Penser la création aujourd`hui
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Penser la création aujourd`hui
1 Journées ForFor Namur 23-24 janvier 2014 Le Credo des chrétiens, que donne-t-il à penser en post-modernité ? Penser la création aujourd’hui André Fossion Si l’on s’en réfère au Credo, la création est l’œuvre des trois personnes divines - Je crois en Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible - Je crois en Jésus-Christ… par lui tout a été fait - Je crois en l’Esprit Saint… qui donne la vie 1. La création non pas comme premier moment mais comme un processus inachevé Pour beaucoup, l’idée même de création tourne le regard vers le passé. Elle est même parfois réduite au big bang ! Dans la perspective biblique, l’expérience fondamentale de la création trouve son point d’ancrage dans le présent. C’est au présent que l’on reçoit « la vie, le mouvement et l’être »(Ac 17,28). Effectivement, c’est au présent que nous éprouvons la vie comme donnée. C’est au présent que nous pouvons reconnaître que nous nous ne sommes pas à l’origine de notre propre existence. Nous ne tenons pas la vie par nous-mêmes comme si nous étions la source de notre existence. Le fait d’ailleurs que nous sommes mortels et que la vie est fondamentalement fragile nous la fait éprouver, dans le moment présent, comme reçue. Et cette vie reçue, nous l’éprouvons aussi comme bonne, puisque spontanément nous nous y attachons et que nous désirons la vivre de la meilleure façon. C’est de cette expérience au présent que peut naître au cœur de l’homme la pensée d’une puissance mystérieuse et bienveillante de qui nous tenons la vie et à laquelle nous pouvons nous confier. C’est cette expérience au présent qu’expriment, en fait, de manière symbolique, les deux récits de la création dans le livre de la Genèse. Mais la création ne se limite pas au présent. Elle s’étend sur l’histoire. La création, en effet, englobe le passé, le présent et même surtout l’avenir. En effet, nous ne sommes pas au bout de notre création. Au contraire, elle est encore à venir. Et Dieu nous a créés inachevés afin que nous soyons rendus partenaires de notre propre devenir. Ainsi notre regard est-il appelé à une conversion radicale : la création est devant nous. Comme le dit Saint-Paul, «Les souffrances du temps présent ne sont rien par rapport à la gloire qui doit se révéler en nous. (…) La création toute entière gémit dans les douleurs de l’enfantement » (Rm 8,18-22). C’est pourquoi on peut dire que la puissance créatrice de Dieu accompagne l’histoire humaine pour la relancer sans cesse. Ainsi l’histoire est-elle la création continuée, non point comme une ligne continue, mais comme un mouvement de donation qui se reprend, se surpasse et s’excède. Ainsi, peut-on dire que la création est ordonnée à la recréation : « Voici que je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21,5), lit-on dans le livre de l’Apocalypse qui clôture le canon des Ecritures. Ainsi ne sommes-nous pas au bout de notre expérience du don de Dieu. Celui-ci peut nous réserver encore bien des surprises. Mais pour avancer vers cette création qui vient, il nous faut savoir lâcher prise et abandonner. « Va, quitte ton pays pour le pays que je t’indiquerai » (Gn 12,1). Lâcher prise, partir, mourir à ce qu’on a connu fait ainsi partie du dynamisme de la vie elle-même. « Pour la Bible, dit JeanMichel Maldamé, la mort n’est pas un accident futur, elle habite la vie depuis l’origine d’un 2 être qui est pris dans le flux du temps. La science nous apprend qu’elle est elle-même une condition de possibilité de la vie, de toute vie et donc aussi de la vie humaine 1 ». Ces perspectives éclairent la question qui nous est posée à l’intime de notre humanité. Sommesnous des êtres vivants dont l’horizon est la mort ou bien des êtres mortels dont l’horizon est la vie ? Le christianisme, par sa pensée de la création, affirme cet horizon de vie à travers et au-delà de la mort. La foi en la résurrection est une confiance en la puissance qui nous tient en vie maintenant. En quoi, cette puissance qui nous suscite à la vie serait-elle incapable de nous re-susciter ? Pourquoi faudrait-il que nous soyons destinés au néant alors que nous en avons été tirés ? La résurrection comme création nouvelle n’est pas moins improbable, n’est pas moins impossible que notre première création. 