clôturer, le 18 avril dernier, la troisième session symposium de
l’Université de la Manouba placée sous le thème des « Représentations ». Comme un ange
annonciateur, vous êtes venu nous parler d' »Ordre et désordre » [et organisation], thème de la
4ème session qui se tiendra en avril 2016.
A voir la belle salle qui vous fait face, vous comptez des admiratrices et des admirateurs
fidèles qui ne se sont pas laissé décourager par le désordre de notre organisation. Le public est
venu de partout pour écouter et pour débattre. Cela fait plaisir de voir autant de gens
rassemblés pour réfléchir et pour parler en communion.
Nous vous écouterons en pensant à notre présent, pour essayer de le comprendre aussi, à
travers l’humain qui vous est cher et qui doit rester au centre de nos préoccupations. Un débat
12
13
Edition du Seuil, Collection « Le Point Essais », 2015, 188p. Réédition de la troisième édition préfacée en 1972.
Avec les suicides de Marylin Monroe, Martine Carol, la mort de James Dean…
suivra parce que le plus important est de tisser ensemble, par l’échange et la discussion,
l’avenir (incertain ?) qui est déjà là.
Merci, Edgar Morin, de contribuer à animer quelques moments de pensée collective et de
débat dans l’enceinte de notre université qui en a bien besoin.
La version arabe du texte a été publiée dans la revue Al Fikr al jadid n° 3, Tunis, juillet 2015, pp. 115118.