dossier pédagogique

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THÉÂTRE DE L’ÎLE - 2015
D’APRÈS SHAKESPEARE
de Pierre Gope - par la Troupe du Nord
Adaptation de José Renault - Traduction de Pierre Gope
DOSSIER PÉDAGOGIQUE
La Tempête ainsi que d’autres textes de William Shakespeare sont disponibles au Centre de ressources.
à partir de la 2nde
durée : 1h10
Coproduction :
Théâtre de l’île,
Région Nord,
AFMI,
Compagnie Alliage Théâtre
SÉANCES SCOLAIRES
SÉANCE TOUT PUBLIC
mardi 5 mai : 9h et 13h30
mercredi 6 mai : 9h
jeudi 7 mai : 9h et 13h30
samedi 9 mai
: 18h
dimanche 10 mai : 18h
Tarif : 600 Frs par personne (élève et
accompagnateur)
Inscription aux séances scolaires à
effectuer sur le site internet du Théâtre
de l’île.
Les représentations tout public
sont aussi ouvertes aux classes.
Pour bénéficier du tarif exeptionnel
à 1600 Frs réservé aux groupes
scolaires, merci d’effectuer une
demande auprès du département
Jeune Public
CONTACTS DÉPARTEMENT JEUNE PUBLIC
www.theatredelile.nc
ACTIONS CULTURELLES
LAURENT ROSSINI
Tél. 25.50.52 / [email protected] / Fax.25.50.59
SÉANCES SCOLAIRES
CHLOÉ ALVADO
Tél. 25.50.52 / [email protected] / Fax. 25.50.59
SOMMAIRE
1. RÉSUMÉ
1
2. DISTRIBUTION
1
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2.1. PIERRE GOPE
2.2. JOSÉ RENAULT
3. LES THÉMATIQUES
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4. RÉFLÉXION SUR LA TEMPORALITÉ
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5. REGARDS SUR LA TEMPÊTE
5
5
ABORDÉES DANS LA PIÈCE
EXTRAIT DE AVEC SHAKESPEARE DE DANIEL SIBONY
5.1. SHAKESPEARE, NOTRE CONTEMPORAIN
PAR JAN KOTT
5.2. LE DIABLE C’EST L’ENNUI
PAR PETER BROOK
6. LA TEMPÊTE OU LA MISE EN SCÈNE DE LA MAGIE
6.1. CONTEXTE HISTORIQUE
6.2. LES POUVOIRS DE LA MAGIE
6.3. LES LIMITES DE LA MAGIE
7. FORTUNE SCÉNIQUE DE LA PIÈCE
7.1. EN ANGLETERRE
7.2. EN FRANCE
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8. SHAKESPEARE NOTRE CONTEMPORAIN PAR JAN KOTT
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9. WILLIAM SHAKESPEARE
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9.1.
9.2.
9.3.
9.4.
9.5.
9.6.
9.7.
9.8.
9.9.
UNE VIE D’HOMME DE THÉÂTRE
LE «CANON» SHAKESPEARIEN
LES ÉDITIONS
L’ART DU DRAMATURGE
DE BON USAGE DES SOURCES
TEMPS ET ESPACE
TECHNIQUES D’ÉCRITURE DRAMATIQUE
LA THÉÂTRALITÉ EN MIROIR
SHAKESPEARE EN FRANCE
Dossier réalisé avec les documents fournis par la Troupe du Nord
RÉSUMÉ
LA TEMPÊTE
La Tempête est l’une des plus belles pièces de théâtre au Monde.
Le temps de la représentation, Shakespeare convoque sur le plateau des personnages
extraordinaires que Prospero, le Magicien, et Ariel, son Esprit malicieux, dirigent de
main de maître.
Cette comédie jubilatoire dissèque le cœur humain et ses travers mais aussi ses
grandeurs avec humour et émotion.
Monter La Tempête aujourd’hui, c’est s’interroger sur la portée du pardon, l’envie du
partage, le renoncement de soi et la force de l’amour… entre autre.
Autant dire, que c’est une pièce merveilleuse aux multiples entrées et rebondissements.
Pendant 70 minutes les personnages vont vous parler du monde et de ses ouragans.
Face aux forces climatiques et aux esprits qui nous entourent, chaque être va se
découvrir et se révéler.
Ce condensé de vie éclaire nos vies à vivre et à venir.
José Renault.
LES PERSONNAGES IMPORTANTS
Alonso
Sébastian
Ferdinand
Prospero
Miranda
Ariel
Antonio
Caliban
=> roi de Naples
=> frère d’Alonso
=> fils du roi de Naples
=> le vrai duc de Milan
=> la fille de Prospero
=> un esprit aérien au service de Prospero, servant ce
dernier fidèlement, afin de gagner sa liberté. Il est l’esprit
positif de l’air et du souffle, symbolisant la vie.
=> le frère de Prospero, duc de Milan usurpateur, qui
accompagne Alonso. Il est à l’origine des malheurs et de
l’exil de son frère.
=> esclave sauvage et difforme gardé en otage sur
l’île et soumis au pouvoir de Prospero. Il est le fils de
Sycorax, sorcière tuée par Prospero. Il est l’esprit négatif
symbolisant la terre, la violence, la mort.
Mise en scène Pierre Gope et José Renault
Scénographie José Renault
Lumières Kristen Arzul
Avec Kesh Bearune, Josélita Bernold, Laurence Bolé , Aman Poani, Marie-Colette Tidjine et Mathieu Washoima.
DISTRIBUTION
Dossier pédagogique La Tempête - La Troupe du Nord - Théâtre de l’île saison 2015
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2 . 1 PIERRE GOPE
Pierre Wakaw Gope naît le 31 janvier 1966 en Nouvelle-Calédonie, à Maré, dans l'un des clans de la
tribu de Pénélo.
Il grandit entre l'école et la vie à la tribu, à l'écoute de son grand-père et de la terre.
Jeune stagiaire au développement, il accomplit en 1990 un long périple autour de la Grande Terre
calédonienne pour enquêter sur les origines du peuple kanak.
Un an plus tard, il découvre le théâtre et il a l'immédiate conscience qu'existe là une forme rendant
possible une parole nouvelle.
Il quitte alors pour la première fois sa terre natale en direction d'Abidjan où il travaille avec Souleyman
Koly. Puis il rejoint Peter Walker au Vanuatu, suit une formation avec Peter Brook à Rennes et fonde
au début des années 1990 sa propre troupe, la Compagnie Cebue (Cebue signifie « mémoire » en
nengone, la langue de l'île de Maré).
Dès 1992, la création par celle-ci de Wamirat, le fils du chef de Pénélo révèle toute l'originalité d'une
voix qui s'attache à tisser les ressources formelles et symboliques de la langue française et de
la langue maternelle de l'auteur, le nengone. Et qui sait s'appuyer sur la théâtralité des cultures
océaniennes, où l'humour et la poésie, la malice et la solennité font étonnamment bon ménage.
Cette voix n'a pas cessé depuis d'interpeller la société qui est la sienne. Celle de la Nouvelle-Calédonie
qui entend se projeter dans un destin commun à toutes ses communautés. Celle de la société kanak à
laquelle Pierre Gope renvoie un miroir qui sait se faire sans concessions, sur des thèmes aussi difficiles
que le viol, l'inceste, le suicide, l'alcoolisme, la compromission sous toutes ses formes, la violence. Mais
en l'appelant à aller chercher en elle-même, en ses valeurs profondes d'accueil et d'ouverture aux
apports de l'extérieur, la force de dire non à l'exclusion et de maîtriser son développement.
2 . 2 JOSÉ RENAULT
C’est au Théâtre Universitaire de Reims, de 1978 à 1981, que José Renault commence sa formation théâtrale.
Puis, il prend part aux cours du Centre Dramatique de Reims animés par P. Adrien, D. Romand, P. Romand, J.
Mignot, R. Renucci avant de rejoindre l’Ecole Charles Dullin où il travaillera sous la direction de M. Hermant,
C. Charras, R. Renucci, P. Toutain, Y. Kerboul et P. Lerat.
Il signe ses premières mises en scènes dans le cadre du Théâtre Universitaire de Reims : Le mariage forcé de
Molière (1984), Le préjugé vaincu de Marivaux (1986), il est collaborateur de Christian Schiaretti à la Comédie
Française pour la mise en scène des Coréens de Michel Vinaver.
Amoureux des grands textes, José Renault poursuit sa recherche théâtrale avec les comédiens et techniciens
de l’Alliage théâtre et en signe les mises en scène depuis 1986. Il y développe les notions de troupe, répertoire
et alternance. L’Alliage Théâtre est une compagnie conventionnée par le ministère de la Culture depuis 1999.
En 1997 et 1998, José Renault est chargé de mission au Maroc pour l’organisation du Festival National de
Théâtre Scolaire (Fès, Mekhnès, Tanger, Tétouan, Rabat, Casablanca) en partenariat avec le Centre Culturel
Français de Mekhnès.
En 2002, il met en scène avec des artistes béninois Instincts primaires, combats secondaires de Florent
Couao-Zotti en coproduction avec le Centre Culturel Français de Cotonou présenté au Festival International
de Théâtre du BENIN. Entre 2002 et 2004, il mène plusieurs missions au Bénin : il enseigne à l’École
Internationale du Bénin, puis dans le cadre de la formation continue d’acteurs au Centre Culturel Français.
En 2004, il crée Certifié Sincère de Coua-Zotti avec une équipe franco-béninoise en coproduction avec le
Centre Culturel Français de Cotonou (Festival International du Bénin puis tournée à Cotonou, Porto-Novo,
Parakou, Ouidah et Abomey).
