abstract plagiat, emprunts, cliché : mise en question de l`originalité

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abstract plagiat, emprunts, cliché : mise en question de l`originalité
ABSTRACT
PLAGIAT, EMPRUNTS, CLICHÉ : MISE EN QUESTION DE L'ORIGINALITÉ
ARTISTIQUE ET DISPARITION DE L'AUTEUR DANS LA CARTE ET LE TERRITOIRE DE
MICHEL HOUELLEBECQ
by Vincent B. Guimiot
This paper, in French, explores the theory of authorship behind the controversy surrounding
Houellebecq's use of Wikipedia articles in his last novel, La Carte et le Territoire (2010). The
alleged plagiarism participates in and is revelatory of an aesthetics of borrowing, from the
narrative voice borrowed from a fictional future posterity and proverbial, trite speech to the
works of art inside the novel being mere reproductions of other works (photographs of
roadmaps). The notion of cliché, both linguistic (in the style) and artistic (in the plot), questions
the very concept of originality of the work of art. Be it a reproduction of the world (mimesis) or
of other productions (imitatio), its author's importance is consistantly undermined, and the work
acquires a full autonomy: a production of language speaking itself, instead of being spoken. The
novel thus constructs a complete disappearance of the author, in keeping with theories built by
Borges, Foucault or Baudrillard.
PLAGIAT, EMPRUNTS, CLICHÉ : MISE EN QUESTION DE L'ORIGINALITÉ
ARTISTIQUE ET DISPARITION DE L'AUTEUR DANS LA CARTE ET LE
TERRITOIRE DE MICHEL HOUELLEBECQ
A Thesis
Submitted to the
Faculty of Miami University
in partial fulfillment of
the requirements for the degree of
Master of Arts
Department of French and Italian
by
Vincent B. Guimiot
Miami University
Oxford, Ohio
2011
Advisor : Jonathan Strauss
Reader : Elisabeth Hodges
Reader : Anna Klosowska
Table of Contents
I) La controverse........................................................... 3
II) Les différentes formes de l’emprunt.................................... 8
III) Origine et originalité de la représentation artistique................ 32
Bibliographie :............................................................ 44
ii
Acknowledgements
I wish to express my gratitude to Jonathan Strauss whose advice, encouragements and
understanding helped me throughout the exhausting process of writing this thesis.
I also wish to thank all the faculty of the French and Italian department at Miami
University, who all somehow contributed, over the two years I spent with them, to refine my
approach to literature.
Also deserving my gratitude are all the professors and teachers I was fortunate to have all
my life, the first and last being my parents Bernard and Françoise.
And thank you, Michel Houellebecq, for the philanthropical optimism which runs in your
works and makes reading and studying your books a safe, sound activity.
iii
L'œuvre de Michel Houellebecq s'inscrit dans une continuité, presque une logique, celle
de la controverse. Son dernier roman La Carte et le Territoire a fait les gros titres de l'actualité
littéraire française et internationale non seulement en raison de son prix Goncourt et de ses
personnages puisés dans les personnalités réelles et contemporaines du Tout-Paris, mais
également du fait des accusations de plagiat portées contre le romancier. Le plagiat, avéré,
concerne différentes pages internet publiques donc libres d'accès. Certaines de ces sources,
jamais citées, étant le fruit de collaborations anonymes placées sous une licence autorisant leur
reproduction à condition de reconduire cette même reproductibilité, il a été soutenu que La Carte
et le Territoire était une œuvre libre de droits, tombant dans le domaine public et gratuitement
reproductible. Si la question juridique a depuis été tranchée en faveur des droits de l'auteur, des
problèmes d'ordre littéraire se trouvent soulevés par cette affaire.
D'une part, le statut de l'œuvre d'art, sa naissance et son indépendance par rapport à ses
modèles (qu'il s'agisse d'autres œuvres ou du monde dont l'art est mimesis) se trouvent
questionnés, dans le roman lui-même, en la personne de Jed, artiste peintre et photographe dont
l'œuvre se fait tantôt imitatrice d'une réalité et tantôt copie d'objets fonctionnels, représentés tels
quels, à la manière du readymade contemporain. L'écriture de Houellebecq procède dans une
certaine mesure de ce glanage, à travers les pages décrivant concepts scientifiques et
économiques, lieux, histoires de personnalités diverses, ou encore la fonction officielle du corps
de métier des gardiens de la paix. La comparaison faite dans le roman entre carte et territoire,
entre modèle et représentation artistique, donne son titre à l'œuvre et encourage à considérer la
supériorité de l'imitation.
D'autre part, la réflexion thématique et plutôt explicite sur l'emprunt et la mimétique se
double d'une recherche esthétique du copié-collé. Le style de Houellebecq, en plus des
récitations mécaniques de pages d'encyclopédies par les voix narratives de discours indirects
libres, se caractérise par une utilisation systématique de la parole empruntée. De même que
l'auteur se défendait il y a quelques années de son racisme en invoquant la parole et l'opinion de
ses personnages dans ses romans, il convoque, dans la Carte et le Territoire entre autres, le ondit, la banalité discursive proverbiale (avec son présent de généralité et ses articles définis à
valeur générale), ou encore la voix de la postérité imaginaire, pour mieux dénoncer ses
raccourcis et son manque de finesse. Les mots eux-mêmes sont, de manière très fréquente, des
emprunts : anglicismes parfois naturels, parfois forcés ; expressions consacrées et usées jusqu'à
1
la corde ; mots tirés d'un registre tout différent de leur contexte, comme un surgissement du
discours indirect libre. La présence, parfois, d'un commentaire sur la banalité de ce lexique ainsi
que l'utilisation a priori non systématisée des guillemets, de l'italique, ou leur surprenante
absence brouillent les cartes et invitent à la considération des choix opérés et de l'idéologie sousjacente.
Cet emploi d'emprunts, de la parole fade et impersonnelle, de clichés linguistiques,
rejoint l'idée de cliché en tant que medium artistique privilégié de Jed dans le roman. Le cliché
stylistique se marie aussi très bien avec le cliché idéologique latent chez Houellebecq et dont
l'une des manifestations se trouve dans son utilisation -peut-être volontairement- mécanique
d'archétypes situationnels très télévisuels (on peut penser notamment aux terroristes,
nécessairement islamistes, de Plateforme, ou aux « racailles » de banlieue, toujours responsables
de maux de la société). Ces clichés relèvent même du fantasme, et rejoignent les fantasmes
sexuels mis en scène par Houellebecq dans ses précédents romans. Ceux-ci sont également le
lieu où le cliché, la pauvreté conceptuelle, se traduit par une pauvreté lexicale, révélatrice d'une
crise du langage qui parcourt toute l'œuvre.
Cette crise du langage se découvre, en plus des clichés langagiers récurrents et de la
pauvreté lexicale ponctuelle, dans l'aveu explicite des personnages des romans d'être confrontés à
une incommunicabilité (par refus ou par manque d'inspiration) de leur pensée et de faire preuve
d'un véritable handicap relationnel. Ne rien trouver à dire est à la fois le pendant et l'alternat ive
complémentaire à la logorrhée dont sont saisis les personnages au savoir encyclopédique mais
souvent figé dans une terminologie et une syntaxe techniques, jargonnesques, ou branchées.
Ces mises en avant et mises en abime de l'artificialité, de la copie ou emprunt, de la crise
créatrice, qu'elle soit artistique ou linguistique, constituent une invitation assez explicite de la
part de Houellebecq à reconsidérer le statut d'auteur en général, et sa fonction-auteur propre. En
ce sens, La Carte et le Territoire, roman qui met en scène des écrivains contemporains réels,
présentés à travers le prisme de leur œuvre, et qui les fait disparaître derrière leur production
littéraire, peut se lire comme une interrogation sur l'originalité dans l'art et le langage, donc dans
la littérature. La controverse autour du roman fait donc en fait partie de celui-ci : elle éclaire le
style de l'œuvre qui en retour répond aux accusations par une remise en question qui dépasse le
romancier.
2
I) La controverse
La Carte et le Territoire,
cinquième
roman
de Michel
Houellebecq,
a
été
publié en septembre 2010 par l'éditeur Flammarion. Pour cette œuvre, l'auteur a reçu
deux mois plus tard, le 8 novembre, le prix Goncourt, décerné par sept voix contre deux, et
portant au pinacle un romancier déjà coutumier d'une couverture médiatique exacerbant à la fois
la ferveur de ses inconditionnels lecteurs et les critiques de ses détracteurs. Le prix littéraire avait
échappé à Houellebecq en 1998 (Les Particules Elémentaires), en 2001 (Plateforme) et en 2005
(La Possibilité d'une île). La réputation de l'écrivain tenait alors surtout à des textes taxés de
pornographiques, à la mise en scène d'un nihilisme débouchant sur une apparente misogynie et
un certain racisme, et à la réitération, en interview, de certains de ces propos controversés
présents dans ses fictions, dans la bouche des personnages ou du narrateur.
C'est cependant une accusation inédite pour Houellebecq qui place son dernier opus en
une des divers médias. Vincent Glad publie en effet sur le magazine en ligne slate.fr, quelques
jours avant la sortie officielle du roman, un article établissant des parallèles difficilement
discutables entre des passages de La Carte et le Territoire et différentes pages de la version
francophone de
l'encyclopédie gratuite et participative
Wikipedia.
L'article,
intitulé
« Houellebecq, la possibilité d'un plagiat », fait dialoguer l'accusation à la fois d'une « pratique
illégale » et d'un manquement à une certaine éthique attendue d'un auteur (notamment le fait de
citer ses sources en cas de réutilisation de textes extérieurs) et la minimisation du délit, inscrivant
les faits reprochés dans une certaine cohérence littéraire propre à l'auteur : la pratique est
« logique dans la prose houellebecquienne » ; les emprunts, « qu'on pourrait apparenter à des
«collages» littéraires, n'ont rien de scandaleux en regard du style de Michel Houellebecq » ;
Lautréamont est d'ailleurs cité en exemple de précurseur à ce style du recyclage : « Déjà en 1869,
dans les Chants de Maldoror, Lautréamont faisait son autoportrait à base d'extraits de traité
médical et de manuel d'histoire naturelle. Du Wikipedia avant l'heure. »
Pourtant, la prose laudative du journaliste côtoie et, au final, cède sa place à un bien plus
sensationnel (et vendeur : intelligenceetfrustration.blogspot.com rapporte « un triplement de
l'audience moyenne du magazine en ligne sur la période de la sortie de l'article ») jugement
laissé au lecteur, face aux extraits des deux sources confrontées, du qualificatif retenu : « Plagiat
ou effet de style ? » L'information est reprise par tous les médias (internet, presse papier, et
journaux internationaux) qui, semblant heureux de cette nouvelle controverse attachée à l'auteur
3
des Particules Élémentaires, se contentent pour la plupart de relater la découverte faite par
slate.fr de la réutilisation manifeste par Houellebecq de textes extérieurs sans citer ses sources.
Dès lors, le roman se trouve associé au scandale et teinté de cette réputation d'œuvre plagiaire,
comme le prouve la défense de Houellebecq : « Si les gens le pensent sérieusement, c'est plus
grave, parce qu'alors ce sont vraiment des incompétents, ils n'ont pas la première notion de ce
qu'est la littérature. » (Vebret). Michel Houellebecq fait ici référence à des accusations dont sont
absentes les nuances de l'article originel de state.fr, accusations déformées donc, par le téléphone
arabe médiatique.
Le volet proprement juridique de cette affaire apparaît avec la mise en ligne gratuite par
plusieurs blogueurs, comme Florent Gallaire, « juriste spécialisé en droit du numérique »
(Radenovic), de copies numériques de La Carte et le Territoire. Cette publication se fait au motif
que le roman réutilisant des extraits d'une œuvre de l'esprit (les articles de Wikipedia) distribuée
sous une forme de licence Creative Commons autorisant la copie et la modification à la condition
de placer ces copies sous la même licence de distribution (et donc d'accorder un droit de copie
non-commerciale illimitée à cette copie), le livre tout entier serait attaché à cette licence de
distribution gratuite. L'éditeur Flammarion, en menaçant les internautes de poursuites judiciaires,
a obtenu le retrait de ces publications parallèles, et a déclaré se réserver le droit de demander
réparations pour le préjudice commercial subi. Aucune action en justice n'a en revanche été
considérée contre l'auteur ou son éditeur pour la reproduction et distribution commerciale
d'articles d'encyclopédie.
Différentes notions entrent en jeu dans l'affaire de La Carte et le Territoire : le fait
manifeste, avéré et admis par Houellebecq et son éditeur, revêt plusieurs noms : emprunts,
reprises (mot que Yorric Kermarrec, secrétaire général des éditions Flammarion, utilise mais
« cerclant le terme de guillemets » (Gary)), « tissage » ou « patchwork » appartiennent à la
rhétorique de défense (utilisée dans une interview vidéo du nouvelObs.com (Vebret)) du procédé
d'écriture houellebecquien, un style que l'auteur dit hériter de Borges ou Perec. On pourrait
rajouter la notion de citation (ou d'intertextualité), renvoi plus ou moins explicite, mais jamais
volontairement dissimulé, à une autre œuvre. A l'inverse, le plagiat (« un très gros mot » qui
relève de « l'insulte » pour Houellebecq (Vebret)), la contrefaçon, ou encore le cannibalisme
littéraire sont des termes voisins dépréciatifs d'un travail artistique.
4
Hélène Maurel-Indart, professeur de littérature comparée spécialiste du plagiat, explique
au journal 20minutes.fr (Pudlowski) :
Le plagiat n’est pas un terme juridique du tout; le terme juridique, c’est la
contrefaçon, qui elle est un délit. Le plagiat relève de la critique littéraire. Ce n’est
pas un genre littéraire comme le sont le pastiche, la parodie ou le pamphlet, mais
cela relève de la critique, qui se situe entre l’emprunt créatif et l’emprunt servile.
L’emprunt créatif nourrit les grandes œuvres, qui fait que l’on n’écrit rien de
nouveau, mais que l’on réutilise d’une autre manière, avec une autre vision. Et
l’emprunt servile, c’est du recopiage à la lettre ou du démarquage très habile, mais
sans plus-value.
