PICASSO : la sculpture au début des années trente Grâce à la
Transcription
PICASSO : la sculpture au début des années trente Grâce à la
PICASSO : la sculpture au début des années trente Grâce à la formation qu’il reçut, enfant puis adolescent, à La Corogne et à Barcelone, entouré de copies d’après l’antique qu’il dessinait sans relâche, Picasso est devenu le dépositaire de tout ce qui fit la saveur de la sculpture occidentale, la volonté de mettre en avant et d’exalter le corps, depuis la bienséance classique jusqu’aux ruptures et aux déchirements du baroque, du Romantisme ou de l’expressionnisme. Il ne fut pas le premier, loin de là, à manier aussi bien le pinceau que le ciseau, Beccafumi, Greco, Michel-Ange, Géricault, Degas ou son ami et rival Matisse, pour ne citer qu’eux, mais la sculpture moderne incarnée par Rodin ou Gauguin, nous l’avions vu l’année dernière, n’est pas étrangère à l’attrait nouveau de traduire le corps ou le visage en trois dimensions. Nous connaissons aussi son inventivité dans le domaine de la sculpture lorsqu’il voulut briser la « tyrannie imbécile des genres » en 1912 avec la Guitare, New York, The Museum of Modern Art. La sculpture se fondit dans la sculpture durant la période classique, de 1917 à 1924, sous l’influence de la statuaire colossale romaine découverte à Rome en 1917, dont il adapta le profil pour créer ces femmes monumentales jusqu’en 1922-1923, les « Junon aux yeux de vache » dont parlait Jean Cocteau. On la retrouve également dans L’Atelier avec la tête en plâtre, été 1925, New York, The Museum of Modern Art, où nous remarquons certes l’aspect classique des éléments sculptés mais aussi leur volontaire démembrement. Le retour de la sculpture fut souligné par Christian Zervos, dans le catalogue raisonné de l’œuvre de Picasso, volume VII, consacré aux années 1026 -1932 et publié aux Éditions Cahiers d’Art : « Picasso pouvait donc être considéré, en certains moments de son œuvre, comme l’artiste par excellence dont les peintures s’appuient assez souvent sur les données de la sculpture et coïncident avec elles. Il en est ainsi pour la plupart des œuvres sur la période qui nous occupe. Il n’est pour ainsi dire pas un tableau d’alors qui ne soit touché par l’esprit de la sculpture ou qui n’ait son pendant de recherches dans une sculpture ». À la fin des années vingt et au début des années trente, Picasso propose des constructions en métal qui se présentent comme des calligraphies spatiales correspondant à une volonté de traduire la figure humaine dans un nouveau langage. La Femme au jardin, 1929-1930, et la Tête de femme, 1929-1930, toutes deux à Paris, musée Picasso, évoquent le travail en commun avec son ami Julío Gonzalez qui lui enseigna les secrets du fer forgé et soudé et jouent sur les rapports du vide, du plein et de la transparence, fragiles assemblages d’éléments métalliques peints indiquant la volonté de se réapproprier le matériau. La peinture blanche permet, en outre, d’annuler les différences d’aspect et de couleur du métal qui n’est donc pas seulement utilisé en tant que tel mais en tant que support. Le choix du blanc correspond à un désir de légèreté, à une volonté de dégager la sculpture du réel malgré la présence d’objets volontairement choisis pour leurs possibilités formelles et dont l’utilisation n’est pas le fruit du hasard (Picasso ayant demandé à Gonzalez de lui acheter des égouttoirs à salades pour la Tête de femme). L’Atelier du sculpteur, 7 décembre 1931, Paris, musée Picasso, marque l’attachement de Picasso à la sculpture puisqu’il s’agit d’un autoportrait en sculpteur, homme barbu et aux cheveux bouclés, manifestement « ému » par la beauté de ses œuvres, correspondant à celle de la femme aimée, MarieThérèse Walter. Il est vu de face inscrit dans l’espace profond de l’atelier indiqué par les lignes fuyantes des lattes de parquet. Son visage est vu de face et de profil (profil d’homme mais le visage vu de face est celui d’une femme, opposition entre la lune et le soleil, le masculin et le féminin), il est assis sur un cube de marbre (attitude reprise de celle de L’Acrobate à la boule, 1905, Moscou, musée Pouchkine). Il contemple un buste de femme posé sur un socle, buste étrange, car la jeune femme à l’air terriblement vivante