En mars 2006, il crée une nouvelle mise en scène de Ma Famille de Carlos Liscano à Conakry (Guinée) avec
des acteurs guinéens en partenariat avec l’Unicef et le Centre Culturel Franco-Guinéen. Spectacle retenu par
Cutlurefrance pour une tournée en Afrique de l’Ouest.
En avril 2007, avec le centre culturel Tjibaou de Nouvelle-Calédonie, il met en scène Roméo et Juliette, un
texte de Pierre Gope (tournée Grande Terre et îles Loyauté).
En novembre 2007, il part au Tchad à N’djamena pour un stage de formation d’acteurs.
Il crée au Centre Culturel Franco-Guinéen de Conakry Le Livre Brûlé d’après Duras en février 2008.
En novembre 2008, mission en Martinique à l’invitation du ministère de la Culture.
En mars 2009, retour au Bénin à l’EITB pour un stage sur le théâtre kanak.
En juillet 2009, avec le Théâtre de l’Île de Nouvelle-Calédonie, il met en scène Raf Banni de Pierre Gope.
En Champagne-Ardenne, il est responsable à l’Université de Champagne-Ardenne d’unités transversales, des
options lourde et légère du Lycée St Exupéry de Saint- Dizier, de l’option légère du Lycée Roosevelt de Reims
et participe à la formation des enseignants pour le Rectorat.
Dossier pédagogique La Tempête - La Troupe du Nord - Théâtre de l’île saison 2015
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LES THÉMATIQUES
ABORDÉES DANS LA PIÈCE
LE POUVOIR ET LA LIBERTÉ
La Tempête, dernière pièce de Shakespeare, s'articule autour du thème du pouvoir et de la liberté mais son
champ dépasse largement celui de la réalité car elle est avant tout métaphore de l'incursion d'un autre monde
qui bouleverse les certitudes.
La première scène nous transporte d'emblée sur la mer en furie. Un navire portant à son bord le roi de Naples
et son fils ainsi qu'Antonio, le duc de Milan, y affronte la tempête.
Les naufragés échouent séparément sur différents rivages d'une île où règne le magicien Prospero, dont le
frère Antonio a usurpé le pouvoir pendant son absence.
Un seigneur exilé devenu lui-même maître de ce royaume enchanté après en avoir dépossédé Caliban et avoir
asservi ce "démon", fils d'une sorcière.
Prospero, qui a commandé cette tempête à son charmant esprit de l'air Ariel, pour se venger de son frère
ainsi que du roi et des seigneurs qui l'ont rallié, se croit libre et tout puissant, maître de l'illusion et du destin.
Mais le pouvoir et la liberté qu'il a conquis ne sont-ils pas illusoires ?
Tous ces personnages qui se retrouvent enfermés dans cette île, "cellule" symbolisant le monde, s'y livrent en
effet à de multiples manœuvres, intrigues et complots ; quant à Miranda, la fille de Prospero, et à Ferdinand, le
fils du roi, ils vont s'y rencontrer et s'aimer.
Tout concourt à brouiller les frontières entre vérité et mensonge, réalité et illusion et à renverser les certitudes...
LA COLONISATION ?
La Tempête est une pièce très riche d'interprétations et il ne faudrait pas la réduire à une lecture uniquement
politique.
Certains y ont même trouvé, en extrapolant quelque peu, une métaphore de la colonisation. Caliban a en effet
été dépossédé de sa terre natale par Prospero qui, renonçant à civiliser cette brute à laquelle il a inculqué sa
langue, l'a réduit en esclavage.
Et si Caliban réussit finalement à s'affranchir de son maître et croit avoir retrouvé sa liberté c'est pour mieux
tomber sous la domination de Stéphano, un sommelier ivre qui l'a fait boire...
Mais Shakespeare, qui a écrit cette pièce à une époque de grandes explorations, a sans doute tout simplement
répondu à la curiosité du public anglais pour ces indigènes peuplant les nouvelles terres découvertes. Un texte
par ailleurs bien antérieur au mythe du bon sauvage initié par Rousseau.
Et La Tempête s'avère, beaucoup plus largement, une réflexion quasi métaphysique sur le pouvoir et la liberté
des hommes dans ce monde, dont seul l'amour semble sortir vainqueur.
L’AMOUR
Le troisième acte semble très parlant à cet égard. Il se compose de trois scènes s'attachant aux trois groupes
de naufragés disséminés sur l'île et faisant s'affronter trois pouvoirs : le pouvoir réel des rois de ce monde,
celui de l'amour et celui de l'illusion. Dans chacune des scènes, un hôte invisible s'invite, ce lien continu entre le
monde visible et l'invisible étant sans doute un des aspects les plus intéressants de la pièce.
Dossier pédagogique La Tempête - La Troupe du Nord - Théâtre de l’île saison 2015
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Et les deux derniers actes, réduits chacun à une seule scène, semblent tirer la morale de cette
fable : si l'empire de la réalité semble bien précaire face à celui de l'illusion, celui de l'amour paraît
supérieur.
Après avoir mis à l'épreuve les deux amoureux, Prospero donne en effet sa fille à Fernando. Il veut
offrir au jeune couple une «illusion née de son art», mais les esprits du ciel, de la terre et des eaux
disparaissent au son d'une rumeur étrange ramenant Prospero à la réalité, lui rappelant la précarité
de son pouvoir.
Ému par le triomphe de l'amour, il se laisse aller à la clémence sous les conseils d'Ariel. Il pardonne
à tous et libère ce dernier, abjurant sa magie en signe d'humilité face à un monde invisible qui le
dépasse. Ayant rejeté l'illusion et les vanités de ce monde, uniquement accessible désormais à
l'amour et à la compassion, il achève son parcours spirituel en paraissant plus libre.
L’HOMME
La Tempête est une tragi-comédie abordant la noirceur de la nature humaine - tant "primitive" que
"civilisée"- de manière apaisée, une pièce pleine d'ironie où cohabitent avec bonheur un comique
truculent et une poésie aérienne.
Plus d’informations
sur l’approche de
Peter Brook p.4
Dans les mises en scène récentes, Peter Brook, en faisant jouer des acteurs de tous pays, et
notamment issus de sociétés encore traditionnelles moins ancrées dans la rationalité, avait réussi
à rendre palpable un autre monde tout en montrant la réalité de celui des hommes, ce qui semble
la fonction de la littérature et de l'art en général, et fait du théâtre de Shakespeare une œuvre
universelle et intemporelle.
RÉFLÉXION SUR LA TEMPORALITÉ
EXTRAIT DE AVEC SHAKESPEARE DE DANIEL SIBONY
À propos de l’acte I, scène II
La scène père-fille commence par un saut dans l’oubli, dans le trou de la mémoire ;
la fille ne se souvient de rien si ce n’est qu’elle était entourée de femmes. Souvenir
premier insignifiant mais qui rappelle qu’elle n’est pas née de son seul père...
« Que vois-tu encore dans le sombre recul abyssal du temps ? »
Le temps, ici, est essentiel.
En principe, rien n’est plus facile que de déclencher plusieurs temps à la fois dans plusieurs directions.
Dans Othello, le temps évoque, comme dans les dessins de Escher, de grands écarts qui, une fois le
tour accompli, se réduisent à rien ; et le jour des uns dure autant qu’un long voyage des autres. Car les
fantasmes « fonctionnent » comme des objets-temps, comme des espaces avec un temps qui leur est
propre.
Or cette pièce a lieu en temps réel. Sa durée intérieure est celle de sa représentation. Comme quoi, même
si tout cela n’est que fantasme, rêve, magie, hypnose, ou événement, l’important est que ce soit raconté ;
le temps est le temps que ça prend pour être vécu ; ce qui se présente, c’est ce qui se représente.
La pièce est donc à une frontière entre conscient et inconscient ; penchée du côté inconscient.
C’est un montage, une sorte d’appareil psychique avec sommeils, refoulements, temps de repos, éclatement,
interprétations de rêves, fantasmes et tout se dit le temps de le vivre.
Ici le temps est à la fois temps du récit et récit d’un temps non créé ; deux temporalités, qui laissent entre
elles la magie des coïncidences.
Prospero parle de conjonction d’étoiles. Il s’agit de savoir s’en servir, de s’offrir l’occasion de pouvoir
y survivre, de pouvoir survivre à soi-même. [...] Le père veut transmettre à sa fille des fragments de
mémoire.
« Est-ce que tu m’écoutes ?... m’entends-tu ? » ; trois fois répété. Façon de dire pour la fille, cause
toujours, je mettrai le reste en réserve et les silences en mémoire. Mais il faut du récit, des histoires. Il
en raconte et il en fait.
Dossier pédagogique La Tempête - La Troupe du Nord - Théâtre de l’île saison 2015
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REGARDS SUR LA TEMPÊTE
DE WILLIAM SHAKESPEARE
5 . 1 SHAKESPEARE, NOTRE CONTEMPORAIN (EXTRAIT)
PAR JAN KOTT
[...] La Tempête est l’autobiographie philosophique de Shakespeare et la somme de son
Théâtre.
Elle est le drame des illusions perdues, de la sagesse amère et d’un espoir fragile mais
obstiné.
Les grands thèmes de la Renaissance y renaissent : l’utopie philosophique, les limites de
la connaissance, l’homme maître de la nature, l’ordre des valeurs constamment menacé, la
nature qui est et n’est pas la mesure de l’homme. On retrouve dans La Tempête, le monde
du temps de Shakespeare, celui des grands voyages, des continents fraichement découverts
et des îles mystérieuses, celui des rêves, l’homme s’élevant dans les airs pareil à un oiseau,
des machines pouvant conquérir les plus puissantes forteresses.