A l'inverse du délit de contrefaçon, l'intertextualité, dit-elle « est un procédé d’écriture. La
présence dans un texte d’autres textes. Il ne faut pas que les textes insérés soient trop longs ;
qu’ils soient insérés dans un contexte qui renouvelle leur sens, qu’ils leur redonnent une valeur
intrinsèque. » Son verdict concernant Houellebecq est sans appel :
Ce n’est pas du plagiat. A une époque, l’intertextualité, comme collage, prenait la
forme d’allusions très érudites, pour un public qui s’amusait à reconnaître les
références. On peut regretter que les allusions soient désormais plus du côté de
Wikipédia que des grands auteurs. Mais cela correspond bien à la démarche de
Houellebecq, de refléter notre mode de pensée…
La défense de Houellebecq, qu'elle vienne de lui-même, de son éditeur, ou des
universitaires, familiers de l'intertextualité, invoque donc la banalité du procédé, utilisé par
d'illustres auteurs tels Perec et Borges, jusque-là sans confusion possible avec un plagiat
volontairement dissimulé. Que l'intertextualité et l'emprunt fassent pleinement partie du style
houellebecquien semble faire consensus. On retrouve dans ses romans précédents de ces reprises
littéraires plus ou moins explicites.
En 2007, Jean-Louis Cornille, dans « Extension du domaine de la Littérature ou J'ai Lu
L'Etranger » se penchait déjà sur « le mimétisme littéraire de Michel Houellebecq », présent dès
le premier roman de l'écrivain. Le dialogue que Houellebecq initie dans Extension du domaine de
la lutte avec ses prédécesseurs et leurs œuvres oscille selon Cornille entre références explicites
en forme d'hommages et une démarche plus opaque de dissimulation des sources (sources
5
littéraires, donc métaphoriques, qui trouvent un écho concret dans le roman lorsque le narrateur
se trouve effectivement incapable de localiser géographiquement les sources de l'Ardèche).
Les indices laissés par Houellebecq quant aux emprunts qu'il effectue sont de plusieurs
natures. Le pastiche stylistique est pour Cornille aisément repérable : « on peut difficilement ne
pas être sensible au caractère emprunté (ou dialogique, dans le sens où l'entendait Mikhail
Bakhtine) de ces brefs morceaux » écrit-il à propos des fables animalières composées par le
narrateur antérieurement à l'action d'Extension du domaine de la lutte. Cornille identifie la
première fable à La Fontaine, et qualifie de « particulièrement manifeste » « la parodie du style
lui-même parodique de Lautréamont » de la seconde (Cornille 134). Le troisième écrit mis en
abime dans le texte (des fragments et tentatives d'écriture inachevées par le narrateur lui-même)
serait « une certaine imitation du fameux singe éduqué de Kafka » (Cornille 136).
Ailleurs, ce sont des références plus cryptiques à Zola et à Bataille que Cornille perçoit
dans le texte de Houellebecq. Dans Les Particules et La Possibilité, ce sont des concepts
sartriens d'illusion rétrospective et de dégoût du monde proche de la Nausée, ainsi que
l'apparition de Jean-Paul Sartre lui-même, qui nourrissent l'intertextualité houellebecquienne
(Cornille 140).
Ces références sont sinon explicites, en tout cas assumées par l'auteur, qui sans toujours
citer directement ses pairs, ne dissimule pas ses hommages : « Houellebecq ne laisse d'ailleurs
aucun doute planer sur la nature citationnelle de cet extrait lorsqu'il précise que « certains
littérateurs du passé ont cru bon, pour évoquer le vagin et ses dépendances, d'arborer l'expression
sottement ahurie et l'écarquillement facial d'une borne kilométrique » » (Cornille 135).
Cornille oscille dans son interprétation de cette abondance intertextuelle : « c'est ainsi que
certains parmi nous écrivent leurs premiers livres: la formule est loin d'être secrète. Seule l'est
son ampleur. La littérature de Houellebecq se signalerait donc d'emblée dans sa dimension la
plus mimétique » (Cornille 136). Mais l'auteur dont l'œuvre est la plus systématiquement reprise
par Houellebecq est Camus, dont l'Etranger donne son titre à l'article.
Le rapport éthique de Houellebecq au texte de 1942 est plus ambigu. De nombreux
éléments narratifs sont repris dans Extension: l'Arabe sur la plage devient un Noir, la température
qu'on pourrait qualifier d'algéroise au milieu de l'hiver, le refus de Meursault comme de
Tisserand de payer pour des relations sexuelles, etc. Chacun de ces éléments du texte d'origine
est repris non pas tel quel mais modifié : « sans jamais tomber dans le plagiat pur et simple, il va
6
sans dire : l'accent repose sur la transformation, non sur l'imitation » (Cornille 139). Cornille
expose ainsi à un moment sa théorie sur cette réécriture : « Extension du domaine de la lutte,
c'est l'anti-Etranger (autant dire L'Autochtone), tant l'on dirait que Houellebecq s'efforce de
prendre à contre-pied le roman de Camus, de le relire bien en deçà du degré zéro, pour nous en
offrir le négatif froissé » (Cornille 141). On aurait donc affaire à un travail purement littéraire de
reprise et transformation, de réappropriation au sens artistique.
Dans un mouvement de balancier presque schizophrénique, Cornille nous présente
pourtant ailleurs le versant moins glorieux de cette démarche houellebecquienne : « Il y a eu, sur
ce plan, de sa part tout un travail d'effacement : mais celui-ci n'en fut pas moins précédé de tout
un travail en sens contraire, d'inscription du texte d'Albert Camus » (Cornille 133) et « tout cela,
bien sûr, demeure dissimulé, voire soigneusement effacé par l'auteur, qui est loin d'avouer ses
sources véritables » (Cornille 140). La réécriture au sens artistique revêt donc une ambiguïté
dans la démarche de Houellebecq : la transformation du texte originel vise-t-elle une
dissimulation de la dette du jeune auteur envers son prédécesseur, voire une réappropriation de la
paternité même des motifs littéraires imités ? Le jugement de Cornille est brutal et cynique :
On saupoudre son texte de références méconnaissables, habilement choisies,
subtilement transformées. Le lecteur cultivé vaguement reconnaît, sans pour autant
identifier le passage concerné, et voilà, le tour est joué : un air indéniablement
littéraire se dégage de ce texte du seul fait qu'il y est fait allusion à un texte réputé
littéraire. La question que tout le monde se pose peut donc se résoudre toute seule :
Houellebecq fait-il de la littérature ? Très certainement, oui, puisque c'est avec de la
littérature qu'on fait encore et toujours le plus facilement de la littérature (Cornille
142).
Avec La Carte et le Territoire, les mêmes questions se trouvent à nouveau posées, mutatis
mutandis : peut-on parler d'un travail littéraire de réécriture lorsque des passages entiers sont
recopiés mot pour mot ? L'absence de citation des sources reflète-t-elle vraiment une volonté de
dissimulation lorsque l'auteur ne se donne pas la peine de brouiller les pistes de ses emprunts, si
évidents qu'ils seront fatalement identifiés tôt ou tard ?
7
II) Les différentes formes de l’emprunt
Dans La Carte et le Territoire, Houellebecq ne rend pas le brouillage des cartes
systématique et ne fait pas de l'absence de citations de ses sources un choix délibéré et constant.
Au contraire, il mentionne les auteurs de certains de ses emprunts, lesquels dépassent presque
parfois la longueur tolérée pour une reproduction gratuite, et rend ainsi hommage aux artistes
qui, avant lui, ont usé des mêmes procédés d'écriture du recyclage.
Lorsque Jed, après sa rupture avec Olga, s'achemine inconsciemment vers l'ancien
appartement de celle-ci, sa mélancolie fait surgir involontairement de sa mémoire les paroles de
deux chansons de Joe Dassin. Le nom du compositeur apparaît entre les deux extraits, et chaque
citation, présentée en paragraphes détachés nettement du corps du texte, avec renvoi à la ligne à
la fin de chaque vers, est introduite par le titre du morceau (CT 117). Houellebecq se comporte
dans son jeu intertextuel en élève modèle du droit d'auteur. De plus, les couplets ressortent
visuellement sur la page et contribuent à établir une composition géométrique, cartographique
presque, où les emprunts, par ces divers moyens typographiques, se trouvent mis en relief dans la
géographie du livre.
De façon moins précise, l'intertextualité cultivée par Houellebecq n'est pas un jeu de
déchiffrage de références cryptiques proposé au lecteur : Houellebecq paraît ici, à travers ses
personnages, déceler lui-même les échos au canon littéraire que son texte présente, et vouloir
désamorcer les suspicions de plagiat qui naîtraient immanquablement de ces parallèles évidents.
Jed, qui possède un savoir littéraire encyclopédique (« Il avait lu Platon, Eschyle et Sophocle ; il
avait lu Racine, Molière et Hugo ; il connaissait Balzac, Dickens, Flaubert, les romantiques
allemands, les romanciers russes. » (CT 50)), établit lui-même une conscience toute postmoderne
des œuvres littéraires l'ayant précédé et reconnait dans son histoire des topoï (ou clichés) :
« Parmi ses lectures d'adolescence, dans son collège de jésuites [n'est-ce pas là un cliché littéraire
rendu évident par son anachronisme ?], il y avait eu ces romans réalistes du dix-neuvième siècle
français où il arrive que des personnages de jeunes gens ambitieux réussissent par les femmes ;
mais il était surpris de se retrouver dans une situation similaire, et à vrai dire il avait un peu
oublié ces romans réalistes du dix-neuvième siècle français, depuis quelques années il n'arrivait
plus à lire que des Agatha Christie, et même plus spécifiquement, dans les romans d'Agatha
Christie, ceux mettant en scène Hercule Poirot, ça ne pouvait guère l'aider dans les circonstances
présentes » (CT 77). Les romans policiers anglo-saxons contemporains sont eux un thème
8
récurrent chez Houellebecq qui fait montre d'un mépris certain pour la littérature alimentaire
(« un best-seller merdique d'un certain Fréderic Forsyth » (Plateforme 34)).
Georges Perec, cité par Houellebecq dans sa défense face aux attaques de la presse comme
précurseur de l'utilisation d'emprunts sinon littéraires au moins langagiers, est présent dans La
Carte et le Territoire (CT 168-169) : c'est le personnage de Houellebecq lui-même qui fait l'éloge
dans le roman de l'auteur de La Disparition et des Choses. En s'exprimant par la bouche de son
alter-ego fictionnel, Houellebecq inscrit explicitement son roman dans la continuité des
expérimentations littéraires de Perec.
La volonté manifeste de Houellebecq de rendre visible toute intertextualité dans son
œuvre, au point de donner un aspect de catalogue au roman et d'ôter à l'auteur une partie de la
créativité qu'on attend de lui, semble désamorcer toute suspicion de plagiat. En effet, l'écrivain,
citant ses modèles et ses sources, ne cherche pas à s'attribuer une quelconque originalité mais au
contraire renoncer à celle-ci. Ce jeu est à l'image de la manière excessivement explicite avec
laquelle le Frédéric Beigbeder de La Carte et le Territoire se pose en représentation : « L'écrivain
et publiciste, après avoir prolongé ses bises à Olga (mais d'une manière ostentatoire, si théâtrale
qu'elle en devenait innocente par indication trop nette de l'intention de jeu) tourna vers Jed un
regard intrigué » (CT 74). Houellebecq, en retirant toute subtilité de ses emprunts et de son
inscription dans une intertextualité consciente d'elle-même, signale le calcul réfléchi que ce style
intentionnel constitue. Après tout, la première production artistique de Jed exposée, ses
photographies de cartes routières, constitue elle aussi, comme on le verra plus loin, une
reproduction d'une œuvre de l'esprit soumise à la propriété intellectuelle de son auteur, ou de
l'entreprise en possédant les droits. Or Olga, rencontrant Jed lors du vernissage, n'évoque à aucun
moment un quelconque problème de cet ordre en voyant réutilisées à des fins artistiques des
cartes produite par sa société, Michelin. On peut penser que Houellebecq projette dans son
roman l'attitude et l'ouverture d'esprit qu'il attend de ses lecteurs face aux emprunts disséminés
dans La Carte et le Territoire.
Autre jeu de Houellebecq, a priori sans répercussion légale : les références aux œuvres
précédentes du même auteur pullulent (ne serait-ce que par les périphrases désignant le
personnage de Houellebecq : « l'auteur du Sens du Combat », « l'auteur de Plateforme », etc.),
faisant de La Carte une œuvre-somme, l'aboutissement artistique (taillé, calibré pour obtenir
9
enfin le prix Goncourt, diront certains) de l'auteur. On retrouve ainsi des thèmes et thèses déjà
présentés, une manière peut-être, en apposant un marquage au fer rouge du sceau de
Houellebecq, d'identifier un roman qui se démarque des autres œuvres, bien plus facilement
identifiables par leur style construit au fil d'Extension du domaine de la lutte, Plateforme, les
Particules Élémentaires, et la Possibilité d'une île.
Par exemple, la description de la Thaïlande et de son activité économique principale par
le personnage de Houellebecq est une reprise du portrait qu'en dresse le narrateur Michel dans le
roman Plateforme :
. . . début de journée six heures fin de journée six heures, c'est plus simple,
équatorial, administratif, il fait une chaleur à crever mais la climatisation marche
bien, c'est la morte-saison touristique, les bordels tournent au ralenti mais ils sont
quand même ouverts et ça me va, ça me convient, les prestations restent excellentes
ou très bonnes. (CT 145)
Un exemple de recyclage plus ponctuel peut être trouvé dans les réflexions sociologiques ayant
trait au transport aérien, dans les deux romans : « le voyage aérien était devenu une expérience
infantilisante et concentrationnaire, que l'on souhaitait voir s'achever au plus vite » (CT 134). Un
même réquisitoire, plus détaillé, au début de Plateforme, commence ainsi : « Prendre l'avion
aujourd'hui, quelle que soit la compagnie, quelle que soit la destination, équivaut à être traité
comme une merde pendant toute la durée du vol. » (Plateforme 34).