2. La création non point dans le langage de la causalité dans le langage du don Si l’on pense Dieu en termes de « causalité », alors, forcément, face à l’expérience du mal, on le rend responsable, on lui reproche de ne pas intervenir, bref, « on le met en cause ». Or, de manière constante, la tradition chrétienne a toujours refusé que l’on puisse rendre Dieu responsable du mal qui nous arrive. C’est pourquoi, par exemple, le juron au sens fort – « Nom de Dieu ! » - qui attribue à Dieu la responsabilité du malheur qui nous advient, n’est pas permis ; ce serait mal parler de Dieu et en dire du mal. Dieu n’est pas la cause du mal. Pas plus d’ailleurs qu’il n’est la « cause » de notre vie. Il est vrai que la tradition a pu parler de Dieu en termes de « cause première », mais, en toute hypothèse, c’est un langage qu’il nous faut dépasser pour penser Dieu. Comment pourrait-on d’ailleurs aimer une « cause » ? Dira-t-on que les parents sont la « cause » de leurs enfants ? Le langage de la cause n’est pas approprié pour parler de la création par Dieu, mais bien celui du « don » qui est un langage de relation, d’alliance. Dans le langage biblique, la création est pensée comme don, comme acte de communication. Dieu crée par sa parole, s'adresse à sa créature en lui donnant le monde: "Voici que je vous donne...."(Gn 1, 29). Il lui donne aussi de parler et d'humaniser le monde par sa parole: "Le Seigneur Dieu modela du sol toute bête des champs et tout oiseau du ciel qu'il amena à l'homme pour voir comment il les désignerait. Tout ce que désigna l'homme avait pour nom "être vivant" (Gn 2, 19). On est ainsi d'emblée dans un langage de communication, de don, d'alliance, de réponse, de reconnaissance, de responsabilité. Dieu donne et, en donnant, fait advenir la créature dans une autonomie "responsable". Le langage du don pour penser la création permet de mieux aborder la question du mal. Entendons ici le mal comme "mal subi", indépendamment du péché (le mal commis). Quand Dieu donne la vie, il confère à la créature une autonomie; il y a donc un espace entre Dieu et sa créature. Dieu n'est pas à son égard une "assurance tout risque"; il n'est pas à l'égard de l'humanité comme une puissance hyper-protectrice. En nous créant, Dieu ne nous protège pas de tout risque. S'il en était ainsi, pourrions-nous encore aimer Dieu? Pourrions-nous être libres? En fait, Dieu, dans le mouvement même de la création comme don, Dieu limite sa propre puissance par rapport à la création. "La vie, écrit Michel Serres, nous la devons à la retenue de Dieu, créés que nous sommes dans les marges de Sa réserve 1 Jean-Michel MALDAME, Le péché originel. Foi chrétienne, mythe et métaphysique, Collection « Cogitatio Fidei », n°262, Cerf, Paris, 2008, p.275. 3 (...) Nous devrions nous retenir chacun surtout nous abstenir ensemble, investir une part de la puissance à l'adoucissement de notre puissance. (...) L'humanité est humaine quand elle invente la faiblesse - laquelle est forcément positive"2 . On peut parler, à cet égard, d'une certaine démaîtrise de Dieu par rapport à sa création. Dieu ne crée pas le mal, mais en créant il en prend le risque. La distance entre Dieu et la créature permet le jeu de la libre réponse et l'histoire de l'alliance; mais, en même temps, elle est ce qui rend possible l'insinuation du mal. Les sciences contemporaines de la nature montrent que le monde n'est pas réglé par les lois stables; le monde, l'univers est turbulence et est rempli de hasard, d'imprévisibilité. "Ce monde qui semble renoncer à la sécurité des normes stables et permanentes est certes un monde dangereux et incertain.I l ne peut nous inspirer nulle confiance aveugle, mais bien peut-être le sentiment d'espoir mitigé que certains textes talmudiques ont, paraît-il attribué au Dieu de la Genèse: Vingt-six tentatives ont précédé la genèse actuelle et toutes ont été vouées à l'échec. Le monde de l'homme est issu du sein chaotique de ces débris extérieurs mais il ne possède lui-même aucun label de garantie; il est exposé, lui aussi, au risque de l'échec et du retour au néant. "Pourvu que celui-ci tienne (Halway Shéyaamod), s'écrie Dieu en créant le monde, et ce souhait accompagne l'histoire ultérieure du monde et de l'humanité, soulignant dès le début que cette histoire est marquée du signe de l'insécurité radicale"3. Là où la science nous avait montré une stabilité immuable et pacifiée, nous comprenons que nulle organisation, nulle stabilité n'est, en tant que telle, garantie ou légitime, aucune ne s'impose en doit, toutes sont produits des circonstances et à la merci des circonstances"4. Ainsi, peut-on dire que la création est exposée au risque; elle est risquée pour l'humanité comme pour Dieu lui-même. Il peut en être affecté ainsi que nous le croyons puisque dans la foi chrétienne, on reconnaît que Dieu, en son Fils, s'est risqué dans l'histoire humaine au point d'en mourir. C'est dans une création risquée que la vie va frayer son chemin. Pour faire le point : « Dans la littérature biblique et ses traditions d’interprétation tant juive que chrétienne, l’idée de création place tout ce qui est sous l’indice d’une bonté originelle – une option loin d’être évidente si l’on se place sur un plan d’histoire des mythes et des religions. L’idée de création consiste à voir le monde comme une donation première, une surabondance pétrie de gratuité – conceptions aux antipodes d’une nature instituée comme instance de rétribution par on ne sait quelle justice immanente. L’idée de création consiste à placer au principe de tout une intention d’une générosité telle qu’elle assume le risque 2 M.SERRES, Le Tiers-instruit, Paris, François Bourin, 1991, pp.183-185. 3 A.NEHER, "Vision du temps et de l'histoire dans la culture juive", in Les cultures du temps, Paris, Payot, 1975,p.179. 4 I.PRIGOGINE et I.STENGERS, La nouvelle Alliance. Métamorphose de la science, Bibliothèque des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1979, pp.295-296. 4 d’enclencher une histoire encore à écrire et qui, pour ce faire, ne craint pas de susciter des êtres appelés à répondre d’eux-mêmes et de leur destinée 5» 3. La création comme don de la liberté et de la responsabilité ; le péché comme inversion du mouvement de la création. La promesse originelle du salut. L’œuvre créatrice de Dieu telle que la présente la Bible commence précisément par le don de la liberté, par une permission sans limite, mais dans la responsabilité. « Tu peux manger de tous les arbres du jardin ». Cette permission sans limite, comme on l’a vu au chapitre précédent, est assortie d’un interdit protecteur qui n’est pas une contrainte puisque l’homme garde toujours la possibilité de l’enfreindre mais qui le met en garde, éveille sa liberté et le rend responsable face à la vie et à la mort. Dans ce récit, tout commence par le don d’un jardin magnifique et par une permission sans limite « Tu peux manger de tous les arbres du jardin ». Ensuite, vient une interdiction « Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas car si tu en manges, tu mourras certainement ». Cette interdiction n’est pas une contrainte, elle laisse la possibilité de la transgresser, mais, ce faisant, elle éveille la liberté en la rendant responsable de la vie et la mort. L’être humain sait désormais qu’il peut agir de manière à inverser la création et à se diriger vers la mort. Mais en quoi consiste cet interdit ? Ce qui est important de comprendre ici, c’est que l’interdit n’est pas là pour limiter la permission mais, au contraire, pour la rendre possible. C’est comme si Dieu disait « Je vous donne la vie, mais, de grâce ne tuez pas ». L’interdit « ne tuez pas » va en même temps que la permission de vivre ; l’interdit de la violence donne aux uns et aux autres la liberté de vivre, en sécurité. Ou encore, c’est comme si Dieu disait « Vous pouvez aller partout et emprunter toutes les routes, mais