Une époque qui a vu une révolution s’opérer en astronomie, en anatomie, l’époque de la
communauté des savants, des philosophes et des artistes, de la science qui pour la première
fois est devenue universelle, de la philosophie qui a découvert la relativité de tous les
jugements humains, l’époque des plus beaux monuments de l’architecture, l’époque des
guerres de religion et des buchers de l’inquisition, au faste et au raffinement inconnus
jusqu’alors, tandis que des épidémies décimaient les villes. Un monde merveilleux, cruel,
dramatique qui soudain, dévoile toute la puissance de l’homme et toute sa misère [...]
5 . 2 LE DIABLE C’EST L’ENNUI
PAR PETER BROOK
(EXTRAIT)
[...] Dès que l’on aborde les problèmes difficiles dans une pièce, on se trouve confronté à la
fois à la nécessité de l’intuition et à celle de la réflexion. On ne peut se passer ni de l’une ni
de l’autre. [...]
« PROSPERO : Vous avez l’air, mon fils, d’être d’humeur troublée,
comme par le chagrin. Allons, un peu de joie,
nos fêtes maintenant sont finies. Nos acteurs,
comme je vous ai dit, n’étaient que des esprits
qui se sont dispersés dans l’air, dans l’air léger,
et de cette vision le support sans racine,
les tours couronnées de nuages,
les palais somptueux, les temples solennels
et le vaste globe lui-même
et tout, oui tout ce qui peut hériter de lui,
va se dissoudre un jour et, comme ce spectacle
immatériel s’est effacé,
il ne laissera pas une traînée de brume,
car nous sommes de cette étoffe
dont les rêves sont faits. Notre petite vie
Dossier pédagogique La Tempête - La Troupe du Nord - Théâtre de l’île saison 2015
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est entourée par un sommeil.
Monsieur, je suis inquiet, supportez ma faiblesse,
ma vieille cervelle se brouille,
que mon infirmité ne vous dérange pas,
si vous voulez, retirez-vous dans ma cellule
et reposez-vous la. Je fais un tour ou deux
pour calmer ces coups dans ma tête. »
Vous voyez, ce texte est incroyablement dense et compliqué. Quelle est la première
obligation ?
L’acteur doit arriver à jouer ce passage en donnant l’impression que cette manière de parler
est naturelle. Ce serait un mépris absolu pour un grand auteur comme Shakespeare (le
penser qu’en écrivant sa dernière pièce, il se serait dit subitement : « Bon, maintenant
j’arrête de faire du théâtre, je vais faire de la littérature. Installez-vous bien dans votre
fauteuil, moi Shakespeare, je vais vous faire de la poésie ! » Je dis cela en plaisantant mais
pendant longtemps, en Angleterre, la tradition victorienne, qui court encore aujourd’hui,
prétendait que Shakespeare prenait pour prétexte une petite intrigue idiote pour en faire
« de la littérature ».
Les amateurs de littérature allaient à la dégustation, sautant les bêtises de l’intrigue en
buvant un verre de vin, pour se délecter de temps en temps des beaux passages. Celui qui
vient d’être lu était de ceux-là, les grands acteurs de l’époque faisant résonner de leurs
belles voix la valeur poétique de ces mots. Cette conception est totalement absurde.
Cependant, par réaction, un acteur moderne est complètement perdu, démuni devant ce
texte en pensant : « Si tout ce qui est dit est véritablement l’expression de ce personnage,
cela veut dire que c’est réaliste. Donc, pour que cela soit convaincant, il faut que je parle
comme si c’était un dialogue naturel, connue dans une conversation. Or, c’est impossible.
Sauf peut-être la première phrase. » [...]
« Vous avez l’air, mon fils, d’être d’humeur troublée connue par le chagrin. Allons, un peu de
joie. »
« Allons, un peu de joie » Il s’agit d’un être humain qui dit à une autre personne : « Qu’estce que tu as, toi ? Allons, un peu de joie ! » C’est une phrase simple sur la vie et si l’acteur,
par automatisme, prend une voix solennelle, une voix « shakespearienne » pour dire cela, il
ridiculise évidemment le texte.
Quelle est la dernière phrase ? « Monsieur, je suis inquiet »
Voici encore une phrase de tous les jours. On peut le dire de mille manières mais ça rentre
dans la gamme des « Bonjour » que nous évoquions précédemment. « Monsieur, je suis
inquiet » ne peut devenir non plus une phrase solennelle sauf à ridiculiser à nouveau le texte.
Nous avons pris là les deux moments les plus clairs, faciles à aborder, parce que les phrases
correspondent à des relations quotidiennes.
Maintenant une question essentielle se pose : Shakespeare aurait-il pu dire la suite de la
même manière ?
Il suffirait de faire une improvisation sur le même contenu, à savoir une réflexion sur la vie,
sur l’illusion, sur la mort, pour constater que nous aurions besoin de dix fois plus de mots.
Si l’on considère la notion dont nous parlions hier, la différence entre le théâtre et le nonthéâtre qui est la concentration de la vie, de la vérité, nous voyons que le grand art du grand
écrivain est de trouver, par des moyens très subtils, une manière très ramassée de dire les
choses.
Dossier pédagogique La Tempête - La Troupe du Nord - Théâtre de l’île saison 2015
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LA TEMPÊTE
OU LA MISE EN SCÈNE DE LA MAGIE
6 . 1 CONTEXTE HISTORIQUE
La Tempête est précisément ancrée dans son époque.
Le titre fait référence à un véritable ouragan qui, le 3-4 juillet 1609, a dispersé les vaisseaux
d’émigrants britanniques partis de Plymouth vers la Virginie sous le commandement de
Geoge Somers, et a fait s’échouer le navire amiral dans les parages des mudes.
Pendant neuf mois, les naufragés sont restés prisonniers d’une île, totalement coupés du
monde extérieur.
C’est seulement en mai 1610 qu’ils réussisirent à gagner les côtes américaines, puis à
retourner en Angleterre où leur aventure allait enfiévrer les imaginations.
Shakespeare put lire entre autres à ce sujet le récit de Silvester Jourdan, A Discovery of
the Bermudes, otherwise called the isles of Devils (Découverte des Bermudes, autrement
nommées Îles des Diables), titre laissant clairement supposer l’existence d’îles enchantées.
Une telle évocation devait être spécialement appréciée à un moment où l’occultisme était
en faveur en Angleterre et notamment dans les milieux proches de Shakespeare.
Ainsi, un certain John Dee, alchimiste et astrologue renommé, a peut-être inspiré le
personnage de Prospéro, héros de La Tempête.
Le roi Jacques Ier lui-même s’intéressait aux études occultes, et c’est devant lui qu’a eu
lieu la première représentation connue de la pièce, le 1er novembre 1611 au Banqueting
House à Whitehall.
Un contexte favorisait donc bien le fait que la magie constitue l’un des sujets essentiels
de La Tempête à la fois dans ses pouvoirs et ses limites.
6 . 2 LES POUVOIRS DE LA MAGIE
Le héros de La Tempête exerce effectivement des pouvoirs surnaturels et dès le début,
en provoquant cette tempête qui donne son titre à la pièce et nous transporte d’emblée
dans le monde de l’illusion : les passagers du vaisseau resteront en vie et garderont des
vêtements immaculés, mais ils seront transportés sur le rivage en dépit des lois de la
nature.
Tout au long de la pièce, Prospéro commande aux esprits de l’air, représentés par Ariel et
plusieurs elfes. Avec leur complicité, il produit dans la nature ou sur les êtres humains des
effets qui dépassent l’entendement.
Plus précisément, à l’image (les astrologues en vogue dans l’Angleterre de l’époque)
Prospéro exerce la magie blanche et s’oppose ainsi à la magie noire des puissances
néfastes. Cette dernière est incarnée par la sorcière Sycorax, mère de l’esclave sauvage
et difforme qu’est Caliban, et qui avait tenté en vain d’asservir les esprits de l’air, car,
en arrivant dans l’île, Prospéro avait délivré Ariel pour en faire son auxiliaire. La magie
blanche qu’exerce Prospéro consiste à instaurer le « bettering of [the] mind », c’est-àdire le perfectionnement de l’esprit. Certes, a priori, en tant qu’ex-duc légitime de Milan,
Dossier pédagogique La Tempête - La Troupe du Nord - Théâtre de l’île saison 2015
7
Prospéro semble animé d’intentions plus intéressées, puisque par ses actions tragiques il
veut démasquer son frère l’usurpateur et ainsi recouvrer son duché.
Mais ces projets peuvent n’apparaître que comme des voies d’accès à un plus noble
dessein, d’ordre spirituel : rétablir dans son harmonie une société souffrant d’être aux
mains d’un traître.
La preuve en est due, dès le début de la pièce, Prospéro, en promettant à Ariel de lui
rendre sa liberté une fois l’ordre rétabli, annonce en quelque sorte qu’il renoncera alors à
ses charmes.
Le héros de La Tempête semble donc glorifier les pouvoirs de la magie, d’autant plus qu’il
avoue être au sommet de son art au montent précis où il doit le pratiquer :
« La Fortune, prodigue maintenant de ses faveurs,
Jette mes ennemis sur ce rivage ;
Et [...] cela, c’est au moment même
Où ma science prévoit que mon zénith
Est visité d’une certaine étoile, très propice,
Dont il faut que j’accueille le bon influx.»
On a pu dès lors estimer qu’en écrivant La Tempête Shakespeare avait voulu manifester
sa propre adhésion à l’occultisme.
C’est notamment l’opinion de Frances Yates, pour qui « Prospéro est à l’apogée du long
combat spirituel qu’ont mené Shakespeare et ses contemporains. Il [...] établit la légitimité
de la Kabbale blanche ».
Cependant, dans la mesure où il écrit non pas un traité occultiste mais une œuvre littéraire,
et certes fort complexe, Shakespeare se serait-il borné à glorifier l’art de la magie sans
en montrer ses limites ?
