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UNIVERSITE D’ÉTÉ
21 AOUT 2015
LOUVAIN-LA-NEUVE
Comment faire société dans un monde connecté ?
Olivier Servais
Transcription de la conférence
Présentation
Bienvenue à toutes et tous.
L’atelier a pour titre : « Comment faire société dans un monde connecté ? ». Pour aborder cette question Olivier
Servais va d’abord vous présenter une analyse d’environ 50 minutes et puis nous aurons un temps d’environ 40
minutes, où nous pourrons poser des questions, échanger, partager des réflexions à ce sujet-là.
Olivier Servais est docteur en anthropologie, bachelier en théologie, licencié en histoire et en sciences religieuses
et diplômé en sciences des religions. Il est actuellement professeur d’anthropologie à l’UCL et membre du
laboratoire d’anthropologie prospective.
Ses principaux thèmes de recherches sont l’anthropologie des systèmes symboliques, l’anthropologie de la nature,
l’anthropologie des cultures du virtuel et l’épistémologie de l’anthropologie. Il utilise essentiellement trois
méthodes complémentaires de recherche : l’observation participante, les sources documentaires et d’archives et
l’entretien compréhensif. Il pratique également l’analyse en groupes et le croisement de données qualitatives avec
des données quantitatives recueillies par questionnaires ou recensement.
Olivier Servais, enfin, a traduit l’ouvrage de Tom BOELLSTORFF intitulé : « Un anthropologue dans "Second Life".
Une expérience de l'humanité virtuelle ». L’ouvrage a paru en mai 2013. Je lui cède la parole.
Introduction
Je suis très curieux de voir en termes générationnels qui est dans les ateliers pratiques, qui est dans les ateliers
qu’on a appelé pudiquement « conférences », qui nous renvoient peut-être plus au premier modèle dont avait
parlé le conférencier de ce matin. En cinquante minutes, une heure… faire le tour de cette question est évidemment
un défi majeur. Je ne prétends absolument pas être exhaustif ce matin.
En tant qu’anthropologue, on a l’habitude à la fois de contextualiser – et c’est aussi ma part d’historien – mais
également d’approfondir des cas empiriques. Donc, je vais avoir l’occasion de faire deux choses avec vous ce matin :
d’une part une large contextualisation mais dont j’ai éliminé un certain nombre d’éléments parce que cela a déjà
été dit ce matin. J’en garderai certains autres qu’il m’apparaît important de réassumer. Et puis après je vais
approfondir un cas de culture virtuelle parce qu’aujourd’hui, je pose le constat qu’au fond, on en reste à la question
de l’avenir. Cela veut dire qu’on sent qu’on est dans une transformation majeure de nos sociétés qui n’est pas
simplement qu’une transformation d’outils : ordinateurs, Smartphones ou autres logiciels… mais qui est
véritablement quelque chose qui est en train de transformer le vivre ensemble, c’est-à-dire les relations entre les
humains, la manière de vivre en collectivité par l’intermédiation ou non de ces objets et de ces réseaux. Une des
pistes, et c’est celle qui est souvent développée par ma discipline, l’anthropologie, c’est d’aller creuser la question
auprès quelques groupes. Ces groupes émergents, ces groupes nouveaux, comment fonctionnent-ils ?
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J’aime bien commencer mes conférences autour du numérique et du virtuel autour de deux citations : Philippe
QUÉAU qui est au départ un spécialiste des sciences de l’information et de la communication, mais qui est devenu
après tout un long trajet à l’Unesco, sous-directeur général de l’Unesco pour les sciences humaines et sociales. C’est
intéressant de voir qu’un spécialiste du numérique est maintenant dans cette grande institution du savoir qu’est
l’Unesco. Sa citation : « Le virtuel n’est ni irréel, ni potentiel ; il est dans l’ordre du réel. » Alors dire qu’il est dans
l’ordre du réel, je crois que c’est vrai pour les vingt dernières années. On a quelque chose, là, qui a rattrapé certains
rêves ou certains cauchemars… c’est selon. Mais qui reste aussi de l’ordre de l’imaginaire, de l’ordre du rêve, de
l’ordre des aspirations humaines. Aujourd’hui, cela touche concrètement la vraie vie. La deuxième citation est de
Tom BOELLSTORFF qu’on a cité en me présentant. Tom dit à propos de tous ces univers virtuels, que ce soit
Facebook, que ce soit Twitter, que ce soit les univers virtuels numériques ludiques : « Ce n’est pas un jeu en tant
que tel, mais un lieu où le jeu peut advenir. »
Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que beaucoup de ces dispositifs numériques ont été façonnés par des
concepteurs pour un certain usage. Et l’humain a ceci de fabuleux qu’il va détourner ces dispositifs pour en faire
des tas d’autres choses… Il va se les réapproprier et c’est ce que BOELLSTORFF constate dans un de ces univers à
trois dimensions numérique qui s’appelle « Second life ». C’est un des premiers univers « trois dimensions » qui
aujourd’hui encore a plusieurs millions de praticiens… Et il dit au fond : ils font des tas d’autres choses que jouer.
Le jeu est devenu quelque chose d’anecdotique, de marginal. Je crois que c’est important d’être dans cette double
dimension : le virtuel comme potentiel, mais surtout comme puissance d’imaginaire, comme puissance de mythe,
comme puissance d’aspiration. À l’origine, je travaille sur le religieux. Aujourd’hui, le nouveau « religieux », c’est de
plus en plus le numérique qui a tendance à se substituer à certaines fonctions que remplissait le « religieux » dans
un modèle de société que nous quittons progressivement.
Plan de l’exposé :
1) une contextualisation, fondamentale : l’esprit du temps
2) le virtuel et le ludique chez les jeunes. Je vous parlerai aussi de mon expérience d’enseignant puisque d’ici
quinze, vingt jours, j’enseignerai dans des classes comme celles-ci, avec des étudiants.
À propos du numérique, je crois qu’il fondamental de ne pas réduire les choses à des clichés. Or, le prêt-à-clichés,
il se diffuse abondamment autour du numérique… comme d’ailleurs autour de toute nouveauté. BOELLSTORFF,
encore lui, a montré qu’au moment de l’apparition du télégraphe au milieu du dix-neuvième siècle aux Etats-Unis,
les mythes qui circulaient, les peurs, les craintes étaient assez similaires à celles qu’on a vu émerger autour
d’Internet, autour des nouveaux objets numériques aujourd’hui. À 150 ans de là, retrouver les mêmes types de
peur, évidemment adaptées à des contextes différents, c’est assez fascinant et assez frappant à souligner.