Les références à La Possibilité d'une île ne sont pas des recyclages du même ordre mais plutôt
de plus subtils indices renvoyant au roman de 2005 : ainsi, le titre de l'un des tableaux de la
« série des métiers simples », « Claude Vorilhon, gérant de bar-tabac », fait de Raël, gourou bien
réel de la secte des Raéliens, qui ont servi de modèle et de source de documentation à
Houellebecq pour La Possibilité d'une île, un modeste commerçant parisien, sous son nom
véritable (CT 119). Ailleurs, c'est Beigbeder qui explique les problèmes d'argent de Houellebecq
par des mésaventures immobilières dans la péninsule ibérique : « il avait acheté des appartements
en Espagne au bord de la mer qui vont être expropriés sans indemnité, à cause d'une loi de
protection du littoral à effet rétroactif – un truc de dingues » (CT 131). L'aspect « rétroactif » de
la loi, invitation à se tourner vers le passé, est combiné à l'achat de biens immobiliers sur la côte
espagnole, lieu de résidence de Daniel et de ses clones successifs dans le précédent roman La
Possibilité d'une île. De façon intéressante, ces deux autoréférences sonnent comme un
10
reniement du passé : le gourou devient simple gérant de bar-tabac tandis que l'Espagne rejette
l'implantation de Houellebecq ou de ses personnages sur son sol.
C'est une idée comparable d'un passé refoulé qui semble accompagner le souvenir des
Particules Élémentaires. Surgie de nulle part, une phrase dont la vulgarité crue serait passée
inaperçue dans les précédentes œuvres, au style toujours fleuri, détonne bien plus dans La Carte
et le Territoire, roman plus policé :
Il conduisait rapidement, souplement sa Lexus, avec un plaisir visible. « Quand
même elles sucent sans capote, ça c'est bien... » marmonna encore vaguement,
comme le souvenir d'un rêve défunt, l'auteur des Particules élémentaires, avant de se
garer sur le parking de l'hôtel. (CT 146)
La périphrase identifiant Houellebecq-le-personnage lie la parole rapportée au roman nommé ici,
et en fait une sorte de retour du refoulé (« le souvenir d'un rêve défunt ») littéraire, seule
explication aux soubresauts de perversité isolés de la Carte, telle la description de Marilyn : « ce
pauvre petit bout de femme, au vagin inexploré » (CT 79). Ce style houellebecquien, qui
ressurgit ponctuellement, tel un serpent de mer, au fil de la Carte, est en soi une réminiscence de
toute la bibliographie houellebecquienne passée.
Le Chapitre X de la deuxième partie de La Carte et le Territoire commence sur la place Jeanne
d'Arc (doublée une page plus loin d'une rue Jeanne d'Arc), lieu qui fait écho à la place du vieux
marché de Rouen (où fut brûlée la Pucelle), lieu central d'Extension du domaine de la lutte (la
mention sans ambages de la nécessité de la pose d'un anus artificiel au père de Jed, conséquence
de l'avancée de son cancer, évoque quant à elle la maladie et les opérations subies par Annabelle
et décrites avec brutalité dans les Particules Élémentaires). Le deuxième paragraphe offre lui un
regard rétrospectif interne à la bibliographie houellebecquienne qui se veut davantage stylistique
que thématique. Jed repère en effet une jeune femme en prière : du sacré, il s'opère un glissement
vers le profane, le charnel, et lexicalement, vers l'anatomique vulgaire et argotique :
L'église lui parut d'abord déserte, mais en avançant vers l'autel il aperçut une
jeune fille noire, de dix-huit ans tout au plus, agenouillée dans une stalle, les mains
jointes, face à une statue de la Vierge ; elle formait des mots à voix basse.
Concentrée dans sa prière, elle ne faisait aucune attention à lui. [incorrection
grammaticale : confusion de deux formules différentes : ne prêter aucune attention
à et ne faire aucunement attention à]. Son cul, cambré par l'agenouillement, était
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très précisément moulé par son pantalon de fin tissu blanc, nota Jed un peu contre
son gré. Avait-elle des péchés à se faire pardonner ?
La locution adverbiale « contre son gré », dans notre optique de « retour du refoulé littéraire »,
peut s'appliquer à la fois à la direction du regard de Jed, soit sa perception passive de cette partie
anatomique spécifique, et au traitement, automatique, de l'information par son esprit. On peut
arguer du fait que ce retour du naturel qui, chassé, revient proverbialement au galop, n'est pas
propre au personnage de Jed, mais s'applique aussi bien au style de Houellebecq tel qu'établi par
l'écrivain dans Extension, Plateforme, ou les Particules, et ce, bien malgré lui : « J'essaie de ne
pas avoir de style », avoue-t-il dans un entretien à Roger Célestin dans son essai « Du style, du
plat, de Proust et de Houellebecq » (Célestin 345).
A la fin de La Carte et le Territoire, Jed, au seuil de la mort, voit revenir à son esprit
diverses images de son passé. Là aussi, cette rétrospection classique, ce topos de la mort
imminente comme catalyseur de la mémoire, se double d'un resurgissement thématico-stylistique
d'une essence de l'écriture houellebecquienne, faite de corps féminins, de masturbation, et de
détails anatomiques à la limite de l'érotisme et du médical :
Le soir même il s'était masturbé, dans les toilettes de l'appartement de fonction qui
avait été alloué à son père pour la surveillance du chantier, et s'était étonné d'y
trouver tant de plaisir. Lui revinrent d'autres souvenirs de seins souples, de langues
agiles, de vagins étroits. Allons, il n'avait pas eu une mauvaise vie.
Il y a une dimension métafictionnelle à ce pic de sexualité chez Jed à l'article de la mort. C'est
bien Houellebecq qui, après quatre cents pages d'autocensure, ne peut contenir son style (peutêtre mis entre parenthèses pour faire consensus auprès du jury du prix Goncourt) et laisse éclater
une dernière fois son style, reconnaissable entre mille.
Poursuivant emprunts extérieurs et recyclages internes à l'auteur dans La Carte et le
Territoire, on ne peut que s'interroger sur les mycoses invoquées par Houellebecq-le-personnage
pour justifier un grattage frénétique de ses pieds :
Sous le regard effaré de Jed, il commença à se gratter les pieds, furieusement,
jusqu'à ce que des gouttes de sang commencent à perler. « J'ai des mycoses, des
infections bactériennes, un eczéma atopique généralisé, c'est une véritable
infection, je suis en train de pourrir sur place et tout le monde s'en fout, personne
ne peut rien pour moi, j'ai été honteusement abandonné par la médecine, qu'est-ce
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qu'il me reste à faire ? Me gratter, me gratter sans relâche, c'est ça qu'est devenue
ma vie maintenant : une interminable séance de grattage... » (CT 177)
Si la réalité de ce personnage de misanthrope pathologique dévoré par une maladie cutanée ne
peut être confirmée ou infirmée que par les proches de l'auteur, troublante est la ressemblance de
ce portrait avec un autre auteur dont Houellebecq est familier : H.P Lovecraft, objet d'un ouvrage
de 1991 de Houellebecq, constitue probablement pour lui une figure de mentor. Si tous deux
partagent une misanthropie certaine, on peut penser que les mycoses de Houellebecq-lepersonnage lui ont été transmises par l'auteur du Necronomicon, qui souffrait apparemment d'un
ichthus, rare affection de l'épiderme ayant sans doute exacerbé sa réclusion et donc son aversion
pour le genre humain. Lu ainsi, l'autoportrait de Houellebecq dans La Carte et le Territoire serait
lui-même un hommage « vivant », le plus personnel qui puisse être, à son plus grand modèle
littéraire.
Un deuxième type d’emprunt effectué par l’auteur de La Carte et le Territoire se situe à
la fois dans la fiction et dans la voix narrative. Le roman est narré, en règle générale, du point de
vue de Jed, le personnage principal. Un passage autobiographique (pour Jed), par exemple, est
limité dans son contenu aux éléments présents dans la mémoire de Jed, et le récit ne peut
remonter plus loin ans le passé :
Jed ne se souvenait plus quand il avait commencé à dessiner. Tous les enfants
dessinent sans doute, plus ou moins, il ne connaissait pas d’enfants, il n’était pas
sûr. Sa seule certitude à présent, c’est qu’il avait commencé à dessiner des fleurs –
sur des cahiers de petit format, à l’aide de crayons de couleur. (CT 35)
Un autre point de vue, qui se rapproche du point de vue omniscient (sans toutefois atteindre cette
omniscience, puisqu’il se heurte à des zones d’ombres de la vie intime et de la pensée de Jed
Martin) est toutefois régulièrement adopté dans le roman. Il s’agit de supposés historiens de l’art
du futur, possédant sur les évènements de la vie de Jed et sur ses œuvres, qui nous sont, à nous
lecteurs du roman, contemporains, un regard rétrospectif, distant, posé. Ces historiens possèdent
l’avantage du recul de la postérité et de la connaissance de la totalité des nombreux travaux
effectués sur Jed Martin, et d’une vision globale de son œuvre. Détachée de la progression
narrative qui dévoile l’évolution de Jed au fur et à mesure du roman, la voix de la postérité se
situe elle hors de la temporalité classique et jouit d’un accès immédiat à la somme des œuvres de
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Jed comme de sa critique, construite elle aussi progressivement mais considérée tacitement
comme achevée. En effet, la voix de la postérité n’est pas prisonnière d’une époque future
précisément établie, au-delà de laquelle une progression ultérieure serait envisageable : elle se
situe au contraire, par définition, toujours après son objet. Lorsque la voix de la postérité utilise
un déictique temporel (« Même s’il est plutôt considéré aujourd’hui comme une curiosité
historique, ce texte de Houellebecq (...) n’en contient pas moins certaines intuitions
intéressantes »), ce n’est pas pour limiter son champ à un hic et nunc éphémère mais pour
marquer sa distance, infinie, par rapport à une immédiateté de réception qui elle ne produit que
des jugements hâtifs amenés à être plus tard contredits. Cet « aujourd’hui » situe paradoxalement
les historiens de l’art hors du temps. Leur point de vue est un emprunt à part entière, qui permet
de donner à la voix narrative une objectivité aussi proche de l’omniscient divin que l’humanité, à
travers sa culture immortelle et en constante expansion, puisse adopter. Même les écrits du poète
et critique d’art fictif Wong Fu Xin, supposés postérieurs à Martin, sont eux aussi intégrés au
datum figé de la postérité :
(...) sa main portant le stylo correcteur, traitée avec un léger flou de mouvement, se
jette sur la feuille « avec la rapidité d’un cobra qui se détend pour frapper sa
proie », comme l’écrit de manière imagée Wong Fu Xin, qui procède probablement
là à un détournement ironique des clichés d’exubérance métaphorique
traditionnellement associés aux auteurs d’Extrême-Orient (Wong Fu Xin se voulait,
avant tout, poète ; mais ses poèmes ne sont presque plus lus, et ne sont même plus
aisément disponibles ; alors que ses essais sur l’œuvre de Martin restent une
référence incontournable dans les milieux de l’art). (CT 185)
Le point de vue historique se construit comme une science achevée, par opposition à ses
errements passés et à certaines incertitudes dissipées :
On a souvent présenté le travail de Jed Martin comme étant le fruit issu d’une
réflexion froide, détachée, sur l’état du monde, on en a fait une sorte d’héritier des
grands artistes conceptuels du siècle précédent. C’est pourtant dans un état de
frénésie nerveuse qu’il acheta, dès son retour de Paris, toutes les cartes Michelin
qu’il put trouver – un peu plus de cent cinquante. (CT 62)
Cette parole emprunté à des historiens futurs (procédé déjà à la base des Particules Elémentaires,
roman dans lequel Michel Djerzinsky est l’objet d’une telle fascination en raison des découvertes
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scientifiques auxquelles il contribuera à la fin de sa vie et de façon posthume) est utilisée comme
point de vue quasi-divin à plusieurs reprises dans le roman : « Presque tous les tableaux de Jed
Martin, devaient noter les historiens d’art, représentent des hommes ou des femmes exerçant leur
profession dans un esprit de bonne volonté... » (CT 99), « Les premiers tableaux de Jed Martin,
ont plus tard souligné les historiens d’art, pourraient facilement conduire à une fausse piste » (CT
119), etc. C’est aussi cette même voix qui conclut le roman (comme dans Les Particules
Elémentaires) en offrant une interprétation possible de l’œuvre de Jed : « L’œuvre qui occupa les
dernières années de la vie de Jed Martin peut ainsi être vue – c’est l’interprétation la plus
immédiate – comme une méditation nostalgique sur la fin de l’âge industriel en Europe ».
L’aspect citationnel de cette voix empruntée est souligné par Houellebecq :
Des historiens d’art, plus versés dans le maniement du langage, notèrent plus tard
que cette première vraie réalisation de Jed se présentait déjà, de même en un sens
que toutes ses réalisations ultérieurs, et ce malgré la variété de leurs supports,
comme un hommage au travail humain. (CT 51)
L’ironie de l’apposition « plus versés dans le maniement du langage » (que Jed, incapable
d’offrir une réflexion sur son travail ? ou plus versés dans le verbiage que dans l’art ?), couplée à
l’italique de l’expression finale font de cette dernière une citation mot pour mot d’une banalité
d’historien de l’art, figée et reprise telle quelle ad nauseum par les « experts ». De la même
façon, les guillemets servent eux aussi à mettre en évidence la banalité des expressions reprises
en chœur par les analystes : « C’est en ces circonstances que se produisit dans sa vie ce « retour à
la peinture » qui devait faire l’objet de tant de commentaires. » (CT 118)
Ce discours emprunté à une postérité fictive est proche du procédé utilisé par
Houellebecq pour, dans le roman, parler de son avatar romanesque – et, par là, de lui-même.
Houellebecq l’écrivain a en effet fréquemment recours à la fama, à la fois réputation, renommée
et rumeurs, pour décrire son personnage. Ainsi, son aversion des photographes est apparemment
légendaire : « Houellebecq avait la réputation de nourrir une haine bien ancrée à l’encontre des
photographes » (CT 162). Jed lui aussi exprime la voix de la renommée : « Ne vous inquiétez
pas, je ne vais pas regarder vos manuscrits, je sais que vous détestez ça. » (CT 167)
Parfois, c’est hors de leur contexte originel que sont utilisées ces expressions par la
postérité :
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Au classement ArtPrice des plus grosses fortunes artistiques, Koons était numéro 2
mondial ; depuis quelques années Hirst, de dix ans son cadet, lui avait ravi la
place de numéro 1. Jed, quant à lui, avait atteint une dizaine d’années auparavant
la cinq cent quatre-vingt-troisième place – mais dix-septième Français. Il avait
ensuite, comme disent les commentateurs du Tour de France, « été relégué dans les
profondeurs du classement », avant d’en disparaître tout à fait. (CT 30)
La mention du contexte télévisuel et sportif de l’expression entre guillemets attire l’attention, de
manière collatérale, sur le reste du paragraphe, qui puise largement dans le vocabulaire du tennis
(et ses classements individuels mondiaux et nationaux).