6 . 3 LES LIMITES DE LA MAGIE
Prospéro n’incarnerait-il pas tout autant une critique qu’un éloge de la magie ?
C’est la thèse que soutient l’un des derniers traducteurs de La Tempête le poète Yves
Bonnefoy, dans sa longue et riche préface à la récente édition de la pièce dans la collection
« Folio Théâtre ».
Son premier argument est le désintérêt que Prospéro manifeste envers les êtres humains,
à l’exception de sa fille Miranda.
Il est bien sûr normal que ce duc dépossédé n’éprouve qu’aversion et mépris pour son
frère Antonio et ses complices et ne soit guère attiré par le roi de Naples Alonso et
ses courtisans. S’il semble en revanche montrer de l’estime, voire de l’affection au vieux
conseiller Gonzalo et une certaine bienveillance à son futur gendre Ferdinand, fils du roi
de Naples, n’est-ce pas parce que le premier l’a aidé au moment où il a été exilé et parce
que le second représente un des moyens qu’il a choisis pour mener à bien sa présente
entreprise ? Car c’est la société dans son harmonie et non les individus qui importent pour
Prospéro, personnage qui se complaît dans une certaine réclusion sur soi.
En outre, ce représentant de la magie blanche n’est pas exempt de zones d’ombre.
Elles se révèlent en particulier à travers l’hostilité qu’il manifeste à l’égard de son frère et
de Caliban. Pour se venger du premier, il imite ses méfaits, puisque l’attirant à sa manière
dans ses filets, il reproduit l’action dont Antonio fut coupable ; ainsi « A voir maintenant
Prospéro calquer le comportement de son frère [...] on se dit qu’Antonio est une part de
lui-même », une part mauvaise qu’il a voulu écarter pour devenir mage, mais qui subsiste
néanmoins en lui.
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Pareillement, son acharnement contre Caliban ne refléterait-il pas un autre aspect nocturne
de Prospéro, qu’il n’a pas su sublimer ?
Plus généralement, le sage qu’il prétend être trahit à plusieurs reprises un mauvais
caractère, des sautes d’humeur, de l’agressivité à la mélancolie.
Dès lors, la pièce se termine-t-elle vraiment par une victoire de Prospéro ?
Certes, il a su piéger ses rivaux et, mieux encore, il va dominer son instinct de vengeance
à leur égard en leur accordant son pardon, mais le désordre du monde n’en sera pas pour
autant anéanti : Antonio le traître et Sébastien son complice ne se repentent pas ; même
le mariage de Miranda et de Ferdinand ne rétablira peut-être pas l’harmonie, car la future
épouse s’apprête à subir les lois de son mari, sachant qu’elle comptera moins pour lui que
ses ambitions d’homme de pouvoir.
De toute façon, en choisissant de pardonner, Prospéro décide simultanément de renoncer
à ses pouvoirs de mage, qui ne pourraient désormais que le détourner de la vertu : au
début de l’acte V, il abjure solennellement « Cette magie primaire » qui ne conduit pas au
salut de l’âme.
Plus nettement encore, dans l’épilogue, élément inhabituel dans les pièces de l’époque,
Prospéro, s’avançant vers le public, le dos tourné à l’île des illusions, avoue :
« J’ai renoncé tous mes channes
Et n’ai donc plus d’autres armes
Que ma pauvre humanité. »
Le mage qu’il était, cet « être arrogant, brutal même, qui ne doutait ni du bien-fondé de
son droit ni de la valeur de sa science, voici qu’il se consent désormais et s’avoue l’homme
le plus ordinaire : duc de Milan peut-être, mais sans vrai bien que sa conscience de soi,
d’ailleurs précaire ; et en risque de désespoir s’il ne reçoit pas d’autres êtres la sympathie
que tout au long de ce jour il n’ a guère su accorder lui-même ».
Jamais peut-être Shakespeare n’a aussi directement et intimement parlé à son spectateur
que dans cet épilogue émouvant qui suggère finalement que le surnaturel n’était qu’illusion
et que la vérité est humaine, mais aussi que les limites sont floues entre le réel et le rêve
et que, comme le dit le passage le plus célèbre de la pièce, « Nous sommes de l’étoffe dont
les songes sont faits ».
Dès lors, le vrai magicien, celui qui fait de ses songes une vérité, ce n’est pas Prospéro,
c’est Shakespeare, c’est le théâtre, qui met en scène cette magie. C’est peut-être pourquoi
La Tempête a été si souvent représentée.
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FORTUNE SCÉNIQUE DE LA PIÈCE
7 . 1 EN ANGLETERRE
Après les premières représentations de 1611 à 1613, des adaptations de La Tempête furent
écrites à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe.
En 1667, William et John Dryden ajoutent trois personnages : une sœur de Caliban, une mère
de Miranda et un beau jeune homme, Hippolito.
Cette nouvelle Tempête est adaptée en un opéra auquel Purcell apporte sa musique en 1695,
et, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, cette adaptation est jouée de préférence à l'œuvre originale.
Celle-ci reprend ses droits en 1757 avec le grand David Garrick ; puis en 1767, Charles Kean
inaugure une tendance à renforcer par des effets scéniques les aspects illusionnistes de la
pièce.
A la fin du XIXe siècle, les représentations deviennent de plus en plus conformes à celles du
théâtre du Globe ou de la cour du roi Jacques Ier.
Parmi les mises en scène récentes, signalons celle de Jonathan Miller à Londres, qui transposa
l'œuvre en dénonciation du colonialisme, et surtout celles de Peter Brook, d'abord à Stratfordon-Avon en 1963, puis à Londres en 1968 dans une version délibérément outrée.
Le grand acteur John Gielguld a interprété Prospéro à quatre reprises, et La Tempête a aussi
inspiré plusieurs films, dont Prospero's Books de Peter Greenaway (1991).
7 . 2 EN FRANCE
Alors que La Tempête n'a presque jamais cessé d'occuper les scènes anglaises, on n'en trouve
pas trace dans nos théâtres avant 1955.
La complexité et la polysémie de la dernière pièce de Shakespeare ont-elles jusque-là fait
peur à nos metteurs en scène ?
Encore ne sont-ce, dans les années 1950-1960, que les artisans de la décentraliisation et
quelques bons amateurs qui osent s'y affronter.
La première mise en scène recensée date de juillet 1955, où John Blatchley monte à SaintÉtienne l'adaptation de Jacques Copeau sous une tente de cirque dotée de voiles par [...]
Bazaine : Jean Dasté est Prospéro, Delphine Seyrig, Ariel.
En 1958, Jean Deschamps monte la pièce dans une adaptation d'Yves Florenne, et, en 1963,
Jacques Mauclair la fait tenir sur la petite scène de l'Alliance française.
Puis les événements de 1968 suscitent une vogue de mises en scène engagées de La Tempête.
Une vision anticolonialiste apparaît dans l'adaptation du poète martiniquais Aimé Césaire ou
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10
dans l'espèce de tournage de western réalisé par Jean-Marie Serreau dans le contexte du
Black Power en 1969, où Michael Lonsdale joue un Prospéro capitaliste esclavagiste.
En 1974, la lecture brechtienne de Bernard Sobel au TEP vent voir dans la pièce une prise de
conscience politique de Shakespeare, qui dénoncerait son idéalisme antérieur.
A ces visions un peu trop réductrices succèdent des spectacles drôles et poétiques.
En 1981, La Tempête est montée par François Marthouret sur une scène en pente surplombant
une plate-forme ovale et avec des costumes insolites : Ariel porte salopette grise et baskets
argentées.
En 1986, à Avignon, Alfredo Arias voit la pièce en conte philosophique drôle et amer présentant
un monde désacralisé merveilleux et cruel ; Pierre Dux y campe un Prospéro despote éclairé,
lucide et bonhomme.
Dans ces années quatre-vingt, deux magnifiques Tempête viennent d'Italie.
En 1983, au théâtre de l'Europe, le grand Giorgio Strehler crée, sous une étincelante simplicité,
une merveille de précision et de légèreté dans une douce lumière : les personnages évoluent
sur une plage de sable blanc encadrée de signes astrologiques sur un rectangle de lattes
entre deux mers de toile.
En 1987, c'est le Teatro de Bologne qui présente une admirable mise en scène dans un climat
magique mêlant la portée initiatique et la vigueur comique de la pièce.
Toutefois, ces brillantes réussites vont se trouver surpassées par l'extraordinaire mise en
scène de Peter Brook en 1990 puis en 1992 aux Bouffes du Nord. Le grand homme de théâtre
donne au texte adapté par Jean-Claude Carrière une clarté lumineuse, magnifiée par une
constante invention scénique avec des comédiens de tous les continents.
Peter Brook estime que La Tempête est plus que jamais d'actualité en cette fin de XXe siècle,
« parce qu'elle affirme d'une manière exceptionnelle des valeurs dont nous manquons le
plus : la tolérance, la compassion, la miséricorde ».
Après cette splendeur, deux mises en scène sont cependant parvenues à être remarquées.
En 1992, pour le cinq centième anniversaire du voyage de Christophe Colomb, le Guatémaltèque
Mario Gonzalez replace à nouveau la pièce dans un contexte colonial : l'île est symbolisée par
une tournette double où les courtisans tournent comme des mannequins.
Surtout, en 1993, au théâtre d'Hérouville, Michel Dubois, faisant revêtir aux acteurs des
costumes d'époques disparates, cherche à mettre en valeur l'universalité de la pièce [...].