D’abord, un regard ethnographique, qui est un regard beaucoup plus pointu, qui n’est plus un regard large, va
vraiment se focaliser sur des communautés de pratiques et des communautés de savoirs. Au fond, est-ce qu’il y a
de nouvelles manières de vivre ensemble qui émergent dans ces mondes numériques, dans ces mondes virtuels. Je
terminerai par quelques constats empiriques et théoriques autour notamment d’un de ces groupes que vous
connaissez, puisque ceux qui enseignent encore en classe savent que beaucoup de leurs étudiants sont des joueurs
de jeux vidéo en ligne. Ceux qui sont parents le savent probablement aussi, plus particulièrement si vous avez des
garçons, puisque c’est majoritairement un phénomène masculin. Encore que, aujourd’hui, une majorité de fille
déclarent jouer aussi. Donc, je vais approfondir ce type de sociabilité numérique parce que, pour moi, c’est la pointe
de l’iceberg de ces nouvelles sociabilités, de ces nouvelles manières de vivre ensemble. Et on a là un cas de figure
tout à fait intéressant. Je l’analyserai comme une métaphore de la transformation sociale que nous vivons dont un
certain nombre de caractéristiques sont partagées par d’autres communautés : Wikipédia, qui est une large
communauté de praticiens ; les communautés de logiciels libres ; et d’autres groupes humains qui ont émergé
autour de ces réalités.
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Contextualisation
Virtualisation du monde
Dès le départ, j’ai utilisé le terme « virtualisation » auquel il me semble fondamental de revenir. Aujourd’hui, on
utilise beaucoup plus le mot « numérique » qui renvoie en partie à une technologie. Le terme « virtuel » a été un
peu mis de côté parce qu’on l’ancrait dans cette dimension de potentiel. Beaucoup de chercheurs ont montré qu’on
n’est plus dans le potentiel qu’on est en train de réaliser ces mondes numériques. Or, le virtuel aujourd’hui, et
notamment pour les jeunes, c’est une manière de reconstruire du rêve, de reconstruire de l’imaginaire, de
reconstruire de l’alternative face à une société, il faut bien en convenir, qui est, en permanence depuis 40 ans
maintenant, en crise : crise politique, crise économique, crise environnementale, crise de l’école, crise des
institutions en général. En Belgique, le mot crise, on le connaît particulièrement dans le monde politique. Face à
cette situation, qui marque particulièrement l’Europe, je pense, en termes de perspective, que le virtuel n’amène
pas seulement du rêve, mais amène de l’ouverture… amène des possibles.
Si l’on observe quelques images qui renvoient à certains de ces mondes, particulièrement investis par les jeunes,
et bien ce sont des univers qui font rêver ! Le numérique est devenu une pratique et transforme notre quotidien.
Mais pas seulement. Il a aussi une dimension d’aspiration… Certains de ces univers, fréquentés par des millions et
des millions d’Européens, que des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de jeunes visitent chaque jour
en Belgique francophone et néerlandophone, sont des univers où on peut incarner effectivement des personnages
qui les font probablement plus rêver que leur réalité personnelle. Cela pose question évidemment. Ici, par exemple
« Second life », un monde miroir. En tant que tel ce n’est pas un jeu. Il n’y a pas d’autre enjeu que d’incarner un
personnage. Vous faites ce que vous voulez. Vous créez des univers, vous créez une maison, vous créez des lieux,
créez des pratiques, simplement par l’intermédiaire de quelqu’un qui n’est pas vous, qui est un corps numérisé, qui
est un corps virtuel.
Il y a une dizaine d’années, une situation m’a interpellée : les étudiants des deux dernières rangées des auditoires,
qui pourtant suivaient très bien les conférences que je donnais, continuaient en même temps à être actifs, si je puis
dire, par leur ordinateur ou dans leur ordinateur. En discutant avec eux, je me suis rendu compte qu’ils continuaient
à vivre leur deuxième vie par leurs avatars, leurs peurs numérisées, tout en suivant le cours.
Qu’est-ce que ça veut dire, ces pratiques-là ? Dans certains de ces univers, on a des vies tristement similaires aux
nôtres. Cela renvoie à une forme de réussite sociale que les medias nous décrivent à propos de ce monde
« people » : un monde de la réussite facile, de l’argent, un monde de la notoriété. Comme on ne peut pas le vivre
concrètement, physiquement, on va le vivre par procuration, si je puis dire. J’ai appelé ces mondes-là parfois – peutêtre un peu par provocation – le nouvel opium du peuple…
Dans ces univers-là, on trouve aussi des lieux d’enseignement. Il est intéressant de voir qu’à côté des « MOOC’S »,
ces cours en ligne » on trouve aussi des cours en 3D. Par exemple, dans le séminaire d’anthropologie du numérique
et du virtuel que j’anime, on va observer les réalités numériques ensemble avec nos avatars. On s’y rend à distance,
si je puis dire… Concrètement, comment cela se passe-t-il ? Les étudiants sont dans un auditoire comme celui-ci,
chacun avec leur ordinateur. Moi, je suis avec le mien. Et on se voit, eux derrières leur écran, mais aussi derrière le
projecteur, puisqu’on travaille ensemble dans ces univers virtuels. On part observer nos objets de terrain, cela
facilite les choses. On va sur les terrains ensemble très facilement.
Une société connectée
La virtualisation du monde, est donc la première mutation du contexte qui m’apparaît capitale. La fréquence
d’utilisation de l’Internet en est un signe. La dernière grande enquête européenne de 2011 concerne les 16-74 ans,
un large spectre : de l’adolescence jusqu’à largement après la retraite. On était déjà en 2011 à 80 % de personnes
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interrogées qui surfent sur Internet au moins une fois par semaine. Aujourd’hui, on est proche des 100 %. D’ailleurs
les enquêtes qualitatives montrent que ceux qui n’en font pas partie, sont essentiellement des personnes qui le
choisissent. Donc les connexions Internet des particuliers n’ont fait qu’augmenter, toutes classes sociales
confondues, toutes strates de la population et presque toutes générations confondues : environ 3,5 millions de
foyers en Belgique sont connectés. On a là une société de connectés. Mais je voudrais rajouter une couche par
rapport à ce qu’a dit Bruno Devauchelle ce matin : on est dans une société qui, avec ces multiples connexions, est
de plus en plus surdésinformée. Surdésinformée parce qu’elle est surinformée et en même temps face à cette
masse on est désinformé. On ne peut pas tout choisir, on doit sélectionner. La sélection se fait parfois difficilement.
Je dis souvent à mes étudiants : soyez indulgents, j’ai entre 80 et 120 mails à traiter en-dehors des spams. Je ne
peux pas répondre tout de suite à toutes ces sollicitations. On voit là qu’il y a une transformation majeure. Si je les
obligeais à m’écrire avec du papier, je crois que j’aurais beaucoup plus de facilités à gérer les choses.