comme si le sculpteur avait donné vie à sa création (Picasso Pygmalion). Elle est à l’image de Marie-Thérèse dont la présence s’impose peu à peu dans l’œuvre de Picasso depuis leur rencontre en 1927. Elle est partout : peinture, sculpture, dessin, gravure et écrits automatiques. Il ne s’agit toutefois pas de la seule sculpture visible dans l’atelier ; à droite du sculpteur, une œuvre sur un socle est une interprétation libre mais très sexuée d’un corps de femme qui souligne, par sa présence, les deux aspects de la sculpture des années trente : persistance du classicisme vu comme une réminiscence de l’art grec ou romain, liberté surréaliste qui plie le corps au désir de l’artiste. Dès 1928, avec Métamorphose II, Paris, musée Picasso, à l’origine une étude pour un Monument à Guillaume Apollinaire demandé par le comité Apollinaire dont le président était André Billy, futur membre de l’Académie Goncourt, Picasso choque. Paul Léautaud, dans son Journal littéraire, tome IV, publié au Mercure de France , a rapporté les propos outrés du président du comité Apollinaire : « chose bizarre, monstrueuse, folle, incompréhensible, presque obscène, une sorte de bloc dont on ne sait trop ce que c’est et duquel ont l’air de sortir, çà et là, des sexes ». En réalité, il s’agissait d’une parfaite description de la petite sculpture destinée à honorer Apollinaire, auteur de romans érotiques dont le plus célèbre s’intitule Les Onze mille verges. Les Figures au bord de la mer, 12 janvier 1931, Paris, musée Picasso, reprennent, en peinture, les distorsions corporelles qui lui sont chères : « Les fortes et véhémentes représentations de ses personnages d’alors proposent à notre regard des métamorphoses stupéfiantes. On a parlé une fois de plus d’anamorphoses…En fait, il s’agit pour lui d’une nouvelle organisation du monde apparent » (Christian Zervos, op.cit.). Zervos pose très exactement le problème. Picasso ne s’éloigne pas de la réalité, il lui fait subir des outrages, ou plutôt nous la montre telle que nous pouvons la voir aussi en faisant l’expérience du corps « en morceaux » lors d’une étreinte amoureuse, qui est, pour lui, ici, le souvenir de ses rencontres avec Marie-Thérèse dans des cabines de plage de Dinard. Georges Bataille ne disait-il pas que l’érotisme est »la dissolution des formes constituées ». Le 27 janvier 1932, Picasso peint La Femme au fauteuil rouge, Paris, musée Picasso. Comme le précédent, ce tableau est révélateur des rapports privilégiés et du dialogue permanent et fécond que Picasso entretient entre peinture et sculpture, et significatif de la préoccupation majeure de l’époque : le volume. Le corps semble fait d’os pétrifiés : « J’ai une véritable passion pour les os…J’en ai beaucoup à Boisgeloup : squelettes d’oiseaux, têtes de chien, de moutons…Avez-vous remarqué que les os sont toujours modelés et non taillés qu’on a toujours l’impression qu’ils sortent d’un moule. Et avez-vous remarqué comment avec leurs formes concaves et convexes, les os s’emboîtent les uns dans les autres ». Picasso à Brassaï, voir Conversations avec Picasso, Paris, Gallimard, 1964. Le corps de la femme au fauteuil rouge est constitué d’éléments autonomes, tête, cou, torse avec deux petites boules pour les seins, bras, grosse boule du ventre, semblant être disposés les uns derrière les autres plutôt que les uns sur les autres. L’aspect de composition sculptée est amplifié par l’aspect « socle » du fauteuil. Boisgeloup sera le lieu de toutes les expérimentations sur le corps. C’est en juin 1930 que Picasso achète le château de Boisgeloup, près de Gisors. Il va y travailler régulièrement jusqu’en 1935. Les photographies prises par Brassaï du château et des dépendances dans lesquelles Picasso avait installé dans ses ateliers sont des documents précieux, notamment parce que l’on y voit des sculptures qui seront détruites accidentellement plus tard : « Drôle de château : la plupart des pièces vides de meubles, çà et là seulement sur les murs quelques grands Picassos. Lui-même logeait avec Olga et Paulo dans deux chambres mansardées. En coup de vent, nous visitâmes aussi la petite chapelle délabrée. Mais nous étions pressés. Il y avait trop de sculptures à photographier et la nuit tombera tôt, dit-il, nous entraînant dans