Extrait de L'Ecole des Lettres II
La Tempête de Shakespeare,
De la magie au théâtre à la magie du théâtre
n°11, 1997-1998
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SHAKESPEARE NOTRE CONTEMPORAIN
LA BAGUETTE DE PROSPERO
[...] Le récit de Prospero est une histoire de lutte pour le pouvoir, de contrainte et de complot.
Mais ce n'est pas seulement l'histoire du duché de Milan.
Le destin d'Ariel et de Coriolan sera une répétition de ce même thème. Le théâtre de
Shakespeare est le Theatrum Mundi. La violence et la terreur en tant que principes du
monde seront montrées en catégories cosmiques. La préhistoire d'Ariel et de Caliban est
la répétition des tribulations de Prospero, une illustration supplémentaire du même thème.
Les drames de Shakespeare sont construits non pas conformément au principe de l'unité
d'action, mais au principe de l'analogie, d'une double, triple ou même quadruple intrigue qui
répète le même thème essentiel ; ce sont des systèmes de miroirs convexes et concaves qui
reflètent, grossissent et parodient une même situation.
[...]
Qui est Prospero et que signifie sa baguette ? Pourquoi chez lui la science est-elle associée
à la magie et quel est le sens dernier de sa confrontation avec Caliban ? Car en définitive, ce
sont Prospero et Caliban les héros de La Tempête.
Pourquoi retourne-t-il désarmé dans le monde des hommes ? Dans aucun des chefs d'œuvre
de Shakespeare, à l'exception du seul Hamlet, n'ont été montrées aussi brutalement que dans
La Tempête l'antinomie entre la grandeur de l'esprit humain et la cruauté de l'histoire, la
fragilité de l'ordre des valeurs. C'est là une antinomie profondément ressentie par les hommes
de la Renaissance et qui, pour eux, était tragique.
Les neuf sphères célestes immuables qui, conformément à l'enseignement médiéval, se
disposaient concentriquement autour de la terre, étaient la garantie de l'ordre naturel.
A la hiérarchie céleste correspondait la hiérarchie sociale. Or les neuf cieux n'existent plus. La
terre est devenue l'une des poussières de l'espace étoilé, tandis que simultanément l'univers
se rapproche ; les corps célestes se meuvent selon les lois que la raison humaine vient de
découvrir. La terre est devenue à la fois très petite et très grande. L'ordre naturel a perdu son
sacre, l'histoire n'est plus que l'histoire de l'homme. On aurait pu rêver qu'elle allait changer.
Mais elle n'a pas changé. Jamais encore on n'a si douloureusement ressenti le déchirement
entre le rêve et la réalité, entre les possibilités qui résident en l'homme et la misère de son
sort. Tout aurait pu changer et rien n'a changé. [...]
Le grand monologue de Prospero au cinquième acte de La Tempête, où les romantiques
déchiffraient l'adieu de Shakespeare au théâtre est une profession de foi dans la puissance
démiurgique de la poésie, et est en réalité très proche de l'enthousiasme de Léonard* pour la
puissance de l'esprit humain qui a arraché à la nature ses forces élémentaires.
Ce monologue est un lointain écho d'un passage célèbre des Métamorphoses d'Ovide. Le
monde est vu dans son mouvement et sa transformation, les quatre éléments, la terre, l'eau,
le feu et l'air, sont libérés mais ils n'obéissent plus aux dieux, ils sont au pouvoir de l'homme
qui bouleverse pour la première fois l'ordre de la nature.
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[...] L'homme est un animal comme les autres, plus cruel seulement, peut-être, mais au
contraire de tous les autres, il a conscience de son destin et veut le changer.
II naît et meurt dans un temps qui lui échappe et jamais il ne pourra s'y résigner. La baguette
de Prospero contraint l'histoire du monde à se répéter sur une île déserte. Les acteurs peuvent
la jouer en l'espace de quatre heures. Mais la baguette de Prospero ne peut changer le cours
du monde.
La moralité une fois achevée, le pouvoir de magicien de Prospero doit également prendre fin.
II ne lui reste plus qu'une amère sagesse.
*Léonard de Vinci
Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, 1962
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*
WILLIAM SHAKESPEARE
Stratford on Avon 1564-1616
Le plus illustre poète dramatique de tous les
temps, dont l'œuvre reste unique par sa diversité,
sa richesse, sa profondeur et sa beauté poétique.
9 . 1 UNE VIE D’HOMME DE THÉÂTRE
Sa vie est aussi bien connue que celle de beaucoup d'auteurs de son temps. II fréquente probablement
la très bonne école de Stratford, mais ne va pas à l'université.
En 1582, il épouse Ann Hathaway, de huit ans son aînée, qui donne le jour six mois plus tard à une fille,
puis, en 1585, à des jumeaux. On le perd de vue pendant sept ans. Il n'est pas impossible (l'hypothèse
a été reprise récemment) que pendant ces « années perdues » il ait servi, comme précepteur ou
maître d'école, une grande famille catholique du Lancashire. Il est possible aussi qu'il se soit joint à
une compagnie en tournée.
On le retrouve à Londres en 1592, acteur et auteur suffisamment envié pour être attaqué par Greene*.
Et 1593 et 1594 (années où les épidémies de peste paralysent la vie théâtrale) il publie deux volumes
de poèmes : Vénus et Adonis et le Viol de Lucrèce (ses Sonnets, qui datent de la même époque ou
des années immédiatement postérieures, ne verront le jour qu'a 1609).
En 1595, il est, avec R. Burbage et W. Kempe, l'un des trois signataires d'un reçu pour des représentations
données à la cour pendant les fêtes de Noël 1594 par les Chamberlain's Men, ce qui semble indiquer
qu'il occupe déjà une place importante dans cette compagnie.
En 1597, il achète l'une des plus belles maisons de Stratford. Il connaît donc très tôt le succès et la
prospérité.
Actionnaire de sa compagnie et du théâtre du Globe puis de celui de Blackfriars, acteur et auteur
attitré de la première troupe d'Angleterre, il vécut sans doute la vie d'un homme de théâtre
professionnel jusque vers 1610. Il regagne ensuite sa ville natale, mais sans rompre complètement
avec ses camarades. Son testament mentionne des dons à Burbage, et à deux autres de ses associés,
John Heminge et Henry Condell. Ceux qui le connurent n'eurent pas seulement pour lui de l'admiration,
mais de l'affection et de l'estime.
Les accusations dont il est victime en 1592 sont démenties aussitôt par l'imprimeur de Greene, et son
honnêteté est hautement confirmée plus tard par Jonson.
Aucun de ses contemporains (et ils furent très nombreux à le connaître) ne contesta jamais qu'il ait
bien été l'auteur de ses pièces.
Les thèses « antistratfordiennes » datent essentiellement du XXe siècle. Aucun spécialiste n'y croit,
mais certaines ont eu du succès auprès d'un public avide de scandales, amateur de cryptographie, ou
simplement ignorant.
Curieusement, c'est en France qu'elles trouvent encore le plus d'audience. La raison en est peut-être la
qualité d'un ouvrage d'Abel Lefranc, le plus sérieux dans ce domaine (A la découverte de Shakespeare,
1945-1950).
Shakespeare a été aussi victime des assauts des « désintégrateurs » qui ont cru reconnaître dans ses
œuvres la manière de plusieurs de ses contemporains.
A l'inverse, sa notoriété lui a souvent valu l'attribution de pièces auxquelles il était étranger.
Tout récemment encore, une nouvelle tentative a été faite pour lui attribuer un Edouard III anonyme
de 1596.
* Extrait de l'Article Shakespeare William Dictionnaire encyclopédique du Théâtre de Michel Corvin, Larousse 1995
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9 . 2 LE «CANON» SHAKESPEARIEN
Le « canon » shakespearien fait néanmoins l’objet d’un large consensus.
On le divise traditionnellement en trois ou quatre catégories : aux trois divisions de l’in-folio de
1623 (pièces historiques, comédies et tragédies) on ajoute souvent la catégorie des tragi-comédies
romanesques (romances) où l’on regroupe les dernières pièces.
Cette classification est commode, mais elle néglige la diversité des œuvres. Elle réunit des pièces
parfois très différentes les unes des autres (il n’y a pas de modèle unique correspondant à un genre),
estompe des traits communs (les drames historiques sont souvent tragiques, les tragédies souvent
historiques), et néglige les aspects très particuliers de certaines pièces (ainsi les problem plays telles
que Tout est bien qui finit bien, Troïlus et Cressida, Mesure pour mesure ou Timon d’Athènes).
On place dans la catégorie des pièces historiques (à l’intérieur de laquelle la division en deux tétralogies
est peu utile, de même que la distinction entre « chroniques » et « histoires ») les trois parties de
Henry VI (vers 1590-1592), Richard III (vers 1593), Richard II (1595), le Roi Jean (vers 1596), les deux
parties de Henry IV (vers 1597 et vers 1598), et Henry V (vers 1599).
Parmi les comédies, on range la Comédie des erreurs (The Comedy of Errors, vers 1,590, ou 1594), les
Deux Gentilshommes de Vérone (The Two Gentlemen of Verona, vers 1590), la Mégère apprivoisée
(Tire Taming of the Shrew, avant 1594), Peines d’amour perdues (Love’s Labour’s Lost, vers 1594),
le Songe d’une nuit d’été (A Midsummer Night’s Dream, vers 1595), le Marchand de Venise (The
Merchant of Venice, vers 1596), Beaucoup de bruit pour rien (Much Ado About Nothing, vers 1599),
les Joyeuses Commères de Windsor (The Merry Wives of Windsor, vers 1600, ou dès 1597), Comme
il vous plaira (As You Like it, vers 1600), la Nuit des Rois (Twelfth Night, vers 1600), Tout est bien qui
finit bien (All’s Well That Ends Well, vers 1603) et Mesure pour mesure ( Measure for Measure, 1604).