Hyper présence de ces technologies de communication et de ces medias. Il n’est pas inutile de rappeler qu’ils ont
été produit d’abord dans une logique marchande. C’est important. Productivité informationnelle avec une
multiplication des analyses et une augmentation de la profondeur analytique qui va de pair. Il s’agit bien de
productivité informationnelle, et pas seulement communicationnelle. Un exemple : la photographie. Vous allez
photographier et mettre sur Facebook des tas des choses que vous n’auriez jamais mises il y a quelques années,
parce que les photos coûtaient plus chères, parce que techniquement c’était plus complexe. Il y avait une
temporalité différente, il fallait la faire développer, etc… Donc, on a eu une inflation de l’information et de la
communication.
La multiplication des lieux et des outils pour communiquer
On a parlé de Twitter ce matin. On peut évoquer aussi Skype, Mumble, Team Speak, WhatsApp, etc. Si bien, que
pour les plus jeunes générations que j’observe depuis une dizaine d’années maintenant, on peut parler
véritablement de prothèse technologique, de prothèse relationnelle… A la pause je discutais avec Marc
CROMMELINCK, neuroscientifique maison qui me disait : dans certaines strates d’utilisateurs intensifs, au niveau
du cerveau, il y a des transformations qui s’opèrent. Le fait d’avoir une prothèse relationnelle, provoque une
véritable adaptation. C’est une mutation qui est vraiment anthropologique au sens profond du terme. On peut
parler de prothèse du corps, d’extension du corps littéralement. Ma grand-mère avait un chapelet qu’elle utilisait
régulièrement et quand elle le perdait c’était dramatique pour elle. Il en va de même pour le smartphone pour les
jeunes, et cela de plus en plus tôt. Ma fille qui a dix ans me tanne pour avoir un portable… je résiste, je résiste…
mais elle dit que beaucoup de ses élèves-camarades de classe ont déjà leur portable. On voit que la prothèse, elle
vient de plus en plus tôt.
La fin de l’intermédiation
Cette transformation-ci va entraîner, au niveau du vivre ensemble, une autonomisation des groupes sociaux, et la
fin d’une certaine intermédiation. On devient indépendant au niveau des technologies mais on s’autonomise par
rapport à d’autres institutions. Les technologies et les entreprises qui contrôlent ces technologies ou qui les
régissent, qu’elles soient publiques ou privées, vont devenir les nouvelles institutions d’intermédiation. On va
s’autonomiser des anciennes. Cela pose de véritables questions, notamment pour l’école, évidemment… mais pas
seulement. Cela est vrai aussi pour le politique, pour d’autres institutions de la société. Facebook, Twitter, etc. sont
devenus des nouveaux lieux fondamentaux de la construction du lien social. Or ce sont des lieux privés pour la
plupart, même s’il y a des exceptions comme Wikipédia qui est le site internet le plus consulté au monde, toutes
ces configurations linguistiques prises ensembles. Mais c’est un cas à part. Twitter, Instagram et autres, sont des
sociétés privées. Voilà une métaphore de la transformation : on parle de libéralisation, du modèle individualo-
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libéral. Au fond, il y a un enjeu politique sous-jacent qui apparaît fondamental et un enjeu critique aussi d’analyse
qu’il faut porter sur ce phénomène.
Derrière ces outils de communication, il y a aussi une manière de faire ensemble société qui apparaît. Une logique
beaucoup moins institutionnelle, hiérarchique, pyramidale, stratifiée, fonctionnelle. Plutôt une logique de pair, une
logique réticulaire, égalitaire, horizontale. C’est la fameuse logique de la liste d’amis. Tous les amis ? Pas vraiment :
on peut donner à certains amis, certains types d’accès, mais globalement, il y a beaucoup moins de niveaux de
hiérarchie… Et on tolère de moins en moins ces niveaux de hiérarchie. Même dans l’acceptation sociale de la
hiérarchie, il y a une difficulté, il y a un problème. Le rôle de chacun peut être accepté, par contre la fonction et la
hiérarchie, non. La responsabilité qui en incombe peut parfois être beaucoup plus mise en cause.
Tout cela va évidemment transformer les structures sociétales : horizontalisation sociale, individualisation sur une
base technologique, fin des grandes séparations privé/publique ou maison/travail (Miguel Benasayag, le philosophe
français d’origine argentine dit : « On n’est plus jamais seul avec son portable, avec ses mails. ») Mais cela va
provoquer aussi des transformations économiques, des transformations des modes de contestations… et donc des
modes de contrôle. Les syndicats sont en train de mesurer petit à petit cette transformation qui les touche. Cela
entraîne enfin l’émergence de nouveaux mythes, de nouveaux vécus médiatiques : le « buzz », c’est une nouvelle
manière de faire l’actualité.
La naissance de nouveaux mythes
Quelques exemples étonnants. Il y a un peu plus d’un an et demi, j’avais été frappé par le buzz provoqué par certains
medias autour de l’agence NSA qui avait envoyé des espions dans certains de ces mondes virtuels 3D : Second life
ou World of Warcraft, un jeu bien connu des enseignants parce que beaucoup de jeunes y jouent. Et donc la NSA
aurait placé des agents dans le monde virtuel de World of Warcraft car elle craignait que des terroristes se trouvent
dans les groupes de joueurs.On n’est plus dans du potentiel… on est vraiment dans une partie de nos réalités. Les
politiciens coréens disent aujourd’hui : on va intégrer dans nos législations, la réalité du virtuel et pas seulement la
vie de nos univers corporel et physique, biologique ou sociobiologique. Ces réalités virtuelles doivent être intégrées.
Quand il y a une manifestation dans un de ces mondes virtuels, quand il y a un attentat dans un de ces mondes, ça
peut toucher certains de nos concitoyens. Nous sommes concernés.
Le terme « cyber » est probablement le terme le plus important autour de cette mythification du numérique.
L’étymologie du mot « cyber » renvoie à la notion de « gouvernail », c’est-à-dire à l’ambivalence entre l’hypercontrôle et la liberté absolue. C’est tout à fait intéressant parce que ce sont les deux horreurs sur lesquelles peuvent
déboucher le monde dans lequel nous sommes. L’hyper-contrôle d’une part, une technologie du contrôle
connectée qui permettrait de tout contrôler : big brother n’est pas loin. Et puis la liberté absolue du modèle
libertarien : l’autonomie totale de l’individu par rapport à toutes médiations sociales. Cela renvoie à des contrôles
invisibles et agissant partout. L’exemple du mythe de la NSA est une bonne manière de le voir : un ennemi potentiel
à tout moment, partout sur la planète, jusqu’à vos voisins. Cela renvoie aussi à des mythes de la science-fiction.