attention : roulez à droite pas à gauche ». Pourquoi ? Parce qu’il y a de l’autre. Si on roule n’importe comment, il y aura des embouteillages et des accidents et ainsi la permission d’aller et venir sera rendue impossible. En fait, l’interdit de rouler à gauche n’enlève rien à la permission de circuler; au contraire, il la rend possible. De la même manière, l’interdit de Dieu loin de limiter la permission, la fonde, la garantit, la rend possible. En réalité, ce qui est interdit, c’est non point la liberté, mais l’arbitraire, c’est-à-dire une manière d’être qui consiste à faire n’importe quoi, dans la totale irresponsabilité à l’égard d’autrui comme de soi-même. Ainsi, l’interdit de la « connaissance du bien et du mal » peut-il être compris comme l’interdit de décider arbitrairement du bien et du mal, c’est-à-dire de faire n’importe quoi, d’être sans foi ni loi. Si tel était le cas, ce serait alors la loi de la jungle, la destruction du lien social et la fin de la vie elle-même. Le rôle de l’interdit fondateur, comme on l’a vu plus haut, est de rendre la permission, la liberté et la vie possibles. Mais, ici, en nous laissant toujours guidés par le récit de la Genèse, arrêtons-nous quelque peu au surgissement du péché au cœur de l’humanité. Rappelons-nous, le discours du serpent change la fonction de l’interdit. Son propos a pour effet d’en travestir le sens, de jeter la suspicion sur la bonté de Dieu et de diviser. Sous le regard du serpent, en effet, Dieu apparaît, comme un concurrent dont l’homme ferait bien de se méfier et de se défendre. Le serpent ne propose pas à l’être humain de faire le mal, En fait, il l’attire par le désir du bien, 5 Benoit BOURGINE, « L’idée de création dans la théologie contemporaine », in Que soit ! L’idée de création comme don à la pensée, collection « donner raison, « Editions Lessius, Bruxelles, 2013, p.153. 5 mais en le trompant ; il fait passer pour un bien désirable ce qui, en réalité, relève d’un imaginaire trompeur. Et ce n’est qu’après-coup que l’homme sort de d’imaginaire et se rend compte du mal qu’il a commis. L’homme ne voulait pas le mal, mais dans son désir de vivre, il a commis le mal, en étant trompé, en se laissant piégér, par bêtise et en quelque sorte par surprise, à cause d’une imaginaire faussé. Cet imaginaire faussé l’a conduit à la méfiance et, de là, à la violence. « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font » dit Jésus sur la croix, attestant ainsi que l’homme, jusque dans sa faute, n’est pas mauvais, mais se trouve pris au piège du mal qu’il fait Ainsi, pourrait-on dire, le péché est-il entré dans l’humanité – en nous tous et en chacun – par le biais d’un imaginaire faussé qui a conduit à la peur, à l’armement et à la violence. Telle est la petite voix du serpent qui parle en chacun d’entre nous : elle séduit par ses douces promesses de vie, mais en nous armant de convoitise qui fait de l’autre – des autres comme du Tout Autre - un ennemi. Et une fois que la spirale de violence s’installe, elle devient un fait social qui perdure, qui s’institue et conduit à la commettre non plus seulement par bêtise, ni même par la force des choses, mais aussi par calcul et par malice. Ainsi, le pécheur surpris au départ par le mal qu’il a fait, ou précédé par le mal qui l’entoure, peut-il être conduit à se complaire dans le mal et à le commettre par malice. Le péché apparaît ainsi non point comme l’infraction à un ensemble de règles qu’un Dieu autoritaire nous imposerait en nous menaçant des pires peines. Il est moins encore un plaisir volé à Dieu ; un plaisir que Dieu, courroucé par le nôtre, se réserverait jalousement. Non, le péché, fondamentalement, est une inversion du mouvement de la création ; à l’inverse du dessein de Dieu qui nous destine à la vie, le péché est le mal que l’on fait à soimême ou aux autres, par bêtise, mais aussi par malice. Le péché, c’est mettre de la mort là où il y avait un appel à la vie. Personne n’en est exempt. Mais, ne l’oublions pas, si le péché affecte l’humanité dès l’origine, l’humanité garde sa grandeur. Une promesse de salut plus originelle encore lui est donnée : un jour, nous dit le récit de la Genèse, le lignage de la femme – l’histoire humaine – écrasera la tête du serpent (Gn 3,15). L’histoire, certes, sera blessée à mort par le mal, mais un jour celui-ci sera vaincu. Telle est la promesse inaugurale qui, selon la Bible, ouvre l’histoire humaine. Et pour nous chrétiens, cette promesse a été accomplie en Jésus-Christ. 