Les tragédies comprennent Titus Audronicus (vers 1592), Roméo et Juliette (vers 1595), Jules César,
avec laquelle le Globe a peut-être été inauguré en 1599, Hamlet (vers 1601), Troïlus et Cressida (vers
1602), Othello (vers 1603), le Roi Lear (vers 1605), Macbeth (vers 1606), Antoine et Cléopâtre (vers
1607), Turion d’Athènes (vers 1608, ou dès 1604 ?) et Coriolan (vers 1608).
Les tragi-comédies finales sont Cymbeline (vers 1610), le Conte d’hiver (The Winter’s Tale, vers 1611)
et la Tempête (1611) ainsi que Périclès (vers 1608), probablement due en partie à Thomas Middleton.
Cardenio (1613), qui a disparu, les Deux Nobles Cousins (The Two Noble Kinsmen 1613-1614), et Henry
VIII (vers 1613, d’abord connu sous le titre de All is True avant d’être publié comme The Famous
History of the Life ol King Henry the Eighth ont sans doute été écrits en collaboration avec Fletcher.
9 . 3 LES ÉDITIONS
Shakespeare ne s'est pas intéressé à la publication de ses œuvres dramatiques, qui étaient d'ailleurs
la propriété de sa compagnie.
Dix-neuf d'entre elles ont d'abord paru dans des éditions in-quarto, publiées souvent très peu de
temps après les représentations et parfois sans autorisation.
En 1623, Heminge et Condell réunissent 36 pièces (ils excluent Périclès) dans un très bel in-folio qui
constitue le principal document de référence.
Depuis le XVIIIe siècle un énorme travail d'établissement et d'analyse des textes s'est poursuivi, et de
grands progrès sont encore accomplis de nos jours.
Les meilleures éditions doivent se renouveler périodiquement : ainsi une nouvelle édition de l'Arden
Shakespeare (Methuen) a commencé en 1951, un New Penguin Shakespeare en 1967, le nouvel Oxford
Shakespeare en 1982 et le New Cambridge Shakespeare en 1984.
A Oxford même, la dernière édition des œuvres complètes (1986) propose des changements parfois
radicaux. Quant aux études critiques, elles sont innombrables. Des bibliothèques entières (la Folger
Shakespeare Library de Washington, par exemple) leur sont consacrées.
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9 . 4 L’ART DU DRAMATURGE
Une meilleure compréhension des textes et de leurs conditions de représentation a permis de mieux
apprécier la dramaturgie shakespearienne.
Il est bien évident, tout d’abord, que Shakespeare a su tirer le meilleur parti des ressources que lui
offraient les lieux théâtraux dont il disposait.
Au début de sa carrière - avant la construction du Globe - il a dû sans doute s’accommoder de
conditions précaires. Mais devant la nécessité de faire appel à l’imagination du spectateur (le prologue
et les chœurs de Henry V sont très révélateurs à cet égard), c’est par le langage poétique qu’il supplée
aux déficiences des moyens scéniques. II utilise toutes les possibilités de la très vaste scène qui
s’avance jusqu’au milieu de l’auditoire, et qui permet tout aussi facilement dans un même spectacle,
de faire évoluer des groupes (foules, armées, cortèges) que de ménager des apartés ou d’isoler un
personnage au premier plan.
Shakespeare use de cet outil pour décrire les mouvements qui agitent les partis ou les sociétés, et
même temps que les relations entre les individus et les sentiments personnels, en donnant à entendre
toutes les formes de dialogue et de monologue, du débat politique à la conversation privée, du discours
public à la réflexion la plus confidentielle, et en jouant sur un rapport entre la salle et la scène qui donne
au spectateur le privilège de vivre à la fois l’illusion et la conscience de l’illusion.
Avec le même art, il a intégré dans ses œuvres des éléments conventionnels qui, chez d’autres,
restent souvent extérieurs au propos : non seulement le chant et la musique, mais la danse (la danse
aristocratique dans Roméo et Juliette comme la danse populaire dans le Conte d’hiver par exemple) et
le masque de cour (plaisant dans Peintes d’amour perdues ou sérieux dans la Tempête).
C’est en les renouvelant qu’il utilise des personnages popularisés par de vieux usages ou par des
modèles récents, comme le clown ou le fantôme : le Touchstone de Comme il vous plaira et le
Feste de la Nuit des rois ne sont pas des bouffons traditionnels, de simples faiseurs de bons mots
étrangers à l’intrigue, mais des créations originales qui participent à l’action, et c’est d’eux, en partie,
que proviennent des personnages satiriques aussi fortement individualisés et aussi importants que
le Thersite de Troïlus et Cressida et l’Apemantus de Timon d’Athènes. Le fantôme, de Richard II à
Macbeth, en passant par Jules César et - Hamlet, cesse d’être une simple force stéréotypée : il hante
la conscience des protagonistes, et son intervention se justifie, non plus par le désir de suivre un
exemple classique ou par celui de flatter le goût du public pour le sensationnel, mais par une fonction
remplie dans le déroulement du drame.
9 . 5 DU BON USAGE DES SOURCES
La même originalité se retrouve dans l'utilisation des sources.
Un exemple significatif nous en est donné très tôt avec la Comédie des erreurs. Shakespeare y part des
Menechmes de Plaute, mais il incorpore des données provenant de l'Amphitryon (de Plaute également)
et de l'histoire d'Apollonius de Tyr, telle que l'a racontée John Gower, poète anglais du XIVe siècle.
Sur ces bases, il construit une intrigue extraordinairement serrée, incluse dans un seul lieu et un seul
temps, où le comique fondé sur les confusions entre des jumeaux se double fun plaisir plus intellectuel,
issu d'un dédoublement des situations (par l'addition d’un second couple de jumeaux) et de la subtilité
avec laquelle l'action est agencée.
Parmi les sources les plus importantes du point de vue de la dramaturgie, il faut citer les œuvres des
historiens, dont l'influence ne se manifeste pas seulement dans les pièces historiques.
Chez les chroniqueurs anglais, et chez Plutarque aussi, Shakespeare a trouvé de longues séquences
d'événements qui se déroulent dans des lieux multiples, et mettent en jeu des sociétés en même
temps que des individus. II leur a emprunté des situations qui lui permettent de superposer des
plans métaphysiques ou mythiques aux plans politiques, sociaux et psychologiques, et de donner un
dynamisme poétique au vieux principe des correspondances entre le macrocosme et le microcosme.
C'est pourquoi les dimensions du récit déconcertent parfois le spectateur habitué aux normes de la
tragédie classique française : Jules César n'est pas le récit de l'assassinat de César, mais décrit ses
conséquences aussi bien que ses causes, Hamlet ne prend fin qu'avec le triomphe de Fortinbras,
Antoine et Cléopâtre ne se termine pas avec la mort d'Antoine.
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9 . 6 TEMPS ET ESPACE
La durée de l'action n'étant pas soumise à une contrainte formelle, le temps peut se manipuler à
toutes sortes de fins poétiques et dramatiques, être subi et vécu, imaginé et remémoré.
C'est d'ailleurs ce qui explique que dans certaines pièces la chronologie soit objectivement incertaine ou
contradictoire : on peut parler, à propos d'Othello par exemple, d'un « double temps » du déroulement
de l'action, mais c'est un temps dramatiquement juste.
La pluralité des lieux est mise à profit de la même manière. Ils peuvent marquer les étapes de l'itinéraire
tragique ou romanesque que suit un héros, comme dans Richard II, le Roi Lear, Timon d'Athènes ou
Périclès mais peuvent aussi s'opposer les uns aux autres de différentes façons : le camp grec et
le camp troyen dans Troïlus et Cressida, Venise et Chypre dans Othello, Venise et Belmont dans le
Marchand de Venise. Lieux d'affrontements ou de réunions, de rencontres ou de séparations, lieux
d'emprisonnement ou d'exil, de retraite ou d'errance, lieux de méditations privées ou d'engagements
publics, ils contribuent toujours à une vision d'ensemble, et prennent souvent une valeur symbolique
ou métaphorique : la fameuse « lande » du Roi Lear est le décor d'une détresse qui sombre dans la
folie au milieu d'une nuit de tempête où se déchaînent les éléments hostiles.
9 . 7 TECHNIQUES D’ÉCRITURE DRAMATIQUE
A la souplesse du cadre spatio-temporel s'ajoute une grande liberté dans l'utilisation des techniques
de conduite du récit.
La structure narrative essentielle est la scène, qui correspond à une unité de lieu et de temps, et à la
fin de laquelle tous les personnages sortent. La division en actes est beaucoup moins significative, et
elle est due le plus souvent aux éditeurs du XVIIIe siècle.
II y a cependant des exceptions : au début de la carrière de Shakespeare on la trouve dans la Cornédie
des erreurs, Titus Andronicus, et Henry V, où toutefois il ne semble pas qu'elle ait pu correspondre à
des interruptions du spectacle à la fin de chaque acte.
On l'aperçoit aussi plus tard, dans Mesure pour mesure et Macbeth. Elle existe enfin dans les toutes
dernières pièces, jouées au Blackfriars, où, suivant la pratique des théâtres privés, le spectacle était
interrompu par des interventions musicales à la fin des actes, et où le découpage en cinq actes reflète
l'influence grandissante du goût néoclassique.
Ailleurs, la division en scènes est la seule qui importe, et elle n'entraîne d'autre contrainte que le
respect d'une règle implicite, très généralement observée : deux scènes successives ne doivent pas
faire intervenir les mêmes personnages dans le même lieu.