Intéressant encore les mots composés, dans lesquels le terme « cyber » intervient, les plus recensés dans les
moteurs de recherche : cyber-espace, et tout de suite cyber-menace, cyber-attaque, cyber-guerre, cyber-sécurité,
cyber-terrorisme… Le monde numérique, le monde du réseau, c’est l’autocréation d’une réalité radicale qui est un
nouveau mythe, avec toutes ces peurs, ces amplifications… mais aussi ces aspirations positives.
Parmi les mythes d’internet, il y en a en effet ce qu’on appelle la cyber-guerre, le cyber-terrorisme, le cyberdjihadisme… dont les medias nous exposent l’actualité en permanence. En 2007 déjà, s’est développé le mythe
d’une plate-forme djihadiste secrète, un lieu numérique qui rassemblerait toutes les forces de ces réalités tout à
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fait concrètes. En 2013, avec l’affaire Snowden, on a développé un mythe autour de la NSA et de son hyper-contrôle.
D’autres mythes que vous connaissez peut-être moins. En 2008, la fameuse question : ne va-t-on pas créer un
Oussama Ben Laden virtuel, après son décès ? Une réalité virtuelle qui remplacerait son corps physique et qui serait
gérée par des programmeurs indépendants et ancrés dans des valeurs et des revendications fondamentalistes. De
cette manière, Oussama Ben Laden deviendrait immortel, prêcherait en ligne à tous les fidèles, pourrait faire un
appel permanent depuis plusieurs lieux physiques mais un seul ou plusieurs lieux virtuels.
Donc, on assiste à la naissance de nouveaux mythes… Le virtuel est un véritable amplificateur symbolique du
numérique. On le voit dans les jeux vidéo également. Aujourd’hui, l’armée américaine recrute via des jeux vidéo.
Certains djihadistes africains ont créé leurs propres jeux vidéo avec des graphiques plus simples… pourquoi plus
simples ? Parce qu’ils doivent être accessibles en Afrique où le réseau est parfois moins performant. C’est devenu
un outil de propagande… et le jeu n’a pas de fin, sauf la mort du joueur qui est ponctuée par la formule :
« Félicitations, vous êtes devenus un martyr ! ». Aujourd’hui tout cela contribue à nourrir les imaginaires…
littéralement. C’est une galaxie réticulaire autonome et virtuelle. Vous la connaissez au niveau du monde libre,
comme on dit : Linux, Debian, Ubuntu, des systèmes d’exploitation d’ordinateur ouverts ; Academia.edu pour les
scientifiques (un des premiers financiers d’Academia.edu est le fondateur d’Ubuntu : voyez les réseaux agissants) ;
Mégaupload ; King.com, cet allemand réfugié en Nouvelle-Zélande qui est poursuivi par les services secrets et le
droit américains ; Wikipédia, l’encyclopédie libre ; le site DeviantArt pour les créations d’artistes partagées ; Reddit,
la mise à l’agenda démocratique de certains points qui sont débattus par la suite ; WikiLeaks, le partage
d’informations classifiées que vous connaissez (le cas de Julian Assange est d’ailleurs emblématique : malgré son
enfermement physique, il est présent partout encore aujourd’hui via le web) ; le parti Pirate dans certains pays
européens qui est en train de se diffuser ailleurs ; Anonymous, le bras armé en quelque sorte, de ce monde libre ;
etc.
Face à ces nouvelles menaces, on a vu émerger une nouvelle sécurisation. La créativité humaine en termes de
contrôle et de sécurisation est inépuisable. Elle est source d’un mythe nouveau : une communauté soit
déconnectée, soit protégée par une protection physique, des barrières… Ce sont ces communautés américaines
qu’on a vu émerger dans les années ’80 déjà, où les individus se protègent physiquement. À l’entrée, vous avez un
garde, etc. Et à l’intérieur : un petit paradis totalement aseptisé. De même, votre serveur est protégé par une
société de sécurisation informatique, qui permet à vos enfants de vivre tranquillement, si je puis dire… En tout cas
selon les conceptions de chacune de ces communautés.
Nouvelles appropriations : quand le virtuel débarque dans le réel
À côté de ces sécurisations et ces nouveaux mythes, on a vu émerger de nouvelles appropriations. Mes étudiants
travaillent sur certaines de ces nouvelles appropriations. Tinder : à partir de certains critères d’affinité, vous allez
pouvoir rencontrer, par exemple, dans cet auditoire, une jeune femme ou un jeune homme, qui correspond à vos
critères de recherche. Le géocaching : il s’agit d’aller dans n’importe quel endroit du globe et trouver des petites
caches avec des trésors. Vous pouvez y jouer avec vos enfants… Moi, j’ai beaucoup fait ça avec mes enfants en
Californie… On peut faire cela avec un smartphone et un programme que vous télécharger : les fameuses « apps ».
Vous avez ici à Louvain-la-Neuve, un de ces phénomènes, appelé flashmob : un « event »… où tout le monde s’est
donné rendez-vous par le Web, et, à un moment, pendant deux minutes, vous avez plusieurs centaines de
personnes qui se rassemblent, qui font une activité (ici, artistique… en l’occurrence), et puis qui se séparent. Donc,
appropriation du physique à partir d’une organisation virtuelle.
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Autre appropriation : la « second life liberation army », le premier mouvement social violent d’action pour
revendiquer une liberté de certains mondes virtuels. En l’occurrence, ici : second life. Une campagne a aussi été
entreprise contre la scientologie aux Etats-Unis à partir d’actions virtuelles. Et puis il y a Julian Assange qui a été un
de ces combattants si je puis dire : il reprend ou témoigne de cette appropriation. Cela va jusqu’à ce symbole
récent… puisque ça a un peu plus de huit mois : « Je suis Charlie » qui manifeste l’ambivalence entre ces deux
mondes, réel et virtuel.
Une mobilité paradoxale
Nous nous trouvons en face d’une mobilité paradoxale : on a des individus qui sont à la fois hyper sédentaires et
en même temps qui sont hyper-nomades. Aujourd’hui l’hyper mobilisé est en train de monter en puissance et le
nouveau nomadisme, c’est votre site Web. Quelle que soit la nature du support, que ce soit Facebook, que ce soit
Instagram, que ce soit votre site d’université, que ce soit plusieurs de ces lieux parce que vous pouvez exister par
l’intermédiaire de plusieurs avatars, vous êtes toujours chez vous en vous déplaçant. Il y a une espèce de
désancrage, une mutation de l’appartenance qui est à l’œuvre : on n’est plus situé par les lieux dans lesquels on se
trouve territorialement… mais par ces lieux virtuels qui nous représentent. Le réseau devient la limite du chez-soi,
le réseau et ses multiples appartenances virtuelles.