4. Les rapports Homme – Nature 6 Contrairement à ce que l’on pense généralement, les récits de la genèse ne constituent pas un discours théologique et anthropologique contenant une révélation unique et quasiment indépassable sur l’être humain. Les récits de la genèse appartiennent à un genre mythique qui n’est pas le seul et qui peut entrer en complémentarité, en tension ou même en opposition par rapport à d’autres discours. Dans le récit de la genèse, l’homme apparaît comme appartenant à la nature et aussi en dehors, puisqu’en effet, il est à l’ « image de Dieu » et qu’il reçoit un statut de « domination » se manifestant notamment dans le pouvoir de nommer les choses. Ils sont 6 Dans les deux points qui suivent, je m’inspirerai de André Wénin, « Humain et nature, femme et homme : différences fondatrices ou initiales. Réflexions à partir des récits de la création en Genèse 1-3. » in Recherche de science religieuse, juillet septembre 2013, tome 101,3, pp.401-420 6 « mâles et femelles », termes qui les apparentent aux animaux. Les êtres humains sont ainsi situés entre Dieu et les animaux. « Etre à l’image de Dieu » n’est pas un acquis pour l’être humain puisqu’il appartient aussi à l’animalité, mais une tâche ; cela dépend de son « faire ». « Etre à l’image de Dieu » est une responsabilité, un projet, un devenir. La domination de l’homme sur la nature n’est pas sans douceur. Le fait que la nourriture offerte soit végétale implique une relation pacifiée entre l’être humain et le monde animal. Cette société pacifique avec les animaux et entre les êtres humains est à l’image de Dieu. Etre à l’image de Dieu, c’est donc retenir sa propre puissance comme Dieu lui-même le fait en se retirant le septième jour de la création pour que l’humanité advienne. Le récit de la genèse ébauche un point de départ et dessine un horizon à atteindre de manière responsable. Cette fin, on peut la voir figurée, par exemple, dans Isaïe 11,5-9 : « Le loup habitera avec l’agneau ; le lion comme le bœuf mangera du fourrage, le nourrisson jouera sur le nid de la vipère. On en commettra ni mal ni destruction, car la terre sera remplie de la connaissance d’Adonaï comme la mer que couvrent les eaux ». Dans genèse 2, l’être humain, de nouveau, est décrit comme appartenant à la nature, à l’humus, mais le don de l’haleine annonce sa position émergente. Là, il reçoit la charge du jardin : non pas le dominer, mais le garder, le cultiver. le surveiller, en prendre soin. Pour cela, l’être humain ne doit pas se laisser dominer par l’animalité (cf. Le serpent tentateur, l’animal tapi en Caïn), qui demeure en lui, dont il est issu, mais dont il doit se dégager. Le récit de la genèse donne donc une position d’émergence de l’homme par rapport à une nature qu’il est appelé (projet, responsabilité) à cultiver, à entretenir, avec douceur, de manière pacifiée, sans se laisser dominer par l’animalité à laquelle il ne cesse d’appartenir. Il faut noter que ce type de discours n’est pas unique dans la Bible. Le psaume 104 loue les œuvres de Dieu « La terre est remplie de tes créatures ». L’homme ici n’est pas énoncé en position émergente ; il fait partie du mouvement incessant de la vie donnée et que l’on rend en cédant sa place à d’autres en retournant à la poussière. De même dans Job 38,41, l’homme apparaît comme n’ayant aucune prise sur le temps qu’il fait ou sur le temps qui passe. Pas de maîtrise de l’homme sur la nature donc. Le réel résiste. L’homme est, en définitif, bien limité. Certaines pages de la Bible relativisent radicalement l’idée d’une centralité de l’être humain dans la création et le préviennent du danger de se croire le maître des choses. 