Cette liberté permet d'éviter le recours au discours narratif ou descriptif pour l'exposition, et pour la
relation d'actions qui se passent dans des lieux différents : sauf quand Shakespeare choisit délibérément
d'introduire un narrateur, l'exposition se fait progressivement au cours des premières scènes, et les
événements qui se déroulent dans des lieux éloignés sont montrés au lieu d'être rapportés.
Cela ne veut pas dire pour autant que l'histoire soit racontée de façon rudimentaire, que le récit
apporte une simple succession d'épisodes.
Au contraire, Shakespeare utilise fréquemment des procédés de présentation et d'enchâssement qui
créent une distance et provoquent la réflexion. II fait ainsi intervenir des chœurs : dans Henry V pour
annoncer l'action, puis la ponctuer et la commenter, en soulignant les limites de la représentation
théâtrale, dans Roméo et Juliette, pour apporter un élément à la fois lyrique et tragique.
Une fonction narrative est parfois donnée à une figure qui tend à devenir un véritable personnage : le
Temps dans le Conte d'hiver ; le poète Gower, à la fois prologue et épilogue, narrateur et commentateur
dans Périclès.
Le procédé de l'induction (sorte d'introduction dramatisée) est repris dans la seconde partie de Henry
IV avec la figure de la Rumeur et surtout dans la Mégère apprivoisée où l'histoire de Katharina et de
Petrucchio est représentée comme une pièce jouée devant l'ivrogne Christopher Sly par une troupe
d'acteurs.
Ces procédés ne sont pas sans rapports avec celui de la « double intrigue » qui accorde à certains
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personnages, ou groupes de personnages de second plan, un statut privilégié, en leur faisant vivre une
aventure distincte de l'intrigue principale.
L'intrigue secondaire, d'une manière ou d'une autre, est complémentaire de l'intrigue principale, même
dans des pièces comme la Nuit des rois où la relation peut sembler assez ténue. Elle peut s'unir
étroitement à l'intrigue principale, comme dans Le Roi Lear où le destin de Gloucester, analogue à celui
du roi, vient amplifier les thèmes de la douleur, de l'ingratitude, de la cruauté et de la déraison.
La similitude entre les destins tragiques de Lear et de Gloucester n'est qu'un exemple des situations
parallèles que Shakespeare a souvent mises en scène, et dont la plus frappante est offerte par
Hamlet : Hamlet, Laerte et Fortinbras sont placés tous trois dans la situation du fils qui doit venger
son père, et si Laerte et Fortinbras restent au deuxième ou au troisième plan, c'est à Laerte que
Hamlet doit sa mort, et c'est Fortinbras qui demeure seul pour triompher.
De tels parallélismes relèvent de structures dramatiques et de systèmes de personnages plus
homogènes, plus complexes et plus significatifs qu'on ne le soupçonne de prime abord.
9 . 8 LA THÉÂTRALITÉ EN MIROIR
Shakespeare ne cède que rarement au vertige baroque de la mise en abyme.
Des Masques sont représentés dans Peines d'amour perdues et dans la Tempête ; Falstaff joue
explicitement le rôle du roi dans Henry V ; dans le Songe d'une nuit d'été puis dans Hamlet, le théâtre
se donne en spectacle, "farce tragique" dans la comédie, tragédie dans la tragédie. La fable d'amour
et de mort de Pyrame et Thisbé est un "spectacle des gueux » parodiant grotesquement Roméo et
Juliette.
Un spectacle illusoire, mais semblable en cela à tout théâtre : le théâtre dans le théâtre n'est que
l'ombre dans l'ombre, sollicitant également l'action supplétive de l'imagination du spectateur, mise en
avant par Thésée comme par le prologue de Henry V ; dans Hamlet le théâtre devient piège, arme,
instrument de révélation de la vérité dans les mains d'un prince appelé, quant à lui, à diriger de vrais
comédiens.
Le théâtre selon Shakespeare se situe tour à tour du côté de la fête et de la participation du côté de
la vérité et de sa quête, dans le monde, pourri par les apparences, de Hamlet, du côté de l'éphémère
et de l'insubstantiel dans la Tempête.
En quelques endroits, Shakespeare offre une autre modalité à la présence du théâtre dans le
théâtre : celle de la réflexion, au sens non plus optique mais théorique.
Le théâtre envahit le discours, dans le célèbre prologue de Henry V et dans les non moins fameux
conseils de Hamlet aux comédiens ; le théâtre est très souvent invoqué, pour définir la vie et son
absurdité dans Macbeth, dans les tétralogies pour constater la théâtralité de l'Histoire.
Le plateau du théâtre se prolonge au cœur même de la vie, et c'est cette contamination que creuse
inlassablement Shakespeare.
C'est parce que l'homme n'est qu'une ombre qui passe dans le monde que le théâtre peut prétendre au
statut de miroir de la nature, reflétant fidèlement dans sa pratique même, éphémère et dépouillée, la
position de l'homme sous le regard de Dieu.
La présence du théâtre dans le théâtre se nourrit de la conception du theatrum mundi prégnante en
Europe au tournant des XVIe et XVIIe siècles, et qui bascule alors de la théologie dans l'art, envahissant
notamment le théâtre espagnol, anglais et français : sur la scène du monde, comme sur celle du
théâtre, l'homme est un pantin manipulé par la Providence, élevé au sommet de la gloire pour être
précipité dans la chute. L'acteur ne joue d'autre rôle sur la scène des théâtres que celui de l'humaine
condition.
Reflet et réflexion : ces deux formes de redoublement explicite ne sont pas, loin de les seuls moyens dont
dispose Shakespeare pour tendre au théâtre un miroir intérieur.
Le plus souvent ; c'est par le biais de ce que l'on pourrait nommer des "dispositifs" de théâtre qu'affleure,
au cœur même de ses pièces, une présence d'autant plus forte qu'elle est devenue consciente d'elle-même.
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Théâtralité minimale : celle du spectacle involontaire. C'est la manipulation d'un fait donné à voir par
un personnage à un autre, selon une perspective qui le fausse entièrement, l'envers maléfique de
l'illusion. L'exemple canonique est celui d'Othello : le spectacle trompeur du contentement amoureux
de Cassio, montré par lago comme preuve visuelle de l'infidélité de Desdémone, précipite Othello
dans la folie furieuse. Pouvoir de l'image au théâtre. Ce que les yeux croient voir a ici une puissance
de suggestion plus forte que ce que les oreilles peuvent entendre : c'est par les yeux qu'Othello, qui
exigeait de voir avant de consentir à douter, est convaincu de la trahison de sa bien-aimée.
Dans Hamlet, cependant, la pantomime ne révèle pas à Claudius le sens de la représentation théâtrale
que seule la parole achève : le théâtre se donne alors à entendre autant qu'à voir.
L'image offerte au regard ou à l'esprit, par le jeu des mots, est ambivalente, interprétable à volonté.
Les pouvoirs du théâtre le rendent apte à révéler le faux aussi puissamment que le vrai.
Ce scepticisme dramaturgique est un élément clé de la durable modernité de Shakespeare.
Une autre forme de théâtralité est engagée avec la pratique du déguisement et du travestissement
sexuel, récurrente dans les comédies : Hélène des Peines d'amour perdues conserve sa féminité sous
le couvert d'une pèlerine, mais Rosalinde dans Comme il vous plaira, Viola dans la Nuit des rois, Julia
dans les Deux Gentilshommes de Vérone, Portia dans le Marchand de Venise empruntent l'habit, le
langage et le comportement attribués à l'autre sexe.
Ces personnages « acteurs » exercent alors leur pouvoir d'illusion sur des personnages « spectateurs »,
avec la complicité du public de la pièce placé en position de supériorité.
Le succès du jeu et l'issue favorable de la situation périlleuse qui rendaient nécessaire le recours
au travestissement n'occultent en rien le fait que l'arme « théâtrale » est utilisée pour des enjeux
vitaux : obtenir, ou mettre à l'épreuve, l'amour de qui l'on aime, soustraire un homme à un grave
péril. Le dispositif théâtral est si étroitement imbriqué dans la fable que le dévoilement précipite le
dénouement, mais le travestissement aura permis au personnage-acteur de s'affirmer et d'atteindre
son but, dans la jubilation du jeu.
Cette arme est parfois utilisée dans des contextes tragiques : c'est, dans le Roi Lear, Edgar, le fils renié
contraint à revêtir le masque de « poor Tom » ou, dans Macbeth, l'énigmatique faux autoautoportait
que donne de lui-même le prince Malcolm pour mettre à l'épreuve Macduff.
Le jeu théâtral n'est autre que la distance (le jeu au sens mécanique) créée entre un être et un
paraître, signe de désenchantement, lorsqu'il est la seule arme de l'homme vertueux dans un temps
disjoint, ou au contraire signe de l'invention festive et carnavalesque présente au cœur même de la
fable théâtrale comme de la vie humaine.
Cependant, Shakespeare pousse plus loin encore l'exploration de la théâtralité dans le théâtre même,
en inventant des personnages qui, par les procédés de mise en scène d'événements ou de discours,
ou de manipulation de l'identité d'autres personnages qu'ils mettent en œuvre, s'apparentent à des
démiurges de la scène.
Maria dans la Nuit des rois, Paulina dans Le Conte d' hiver, le duc de Vienne de Mesure pour mesure,
Hamlet présentent à un double public, intérieur et extérieur à la pièce, les fruits de leur invention :
un puritain trouble-fête métamorphosé en soupirant ridicule, une statue qui s'anime, un faux ange
démasqué et ses victimes sauvées non sans maints déguisements, substitutions, voire résurrections.
Outre leur fonction divertissante, ces fictions internes creusent de manière allégorique des questions
essentielles : la fracture entre l'être et l'apparence, l'aveuglement humain, le doute frappant toute
quête de vérité absolue, la similitude de Pacte théâtral avec l'évocation des morts.