Cette photo date du début des années ’90. Elle apparaît en fait de moins en moins pertinente, même si ça reste un
problème social dans certaines classes et un problème physiologique… de santé publique. Mais concrètement, c’est
plutôt ça qui est la nouvelle pratique sociale aujourd’hui : ces petits moteurs, ce sont des véhicules individualisés.
Ce n’est plus le transport public global, ce n’est plus le train où on est dans un véhicule globalisé, même s’il y a une
adaptation de cette structure collective. C’est chaque fois, des moteurs individualisés. Le meilleur exemple de cette
appropriation par le corps, c’est la montre évidemment : le watch-montre. Ce sont ces petits bracelets qui mesurent
vos performances physiologiques, qu’on a vu apparaître en Californie et qui se généralise aujourd’hui. Cela ira
jusqu’à la puce qu’on va vous implanter bientôt pour payer vos consommations, pour vous repérer, qui servira de
carte d’identité éventuellement. C’est à l’étude dans certains pays.
La multi-identification
Autre élément de contextualisation : la multi-identification. J’ai mené une enquête pendant quatre ans dans un de
ces mondes virtuels : le jeu en ligne massivement multi-joueurs, World of Warcraft. Dans ce jeu, vous pouvez
incarner jusqu’à, par serveur, une dizaine de personnages virtuels. Au fond, cette logique-là, elle est applicable
dans tous ces univers virtuels. L’avatar qui me permet de mener l’enquête s’appelle Arengorn. C’est son nom de
famille. Cela renvoie à un nom bien connu du médiéval fantastique. Il a son compte Facebook, je n’en ai pas. Il a
son mail Google, il existe au fond pour le réseau. Cette forme de personnalité virtuelle est généralisée. Ainsi, le
Pape François a son compte Twitter ; 316.000 abonnés en français et en anglais, c’est beaucoup. Manuel Valls,
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premier Ministre français : 101.000 abonnés… La Communauté de : 5.000 abonnés. On voit bien là, une
transformation.
Stefano que vous devriez connaître, parce que c’est une star de ces mondes-là : 21 ou 22 ans maintenant. Il était
étudiant à Louvain. Il a tenu un mois en ingénieur commercial, puis il est retourné à ses contrats d’exclusivité
comme joueur professionnel de jeux vidéo : 65.000 abonnés et sans doute plus aujourd’hui (il approche le premier
Ministre français). Ou le collectif de joueurs virtuels le plus connus en France, Millénium : 52.000 abonnés, à peu
près la moitié des « stars » comme Alain Juppé ou comme d’autres hommes politiques français. Donc, on voit qu’il
émerge des collectifs ou des individualités dont nous ignorons tout et qui pourtant sont connus, notamment par
mes étudiants, bien plus que ceux que nous, dans la salle, connaissons classiquement : le Pape François ou le
premier Ministre français, par exemple. Est en train d’émerger un univers social avec ses valorisations, ses
connaissances qui échappent totalement à la société que nous sommes en train, petit à petit, de quitter.
Un exemple de pont entre ces deux mondes : vous savez que les joueurs de football, sont friands de jeux vidéo. Ils
connaissent bien ces univers. Ce sont souvent des jeunes aussi, de moins de 30 ans. L’exemple de pont entre ces
deux univers : Vincent Kompany… 2.000.000 de followers sur Twitter. Je vous rappelle, le premier Ministre français,
c’était : 100.000, le Pape François en français et anglais, c’était 300.000… Donc, on constate qu’il y a une
transformation au niveau du suivi social.
La « gamification » de la société
Dernier élément de contexte, fondamental. On dit souvent : on est en train de « gamifier » le monde. Tous ces
univers, que ce soit Facebook ou même Twitter, commencent à songer à introduire des jeux. Ce phénomène
participe à une société du loisir, à une société, où on considère que les bases pour vivre sont acquises, même si
c’est loin d’être le cas partout sur la planète… On voit émerger une « gamification » des pratiques sociales.
Une société du jeu. Un exemple qui émerge chez les moins de 40 ans (et je dis bien les moins de 40 ans, parce que
les tranches de population concernées ont largement dépassé la trentaine aujourd’hui). Cet exemple montre une
fondamentale transformation des rapports sociaux. En 2012, des chercheurs français d’une Agence Nationale de
recherche (A.N.R.) dans le cadre d’un projet qui s’appelait LUDESPACE ont montré que l’ensemble de la société
française dans toutes ces strates sociales, générationnelles, hommes/femmes, jouait aux jeux vidéo. Presque 60%
des adultes avaient joué les douze derniers mois.
Les tranches d’âge concernées évoluent évidemment avec le vieillissement, de sorte que les « gros » joueurs sont
entre autres des quarantenaires : 73 % de ces joueurs jouent en ligne. Ce n’est plus le jeu de société qu’on jouait
en famille ou qu’on jouait avec les amis de classe. On joue en ligne. Les sociabilités auxquelles nous nous connectons
sont différentes. Il y a un effet de génération, certes… Mais cet effet de génération diminue avec le temps qui passe.
En France, le pourcentage de joueurs hebdomadaires, hommes et femmes, augmente en parallèle avec le
pourcentage des connexions Internet : l’un et l’autre vont totalement de pair.
Ce n’est donc plus une question d’âge. Ce n’est plus une question de genre : les filles jouent simplement à des jeux
un peu différents. Sur cette photo prise à Paris, vous avez une fille probablement adolescente qui est en train de
jouer… vous avez un quarantenaire en train de jouer sur sa tablette… et probablement une sexagénaire en train de
jouer également sur son Smartphone. On voit que cela concerne toutes les générations. Cela conduit à de nouveaux
liens sociaux. « Lorsque vous jouez avec les autres en ligne : qui sont les autres ? » C’est une question que posait
une enquête de 2012. 46 % : des amis rencontrés dans la vraie vie ; 45 % : des étrangers en ligne ; 38 % des familles
proches et des amis ; 23 % : des amis pas rencontrés dans la vraie vie (une enquête de 2015, qui est en cours, parle
de 27 ou 28 %). On considère comme amis des gens que l’on n’a pas rencontrés physiquement.