l’enfilade d’étables, d’écuries et de granges dans la cour en face de la maison. Je suppose qu’en visitant la première fois ce domaine, ce n’est pas tellement le petit château qui le séduisit, mais ces vastes dépendances vides à combler…Il pouvait enfin assouvir un désir longtemps contenu : sculpter de grandes statues…Il ouvrit la porte de l’un de ses grands box et nous pûmes voir dans leur blancheur éclatante, un peuple de sculptures ». Brassaï, op.cit. Le thème de la baigneuse, travaillé à Boisgeloup, est une constante de l’art picassien des années vingt et trente, elle apparaît allongée dans une version de 1931, bronze, Paris, musée Picasso, où l’artiste joue avec les courbes et les contre-courbes, exprimant une sensualité dont l’expression fut travaillée par des études préparatoires, proches de celle de Matisse qui commentait ainsi sa production sculptée exposée à la galerie Pierre en 1930 : « C’était une jolie jeune fille, un modèle parfait. Je palpais son corps, mes mains enveloppaient les formes, et puis je transmettais en terre l’équivalence de mes sensations ». Nous retrouvons Marie-Thérèse Walter dans les bas-reliefs et les ronde-bosses également exécutées à Boisgeloup. Ces œuvres nous permettent d’appréhender le travail de modification de la forme, partant d’un travail presque classique, Tête de Marie-Thérèse, 1931, collection particulière, où les traits sont reconnaissables même si Picasso accentue le caractère phallique et érectile du nez, aux autres profils en plâtre dans lesquels la structure même du visage est bouleversée, presque cassée. Dans la série des quatre Têtes de femmes de Boisgeloup, la première dans une collection particulière, les trois suivantes à Paris, musée Picasso, Picasso opère la synthèse entre le visage et le corps créant ainsi l’une des plus puissantes métamorphoses des années trente. La première, la tête légèrement inclinée vers la droite, repose au centre d’une vasque et porte les traces du classicisme des années vingt. Elle a aussi le caractère d’oeuvre-étalon des déformations qu’il va faire subir à ce visage dans les têtes suivantes, le repère essentiel de la pureté et de la limpidité des traits de son amante. Dans la suivante, Picasso prolonge la tête par la ligne inachevée des épaules aux bras arrachés, et par des seins partiellement indiqués, en creux et en bosse. Le visage est surmonté par la protubérance de la chevelure, où il a incisé les sourcils, et dont une extension se termine par un nez en boudin qui finit au niveau des pommettes saillantes. Un nez dont la puissance était perceptible dans la version classique mais qui se dilate comme un sexe pour barrer le visage de Marie-Thérèse. Malgré cette présence forte du nez, le modèle est encore reconnaissable, la bouche et les yeux sont épargnés par la déformation. La troisième sculpture incarne l’abandon définitif de l’harmonie et de l’équilibre classiques. Un visage monstrueux vient de naître, aux yeux globuleux sans pupilles, le nez prenant vie entre ces deux excroissances et présentant alors un caractère volontairement phallique au dessus- d’une bouche tordue entrouverte. Les joues se gonflent, donnant à la physionomie de Marie-Thérèse un aspect curieusement jovial. Sur le plan technique, elle est certainement la plus intéressante, car elle souligne la manière de Picasso de travailler par l’accumulation d’éléments en bourrelets, ajoutant à l’autonomie des différents plans tout en préservant l’homogénéité de la sculpture. La dernière tête, idole primitive posée sur un mât, naît des secousses du visage et du corps si intenses qu’elles amènent le bas du corps au niveau des yeux. Des yeux incisés sur le renflement des joues semblables à des cuisses, tout comme la bouche et le nez se retrouvent de nouveau sexués. Ce travail sera repris dans une série de gravures en 1933 qui permettent, a posteriori, de mieux comprendre des œuvres plus difficiles de lecture, telle la Tête de femme, 1931, et dans une moindre mesure, le Buste de femme, 1931, les deux œuvres à Paris, musée Picasso. Hommages évidents à la Vénus de Lespugue, datant du paléolithique supérieur, 26 000 à 24 000 ans avant notre ère, dont Picasso possédait deux répliques dans son atelier et qui allait également l’inspirer au début des années quarante.