Ces contaminations du texte du roman par un champ lexical figé attaché à un domaine en
particulier sont récurrentes dans La Carte et le Territoire :
Le cabinet venait de s’installer dans ses nouveaux locaux. Après le contrat du
centre culturel de Port-Ambonne, ils avaient ressenti la nécessité d’une montée en
gamme, le siège social devait maintenant être situé dans un hôtel particulier, de
préférence dans une cour pavée, à la rigueur dans une avenue plantée d’arbres.
(CT 114)
Les mots et expressions en italique sont mis en relief dans le paragraphe pour souligner le
caractère artificiel et convenu du jargon propre aux agences immobilières, dont le lexique est
calibré pour décrire et vendre cette Avenue Trudaine.
Plus loin, c’est un discours de concessionnaire automobile qui est offert au lecteur, à
travers le point de vue de Jed :
La Mercedes Classe A est la voiture idéale d’un vieux couple sans enfants, vivant
en zone urbaine ou périurbaine, ne rechignant cependant pas à s’offrir de temps à
autre une escapade dans un hôtel de charme ; mais elle peut également convenir à
un jeune couple de tempérament conservateur – ce sera souvent, alors, leur
première Mercedes. Entrée de gamme de la firme à l’étoile, c’est une voiture
discrètement décalée ; la Mercedes berline Classe C, la Mercedes berline Classe E
sont davantage paradigmatiques. La Mercedes en général est la voiture de ceux qui
ne s’intéressent pas tellement aux voitures, qui privilégient la sécurité et le confort
aux sensations de conduite – de ceux aussi, bien sûr, qui ont des moyens
suffisamment élevés. (CT 355)
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John McCann, dans son article « La Lutte des discours : Plateforme de Michel Houellebecq »,
remarque déjà le style publicitaire de Houellebecq dans son roman de 2001 :
Michel nous parle comme une brochure. Il produit sa description du téléviseur à
partir d’éléments aui lui ont été fournis par la publicité. Alors qu’un romancier
réaliste classique aurait évoqué la taille, la forme, la couleur etc. d’un objet,
Houellebecq se base sur le langage du fournisseur – et c’est tout aussi réaliste. On
est consommateur du langage d’un autre tout comme on est consommateur de
produits ou d’images que quelqu’un a créés pour nous. (McCann 369-370)
La prose touristique, caractéristique des guides du routard et Michelin, est elle aussi
utilisée dans La Carte et le Territoire, mais avec une distance plus grande, puisque la description,
la promotion et la représentation artistique des paysages et terroirs sont au cœur du roman : « A
travers l’ouvrage, la France apparaissait comme un pays enchanté, une mosaïque de terroirs
superbes constellés de châteaux et de manoirs, d’une stupéfiante diversité mais où, partout, il
faisait bon vivre. » (CT 94) Si c’est bien le commentaire de Jed que nous avons ici (il décrit la
façon dont la France est présentée, dont elle « apparaît », et non, comme le livre le ferait, comme
elle « est » véritablement), les mots en italique sont empruntés au texte du livre qu’il lit et
mettent en évidence l’emploi par ce guide de formules clichés propres au genre. Plus loin, Jed et
Olga livrent leur commentaire du texte de présentation d’un hôtel, faisant apparaître de façon
explicite et interne à la fiction le regard critique porté par tout le texte de La Carte et le Territoire
sur le discours de la publicité, du marketing, dans lequel le roman puise allègrement : « C’est
quoi, ce galimatias ? » (CT 95).
Jed et Olga sont par ailleurs les deux voix d’un commentaire sur les copiés-collés de plus
grande envergure de Houellebecq, qu’ils soient effectivement des passages recopiés ou des
inventions. Houellebecq se fait une spécialité d’intégrer, le temps d’un paragraphe ou de
plusieurs pages, des discours encyclopédiques sur un sujet a priori secondaire. Ainsi la
description de la mouche Musca domestica (CT 275), la biographie de Frédéric Nihous,
l’historique de la ville de Beauvais, et la définition très officielle des fonctions de commissaire
de police (CT p. 279) sont tous des passages dont la paternité, extérieure à l’auteur (Wikipedia
pour les trois premiers, le site officiel du ministère de l’Intérieur pour le dernier), a été identifiée
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facilement à cause de leur intégration visiblement et volontairement artificielle au sein du texte
original.
D’autres passages surgissent de la même façon monolithique à divers moments du roman,
et parfois dans la bouche des personnages. Raphaël Sorin, l’éditeur de Houellebecq, prête à ce
dernier une certaine lucidité vis-à-vis de ces fragments :
Houellebecq le dit lui-même, il faut faire des passages chiants, les gens que cela
intéresse les liront, les autres les sauteront, ça n’empêchera pas la lecture. Dans
le dernier [La possibilité d’une île] il y a aussi deux ou trois passages que j’ai
trouvés un peu longs, il m’a dit qu’il avait envie de faire des passages chiants,
qu’il ne fallait pas les lui interdire. (Bessard-Banquy 364)
Cassant le rythme de la narration, les commentaires d’ordre socio-économique sont toujours
présent dans La Carte, avec parfois un commentaire métafictionnel sur cette nouvelle parole
empruntée.
Olga interrompt ainsi brutalement son exposé très technique sur l’entreprise Michelin
(incluant même des pourcentages sur l’origine géographique des clients de l’hôtellerie française),
et par la même occasion la lecture du roman, émettant des doutes quant à l’intérêt suscité par son
discours et, dans le même temps, par la page précédente du roman. Son « Je vous ennuie ? » (CT
69) brouille la frontière entre la fiction et le réel, entre la diégèse du roman de Houellebecq et la
mimèse du monologue de la belle Russe. C’est autant le personnage d’Olga qui s’interrompt
alors que l’écrivain Houellebecq. C'est autant l'intérêt pris par Jed à écouter Olga qui est
questionné que celui du lecteur pour les digressions sociologiques de Houellebecq.
Ailleurs, le collage soudain d’une demi-page de considérations touristico-économiques
sert clairement d’échappatoire à Jed, lorsqu’Olga lui annonce son départ : « C’est là, le lundi de
Pentecôte, au petit déjeuner, qu’Olga annonça à Jed qu’elle retournait en Russie à la fin du
mois. » (CT 102). Le passage suivant, sans rapport avec l’intrigue amoureuse, éloigne l’attention
de Jed et du lecteur, et constitue comme un refuge autistique hors de la difficile réalité, collant à
la réaction de Jed telle que décrite lorsque le texte revient aux personnages : « Jed conservait un
silence buté en tournant sa cuillère dans son œuf coque, jetait à Olga des regards par en dessous,
comme un enfant puni. »
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La parole empruntée, qu’il s’agisse des longs développements techniques ou des lexèmes
issus de la rhétorique publicitaire figée, semble donc, au moins en partie, servir de palliatif à une
crise dans le langage, à une impossibilité pour les personnages de communiquer correctement
dans l’univers houellebecquien, caractérisé par une détérioration des rapports humains. La
difficulté à s’exprimer, voire le mutisme constaté ou choisi sont typiques des personnages
houellebecquiens, en particulier ceux dont le point de vue est adopté dans la narration. On peut
donc supposer une contamination de la diégèse par l’autisme de ces personnages, qui se
manifeste de plusieurs manières.
On trouve d’abord une constante timidité des paroles et un laconisme remarquable, avec
des réponses monosyllabiques et des points de suspension suggérant une intention non aboutie de
poursuite du discours. Les Martin, père et fils, économisent leurs paroles à l’enterrement de la
grand-mère ; ils pensent même leurs réponses au lieu de les dire, et acquiescent plus pour éviter
une conversation que pour manifester un véritable accord :
« C’est mieux pour elle... » dit son père après un temps de silence. Oui,
probablement, pensa Jed. « Elle croyait en Dieu, tu sais » ajouta son père
timidement. (CT 54).
Marilyn, avant d’admettre que son travail avec Jed était « un des plus gros succès de [s]a vie »,
ne semble pas pouvoir s’enthousiasmer au-delà d’un apathique « Bon... c’était bien de travailler
avec vous » (CT 88). Le comble du pathétique est atteint lorsque Franz et Jed ne trouvent rien à
se dire, après des années de collaboration : « La conversation entre eux ralentit, avant de s’arrêter
tout à fait. Ils se regardèrent, un peu désolés. « On a connu des trucs... ensemble » tenta de dire
Jed dans un ultime effort. » (CT 397).
C’est parfois un mutisme complet, constaté a posteriori, qui remplace les tentatives
inutiles de communiquer de Jed : « Le matin du vernissage, il se rendit compte qu’il n’avait pas
prononcé une parole depuis presque un mois » (CT 63) ; ou celles de Jasselin : « Ils étaient
arrivés porte d’Orléans. Il s’aperçut qu’ils n’avaient pas échangé une parole durant tout le
voyage. » (CT 295)
Ce handicap communicationnel est reconnu à plusieurs reprises par ceux qui en sont
touchés, le mutisme n’étant plus un accident mais une acceptation d’échec. Les interventions de
Houellebecq-le-personnage et de Marilyn dans le travail de Jed découlent ainsi de son incapacité
à exposer son travail à travers des mots : « Il avait par contre eu beaucoup de mal (et cette
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difficulté devait l’accompagner toute sa vie) à rédiger la note de présentation de ses photos.
Après diverses tentatives de justification de son sujet il se réfugia dans le factuel pur » (CT 50).
Le bavard Beigbeder se heurte à un mur avec Jed : « Ne sachant que dire, Jed garda le silence.
(...) A cela non plus, Jed ne trouva rien à répondre. Que répondre, en général, aux interrogations
humaines ? » Houellebecq, avouant dormir dans son lit d’enfant, ne suscite de même aucune
réaction chez Jed : « Jed ne songea à aucun commentaire approprié. » (CT 257).
Parfois, c’est la nature automatique de la parole qui est mise en évidence. La caissière de
la page 151 (« la caissière s’appelait Magda et lui demanda s’il avait la carte de fidélité Dunnes
Store ») n’est qu’une répétition des caissières de la page 63, elles-mêmes répétant la même
question chaque jour et obtenant la même réponse de Jed : « il se rendit compte qu’il n’avait pas
prononcé une parole depuis presque un mois, à part le « Non » qu’il répétait tous les jours à la
caissière (rarement la même, il est vrai) qui lui demandait s’il avait la carte Club Casino. » Jed, à
défaut d’une parole personnelle pour exprimer une opinion sur le restaurant Chez Anthony et
Georges, emprunte un cliché, un automatisme qui lui est extérieur :
« – Je... oui. C’est typique. Enfin on a l’impression que c’est typique, mais on ne
sait pas très bien de quoi. C’est dans le guide ? », il avait l’impression que c’était
la question à poser. (CT 67)
Jasselin se révèle une nouvelle fois le digne successeur de Jed comme protagoniste, dans la
troisième partie de La Carte, se faisant lui aussi l’emprunteur d’une parole automatique, imposée
comme adéquate par les circonstances (les multiples nationalités des admiratrices de
Houellebecq) :
« Ca a du bon, tout de même... » dit-il à Lartigue, qui venait de finir d’établir la
liste. Il le dit plutôt par acquit de conscience, comme on prononce une plaisanterie
attendue ; en réalité, il ne parvenait pas du tout à envier l’écrivain (CT 335).
Jasselin possède, il est vrai, l'excuse de son métier, lequel explique partiellement son mutisme :
« Confrontés journellement à des horreurs qui outrepassent la mesure de la sensibilité normale, la
quasi-totalité des policiers choisissent, une fois rentrés dans leurs foyers, de garder le silence. »
(CT 305)
Enfin, le mutisme est parfois un choix délibéré des personnages, considéré comme
préférable à une mauvaise parole :
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« Je suis... » commença Jed en élevant légèrement les mains, avant de s’arrêter. Il
allait dire : « Je suis l’artiste », ou une phrase de ce genre, d’une emphase un peu
ridicule, mais il se reprit (...) (CT 183)
ou encore
Il faillit répéter stupidement : « du monde ? » avant de se souvenir qu’il s’agissait
d’un journal du soir, et résolut de se taire, autant que possible, pour le restant de la
soirée. (CT 82)
Jed fait même de son silence une attitude recherchée lors des vernissages :
Il n’était pas nécessaire d’être obligatoirement brillant, le mieux était même le
plus souvent de ne rien dire du tout, mais il était indispensable d’écouter son
interlocuteur, de l’écouter avec gravité et empathie, relançant parfois la
conversation d’un « Vraiment ? » destiné à marquer l’intérêt et la surprise, ou
d’un : « C’est sûr... » teintée d’une approbation compréhensive (CT 74).
Se manifestant sous diverses formes, la crise du langage et de la communication affectant les
personnages houellebecquiens est une caractéristique essentielle de l’univers dépeint par l’auteur.
Objet de la fiction, elle fait aussi partie de la forme du roman, à travers les emprunts recensés
jusque-là, qui constituent un symptôme de cette crise en même temps qu’un faible remède à
celle-ci.
Le recours à des formules figées est systématique dans la narration et le discours indirect
libre qui la ponctue. Le cliché linguistique apparaît à chaque page dans La Carte : « ses anciens
condisciples avaient envie de savoir où il en était » (CT 63) ; « Ils avaient le sentiment que leur
mère et grand-mère pouvait reposer en paix, comme on dit » (CT 61) ; « C’est donc vers midi
que Houellebecq serait conduit à sa dernière demeure » (CT 319) ; « on pouvait dire qu’ils
avaient encore quelques belles années devant eux » (CT 330) ; « Les années, comme on dit,
passèrent » (CT 410) ; etc. Cette utilisation de locutions convenues, lissées par l’usage comme
des galets par le reflux des vagues jusqu’à surgir dans le discours ou l’écriture de façon
automatique, allant de soi, est parfois à mettre sur le compte d’un discours indirect libre, à
travers lequel c’est
la paresse langagière des personnages, victimes de la crise
communicationnelle universelle, qui contamine le récit. La limite est cependant difficile à établir
entre ce discours des personnages et le récit lui-même, balançant entre le point de vue de Jed ou
Jasselin et celui d’une postérité mollement consensuelle, incapable de personnalité propre et
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affirmée. C’est finalement plus la langue qui parle les personnages que l’inverse, ces derniers se
laissant porter par des automatismes.