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21 AOUT 2015
LOUVAIN-LA-NEUVE
C’est une transformation qui est en train de se jouer aujourd’hui. Toutes les enquêtes sur les sociabilités
numériques nous montrent cette transformation. C’est chez les jeunes que l’on trouve un terreau d’analyse de ces
transformations des sociabilités particulièrement intéressant et particulièrement utilisé pour comprendre ce qui
est en train de se jouer. L’âge moyen d’acquisition d’un Smartphone en Belgique : 11 ans. En 2011. Probablement,
un peu moins aujourd’hui. En 2015, vous communiquez via Facebook et beaucoup moins via le mail. D’ailleurs
beaucoup de grands-parents, dans une enquête récente réalisée en Belgique, à l’université de Liège, nous disent :
« Je me suis mis sur Facebook pour pouvoir communiquer avec mes petits-enfants, sinon, je n’avais plus accès à
eux ». Il y a des césures de sociabilité qui s’opèrent par le numérique aujourd’hui. Et c’est la norme chez les moins
de trente ans.
Je vous ai parlé de « Stéphano », ce « gamer » parisien : c’est un pseudonyme. Le « pseudo » devient de plus en
plus le nouveau prénom, qui n’est plus celui que mes parents m’ont donné à la naissance, mais qui devient celui
que les réseaux, que mes réseaux choisis par affinité me donnent. C’est celui que j’ai choisi moi-même et grâce
auquel les correspondants de mes réseaux me reconnaissent. Or, le prénom, c’est un élément clé dans les relations
sociales. Ce phénomène se manifeste essentiellement chez les moins de 25 ans, mais de nouveau là, c’est en train
d’émerger auprès de beaucoup de trentenaires. La quasi-totalité des adolescents déjà en 2009 jouent aux jeux
vidéo. Et je dis la quasi-totalité : garçons et filles (et si vos jeunes à vous, vous disent qu’ils ne jouent pas, je
soupçonne qu’ils ne vous disent pas toute la vérité). Donc, on peut dire que ces pratiques-là, comme celle de
substituer un pseudonyme à son prénom, sont vraies pour une bonne partie de ces jeunes. Une césure est en train
de se produire avec les plus de 40 ans. Je dis souvent aux parents dans la salle : ne les stigmatisez pas, regardez-les,
intéressez-vous à ce qu’ils font et jouez avec eux parce qu’il y a une transformation de sociabilité qui est en train
de s’opérer.
La question de la multiplicité des pratiques. Les pratiques ludiques numériques comme les sociabilités numériques
varient d’un individu à l’autre. À propos du jeu vidéo par exemple. On a montré qu’il y avait des styles de jeu et des
styles de joueurs… qui varient en fonction de paramètres liés aux valeurs personnelles, liés aux étapes de la vie, à
la structure familiale, liés à l’âge, etc. Nous sommes dans une société individualiste. Et cette individualisation a des
conséquences sur les pratiques. Ce qui fait qu’aujourd’hui, on est obligé de travailler en tenant compte de la
complexité des trajectoires individuelles… une chance pour ceux qui travaillent sur le qualitatif !
J’ai observé une trentaine des groupes : des jeunes qui jouent quand les parents ne sont pas là ; de jeunes parents
qui jouent en l’absence des enfants ; des couples qui disent que c’est devenu un moment d’intimité : on le partage
avec d’autres mais on est ensemble dans la pièce et on joue ensemble ; des trentenaires qui sont parents et jouent
parfois avec leurs enfants ; etc.
Et puis on voit émerger, depuis six ou sept ans, les grands-parents, parce qu’on vit de plus en plus âgé avec des
compétences cognitives fortes. C’est une manière de renouer avec les petits-enfants… Ces moments de sociabilité
ne sont plus uniquement des sociabilités virtuelles. Dans le jeu vidéo Guild Wars : un groupe se réunit tous les soirs,
cinq jours par semaine pour, pendant quatre à cinq heures, relever un certain nombre de défis collectifs… Mais
aussi : énormément échanger, parler, discuter. C’est le nouveau café de commerce, mais, au lieu d’aller boire un
verre, on a quelque chose qui coûte 50 € en tout et pour tout : c’est un abonnement… Puis après vous pouvez y
passer toutes les heures que vous voulez !
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Le virtuel et le ludique chez les jeunes
Le regard de l’ethnologue, de l’anthropologue
Ces constats faits, on peut avancer des analyses pointues des réalités, des sociabilités virtuelles qui durent… et en
profondeur. Quand j’ai commencé à travailler sur le jeu World of Warcraft, on m’a dit : on est en 2010 et le jeu
existe depuis 2004, 2005 en français. Passe à autre chose, on connaît tout ça… Mais ce qui m’intéresse, c’est
pourquoi il y a des joueurs encore aujourd’hui en 2010 après 5 ans qui continuent à jouer à ce jeu. Et ils sont encore
des millions. Alors que, au bout d’un moment, on a vite compris que c’est tout le temps la même chose. Donc, c’est
qu’il y a autre chose.
Ce qui est intéressant, c’est justement ce qu’il y a derrière le jeu, c’est ce qui se joue en termes de sociabilité. Quelle
est la microsociété, la micro-communauté qui se donne à voir derrière ces réalités ? Tom BOELLSTORFF a montré
qu’on pouvait les aborder de trois manières différentes pour comprendre le social :
1) On peut travailler sur le lien entre votre vie en ligne et votre vie hors ligne, dans votre chambre, dans votre
classe, dans l’auditoire… ceux qui sont en train de jouer tout en écoutant ou en n’écoutant pas. Donc faire
un lien entre les sociabilités qui se jouent dans les relations sociobiologiques, corporelles et celles qui se
jouent dans les relations médiatisées par l’informatique.
2) La deuxième manière de travailler sur ces mondes virtuels consiste à travailler sur des comparaisons entre
mondes virtuels. Quand vous vivez une vie sociale sur Facebook ou dans World of Warcraft, c’est très
différent… parce que ça a été pensé par des programmeurs qui limitent par la technologie les possibilités
d’interagir. Même entre « Guild Wars II » qui vous paraît la même chose que World of Warcraft : il y a des
choses que vous pouvez ou ne pouvez pas faire, qui sont très différentes, et qui amènent des collectifs
différents à émerger dans ces deux univers aux apparences très similaires.
3) Et enfin, BOELLSTORFF suggère d’analyser les sociabilités numériques pour elles-mêmes, en immersion. J’ai
choisi particulièrement cette perspective parce qu’elle privilégie pour moi, le long terme.
