une histoire du chien dans le cinéma d`animation
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une histoire du chien dans le cinéma d`animation
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2014, 14 : 183-192 UNE HISTOIRE DU CHIEN DANS LE CINÉMA D’ANIMATION par David GUILLIER* *Dr vétérinaire, interne animaux de compagnie à l’École Nationale Vétérinaire d’Alfort 7 Avenue du Général de Gaulle, 94700 Maisons-Alfort [email protected] Sommaire : Alors que le cheval se distingue comme un modèle de choix pour les illustrations des jeux d’optique du XIXe siècle, les petits mammifères, de physionomie plus simple pour la réalisation de cartoons, se révèlent dès la naissance du cinéma sur pellicule. Mais durant toute la période muette, le chien peine à s’imposer face aux stars félines qui contrôlent le marché. Revanche sera prise lors du passage au son et à la couleur : d’abord sympathique faire-valoir du héros, puis vedette de ses propres cartoons ou long métrages, le chien sous toutes ses formes – des plus réalistes aux plus anthropomorphiques – connaîtra une carrière florissante qui le mènera jusqu’aux prouesses technologiques de l’ère moderne, propulsées par le numérique. Mots clés : chien, histoire, cinéma, animation, mouvement, art animalier Title: History of the Dog in Animation Contents: While the horse stood out as the choice model for illustrations in the 19th-century optical toys, small mammals, whose features were simpler to portray in animated cartoons, became popular with the birth of the motion picture. However, throughout the silent-film era, the dog struggled to gain ground, competing with feline stars which dominated the market. The moment of revenge arrived during the transition to sound and colour. Initially a hero’s likeable stooge, then becoming the main star in cartoons or full-length movies of its own, the dog character in all its forms – from the most realistic to the most anthropomorphic ones – embarked on a flourishing career which was to culminate in the computergenerated technological achievements of the modern era. Key words: Dog, History, Cinema, Animation, Movement, Animal in Art Cet article est une version synthétisée de La Représentation du Chien dans le Cinéma d’Animation, 2014. Thèse Med. Vét., Alfort, 151 p. Les animaux ont inspiré les graphistes depuis la naissance de l’art jusqu’au cinéma d’animation numérique dont chacun connaît la place prépondérante qu’ils y occupent. La photographie et le cinéma ont d’abord été utilisés à des fins scientifiques. L’importance du cheval au XIXe siècle, a fait mettre à profit ces nouvelles techniques pour éclairer le mystère de certaines allures. Puis l’industrialisation du cinéma et, a fortiori, du cinéma d’animation, a éclipsé le cheval au bénéfice des caricatures animales, du chien et du chat en particulier mais dans un ordre précis. Après l’ère du « noir et blanc » où le chat a triomphé, le chien a connu son heure de gloire à partir des années 1930 avec les films en couleur. C’est le détail de cette succession que se propose d’illustrer le présent article. Vers la représentation du mouvement Pour certains, l’animation prend ses racines dans les peintures rupestres du Paléolithique sur lesquelles apparaissent en superposition les phases successives du mouvement des membres, comme pour donner l’impression de mouvement. Plus sérieusement, on fixe la naissance de l’animation dans la seconde moitié du e XIX siècle, avec l’apparition des jeux d’optique. La forme la plus simple (et l’une des 183 Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2014, 14 : 183-192 plus célèbres !) est le thaumatrope dont voici le principe : sur les deux faces d’un disque de bois ou de carton sont figurés deux dessins. Le disque est attaché par deux points diamétralement opposés à l’aide de ficelles. La tension/torsion de celles-ci fait tourner rapidement le disque sur son diamètre, et les images recto et verso se superposent dans l’œil de l’observateur1. Les figures du thaumatrope les plus connues sont sans doute celles de l’oiseau et de sa cage, mais d’autres combinaisons existent comme ce pointer faisant lever des perdreaux (Fig. 1). ensuite à étudier les allures de nombreuses espèces d’animaux3, en particulier le chien dans sa version la plus sportive, le greyhound (Fig. 2). Figure 2 : Morceau du zoopraxiscope “Greyhound Running”, 11 phases (BRAUN et al., 2004). Le cinéma d’animation naît des chiens et des clowns Le « dessin animé » au sens propre du terme prend naissance en 1892 avec le français Émile Reynaud et son Théâtre optique. Mais il n’est pas encore cinématographique. Reynaud reprend le praxinoscope qu’il a lui-même mis au point pour en augmenter considérablement la taille et la complexité. Les douze vignettes du jouet optique sont remplacées par 300 à 500 dessins peints individuellement à la main sur de grandes plaques transparentes. La large bande que constituent ces dessins est synchronisée, comme dans le praxinoscope à un cylindre de miroirs. L’image animée obtenue est transmise à un écran par une lanterne magique équipée de plusieurs lentilles. Les spectateurs placés de l’autre côté du rideau admirent l’animation sans se douter de l’incroyable mécanisme dissimulé à l’arrière, car une seconde lanterne magique projette le décor. La figuration de celui-ci sur une plaque de verre indépendante évite pour la première fois le pénible travail de copier de l’arrièreplan de chaque image (Fig. 3). Les représentations de ce que Reynaud appelle les « Pantomimes lumineuses » ont lieu dans une salle aménagée du musée Grévin à partir du 28 octobre 1892. Le programme comporte en tout Figure 1 : Bird and Dog, recto et verso du disque d’un thaumatrope (1825). NCSMM Physics [courses.ncssm.edu] Pendant les cinquante années suivantes, physiciens et inventeurs rivalisent d’ingéniosité pour créer l’illusion du mouvement, avec des objets de plus en plus sophistiqués : phénakistiscope (Joseph Plateau, 1832), zootrope (William George Horner, 1834), praxinoscope (Émile Reynaud, 1877) associent successivement disque de carton, bande de dessins et miroirs rotatifs pour aboutir à la décomposition du mouvement en une douzaine de séquences. En 1880, l'anglais Eadweard Muybridge propose le zoopraxiscope. Ce n’est autre qu’une adaptation du zootrope à la chronophotographie de son invention. Le procédé, capable de prendre une rafale d’instantanés, lui a permis, deux ans auparavant, de dévoiler les phases du galop chez le cheval2. Muybridge s’attache 1 2 L’objet a été popularisé par le physicien anglais John Ayrton Paris en 1825, qui l’a utilisé pour illustrer le phénomène de persistance rétinienne au Collège Royal de Médecine de Londres (BENDAZZI, 1991). logiste Étienne-Jules Marey selon laquelle, à une phase déterminée de cette allure, les quatre pieds du cheval quittaient le sol simultanément. Le 15 juin 1878, Muybridge met fin à la polémique autour du galop du cheval en prouvant avec la chronophotographie la théorie du physio- 3 184 Réunies dans un recueil en 11 volumes, Animal Locomotion (1887). Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2014, 14 : 183-192 cinq pantomimes, parmi lesquelles Clown et ses Chiens, dont il ne subsiste aujourd’hui que la plaque du décor, conservée par la Cinémathèque Française. Le court métrage met en scène un clown et ses trois caniches dans un numéro de cirque4. L’omniprésence du clown peut surprendre, mais le cinéma d’animation n’est-il pas une version alternative du cirque ? Figure 4 : extrait de la séquence du saut du chien dans le court métrage muet Humerous Phases of Funny Faces (1906), illustrant la technique de l’animation cut-out ou « papiers découpés ». Figure 3 : « Le Théâtre Optique d’Émile Reynaud », gravure d’Eugène Poyet illustrant la première représentation publique des Pantomimes lumineuses d’Émile Reynaud (La Nature, 23 juillet Le chien manque la conquête du cinéma muet 1892). À l’aube de la première guerre mondiale émergent les premiers studios dédiés au cinéma d’animation. Leurs fondateurs, artistes jusque-là des employés par la presse écrite, apportent leur savoir-faire graphique. Les formes simples et géométriques de la bandedessinée se prêtent en effet à merveille au travail excessivement répétitif exigé des animateurs pour produire quelques minutes de