Cette forme de conformisme ne se limite pas à une manière de s’exprimer mais trahit en
même temps une vision entendue, préfabriquée, du monde. La pauvreté linguistique va de pair
avec une pauvreté conceptuelle, réduisant le monde à la conformité de ses constituants à leurs
images préconçues. Geneviève abandonne la prostitution pour épouser un avocat d’affaire « dont
la vie ressemblait, d’après ce qu’elle en dit à Jed, trait pour trait à la vie des avocats d’affaires
décrits dans les thrillers d’avocats d’affaires – américains, généralement » (CT 57) ; le meurtrier
de Houellebecq-le-personnage se conforme lui aussi aux attentes construites par la culture
populaire : « Petissaud (...) avait au fond assez exactement le physique que l’on associe à un
chirurgien esthétique cannois habitant avenue de la Californie » (CT 393) ; Houellebecq-lepersonnage ne rate pas l’occasion d’invoquer un cliché gastronomique sur les anglais : « Je suis
sûr qu’ils ont mis de la sauce à la menthe avec votre gigot » (CT 149). L’avatar fictionnel du
romancier est d’ailleurs pétris de contradictions, puisqu’avouant s’intéresser aux vins
uniquement pour coller à un cliché (« ça fait français » CT 146), il décrie à la page suivante la
presse « d’une stupidité et d’un conformisme insupportables » (CT 147).
Il est intéressant de remarquer que c’est bien la notion de cliché qui ressort de cette
pauvreté intellectuelle et langagière, du signifiant comme du signifié. Or le « cliché » est
précisément l’un des modes de production artistique de Jed. Une des scènes du roman voit
d’ailleurs Jed s’intéresser aux différents modes proposés par son nouvel appareil photo
numérique : « FEU D’ARTIFICE », « PLAGE », « BEBE1 », « BEBE2 », « ANIMAL
DOMEST » et « FETE » (CT 163) sont autant de programmes permettant d’adapter la prise de
vue à leurs divers contextes. Il s’agit de préréglages tentant de recouvrir le champ des situations
possibles, découpant l’existence humaine et les objets de la photographie en différentes
catégories préréglées. La même catégorisation systématique est à l’œuvre pour les personnages
rencontrés par le narrateur. Bill Gates et Steve Jobs sont ainsi étiquetés, chacun de leur côté, et
rangés dans les catégories, en italique, de « nerd » pour le premier et de « Sorge » pour le second
(CT 190). Anthony et Georges, propriétaires du restaurant à leurs noms, sont eux aussi étiquetés :
« bear sans excès » pour l’un ; « ancien pédé cuir » pour l’autre ; il est explicitement dit que
« Jed les catalogua comme des pédés semi-modernes, soucieux d’éviter les excès et les fautes de
goût classiquement associés à leur communauté, mais, quand même, se lâchant un peu de temps
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en temps » (CT 67). Individuellement ou ensemble, ils sont donc rangés sous une classification
préétablie, prétendant saisir leur essence (et même prédire leurs habitudes comportementales) et
faire l’économie d’une description particulière.
C’est là souvent le sens des mots en italique : lorsque Jed décrit l’évolution du
tourisme en France, au sortir de sa retraite, il attribue l’embellie économique de la prostitution en
partie à « la persistance, en particulier dans les pays d’Amérique du Sud et la Russie, d’une
image fantasmée de la parisienne » (CT 415). Ce terme en italique ne désigne évidemment pas
les habitantes de la ville de Paris. Il ne désigne pas plus l’intégralité de la population féminine de
la capitale française qu’il n’exclue les provinciales. Il réunit en fait un certain nombre de
caractéristiques physiques ou morales que l’on suppose communes chez les parisiennes, parmi
lesquelles, on peut imaginer, l’élégance, l’indépendance, l’épanouissement sexuel, etc. Là aussi,
on fait l’économie de la description, de la liste exhaustive des caractéristiques, en faisant appel à
un raccourci, à un mot qui, grâce à la typographie, cristallise en lui de multiples connotations : un
stéréotype.
La typographie joue un rôle important dans l'utilisation de la parole empruntée par
Houellebecq. Celle-ci se signale souvent visuellement dans le texte par l’emploi de caractères en
italique, comme pour souligner l’artificialité des termes, leur utilisation en dehors de leur
contexte normal. Une répétition significative, dans la première partie de La Carte et le Territoire,
permet de constater ce jeu de réutilisation, de recyclage. Jed emmène son père, comme à chaque
Noël, dans un restaurant, et base son choix sur une publicité : « Leur repas annuel aurait cette
fois lieu dans une brasserie de l’avenue Bosquet appelée Chez Papa. Jed l’avait choisie dans le
Pariscope sur la foi d’une annonce publicitaire promettant une qualité traditionnelle, à
l’ancienne, et la promesse était, dans l’ensemble, tenue. » (CT 20) L’expression « à l’ancienne »,
stéréotype issu du vocabulaire de la réclame, est mise à part typographiquement, comme exclue
de la voie narrative, voire du texte houellebecquien entier, comme une chose étrangère, une
citation tirée d’un système linguistique extérieur, limité et répétitif, entièrement soumis au
mercantilisme.
Une fois sur place, Jed peut se rendre compte par lui-même du degré d’authenticité des
promesses publicitaires et se confronter au signifié de l’expression « à l’ancienne » : « Il y avait
du sanglier, du cochon de lait, de la dinde ; en dessert, naturellement, un bûche pâtissière à
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l’ancienne était proposée par l’établissement dont les serveurs polis, effacés, opéraient en
silence, comme dans un service de grands brûlés. » (CT 21) Une fois encore, pourtant, cette
expression est associée à une voix extérieure, celle du menu ou des serveurs, qui interviennent
dans la phrase immédiatement après l’expression « à l’ancienne », par le verbe « proposer », qui
transforme la liste précédente (d’abord prise pour le diner réel, grâce a la voix passive de la
phrase qui antépose les plats) en simples suggestions du menu, là aussi commerciales et
appuyées par une rhétorique bien rodée, lisse, aux expressions toutes faites. La fin de la phrase,
par contraste, n’utilise aucune italique, ni guillemets, pour introduire une comparaison pourtant
inattendue et inhabituelle (les serveurs se comportant comme le personnel soignant d'un hôpital),
mais qui est elle, au contraire, spontanée : une parole personnelle et authentique.
Plus tard dans le roman, on retrouve la même locution, dans un tout autre contexte, mais
encore une fois en italique : « c’était la première fois qu’il assistait à un enterrement sérieux, à
l’ancienne, un enterrement qui ne cherchait pas à escamoter la réalité du décès. » (CT 55). Si on
ne peut attribuer clairement la paternité de cet emploi à une voix à l’intérieur du roman, il s’agit
néanmoins d’une autre occurrence de parole empruntée, prise dans un langage courant constellé
de systématismes et d’automatismes, prompt à classer le monde extérieur en catégories bien
définies. Ainsi le prêtre est-il catégorisé d’une façon proche de l’enterrement lui-même, en
utilisant une expression tirée hors de son contexte d’origine : « ils appréciaient même, sans
pouvoir y adhérer, la note d’espérance apportée par le prêtre – un prêtre âgé lui aussi, un vieux
routier des enterrements, qui devaient être, vu la moyenne d’âge de la population, de loin son
activité principale. » (CT 55)
Concurrents de l’italique, les guillemets rendent l’emprunt langagier plus explicite, et
peuvent créer une plus grande distance entre la voix narrative qui en fait usage et leur origine.
Par exemple, les propos issus d’une autorité administrative, maniant avec aisance l’euphémisme
technique, sont présentés à travers une fenêtre typographique qui repousse les citations hors du
texte : « Il était, selon les dires de la directrice de la maison de retraite, « raisonnablement
intégré », ce qui voulait vraisemblablement dire qu’il n’adressait à peu près la parole à
personne. » (CT 21) Un décodage nécessaire suit l’emprunt et reformule l’idée et la réalité
masquées derrière l’euphémisme.
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Une bonne illustration de cet aspect relatif à la typographie du style de Houellebecq se
trouve dès la deuxième page du roman (CT 10), avec la juxtaposition des différents procédés
d’emprunts aux clichés de langage (sans italiques de citation) :
Hirst était au fond facile à saisir : on pouvait le faire brutal, cynique, genre « je chie
sur vous du haut de mon fric » ; on pouvait aussi le faire artiste révolté (mais quand
même riche) poursuivant un travail angoissé sur la mort ; il y avait enfin dans son
visage quelque chose de sanguin et de lourd, typiquement anglais, qui le rapprochait
d’un fan de base d’Arsenal.
L’artiste Jed utilise trois approches pour cerner son modèle. La première utilise les guillemets
pour placer une fantasmatique parole rapportée résumant un état d’esprit. La seconde approche
utilise les italiques pour superposer les clichés, readymades conceptuels disponibles
immédiatement depuis une grille de lecture simplificatrice du monde. Ces emprunts sont des
expédients plus courts, plus directs, et finalement plus faciles qu’une description articulée et
originale, utilisant des adjectifs, comme esquissée dans le troisième mouvement de cette phrase
(mais cédant vite sa place au « typique », donc au « type », et enfin à l’archétype de l’imaginaire
collectif et télévisuel en la personne, ou plutôt le personnage, du fan de football).
Houellebecq se fait un plaisir de décoder ces formules toutes faites et d’exposer la
réalité cachée derrière les euphémismes : « En flânant dans les jardins de L’Auberge Verticale, on
était supposé apercevoir Michel Santamayor, cuisinier d’intuition qui opérait une « synthèse hors
normes de la tradition et du futurisme » ; on voyait en effet un type à la vague apparence de
gourou s’agiter dans les cuisines, avant qu’à l’issue de sa « symphonie des légumes et des
saisons » il ne vienne lui-même vous proposer un de ses havanes de passion. » Si le nom de
l’auberge justifie l’emploi d’italique, la profession, en apposition, de Santamayor relève de
l’autopromotion, de même que les mots savamment choisis pour décrire sa production. En
mêlant les citations explicites et la réalité bien plus prosaïque, Houellebecq renforce la distance
entre les représentations, façonnées par le langage, et leur signifié.
Un autre aspect de la crise du langage exprimée par Houellebecq et les personnages de
ses romans prend en effet la forme de cet écart sans cesse grandissant entre les signifiants du
langage et leur signifiés. Dans La Carte et le Territoire, la typographie vient attirer l'attention sur
certains signifiants, pour mettre en évidence cette fois non pas leur banalité, mais au contraire
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leur incongruité ou la corruption de leur signifié. Le jour de Noël, Jed suppose ainsi « que les
gangs avaient, eux aussi, réveillonné » (CT 19). L'italique dénote le décalage entre l'action
habituelle de célébration précédant un jour de fête et les activités des gangs supposées (tels les
incendies de voiture généralement associés à la Saint-Sylvestre), manière déviante de
réveillonner dans laquelle le crime remplace les rituels festifs.
Le plombier croate qui vient au secours de Jed le 24 décembre se dit « en mesure de se
livrer à une sorte de réparation, c'était l'affaire de cinquante euros, pas davantage » (CT 15). Ici,
les italiques soulignent l'hésitation quant au choix du terme, peu approprié à ce qui s'apparente
plus à une intervention de fortune permettant à la chaudière de tenir encore un peu de temps qu'à
une réparation en bonne et due forme par laquelle ladite chaudière retrouverait un état de
fonctionnement permanent.
Les guillemets servent également à mettre en lumière l'écart entre signifiants et signifiés.
Ainsi l'agent immobilier présente-t-il à Jed un logement vendu comme « un atelier d'artiste »,
terme sur lequel la voix narrative tient à revenir pour en préciser l'inexactitude : « « Atelier
d'artiste » il fallait s'entendre, c'était un grenier avec une verrière, une belle verrière il est vrai, et
quelques obscures dépendances, à peine suffisantes pour quelqu'un comme Jed, qui avait des
besoins hygiéniques limités » (CT 16).
On peut prêter une dimension comique et ironique à ces décalages entre signifiants et
signifiés mis en lumière par la typographie de Houellebecq. Lorsque Jasselin entame son enquête
sur le meurtre de Houellebecq-le-personnage, il planifie ses futures investigations : « Il allait
falloir, dès leur retour à Paris, consulter les fichiers de serial killers, et probablement demander
la communication de fichiers étrangers, il n'avait pas le souvenir qu'une telle affaire ait jamais eu
lieu en France » (CT 292). L'utilisation d'un terme emprunté à la langue anglaise, là où le
français possède un équivalent strict, « tueur en série », ne se justifie pas (contrairement par
exemple à « nerd », concept difficilement traduisible et donc utilisé en anglais ailleurs dans le
texte par Houellebecq). La gratuité du recours à l'anglais, souligné encore une fois par l'italique,
ne peut manquer de rappeler au lecteur français de 2010 l'une des scènes de comédie les plus
célèbres du cinéma français, dans laquelle un enquêteur répète à plusieurs reprises, sans jamais
parvenir à se faire comprendre, le terme anglais, forçant son accent, pour finalement renoncer et
utiliser l'équivalent français, immédiatement compris de son interlocutrice cette fois (La cité de
la peur, 1994).
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Les exposés scientifiques que Houellebecq insère dans son texte sont toujours précis et
ponctués de jargon sociologique ou médical. Il arrive pourtant que cette surface lisse du langage
scientifique objectif et dépassionné se fissure brutalement pour faire place à la voix d'un
personnage raisonnant en termes bien plus prosaïques et concrets, comme Jasselin relatant ses
examens médicaux et le diagnostic de sa stérilité :
Des examens un peu humiliants mais rapides montrèrent qu'il était oligospermatique.
Le nom de la maladie apparaissait, en l'occurence, assez euphémistique : ses
éjaculats, de quantité d'ailleurs modérée, ne contenaient pas une quantité
insuffisante de spermatozoïdes, ils ne contenaient pas de spermatozoïdes du tout.
Une oligospermie peut avoir des origines très diverses : varicocèle testiculaire,
atrophie testiculaire, déficit hormonal, infection chronique de la prostate, grippe,
d'autres causes. Elle n'a la plupart du temps rien à voir avec la puissance virile.