Observation en immersion
Le terrain d’observation est donc le jeu vidéo World of Warcraft, qui est un de ces mondes numériques (d’autres
de mes étudiants travaillent sur Facebook ou d’autres terrains virtuels). C’est un de ces jeux en ligne
massivement multi-joueurs. La démographie de ce monde : c’est un pays de 8 à 12 millions de joueurs (on
mesure par les comptes actifs) et environ 50 % de joueurs quotidiens. Les 14-45 ans sont la grande majorité
des joueurs. J’ai travaillé sur un de ces collectifs qui s’appelle les « Dragons immortels » et qui vit sur un de ces
serveurs de World of Warcraft. Il est constitué d’environ 300 avatars, c’est-à-dire plus ou moins 120
participants. Ce qui a attiré mon regard c’est que, dans ce collectif-là, les gens ne se sont jamais vus
physiquement. Et il existe depuis 2009. Donc, on a un lieu d’observation privilégié pour voir quelles sont ces
sociabilités. C’est quoi ce vivre ensemble virtuel qui émerge dans ce type de groupe ? Ça fait énormément
d’heures d’observation en ligne. Je le fais par un avatar. En plus j’ai reçu un titre de professeur, que vous
obtenez en faisant un certain nombre de choses et qui me permettait de rappeler que j’étais l’anthropologue
de service. Je suis l’observateur parce que j’ai dit qui j’étais. Vous créez donc un avatar puis vous entrez en
interaction, vous expérimentez cet univers… vous vous immergez littéralement dedans. Parfois j’ai joué quand
j’ai travaillé sur les « gros » joueurs… j’ai vraiment joué à leur rythme, pendant une année sabbatique : c’est
entre autres pour ça que j’ai pu suivre. J’ai participé à la première génération de joueurs en ligne dans les
années ’80. Mais j’étais très mauvais. Et puis ce qui m’a vraiment rapidement passionné…. qui a pris le pli sur
le jeu… c’est l’observation des interactions. Vous voyez que des centaines d’avatars entrent en interaction.
Vous interagissez par l’interface numérique, mais aussi par des interfaces audio de différentes sortes : Skype,
TeamSpeak ou autres, qui vous permettent de faire des interviews, qui vous permettent d’observer. Et puis
vous avez des logiciels statistiques que vous pouvez incorporer dans le système.
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Quels sont les constats des observations concernant cette sociabilité numérique ?
1) Un certain nombre de postulats qui avaient été actés par d’autres chercheurs sont tout à fait valables dans
cet univers-là. World of Warcraft est un jeu « open-ended » : cela veut dire les joueurs se réapproprient le
jeu bien au-delà de ce que les programmeurs ont conçu. Il y a des tas de choses que je n’imaginais pas
trouver… je vais vous montrer trois exemples.
2) Deuxième élément. Il y a toujours un projet de cohérence axiologique donc d’articulation et de
hiérarchisation des valeurs de vos avatars, qui sont liés à vos propres valeurs. On dit souvent : les gens
délirent, ça leur permet de faire des choses phantasmatiques, etc. C’est en partie vrai, mais largement faux.
C’est un lieu avec un certain nombre de valeurs : qu’est-ce qu’une bonne attitude ? Quelle est la part
d’Olivier Servais, et la part d’Arengorn dans cet univers-là ?
3) Troisième élément : il y a un processus de filtration de ces multiples identités. On utilise ces identités pour
des choses différentes. Et donc Arengorn de Twitter n’est pas le « Arengorn » de Facebook et n’est
probablement pas totalement celui de World of Warcraft. Même si les valeurs de l’individu évidement sont
en partie les mêmes… et qu’on va retrouver une cohérence axiologique. D’où la nécessité d’observer
chaque fois en contexte, de ne pas poser des généralités mais d’observer dans cet univers-là, dans ce
groupe-là particulier, ce qui s’y joue.
4) Dernier élément : il existe des porosités entre le jeu et la vie en-dehors du jeu. Par exemple : des
enterrements en ligne. On célèbre un joueur qui est décédé réellement, physiquement… mais on va le
célébrer en ligne parce qu’on ne le connaît pas physiquement. C’était un ami virtuel. Mais aussi des
mariages en ligne, qui m’ont particulièrement attiré parce qu’au fond, le mariage, c’est quand même ce qui
fonde la famille dans nos sociétés. Et la famille, ça a été une des structures de base du vivre ensemble. La
famille, c’était le noyau de base. D’ailleurs en droit fiscal, en matière de reconnaissance juridique, la famille
a un rôle clé dans la construction du lien social.
Qu’est-ce qui se joue autour de ces mariages ? C’est intéressant, parce que ça renvoie et ça questionne
toutes les théories des sciences sociales. Après six mois de terrain, dans la guilde dans laquelle j’étais, un
de mes interviewés me dit : « Mon avatar est « Noé »… mais en fait, tout le monde m’appelle « Padre ». Un
jour, deux personnes, deux personnages virtuels sont venus me demander si je pouvais célébrer leur
mariage… ils étaient dans le jeu, mais aussi dans la réalité… ils voulaient vraiment se marier devant leurs
amis virtuels. Noé est un prêtre, c’est pourquoi, ils me l’ont demandé ». Et puis il m’explique comment il a
construit la cérémonie, etc. Constat empirique : le mariage ne fait pas partie du jeu… il n’y a même pas de
statut de marié dans World of Warcraft. Et pourtant les joueurs vont créer des cérémonies de mariage. Et
ça va être un moment singulier entre avatars et collectifs virtuels.
Ces cérémonies se sont généralisées. Elles sont parfois présidées par un prêtre (cela renvoie à un imaginaire
plus connu…), mais parfois et même souvent par le maître de la guilde. Voilà donc un acteur qui a un rôle
particulier nouveau au niveau du lien social. Ces cérémonies rassemblent de petites communautés dans un
lieu public, avec un code vestimentaire et avec une spatialité adaptée. Il y a une vraie cérémonie, mais le
plus important de tout, disent-ils, c’est d’être ensemble.
Un cas « lyonnais » vous montre la complexité de cette articulation entre monde réel et monde virtuel. En
2009, mariage virtuel entre deux avatars. En 2010, à Lyon, mariage « réel » entre les deux personnes
représentées par ces avatars. La robe de la mariée est la même dans les deux cérémonies. La robe de la
mariée est vraiment un médiateur symbolique entre les deux univers.
Et particulièrement concernant le mariage, puisque sur 45 cérémonies au nom de la guilde, 32 sont des
cérémonies « intra-guilde », beaucoup me disent : c’est la guilde qui les organise. C’est important pour nous
de les vivre en collectivité, parce qu’on expérimente des choses ensemble. On ne se voit pas physiquement,
mais on vit des choses collectivement. Dès lors je pose des questions un peu provocantes : est-ce qu’au
fond, la guilde - mais on pourrait prendre d’autres collectifs virtuels – n’est pas une microsociété de
substitution, notamment pour les gens qui jouent plusieurs heures par jour ?
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La guilde comme collectivité virtuelle.