5. Les relations homme - femme On interprète souvent (comme d’ailleurs dans le Nouveau Testament) le récit de la Genèse pour fonder le mariage monogame et indissoluble (« une seule chair ») sous l’autorité de l’homme de qui Eve a été tirée. »Clivage prétendument « naturel », entre homme et femme, supériorité indiscutable du premier sur la seconde, allant souvent de pair avec son instrumentalisation ; dévalorisation de la sexualité parfois même dans le cadre du mariage, mais survalorisation de la fonction maternelle, sacralisation de la famille classique : tout cela heurte de plein fouet la sensibilité moderne » (Wénin, 410). Adam ne signifie pas « homme masculin » ; c’est l’être humain au sens générique du terme. La côte d’Adam signifie aussi « côté ». Il faut donc voir ici la séparation d’un être générique en deux. La femme est présentée à l’homme comme « secours comme son vis-à- 7 vis ». Ce vis-à-vis inclut la différence et n’exclut pas la confrontation voire l’affrontement. C’est ce « secours comme un vis-à-vis » que ne peut donner à l’être humain le monde animal. Le « vis-à-vis » ne signifie pas non plus complémentarité, mais différence. Le terme « comme » laisse une indétermination ; on n’est pas dans une sorte de définition ontologique de la différence homme-femme. L’anesthésie où est plongé l’être humain au moment de sa séparation suggère que l’origine de l’un et de l’autre échappe à chacun. L’autre apparaît comme un don qui permet d’échapper à l’isolement. « Celle-ci, cette fois, est os de mes os, chair de ma chair ; celle-ci sera appelée femme (ischa) par ce que d’homme (isch), elle a été prise, celle-ci ». Cet émerveillement se traduit la reconnaissance d’un don qui ravit, mais, en même temps, c’est la distance qui est biffée. L’homme parle de la femme, mais ne lui parle pas. Il s’en rapproche, mais en la ramenant à lui, à sa propre chair. L’homme se fait le centre et la femme dépend de lui. On donc affaire à une réaction de l’homme inappropriée ; elle est déjà l’effet d’une convoitise dont parlera le texte plus loin. Il criera aussi son nom « Vivante, car elle est la mère de tous les vivants » en la ramenant ainsi à sa fonction maternelle. « Dans tout ceci, il est bien difficile de dire qu’une quelconque réciprocité soit au rendez-vous » (Wénin 415). « C’est pourquoi l’homme abandonnera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme et ils deviendront une chair unique ». Il n’y a pas de terme hébreu ici qui signifie l’union conjugale ou la mariage. On est toujours ici, en-deçà de tout discours sur l’union conjugale, dans la question de la différenciation initiale homme-femme. Le terme « une seule chair » ne désigne pas le couple, mais la personne. Ce qui signifierait que l’homme et la femme deviennent l’un et l’autre soi-même face à l’autre. S’attacher à sa femme, c’est, en ce sens, devenir soi-même, mais non point se fondre en une seule chair. « L’examen d’éléments du discours vétérotestamentaire longtemps considérés comme essentiels pour fonder et penser deux différences classiques (être humain-nature, hommefemme) considérées comme fondatrices de l’anthropologie chrétienne a montré que celle-ci a largement sous-exploité la complexité des récits de la Genèse, voire n’en a retenu que ce qui était susceptible de fonder ou de conforter sa propre position, sans plus laisser le texte questionner celle-ci » (Wénin 418). « L’enjeu n’est pas de savoir ce qu’est l’humain, mais quel chemin il va prendre. La perspective n’est pas ontologique, mais éthique » (Wénin, 419), dans l’espérance que la création tout entière sera elle aussi libérée de l’esclavage de la corruption. (Rm 8,19-21). 6. La création dans les traditions de l’Inde 7 « Les récits des origines constituent moins un savoir sur le passé que sur le fonctionnement du cosmos, nos manière de nous y insérer et notre rôle dans la société. Bouddhisme : (…) « Le commencement du monde et la fin du monde n’intéressent pas le Bouddha.(…) Sans regret sur le passé ni projection sur l’avenir, l’instant présent apparaît 7 Extraits de Jacques Scheuer, « L’inde : l’absence de création donne-t-elle à penser ? » in Que soit !, op.cit, 193205. 