Certains hommes qui ne produisent que très peu, ou aucun spermatozoïde, bandent
comme des cerfs, alors que d'autres, presque impuissants, ont des éjaculats si
abondants et si fertiles qu'ils suffiraient à repeupler l'Europe occidentale ; la
conjonction de ces deux qualités suffit à caractériser l'idéal masculin mis en avant
dans les productions pornographiques. Jasselin ne se trouvait pas dans cette
configuration parfaite : s'il pouvait encore, à cinquante ans passés, gratifier son
épouse d'érections fermes et durables, il n'aurait certainement pas été en mesure de
lui offrir une douche de sperme, au cas où elle en aurait éprouvé le désir ; ses
éjaculations, quand elles avaient lieu, ne dépassaient pas la valeur d'une cuillère à
café. (CT 297)
Les locutions en italique sont ici celles empruntées mot pour mot au jargon médical utilisé pour
le diagnostic et, d'autre part, des expressions très familières décrivant des performances
sexuelles, aux antipodes du langage lissé du corps médical.
Autre symptôme, plus discret, de la rupture entre signifiants et signifiés : la multiplication
des premiers pour un seul et même référent : à Châtelus-le-Marcheix, Jed se prend l'habitude de
boire un apéritif « au café de la place (qui avait, curieusement, conservé son ancien nom de Bar
des Sports) » (CT 416) ; le père de Jed prend lui des noms différents pour son fils : « le soir le
père de Jed rentrait, il s'appelait : « Jean-Pierre », ses amis l'appelaient ainsi. Jed, lui, l'appelait :
« papa » » (CT 37).
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Houellebecq joue avec nombre d'expressions, et souligne leur artificialité. Pourtant, après
avoir identifié comme le détournement d'un cliché oriental la comparaison animale de Wong Fu
Xin (« sa main portant le stylo correcteur, traitée avec un léger flou de mouvement, se jette sur la
feuille « avec la rapidité d'un cobra qui se détend pour frapper sa proie », comme l'écrit de
manière imagée Wong Fu Xin, qui procède probablement là à un détournement ironique des
clichés d'exubérance métaphorique traditionnellement associés aux auteurs d'Extrême-Orient »
(CT 185)), il utilise, à la page suivante, une comparaison similaire, sans prendre aucune distance
avec celle-ci : « les mains aux doigts crochus, longs, décharnés comme les serres d'un rapace »
(CT 186).
Ailleurs, il commente, de la même façon, l'incongruité de l'expression « sourire
désarmant » :
. . . il produisit un sourire qu'il espérait désarmant. « Sourire désarmant » est une
expression qu'on rencontre encore dans certains romans, et qui doit donc
correspondre à une réalité quelconque. Mais Jed ne se sentait pas, pour sa part,
suffisamment naïf pour pouvoir être désarmé par un sourire ; et, soupçonnait-il,
Houellebecq pas davantage. (CT 164)
Le signifiant est ici privé de son signifié, il est devenu vide, renvoyant à une idée absente de la
réalité que le langage est censé décrire. Le même problème se pose lorsque Jed se répète une
phrase dénuée pour lui de sens, uniquement belle à l'oreille, autre signifiant sans signifié :
« Détruire en sa propre personne le sujet de la moralité, c'est chasser du monde,
autant qu'il dépend de soi, la moralité » se répétait-il machinalement sans
vraiment comprendre la phrase, séduit par son élégance plastique . . . (CT 344)
Citons encore les réactions à la mort de Houellebecq-le-personnage, toutes plus convenues les
unes que les autres, rangées collectivement sous les étiquettes de « broutage consensuel » et de
« niaiseries adéquates » (CT 313).
A l'inverse, c'est parfois le signifié qui, présent au fil du texte, peine à trouver son
signifiant, le mot juste rassemblant sous lui le concept flottant et évasif. Ainsi la prostitution de
Geneviève est décrite par l'expression « faisait commerce de ses charmes, comme on disait
jadis », expression donc explicitement désuète donc inappropriée, mais préférée au « terme
anglo-saxon d'escort » (CT 56) ; derrière ces euphémismes, la réalité est cependant rattrapée par
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la description minutieuse et concrète : « elle prenait deux cent cinquante euros de l'heure, avec
un supplément de cent euros pour l'anal.» Les signifiants ont échoué à transcrire effectivement et
explicitement le signifié, celui des relations sexuelles tarifées.
Le paragraphe s'achève par une description des avantages pour Jed de l'activité de
Geneviève. Là aussi le signifiant pose problème, il tarde à venir, et n'apparaît que pour être nié
par Jed comme inadapté à sa situation ou à sa conception de celle-ci : « Suivant les mois
Geneviève gagnait entre cinq et dix mille euros . . . Elle l'en faisait profiter . . . et plusieurs fois
ils prirent ensemble des vacances d'hiver . . . qu'elle avait intégralement payées. . . jamais il ne se
sentit, si peu que ce soit, dans la peau d'un maquereau. » (CT 57) Le signifiant, qui capture et
englobe sous lui la réalité du couple Jed/Geneviève, menace là aussi de se dissocier de son
signifié, longuement décrit plus haut.
Au milieu de ce langage en crise, où le grand divorce entre signifiants et signifiés se
constate partout, Houellebecq-le-personnage constitue une alternative à cette monnaie usée qu'est
la langue pour Mallarmé. L'auteur, nous dit le roman, « avait contracté cette manie d'employer
des mots bizarres, parfois désuets ou franchement impropres, quand ce n'étaient pas des
néologismes enfantins à la manière du capitaine Haddock. (CT 173) » Si les mots étranges qui
sortent de sa bouche semblent dépourvus de sens (« Foucra bouldou ! Bistroye ! Bistroye ! »),
son approche nouvelle, spontanée et personnelle de la langue constitue une alternative salvatrice
à l'emprunt généralisé d'une langue impersonnelle et mollement consensuelle. Or, comme le
rappelle Jed au bas de la même page, Houellebecq-le-personnage appartient justement à la
catégorie sociale des artistes, la seule qui ait jusque-là échappé au catalogue pictural de Jed.
C'est justement la notion même d'artiste qui est la plus constamment interrogée par le
texte de La Carte et le Territoire. Le terme apparaît presque toujours en caractères italiques,
comme copié-collé, plaqué là sans réelle réflexion préalable sur le sens de ce mot, mais invitant à
méditer sur cette figure.
Si l'étiquetage rapide, la catégorisation facile des individus sous des archétypes (pédé,
bobo, nerd) est une constante de La Carte et le Territoire et de l'univers houellebecquien, la
définition exacte de l'artiste échappe autant à Jed, l'artiste lui-même, que la représentation de
cette classe sociale dans sa série des métiers simples : « Sa carrière d'artiste n'avait rien
d'impressionnant non plus – il n'était à vrai dire même pas artiste, il n'avait jamais exposé, n'avait
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jamais eu d'article relatant son travail, expliquant son importance au monde » (CT 73) ;
« S'embrouillant un peu, Jed finit par lâcher que oui, dans un sens, on pouvait dire qu'il était
artiste. (CT 76) » Frédéric Beigbeder, une fois le mot lâché par son interlocuteur, ironise ad
libidum : « Mais oui, bien sûr, il faut être artiste ! . . . Pour coucher avec les plus belles femmes,
aujourd'hui il faut être artiste ! Moi aussi je veux devenir ar-ti-ste ! » avant de pousser la
chansonnette sur le même thème (CT 77) La répétition, les italiques, et la découpe du mot en
syllabes : tout pointe vers un problème propre à ce mot, à ce concept flou, insaisissable.
La mise en italique du terme confère également une aura, un prestige d'une nature quasimystique à l'artiste, regardé comme un but inaccompli de la vie du père de Jed Martin : « « Oui,
moi aussi, je voulais être un artiste... » dit son père avec acrimonie, presque avec méchanceté.
« Mais je n'ai pas réussi. » » (CT 219). Si les Martin père et fils ont tous deux pour carrière la
production d'œuvres originales (l'architecture pour l'un, tableaux et photographies pour l'autre),
un fossé qualitatif sépare leurs activités respectives, et ne permet pas de conférer également aux
deux hommes le statut d'artiste.
Si « artiste » est principalement une fonction, qu'on rapprochera plus loin de la fonctionauteur de Foucault (« il n'eut aucun mal à déambuler paisiblement entre ses photos, sans que
personne ne reconnaisse en lui l'artiste » (CT 83)), celle-ci entraîne avec elle tout un cortège de
contingences diverses : l'artiste est censé se vêtir différemment, en se démarquant du commun
des mortels (« un polytechnicien de modèle courant qui avait passé trois heures à essayer de
s'habiller artistique, passant en revue toute sa garde-robe avant de se rabattre sur un de ses
costumes gris habituels – porté sans cravate » (CT 81)) ; il produit des « œuvres » et les expose
dans des « galeries », termes auxquels la typographie confère de la même aura de mystère (CT
91-92). L'atelier d'artiste est un autre accessoire indispensable de la panoplie de l'artiste. On l'a
vu, le terme est largement galvaudé lorsque l'agent immobilier l'utilise pour présenter à Jed un
simple grenier doté d'une verrière. Il s'émerveille alors d'avoir pour la première fois « l'occasion
de vendre un atelier d'artiste à un artiste ! » Une nouvelle fois, on constate une rupture radicale
entre signifiant et signifié, puisque ni la fonction de cet espace, ni la profession de son occupant
ne sont en rapport avec le titre donné à l'appartement. L'arrivée de Jed réhabilite le terme d'atelier
d'artiste et réconcilie signifiant et signifié, puisque c'est bien un artiste qui l'occupera cette fois.
L'écart entre signifiant (atelier d'artiste) et signifié (un simple grenier avec une verrière) est
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annulé par l'apparition d'un nouveau signifié (espace utilisé par un artiste pour produire ses
œuvres), qui incidemment était le sens original de la locution.
L'artiste, enfin, est considéré comme un paria et mis à l'écart de la société : « Dans le cas
de Jed, le fait qu'il soit artiste aggravait encore la situation : sa richesse avait été acquise, aux
yeux d'un cultivateur creusois, par des moyens douteux, à la limite de l'escroquerie » (CT 408).
Cette animosité est partagée ponctuellement par Beigbeder, pour qui l'indifférence apparente de
Jed à l'égard d'Olga ne s'explique pas : « Vous êtes un génie, probablement. Il n'y a qu'un génie
pour être aussi égocentrique, limite autiste... » (CT 129) puis plus loin : « Il jeta un regard acéré à
Jed qui se levait pour partir. « A moins que vous ne considériez que le plus important, c'est votre
exposition... » Il hocha de nouveau la tête, et c'est en marmonnant, d'une voix presque inaudible,
qu'il ajouta avec dégoût : « Putain d'artistes... » » (CT 132).
La voix de la postérité apporte un élément de réponse sur cette définition du concept
élusif d'artiste, en donnant la parole à un Jed Martin plus vieux de quelques années :
Bien des années plus tard, lorsqu'il fut devenu célèbre – et même, à vrai dire,
extrêmement célèbre – Jed devait être interrogé à de nombreuses reprises sur ce
que signifiait, à ses yeux, le fait d'être artiste. Il ne devait rien trouver de très
intéressant ni de très original à dire, à l'exception d'une seule chose, qu'il devait
par conséquent répéter presque à chaque interview : être artiste, à ses yeux, c'était
avant tout être quelqu'un de soumis. Soumis à des messages mystérieux. . . etc. (CT
106)
Si le terme d'artiste, tout au long du roman, semble ainsi appeler à sa propre redéfinition, que ce
soit par les interrogations et les commentaires ironiques des personnages ou par la typographie
isolant ce mot dans le tissu textuel, au même titre que les expressions empruntées, cliché, vidées
de leur substance à force d'usage, c'est à cause de la remise en question du statut d'artiste qui
découle nécessairement du premier succès commercial de Jed, un artiste qui se contente de
photographier des cartes routières, reproductions abstraites du territoire. La critique vient de Jed
lui-même : « les grands photographes . . . ne révélaient rien du tout, ils se contentaient de se
placer devant vous et de déclencher le moteur de leur appareil pour prendre des centaines de
clichés au petit bonheur la chance . . . il les considérait tous autant qu'ils étaient comme à peu
près aussi créatifs qu'un Photomaton » (CT p. 11).
31
III) Origine et originalité de la représentation artistique
La question de la représentation artistique du monde est soulevée à plusieurs reprises par
Jed et Houellebecq-le-personnage. Houellebecq différencie « le monde comme narration » d'avec
le « monde comme juxtaposition », deux systèmes de représentation artistique du monde, l'un
propre aux films, aux romans et à la musique, l'autre utilisé par la poésie et la peinture (CT 258).
Houellebecq affirme ne plus s'intéresser qu'au deuxième système. Dix pages plus loin, Jed
semble avoir été contaminé par cette réflexion, perdant le peu de goût qu'il avait pour la
musique : « France-Musique diffusait un opéra italien dont le brio ronflant et factice l'agaça
rapidement ; il coupa l'autoradio. Il n'avait jamais aimé la musique, et apparemment l'aimait
moins que jamais » (CT 268). Ce changement découvert en lui-même par Jed (l'adverbe
« apparemment » dénote une vérité dont il n'avait jusque-là pas conscience) fait suite à sa
discussion avec l'écrivain misanthrope, qui avait donc précisément expliqué avoir perdu son
intérêt dans, entre autres, la musique. S'ensuit une remise en question de l'ambition artistique de
Jed : « il se demanda fugitivement ce qui l'avait conduit à se lancer dans une représentation
artistique du monde, ou même à penser qu'une représentation artistique du monde était possible,
le monde était tout sauf sujet d'émotion artistique, le monde se présentait absolument comme un
dispositif rationnel, dénué de magie comme d'intérêt particulier » (CT 268). C'est pourtant le fait
de « rendre compte du monde » que Jed présente, lors d'une interview de quarante pages au
magazine Art Press, comme son but d'artiste pour sa dernière série d'œuvres (CT 420).
Par contraste, un exemple de mauvais artiste est donné par l'intermédiaire du « barbu à
queue de cheval » qui aborde Jed pour lui demander son opinion d'artiste sur ses peintures.
Celles-ci sont qualifiées par Jed « d'autofictions, d'autoportraits imaginaire » n'atteignant pas le
« niveau d'hyperréalisme requis par l'heroic fantasy ». Ce jugement apparaît comme paradoxal
étant donné la part d'autofiction présente dans La Carte et le Territoire, dans laquelle
Houellebecq se met lui-même en scène, mais également l'irréalisme recherché, revendiqué, des
effets de surimpression désuets et datés apposés par Jed sur ses vidéos, celles-là même dont la
finalité serait de « rendre compte du monde » :
. . .ce n'est qu'ensuite que son travail se développa vraiment, lorsqu'il se mit en
quête d'un logiciel de surimpression. Surtout utilisée dans les premiers temps du
cinéma muet, la surimpression avait presque entièrement disparu de la production
des cinéastes professionnels comme de celles des vidéastes amateurs, même de
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ceux qui œuvraient dans le champ artistique ; elle était considérée comme un effet
spécial désuet, daté, de par son irréalisme clairement revendiqué.(CT 424)
La notion de réalisme, tantôt embrassée ou au contraire rejetée par les divers artistes, dans La
Carte et le Territoire, semble donc en tous cas d'une importance cruciale dans la problématique
du rapport de l'art au monde.