Donc, c’est un profil de joueurs particuliers, qui ne sont pas intéressés à jouer s’ils ne jouent pas en guilde. La guilde
joue un rôle-clé. Ce collectif virtuel, qui se rassemble tous les soirs, cinq soirs par semaines, devient véritablement
un groupe social. Je l’ai rassemblé chez moi autour d’un repas. Regardez les profils :
- « Kilian: chauffeur de train SNCF, 30 ans
- Karok : 18 ans, Nantes, lycéen
- Sam : 18 ans, Wavre, Belgique, lycéen
- Ghost: 25 ans, chômeur, Charleroi, Belgique
- Raoul, quadra, Normandie, travailleur à pauses dans l’industrie du papier, divorcé, deux enfants
- Paul (j’en ai parlé), quadra, Normandie, chauffagiste, “gros” gamer
- Jos, vingtaine, Roubaix, ex-logisticien d’aéroport, horaire variable
- Eve, vingtaine, Paris, infirmière en addictologie (ça ne s’invente pas !)
- Paulo, trentenaire, Montpellier
- Etc, etc.
On a une très grande hétérogénéité dans ces groupes. Pourtant, on a une très, très grande force – si je puis dire –
dans le lien. Or, quand on parle de jeux vidéo, on nous parle d’addiction, de joueurs qui ne peuvent pas décrocher ;
on parle de Breivik et ses attentats en 2011, qui était un gros joueur de jeux vidéo. En même temps, sur les campus
américains, on a démontré qu’il y a un lien entre « jouer beaucoup » et se « déployer beaucoup ». D’autres
chercheurs ont montré que les modèles de style de jeu mettent en évidence que les raisons de jouer sont multiples
et que cela varie d’un individu à l’autre.
La guilde comme dimension du vivre ensemble
Alors pourquoi se réfugier dans cette microsociété ? Quelles sont les motivations ? Qu’est-ce qu’il y a derrière cette
volonté de rechercher un autre vivre ensemble. Thomas Gaon1 a montré que c’était parfois une échappatoire au
monde actuel. On a vu d’ailleurs que les profils des personnes étaient particuliers. D’autres disent que c’est un
monde qui est beaucoup plus certain que le monde dans lequel nous sommes. Pour d’autres, on y trouve un
sentiment d’accomplissement qui est beaucoup plus fort que dans la vie physique. World of Warcraft est un jeu
sans fin, c’est un jeu où on n’a pas l’impression que cela va se terminer… on n’a pas un moment de chômage. On
peut toujours bouger, on peut toujours agir, on peut toujours travailler. C’est un monde « subsistant ». Le temps
que je perds à vous parler – diraient les « gros » joueurs - je le perds dans le jeu. Il y a aussi un rapport à l’image qui
fait que le possesseur est possédé quelque part par son jeu. Il y a l’effet de prothèse dont j’ai parlé, qui va bien plus
loin qu’une simple prothèse sociale, il y a quelque chose de cognitif… L’interdépendance des joueurs et des collectifs
joue un rôle clé. La prégnance de la responsabilité et de la valeur de la responsabilité qu’on va trouver partout, et
qui est plus fort que tout, pour tous ces joueurs, c’est la recherche du lien. Le lien est au cœur de ce qu’il recherche.
Comment avoir une vie sociale, comment se sentir appartenir, comment stabiliser des liens quotidiens, comment
être relié ? Tous ces éléments-là sont ressortis dans les entretiens. Ne pas se couper des autres mais se relier
autrement, aménager ses temps sociaux pour pouvoir vivre et se poser dans un lieu qui dure. Pour ces gens-là, c’est
un lien social qui dure… c’est du vivre ensemble qui dure, face à du lien physique qui ne dure pas. On a presqu’une
inversion des rapports.
La guilde apparaît comme une société substitutive pour une série de raisons liées à ses caractéristiques. Il y a une
liberté d’entrée et de départ. A l’école, vous devez y aller jusqu’à un certain âge… Ici, vous quittez cette guilde
quand elle ne vous convient pas. Et vous allez dans une autre… ou un autre groupe… Vous quittez le jeu et vous
prenez un autre collectif. Il n’y a aucun filtre socio-économique classique puisqu’il y a une diversité de profils et de
trajectoires. On accorde une priorité à la guilde et un attachement à l’image du groupe comme identification
collective de soi. Le collectif prime sur l’individuel : c’est intéressant par rapport à tout ce qu’on a dit sur la société
individualiste. Dans certains cas, il s’agit d’une famille substitutive et une famille extensive, mais qu’on a choisie. Il
y a une charte des valeurs dans tous ces groupes, avec des droits et des devoirs, mais à l’élaboration desquels on
1
« Des mondes numériques comme paradis artificiels » in Franck Beau (dir.) Cultures d’Univers, Limoges, FYP Editions, 2007,
pp.116-129.
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participe. On sera fidèle à ce groupe, on va essayer de maintenir l’honneur du groupe parce qu’on a contribué à
établir ses valeurs ou parce qu’on y adhère. Il y a un refus du jugement de l’autre en-dehors des références
symboliques et morales du collectif.
On s’identifie collectivement par une expérimentation partagée avec l’exigence d’un dépassement de soi. Il existe
dans ces collectifs, des impératifs de jeu et des lieux et des temps non rentables… Il y a de nombreux moments –
j’ai été surpris – où ces joueurs intensifs passent autant de temps à discuter de leur vie physique, de leurs
problèmes, de travail, de tas de choses… qu’à jouer. Le non-rentable joue un rôle clé dans la création du lien social.
C’est un lieu « café du commerce », qui joue un rôle fondamental dans la création des sociabilités. Bref, c’est un
nouveau lieu d’expérience positive de soi et des autres.
J’avais utilisé ce tableau au congrès du Segec de 2012. J’avais montré que le Segec et l’enseignement catholique
articulait de manière intéressante ce qu’on appelait en sociologie : les valeurs traditionnelles et les valeurs postmodernes. Mais en fait, la guilde réarticule les mêmes valeurs, mais de manière un peu différente. En rouge, sont
soulignées toutes les valeurs traditionnelles qui sont revalorisées d’un côté comme de l’autre et qui produisent une
synthèse particulière d’une microsociété spécifique.
Dans cette conférence, j’ai essayé de vous donner une ouverture sur une de ces microsociétés en émergence. Vontelles se généraliser ? Va-t-on en rester au statut de cet univers très spécifique de « communauté de pratique de
joueurs » ? Je ne sais pas. On y travaille aujourd’hui en Belgique dans un laboratoire avec une série d’autres
chercheurs francophones et néerlandophones. Et on est frappé de voir que les communautés qu’on voit émerger
sur Facebook, sur Wikipédia, dans les logiciels libres, etc. renvoient à une dimension du vivre ensemble.