8 comme le seul lieu d’une libération possible. ; c’est à accepter de voir les choses telles qu’elles sont, dans leur précarité et leur impermanence, que je puis travailler progressivement à l’extinction (nirvana) du feu des désirs et des illusions. (Le silence du Bouddha), c’est aussi une mise en cause radicale de toute représentation idolâtrique d’une Origine ou d’une fin » Hindouisme : « Dans les Upanishads, nous apprenons à inverser un mouvement centrifuge qui pouvait sembler spontané, naturel : c’est que l’Absolu ne saurait être l’objet ou l’objectif de notre quête et de notre pensée ; il en est bien plutôt l’origine et la source. (…) Ce qui s’impose, c’est l’évidence de l’Absolu, l’omniprésence d’un Réel qui n’est pas perçu comme « autre » ou « différent ». Ou plutôt, l’évidence d’une Réalité par rapport à laquelle, en fin de compte, en dernier ressort, rien n’apparaît comme autre, différent ou « second ». (…) La pente de la tradition indienne de la non-dualité suggère l’évidence , l’éblouissement de l’Absolu, au point de gommer la réalité d’un monde ou d’individus qui serai(en)t différent(s) de Lui / Cela. « La délivrance est essentiellement reconnaissance des rythmes qui traversent toute réalité, des vibrations de l’énergie qui l’anime. Bien que Shiva soit souverainement autonome et inaccessible en son mystère, il ne cesse de se manifester dans le monde ou, plutôt, le monde n’est autre que la manifestation lumineuse de sa créativité débordante » « De la source première à la manifestation la plus humble ou la plus déroutante, il n’y a aucune interruption dans la pulsation de l’énergie créatrice, aucune déperdition de conscience pour celui qui serait capable de « reconnaître », à travers les mailles du réseau, la vérité de toute réalité telle qu’elle est essentiellement ». 7. La création dans l’Islam 8 « La création est suscitée par Décret divin : Dieu décrète, quadâ, et cela est. La création est l’effet de la toute-puissance souveraine et absolue de Dieu. Rien ne vient à l’existence sans son commandement ». « Les cieux et la terre sont créés par lui, ils lui appartiennent ». « Comme dans la Bible, la création se produit en six jours, mais tout en s’asseyant ensuite sur son Trône, Dieu continue de régir l’univers. » « Tout dans le Coran nous indique que la révélation concerne avant tout cet être tout à fait particulier qu’est l’être humain ». « La destinée de l’homme est dans le mains de son Créateur . Mais ce Seigneur a en même temps révélé sa bienveillance envers cet être humain car il lui révèle Sa guidance pour qu’il puisse accéder à son destin ». « L’islam est dans sa dimension essentielle l’acte de foi du musulman qui est conscience profonde de relativité, remise de soi, abandon, confiance, réceptivité, paix et sérénité ; conscience d’une dépendance absolue de l’existence du créé ». « Pour le Coran, la résurrection en vue du jour de la rétribution est une deuxième création. 8 Selon Emilio Plati « L’idée de cxréation dans l’islam », in Que soit !, op.cit., p.179-192. 9 De la réponse, de l’engagement envers Dieu, dépend le salut de l’être humain. » La grande question que suscite le Coran est celle de l’omnipotence divine et le statut de l’être humain, doté de facultés humaines qui lui permettent d’agir. « Tout ce qui se produit entre ciel et terre est inscrit dans le Livre de Dieu avant la création de l’homme » (sourate 57). Certains courants affirment cependant « que l’être humain a la faculté d’agir librement » « La théologie musulmane classique déniant la créativité de l’être humain met le musulman en position terriblement inconfortable par rapport à la modernité, qui se fonde sur la créativité ». « De nouvelles générations musulmanes aspirent à plus de liberté et cherchent à s’éloigner d’une théologie islamiste statique et quasi prédéterministe. Le XXIe siècle nous révèle les tendances quadarites (volonté de liberté et de créativité) qui n’ont en fait jamais cessé d’être présentes dans la conscience musulmane