Le roman lui-même oscille entre l'éloge de cette mimésis très poussée du réel et un rejet
des codes réalistes. Jasselin défend ainsi un roman jugé mauvais mais compensant ses défauts
par son réalisme, un aspect présenté donc comme une qualité, malgré le rythme répétitif alors
nécessaire : « Dans un sens c'était certainement un mauvais livre, un mauvais roman policier en
tout cas : l'auteur ne faisait aucun effort d'imagination, n'essayait nullement de varier les motifs
ni les intrigues ; mais c'était justement cette monotonie écrasante qui lui donnait un parfum
unique d'authenticité » (CT 304).
Houellebecq fait souvent montre de tentatives de coller au réel de la façon la plus fidèle
possible. Ainsi, le discours indirect libre, utilisé abondamment, lui permet d'intégrer dans le
corps du récit les paroles exactes des personnages, quel que soit le niveau de langue pratiqué.
Forestier, rendu aigri par le départ d'Olga de son équipe au sein de l'entreprise Michelin, ne
mâche pas ses mots : « Il s'était « complètement fait enculer » par la direction générale », tels
furent ses termes amers. Evidemment elle repartait en Russie, évidemment c'était son pays,
évidemment ces putains de Russes achetaient des milliards de pneus, avec leurs putains de routes
dégradées et leur putain de climat à la con » (CT 108). Les paroles, d'abord rapportées entre
guillemets, fusionnent rapidement avec la narration. Ailleurs, c'est le flot de pensées des
personnages dont le texte se fait le reflet exact, dans le style courant de conscience : « . . . et les
vieillards s'intéressent à leurs petits-enfants, c'est connu, ils relient ça aux cycles de la nature ou à
quelque chose, enfin il y a une sorte d'émotion qui parvient à naître dans leur vieille tête, le fils
est la mort du père c'est certain mais pour le grand-père le fils est une sorte de renaissance ou de
revanche . . . » (CT 22). L'absence de ponctuation hormis les virgules, l'enchaînement des mots
et phrases en anacoluthe, sans véritable lien ni rupture, imite le mouvement ininterrompu de la
pensée, et participe donc du réalisme de la prose houellebecquienne. Une autre occurrence se
trouve dans la troisième partie du roman, avec cette fois la pensée de Jasselin déroulée
librement :
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Jasselin marchait lentement, le long d'une route qui conduisait à un bosquet d'un
vert intense, anormal, où devaient probablement proliférer les serpents et les
mouches – voire, dans le pire des cas, les scorpions et les taons, les scorpions
n'étaient pas rares dans l'Yonne, et certains s'aventuraient jusqu'aux limites du
Loiret, il l'avait lu sur Info Gendarmeries avant de venir, un excellent site, qui ne
mettait en ligne que des informations soigneusement vérifiées.(CT 279-280)
A l'inverse, Houellebecq, au-delà par exemple des descriptions extrêmement précises et
chiffrées des produits de la vie quotidienne, de la géographie, des marques commerciales et des
émissions de télévision, qui inscrivent son récit dans la vie quotidienne, banale, et donc réaliste,
fait parfois fi de toute velléité de réalisme, et produit des sursauts d'invraisemblable, propices au
surgissement chez le lecteur d'une conscience de son activité de lecture et de l'aspect purement
fictionnel du récit exposé devant lui.
Ainsi, on peut citer l'absence de places désignées dans l'avion (CT 179) qui ramène Jed
d'Irlande, une disposition pouvant sembler étrange étant donné l'année où se déroule cette visite à
Houellebecq, bien loin des voyages pré-11 septembre de Plateforme, voyages que le personnage
de Michel rendait en ce temps-là supportables en glissant dans l'appareil une bouteille d'alcool,
chose impossible aujourd'hui en raison des mesures de sécurité. Ce type de détail sapant le
réalisme du roman n'est pas nouveau : au milieu des descriptions des programmes télévisuels
regardés par Michel au début de Plateforme, collant parfaitement aux émissions intemporelles du
PAF1 (de Questions pour un champion à Très pêche) et ancrant le roman dans un réalisme
jusqu'au-boutiste dans sa prise en compte de la banalité (« Au moment où Nadège, du ValFourré, annonçait à Julien Lepers qu'elle remettait son titre en jeu pour la troisième reprise . . . »
(Plateforme 12)), le narrateur décrit le personnage éponyme de la série Xena la Guerrière comme
blonde (« Ton règne n'a que trop duré, Tagrathâ ! s'exclamait la blonde ; je suis Xena, la guerrière
des Plaines de l'Ouest ! » (Plateforme 11)), un détail erroné qui mine la construction de réalisme
banal et consumériste (jusque dans la culture de masse) développé dans ces pages.
A la page 279 de La Carte et le Territoire, le passage tiré (sans référence à la source) du
site internet officiel du ministère de l'intérieur décrivant la fonction de commissaire de police, s'il
ne choque pas vraiment par son style administratif plat dont Houellebecq est coutumier
(l'anaphore en « Ils », l'emploi du lexique bureaucratique), ne peut que susciter chez le lecteur un
1 Paysage audiovisuel français
34
doute quant à son réalisme, lorsque, en conclusion du paragraphe, ce qui est présenté comme une
estimation approximative du salaire de départ s'avère, de façon grotesque, extrêmement précis :
« La rémunération en début de carrière est de l'ordre de 2898 euros » (CT 279). Là aussi, le
réalisme du roman est rompu par un détail anormal, inattendu, brisant l'illusion fictionnelle.
En ce qui concerne l'intrigue du roman, en particulier l'enquête policière, le réalisme et la
vraisemblance du roman sont réduits à néant au moment où le résultat de l'autopsie parvient à
Jasselin : « l'homme comme le chien avaient été tués à l'aide d'un Sigsauer M-45, dans les deux
cas une seule balle, tirée à la hauteur du cœur, à bout touchant ; l'arme était équipée d'un
silencieux. Ils avaient été assommés au préalable, à l'aide d'un objet contondant et allongé –qui
pouvait être une batte de base-ball » (CT 316). En gardant à l'esprit que la totalité des corps de
Houellebecq-le-personnage et de son chien a été soigneusement découpée en lambeaux répandus
sur le sol de la pièce, la précision de la reconstitution de la scène n'est pas crédible une seule
seconde, et relève plus d'un autre cliché narratif hérité de la télévision.
Houellebecq est, on peut le penser, pleinement conscient de ces failles dans le réalisme de
son roman. Le village où Houellebecq-le-personnage est retrouvé assassiné possède des noms de
rues et places totalement improbables : « la rue Martin-Heidegger descendait vers une partie du
village qu'il n'avait pas encore explorée » ; « parvenu sur la place Parménide, il découvrit un
parking flambant neuf » ; « En direction du sud le village se terminait par le rond-point
Emmanuel Kant » (CT 281-282). Le texte nous prévient toutefois à l'avance du caractère factice
de cet univers : « les maisons blanches aux bardeaux noirs, d'une propreté impeccable, l'église
impitoyablement restaurée, les panneaux d'information prétendument ludiques, tout donnait
l'impression d'un décor, d'un village faux, reconstitué pour les besoins d'une série télévisée » (CT
280).
Il apparaît donc que le réalisme, par lequel l'œuvre d'art tente de perfectionner sa mimésis
du monde qu'elle imite, ne constitue pas pour Houellebecq un critère valable, un élément
indispensable de toute œuvre artistique de qualité. Le réalisme est un soucis d'exactitude dans la
misesis, reproduction, imitation du monde par l'art ; Houellebecq, dans La Carte et le Territoire,
se situe davantage du côté de l'imitatio, reproduction par l'art d'autres œuvres d'art, avec des
critères de réussite autres que l'identité : une problématique qui dépasse le cadre du récit, et
inclut le roman lui-même.
35
Le thème central de la création artistique, à travers le personnage et la carrière de Jed,
prend principalement appui sur le début de sa carrière et sa première exposition, celle qui lui fait
connaître la célébrité une première fois. Le travail de Jed consiste alors à photographier des
cartes routières Michelin, selon un angle et avec des réglages techniques conférant à l'image
produite l'aspect d'une vue aérienne directe du territoire en question. Il y a là une dimension
proche du concept d'art contemporain de readymade, selon lequel une œuvre d'art peut-être
« trouvée » plutôt que créée, dans les objets quotidiens, et qu'ériger ces objets au statut d'œuvre
d'art, par cet acte seul de proclamation performatif, suffit à effectivement élever la « production »
au rang de création artistique. En ce sens, le travail de Jed n'est pas éloigné de l'utilisation par
Houellebecq-l'auteur d'articles tirés de Wikipedia au sein du roman : tous deux se servent de la
production dépersonnalisée que constituent les cartes routières et les articles (ni l'un ni l'autre ne
sont le fruit d'un auteur en particulier, mais bien celui d'une collaboration anonyme, qui reflète
une réalité objective et non-modifiable : les cartographes se contentent de reproduire le donné
géographique humain et naturel, les contributeurs de Wikipedia compilent des faits trouvés
ailleurs). La critique formulée par Jed contre les photographes (« aussi créatifs qu'un
Photomaton ») peut se retourner contre lui, et contre Houellebecq-l'auteur lui-même. Dans les
deux cas, pourtant, il y a bien imitatio, et non pas simple imitation : les photographies des cartes
changent le regard du spectateur sur le paysage représenté, et les passages encyclopédiques
s'inscrivent dans la disparition de la voix autoritaire derrière la parole empruntée, sans sujet, que
la prose houellebecquienne recherche. Ce mode de fonctionnement est également celui de Jed
lors de sa seconde période, puisqu'il travaille alors à partir des clichés qu'il réalise des sujets de
ses portraits : la pellicule capture un donné brut, inchangeable, que Jed utilise, en le reproduisant,
pour composer sa série des métiers simples.
Il existe un autre niveau dans cette mise-en-abîme de l'art : le roman La Carte et le
Territoire est lui-même une œuvre d'art utilisant un médium différent (littéraire) pour reproduire
une autre œuvre d'art : les descriptions des œuvres de Jed par la voix narrative sont en effet la
traduction en mots des photos de Jed, elles-mêmes copies de cartes reproduisant le territoire
français. A l'intérieur du roman, Houellebecq-l'écrivain opère de la même façon, en décrivant
avec des mots, dans la brochure qu'il produit pour le second vernissage de Jed, les tableaux
passés et présents de ce dernier (eux-mêmes imitations, ou traductions, de cartes ou de
36
photographies). La Carte et le Territoire, tout comme les diverses œuvres de l'esprit qu'elle
contient dans son récit, n'est que l'imitation de ces dernières, elles-mêmes réalisées à partir de
reproductions « brutes » du réel (cartes et clichés de travail). L'affirmation brandie à l'entrée de
l'exposition de Jed « LA CARTE EST PLUS INTERESSANTE QUE LE TERRITOIRE » (CT
82) affirme sans réserve une échelle de valeurs dans laquelle l'imitation est supérieure à son
modèle, plaçant les photos au-dessus des cartes, puis, suivant cette logique, leur transcription par
le médium littéraire (le roman La Carte et le Territoire) en aboutissement final, au sommet d'une
pyramide d'imitations successives et enchâssées.
L'identité des pages du roman avec autant de cartes topographiques est par ailleurs
suggérée dans le récit : Jed, en repérage chez Houellebecq-l'écrivain, montre son intérêt pour les
brouillons de ce dernier, et pour « la géométrie de l'ensemble » :
il y avait très peu de ratures, mais de nombreux astérisques au milieu du texte,
accompagnés de flèches qui conduisaient à d'autres blocs de texte, les uns dans la
marge, d'autres sur des feuilles séparées. A l'intérieur de ces blocs, de forme
grossièrement rectangulaire, de nouveaux astérisques renvoyaient à de nouveaux
blocs, cela formait comme une arborescence. (CT 167)
Cette description pourrait tout aussi bien s'appliquer à une carte routière, avec ses symboles
divers et les idées de mouvement (« conduisaient », « renvoyaient ») et d'espace (« blocs »,
« milieu »). En outre, la typographie protéiforme présente tout au long du roman donne à celui-ci
une identité visuelle particulière, et renforce l'idée que chaque page crée et possède un espace
propre, dans lequel l'œil du lecteur navigue de façon fluide en suivant les lignes pour s'arrêter sur
les mots en italique, sortes d'étapes, agglomérations connues et chargées de connotations.
L'accumulation de médiations entre modèles et imitations successives produit une
hiérarchie de niveaux de réalités qui finissent par remplacer le modèle original (après tout, nous
lecteurs n'avons accès qu'aux ekphraseis des divers narrateurs, descriptions verbales des œuvres
visuelles fictives). Baudrillard, dans Simulacres et simulation, décrit ce phénomène de précession
des simulacres, mais sur seulement deux niveaux :
Aujourd'hui l'abstraction n'est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du
concept. La simulation n'est plus celle d'un territoire, d'un être référentiel, d'une
37
substance. Elle est la génération par les modèles d'un réel sans origine ni réalité :
hyperréel. Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit ; C'est désormais la
carte qui précède le territoire – précession des simulacres –, c'est elle qui engendre
le territoire et s'il fallait reprendre la fable2, c'est aujourd'hui le territoire dont les
lambeaux pourrissent lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la
carte, dont des vestiges subsistent ça et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de
l'Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même. (Baudrillard 9-10)
La réalité du territoire originel est en effet remise en cause : Olga, qui travaille pour Michelin,
éditeur du guide touristique de référence, n'a en fait jamais visité le pays : « De la France Olga ne
connaissait au fond que Paris, se dit Jed en feuilletant le guide French Touch ; et lui-même, à vrai
dire, guère davantage. » (CT 94)
Lorsque le couple, en visite en province, est confronté au choix d'un restaurant, Jed
propose un repas à base de cuisine marocaine, ou de fusion food franco-marocaine (CT 96),
puisque les aubergistes potentiels portent pour l'une un prénom français et pour l'autre un prénom
arabe. Olga oppose un refus net, étant une touriste étrangère en quête d'une cuisine française
authentique. L'adaptation des menus des restaurateurs à cette demande répandue est un autre
simulacre : la « cuisine française » ne sera alors qu'une réintroduction, artificielle, d'une
gastronomie disparue ou au moins concurrencée par la diversification de l'offre culinaire, une
artificialité proche de la démuséification décrite par Baudrillard :
La démuséification n'est qu'une spirale de plus dans l'artificialité. Témoin le
cloître de Saint Michel de Cuxa, qu'on va rapatrier à grands frais des Cloysters
de New York pour le réinstaller dans « son site original ». Et tous d'applaudir à
cette restitution. Or, si l'exportation des chapiteaux fut en effet un acte arbitraire,
si les Cloysters de New York sont bien une mosaïque artificielle de toutes les
cultures (selon une logique de la centralisation capitaliste de la valeur), la
2 En cet empire, l'Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d'une seule
Province occupait toute une Ville et la Carte de l'Empire toute une Province. Avec le temps, ces
Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une
Carte de l'Empire, qui avait le Format de l'Empire et qui coïncidait avec lui, point par point.