Hamlet seul adopte tour à tour l'ensemble des rôles ou des fonctions mises en œuvre par le processus
théâtral : lecteur et dramaturge (il récrit en partie le « Meurtre de Gonzague " acteur (de sa folie),
metteur en scène des comédiens, et pour finir spectateur (de Claudius)).
Si une vérité se dégage du théâtre de Shakespeare, en dépit d'un scepticisme dramaturgique constant,
elle est à rechercher dans cette affirmation des pouvoirs démiurgiques de l'homme de théâtre et du
théâtre lui-même.
Le théâtre du monde, avec Shakespeare, devient le théâtre comme monde, métaphore signifiante de
celui-ci, capable, grâce au concours de l'imagination du spectateur, d'évoquer la bataille d'Azincourt
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dans le cercle de bois (wooden O) du théâtre, de ranimer les morts, d'extraire quelques vérités de la
gangue des apparences.
On peut penser qu'une telle célébration du théâtre par et dans le théâtre constitue l'aiguillon principal
des metteurs en scène de notre époque.
Si monter Shakespeare aujourd'hui ne peut plus être ou n'est plus seulement reconstituer le sénat
romain, les remparts d'Elseneur, donner des ailes à Ariel, faire évoluer de jeunes garçons troublants
interprétant des filles déguisées en garçons, motiver l'inaction d'Hamlet, éclairer la jalousie de Léontès
(le Conte d'Hiver) ou celle d'Othello, cela reste la rencontre concrète de toutes les grandes questions
que pose la pratique du théâtre.
9 . 9 SHAKESPEARE EN FRANCE
Traduire Shakespeare et mettre en scène des pièces conçues pour l'espace à la fois multiple et non
décoratif du théâtre élisabéthain : longtemps ces deux démarches se sont révélées problématiques
en France. Une histoire (les traductions françaises de Shakespeare dégagerait deux époques).
Durant la première, s'étendant jusqu'au début du XXe siècle, les traductions pour la lecture, généralement
en prose, de l'entreprise de Letourneur à celle de François-Victor Hugo pour les œuvres complètes,
affirment, à défaut de toujours les respecter, les principes d'intégralité et de fidélité ; elles n'ont que
peu de chose à voir avec les adaptations pour la scène, presque toujours en alexandrins expurgés de
tout élément grotesque ou obscène, qui s'autorisent d'importants aménagements dramaturgiques
afin de rendre possible la succession de décors illustrant les différents lieux de la pièce.
La seconde époque, inaugurée par des metteurs en scène d'esthétiques différentes mais également
soucieux de porter sur la scène un Shakespeare plus véritable, Copeau et Antoine, voit se combler
le fossé entre ces deux types de transposition textuelle, au profit de nouvelles oppositions : les
adaptations utilisant les textes shakespeariens comme matériau pour une réécriture littéraire ou
scénique, depuis Brecht, revendiquent leur légitimité, tandis que les traductions, s'offrant comme
textes à jouet et à lire, se fondent sur la précision d’enjeux linguistique, poétique et théâtral.
L'historicité de la langue de traduction renouvelle régulièrement l'actualité de la translation du
vocabulaire, des structures syntaxiques, des images, des jeux de mots ; la poéticité de la langue
shakespearienne demeure une pierre d'achoppement, l'enjeu théâtral enfin, à savoir la manière propre
à la langue shakespearienne de solliciter l'engagement corporel du comédien, a été surtout mis en
évidence, depuis une quinzaine d'années, par le traducteur J.-M. Déprats, selon lequel la traduction
doit s'efforcer de prendre en compte cette « musculature » de la langue afin de favoriser la relation
des comédiens français au texte shakespearien.
Dans le même sens, les traductions de Jean-Claude Carrière pour Peter Brook, depuis Timon d'Athènes
en 1974, dans une langue simple et contemporaine mettant en valeur les « mots rayonnants » du texte
shakespearien, s'articulent à une pratique de jeu.
Jamais le paysage de la traduction de Shakespeare en français ne s'est trouvé aussi varié
qu'aujourd'hui : c'est surtout sur le plan des images qu'Y. Bonnefoy traduit et retraduit Shakespeare
en poète, de Hamlet à la Tempête, tandis qu'A. Markowicz ou Malaplate se prononcent pour un texte
français versifié de manière à donner l'idée du vers shakespearien.
La contrainte métrique du décasyllabe pour l'un, de l'alexandrin pour l'autre, même exemptée de la
rime, entraîne inévitablement de multiples écarts avec la lettre du texte. J.-M. Déprats, quant à lui,
se refusant à privilégier l'un des trois enjeux, linguistique, poétique et théâtral, tente leur conciliation
dans une prose de théâtre de laquelle ne sont absents ni le rythme ni les jeux de sonorités.
Le répertoire d'élection des Français à l'intérieur du corpus shakespearien se révèle en constante
évolution, notamment du fait que Shakespeare a été longtemps beaucoup plus traduit et commenté
que joué.
Jusqu'à la fin du XIXe siècle, la scène française n'a montré régulièrement, sous des cormes très
altérées, que les tragédies légendaires les plus célèbres, Hamlet, Macbeth, Othello, le Roi Lear, Roméo
et Juliette, auxquelles venaient s'ajouter Richard III et quelques rares comédies adaptées de la Mégère
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apprivoisée, du Marchand de Venise, et des pièces dans lesquelles paraît Falstaff. Les tragédies n'ont
jamais quitté les scènes françaises.
En revanche, c'est la Nuit des rois montée par Copeau en 1914 au théâtre du Vieux-Colombier, qui
révèle au public français l'univers contrasté, poétique et farcesque, bouffon et mélancolique, d'une
partie des comédies de Shakespeare.
L'attrait de cette dramaturgie, dans laquelle l'imaginaire et le féerique tiennent une bonne place,
n'a pas fléchi : le Songe d'une nuit d'été et la Tempête demeurent aujourd'hui les comédies les plus
souvent montées en France, cette dernière pièce, marquée par la mise en scène de Strehler en 1978,
symbolisant l'art du théâtre et sa magie de l'inutile.
Il faut attendre le milieu du XXe siècle pour voir explorer en France le théâtre historique : la création de
Richard Il au premier festival d'Avignon, en 1947, est à l'origine d'une fascination durable qui, à la suite
de Vilar, jouera sur une nouvelle génération (Chéreau, Mnouchkine).
Plus récemment, des metteurs en scène ont choisi d'aborder le théâtre historique sous la forme de
cycles : les Kings de Denis Llorca en 1978 parcouraient les trois parties de Henry VI et Richard III ; Les
Shakespeare de Mnouchkine, de 1981 à 1984, évoquaient l'histoire avec Richard II, et une adaptation
des deux parties de Henry IV, avec le contrepoint d'une comédie, la Nuit des Rois), Stuart Seide
donnait à Avignon les trois parties de Henry VI en 1994.
Ces « Shakespeare au long cours » favorisent l'immersion du public dans le temps à la fois déterminé et
archétypal des événements historiques (couronnements, guerres fratricides, dépositions, assassinats)
représentés par Shakespeare.
Par ailleurs, tout un courant de mise en scène, illustré par B. Besson, B. Sobel, M. Langhoff, tend à
bousculer les habituelles distinctions de genre en traitant selon une interprétation de type historique
et politique un certain nombre de tragédies, tels Hamlet, Macbeth, le Roi Lear, Richard III.
Enfin, à la faveur de nouvelles traductions à la fois précises et conçues pour la scène, l'intérêt de
quelques metteurs en scène s'est tourné vers une partie du répertoire shakespearien longtemps
considérée comme inaccessible au public français : celui des comédies dans lesquelles les jeux de
langage et les mots d'esprit jouent un rôle déterminant, Peines d'amour perdues, interprété par les
jeunes comédiens du TNS sous la direction de J.-P. Vincent, puis dans une mise en scène de Laurent
Pelly (1995), ou Tout est bien qui finit bien (J.-P Vincent, 1996).
Cette dernière pièce relève, par son atmosphère grave, des comédies problématiques - problem plays
- génératrices d'un « rire faussement libérateur » (Henri Suhamy), dont la plus sombre, Mesure pour
mesure, fascine régulièrement les metteurs en scène, de Lugné-Poe à Brook, Zadek et Braunschweig.
Il semble que tous les metteurs en scène français, à un moment donné, désirent s'affronter
à Shakespeare, comme pour mettre à l'épreuve, au contact de ses pièces, leur propre démarche
artistique.
Autrefois, ce désir intervenait souvent dans la maturité (Baty, Barrault, Vitez), et se portait plus
volontiers sur les grandes tragédies.
Chez les jeunes metteurs en scène d'aujourd'hui (Braunschweig, Pitoiset, Pelly), Shakespeare est
présent dès l'origine de la pratique théâtrale, dont il exalte la nature festive.
Il y a ceux qui révèlent à chaque spectacle une facette différente de l'univers shakespearien, d'autres
pour qui il existe une pièce élue, périodiquement reprise : Mesguich et Hamlet, Lavaudant et le Roi
Lear.
A cette universalité de l'intérêt des metteurs en scène et des comédiens pour Shakespeare correspond
une extrême diversité des démarches scéniques et de jeu : du naturalisme à la convention la plus
poussée, du décor figuratif à l'espace neutre voué au jeu et à la mise en lumière de la
théâtralité ; de l'incarnation à la mise à distance épique ou ritualisante des personnages ; jusqu'à la
recherche expérimentale, avec le Qui est là de Peter Brook, par exemple, d'une dimension cérémonielle
dont le théâtre a besoin et dont Shakespeare demeure une source vive.
Extrait de l'Article Shakespeare William
Dictionnaire encyclopédique du Théâtre de Michel Corvin
Larousse 1995
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