Moins passionnées pour l'Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette
Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l'abandonnèrent à l'Inclémence du Soleil et
des Hivers. Dans les Déserts de l'Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux
et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des Disciplines
Géographiques. (Borges, attribuant le texte à Suarez Miranda in Viajes de Varones Prudentes, Lib.
IV, Cap. XIV, Lerida, 1658)
38
réimportation sur les lieux d'origine, elle, est encore plus artificielle : c'est le
simulacre total qui rejoint la « réalité » par une circonvolution complète.
(Baudrillard 23)
Le problème du réalisme, que nous avons évoqué plus haut, trouve un élément de réponse
dans cette remise en cause de la réalité même : ce n'est pas un défaut de mimesis qui crée une
inadéquation entre le réel et sa reproduction par l'art, mais la superposition des couches de
médiation artistique, à laquelle participe le roman lui-même, qui repousse la réalité, modèle
original de l'art et de ses imitations successives, dans une région inexplorée. C'est le sens de
l'incipit de La Carte et le Territoire, dans lequel la confusion entre la réalité du monde du roman
et sa reproduction par l'art est donné comme l'un des thèmes fondamentaux de l'œuvre.
« Jeff Koons », les premiers mots de La Carte, semblent au premier abord désigner un
personnage du roman, de même que son collègue Hirst avec qui il partage la première page. Le
temps de l'imparfait, utilisé tout au long de celle-ci pour décrire les actions figées et non abouties
représentées dans la peinture, participe d'un trompe-l’œil littéraire qui réussit à persuader le
lecteur, dans un premier temps, de la réalité de la scène décrite, scène qui paraît suspendue dans
le temps uniquement dans le but de faire débuter l'œuvre in medias res, de façon classique.
L'intervention de l'artiste Jed et de sa brosse – paradoxalement pour éliminer un défaut visuel
nuisant au réalisme de sa production (« Le front de Jeff Koons était légèrement luisant ») –
transforme rétrospectivement la page précédente en un simple tableau dont nous sommes à
présent sortis. Jed, pointant un défaut de réalisme artistique, brise l'illusion et nous fait accéder
au niveau de réalité supérieur. Cette mise-en-abîme initiale, très déconcertante, ce
commencement du roman non pas in medias res mais, pourrait-on dire, in mediam artem, pose le
rapport au réel de l'œuvre d'art comme un thème clef de l'œuvre.
Le choix des artistes, tirés du monde réel, n'est en rien anodin, et leur statut de
personnages introducteurs nous oblige à considérer la charge symbolique et le manifeste
artistique qu'ils revêtent pour le roman. Une simple recherche sur l'encyclopédie en ligne libre et
contributive Wikipedia, dont Houellebecq est donc familier, met rapidement en lumière les
caractéristiques du style de chacun des créatifs. Jeff Koons est ainsi connu pour ses reproductions
d'objets banals dans des matériaux réfléchissants, ainsi que pour sa réutilisation de photographies
dans des œuvres en collage. Damien Hirst est lui renommé pour ses cadavres d'animaux
39
préservés dans le formol et pour ses expositions d'objets du quotidien. Le recyclage fait donc
partie intégrante de la démarche artistique de chacun des deux modèles de Jed, à tel point que
tous deux ont été plusieurs fois accusés de plagiat.
A travers Koons et Hirst, c'est donc une remise en question du rapport de l'art au réel et
de la fonction d'auteur que Houellebecq choisit d'associer à son roman. Définir cette fonction,
comme a tenté de le faire Foucault dans « Qu'est-ce qu'un auteur ? », est un autre enjeu majeur
de La Carte et le Territoire. Si Houellebecq, pour faire référence à son alter-ego fictionnel, utilise
des périphrases mettant en avant sa bibliographie, ce n'est certainement pas par modestie :
Houellebecq utilise bel et bien son propre nom (quoique son nom de plume n'est pas son
patronyme véritable, celui-ci étant « Thomas ») et des éléments de sa biographie dans ce récit,
comme il utilisait presque systématiquement des narrateurs prénommés Michel dans ses œuvres
précédentes (Les Particules élémentaires, Plateforme, etc). Pourtant, le nom du personnage dans
La Carte et le Territoire est très souvent remplacé par « l'auteur des Particules élémentaires »
(CT 256, 237, etc.), « l'auteur de Plateforme » (CT 176), « l'auteur de Renaissance » (CT 166),
etc. C'est bien la fonction-auteur qui prime dans l'utilisation de ce personnage, celle qui est
habituellement le signifié de tout nom d'auteur selon Foucault :
Le nom d'auteur est un nom propre . . . Il est plus qu'une indication, un geste, un
doigt pointé vers quelqu'un ; dans une certaine mesure, c'est l'équivalent d'une
description. Quand on dit « Aristote », on emploie un mot qui est l'équivalent
d'une description ou d'une série de descriptions définies, du genre de : « l'auteur
des Analytiques », ou : « le fondateur de l'ontologie », etc. (Foucault Dits et écrits
796)
La mort du personnage de Houellebecq signifie donc plus que la mort d'un personnage parmi
d'autres : il s'agit de la théorie de la mort de l'auteur chère à Barthes, réalisée dans le récit. La
théorie structuraliste se trouve ici mise en scène, très concrètement. La réapparition d'un Michel,
après la macabre découverte, contribue à diluer la présence de l'auteur Houellebecq dans le
roman : le prénom est réutilisé pour le bichon de Jasselin, un animal aux capacités reproductrices
limitées (son fils Michou étant même stérile, comme son propriétaire). L'auteur, l'individu
créateur, subit là une transformation peut-être plus avilissante que son assassinat lui-même.
N'oublions pas enfin la proximité phonologique entre le prénom de Houellebecq et l'entreprise
40
produisant les cartes routières servant de modèle à Jed : Michel l'auteur est également présent,
dans cette trinité d'incarnations, dans une activité prosaïque et commerciale, sans auteur, une
structure diffuse et dépersonnalisée, aux antipodes de l'activité artistique individuelle.
Si La Carte et le Territoire est le récit de la vie d'un artiste exceptionnel, de la même
manière que Les Particules élémentaires était l'exploration de cette existence humaine
particulière puisqu'ayant abouti à une révolution scientifique (Michel Djerzinski), il s'agit,
comme le dit Foucault anticipant ses critiques dans l'Ordre du discours (Foucault Ordre du
discours 30) « de l'auteur, tel que la critique le réinvente après coup, lorsque la mort est venue et
qu'il ne reste plus qu'une masse enchevêtrée de grimoires ; il faut bien alors remettre un peu
d'ordre dans tout cela ; imaginer un projet, une cohérence, une thématique qu'on demande à la
conscience ou la vie d'un auteur, en effet peut-être un peu fictif. Mais cela n'empêche pas qu'il a
bien existé, cet auteur réel, cet homme qui fait irruption au milieu de tous les mots usés, portant
en eux son génie ou son désordre ». La fonction-auteur cède le pas, semble-t-il, face à l'existence
particulière de l'individu. Pourtant, malgré ce recentrage sur l'individu, c'est Houellebecql'auteur, qui disparaît, comme dans les Particules élémentaires, derrière la voix empruntée du
commentaire historique sur la vie d'un grand personnage, la voix de la postérité. C'est la postérité
qui parle, comme c'est la langue qui parle Houellebecq : du vocabulaire de concessionnaire
automobile ou d'agent immobilier aux clichés langagiers de la vie courante et aux concepts
préconçus, façonnés par l'idéologie télévisuelle de masse, en passant par la fonction phatique,
l'auteur s'efface de l'écriture de son œuvre littéraire, et laisse parler des structures qui le
dépassent. Dès lors, l'insertion en bloc d'articles d'encyclopédie participe de façon tout à fait
cohérente à cette extériorisation et dépersonnalisation de l'écriture. Le savoir encyclopédique,
objectif et universel, sans auteur, va de pair avec une parole consensuelle, fruit sans aspérité
d'une entité collective, la langue elle-même, détachée de tout individu. Coexistant avec le
narcissisme de Houellebecq se mettant en scène dans son roman, l'idée de sacrifice de l'auteur est
donc aussi présente dans le texte, duquel disparaît toute autorité de l'écrivain, comme Foucault
l'explique dans « Qu'est-ce qu'un auteur ? » :
Le récit, ou l'épopée des Grecs, était destiné à perpétuer l'immortalité du héros, et
si le héros acceptait de mourir jeune, c'était pour que sa vie, consacrée ainsi, et
magnifiée par la mort, passe à l'immortalité . . . Ce thème du récit ou de l'écriture
41
est maintenant lié au sacrifice, au sacrifice même de la vie ; effacement volontaire
qui n'a pas à être représenté dans les livres, puisqu'il est accompli dans l'existence
même de l'écrivain. L'œuvre qui avait le devoir d'apporter l'immortalité a reçu
maintenant le droit de tuer, d'être meurtrière de son auteur. Voyez Flaubert, Proust,
Kafka. Mais il y a autre chose : ce rapport de l'écriture à la mort se manifeste aussi
dans l'effacement des caractères individuels du sujet écrivant ; par toutes les
chicanes qu'il établit entre lui et ce qu'il écrit, le sujet écrivant déroute tous les
signes de son individualité particulière ; la marque de l'écrivain n'est plus que la
singularité de son absence ; il lui faut tenir le rôle du mort dans le jeu de l'écriture.
Tout cela est connu ; et il y a beau temps que la critique et la philosophie ont pris
acte de cette disparition ou de cette mort de l'auteur. (Foucault Dits et Ecrits 793)
Dans cette optique, l'autorité de Houellebecq sur La Carte et le Territoire est très affaiblie, à
moins de comprendre l'option de laisser parler des structures qui le dépassent comme un choix
esthétique d'artiste. L. Goldmann, répondant à Foucault à la fin de sa conférence sur « Qu'est-ce
qu'un auteur ? », propose les conclusions de sa thèse structuraliste appliquée à Racine :
J'ai été amené à montrer que Racine n'est pas le seul, unique et véritable auteur
des tragédies raciniennes, mais que celles-ci sont nées à l'intérieur du
développement d'un ensemble structuré de catégories mentales qui était œuvre
collective, ce qui m'a amené à trouver comme « auteur » de ces tragédies, en
dernière instance, la noblesse de robe, le groupe jansénie et, à l'intérieur de celuici, Racine en tant qu'individu particulièrement important. » (Foucault Dits et
Ecrits 813)
Dans le cas de Michel Houellebecq, celui-ci peut également être réduit à l'un des auteurs de son
roman, en partageant la paternité avec les clichés langagiers, le marché de l'art, ou encore
l'individualisme et l'apathie ambiants. Mais à la différence de Racine, Houellebecq, en bon
postmoderne, est pleinement conscient de ce phénomène, et choisit de l'illustrer concrètement
dans le récit, par le sacrifice de son alter-ego fictionnel, symbole de son renoncement à tout
contrôle sur l'écriture de La Carte et le Territoire.
42
De même que dans le fameux conte de Borges utilisé par tous, de Baudrillard à Foucault,
et connu de Houellebecq, la carte recouvre tout l'empire et se confond avec lui, de même c'est le
roman tout entier qui se confond ici avec les théories développées par Houellebecq. Le roman La
Carte et le Territoire est en lui-même une série de reproductions, via un langage littéraire, des
œuvres d'art décrites dans le récit ; c'est une imitation des imitations qu'il contient. En outre, il
met en scène la mort de son auteur non seulement au sein du récit et également dans l'écriture
dépersonnalisée du texte, devenu autonome et parlé par la langue, par la culture de masse, par le
zeitgeist. Le succès commercial de Houellebecq peut d'ailleurs s'expliquer par cet abandon
complet à un weltanschauung non pas individuel mais dans l'air du temps, partagé par une large
tranche du public. La traduction anglaise du titre de son premier roman, Extension du domaine
de la lutte, résume bien cette attitude vis-à-vis du monde et de l'existence : Whatever. L'écriture,
dans La Carte et le Territoire, se situe parfaitement dans la continuité de cette optique, appliquée
au texte lui-même, et non aux seuls thèmes qu'il véhicule. Houellebecq semble se réapproprier
par là la phrase de Beckett, cité par Foucault : « Qu'importe qui parle, quelqu'un a dit qu'importe
qui parle. » Foucault (autre Michel) explique : « Dans cette indifférence, je crois qu'il faut
reconnaître un des principes éthiques fondamentaux de l'écriture contemporaine . . . Dans
l'écriture, il n'y va pas de la manifestation ou de l'exaltation du geste d'écrire ; il ne s'agit pas de
l'épinglage d'un sujet dans un langage ; il est question de l'ouverture d'un espace où le sujet
écrivant ne cesse de disparaître. » (Foucault Dits et Ecrits 792)
Dans ces conditions, l'affaire Houellebecq de 2010, sur le plagiat supposé présent dans La
Carte et le Territoire, ne sert qu'à mettre en lumière la réflexion profonde proposée par le roman,
sa remise en cause, selon une logique structuraliste, de la notion d'originalité dans l'art, vis-à-vis
de ses modèles (le monde comme les autres œuvres), et la démission consciente de l'auteur dans
l'écriture, laquelle s'apparente plus à une agrégation hétéroclite, un patchwork, de sources
externes diverses.
43
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1
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2
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