cartoon7. Parmi les grands noms de l’époque, l’illustrateur de presse John Randolph Bray commence sa carrière dans l’animation en 1913, avec le court métrage The Artist’s Dream8 qui met en scène un teckel d’un étonnant réalisme (Fig. 5). L’un des personnages vedettes de son tout jeune studio sera le chien Fido, star de la série Bobby Bumps (1915 – 1925) réalisée par Earl Hurd, lui aussi ancien cartooniste de journaux. Le Cinématographe des Frères Lumière porte un coup fatal à l’entreprise de Reynaud5. Avec l’invention de la pellicule, le dessin animé devient enfin cinématographique, mais il faudra encore onze ans pour voir naître le premier film d’animation, Humorous Phases of Funny Faces, réalisé par l’américain James Stuart Blackton pour la Vitagraph Company. Les images successives du court métrage muet d’une durée de trois minutes sont dessinées à la craie sur un tableau noir. La seconde partie montre un clown et son chien dans une animation des plus sommaires : le chien est figuré sur un morceau de papier dont les collages successifs sur le tableau modifient la position (Fig. 4). Deux ans plus tard, le français Émile Cohl réalise Fantasmagorie, premier court métrage de ce que l’on nomme aujourd’hui l’animation traditionnelle, dessinée à la main sur papier6. Le héros du film est encore un clown, mais cette fois aucun chien ne l’accompagne. 4 William Randolph Hearst, magnat de la presse écrite américaine, fonde en 1915 le studio International Film pour porter à l’écran les personnages emblématiques des bandes dessi- REYNAUD, SADOUL, 1945. 5 Le brevet est déposé en 1895 et synthétise en un seul appareil le Kinétoscope d’Edison et le Théâtre Optique de Reynaud. 6 BECKERMAN, 2003. 185 7 Le cartoon est un film d'animation souvent décliné en court métrage. Ce mot désigne, à l'origine, chacun des dessins composant un film de dessins animés, puis, par extension, le film lui-même. 8 MALTIN, 1987. Bull.ssoc.fr.hist.médd.sci.vét., 2014, 14 : 183-19 92 Et le chien n dans tout çça ? Le meilleur ami dee l’homme semble un caandidat de ch hoix pour in nfléchir cettee véritable caatmania, quiitte à colleer au plus prrès des caracctéristiques anthropoa morphiques m du d triomphan ant animal. Hélas, H la co oncurrence tourne t vite au profit du félin. Alors A que less premiers ccourts métrag ges de la prrolifique série des Aeesop’s Film m Fables (F Fables Studio os) de Paul T Terry metten nt régulièreement en scèène des chienns, ceux-ci ne n tardent paas à disparaîître pour fairre place aux x chats et au ux souris et se rapprochher ainsi de l’univers co oncurrent de Félix le Chaat. d The Artist’s A Dreaam Figure 5 : Teckel dans (1913), dde John Randoolph Bray. mme ses Un autre exemple : ddésireux, com co onfrères, d’in nventer au pplus vite dess vedettes po opulaires, lee jeune anim mateur Walt Disney pllace dans la plupart dess cartoons de sa première m série, les l Laugh-O O-Grams, un n binôme co omposé d’un n chien et d’uun chat, alorrs que les co ontes dont s’inspire la production ne font au ucune référen nce au félin. nées de ses quotidieens. Bien qu ue les cartooons d’Internaational Film m n’aient jaamais mis de chien enn vedette, laa firme retient l’attentiion pour avooir porté à l’écran le premier p anim mal anthropoomorphe duu dessin an nimé, le chhat Krazy K Kat. La sériee, adaptation n de la banddedessinéee éponyme, en a gardé la plupart ddes codes ggraphiques, en e particulier les form mes simples faciles à duupliquer. Ellee connaîtra uun vif succèès9 mais seraa malmenée par p la premièère guerre m mondiale et surtout par un concurreent de taillee, Felix the Cat de Patt Sullivan, qqui révolutioonnera la jeuune industrie (Fig. 6). ns Alice’s Fiigure 7 : Alicce et son chiien blanc dan Wild W West Sho ow (1924) de Walt Disney y, tentative av vortée de rem mplacement ddu chat par un chien. Diisney Brothers Stu udio. Au momen nt crucial oùù sa petite entreprise e risque la failllite, Disney trouve en Margaret Winkler W (qui produit p alorss avec succèès la série Felix F the Cat)) un nouveauu distributeurr pour les Alice Comediies. Portée ppar un conceept novateeur, la série a pour vedeette une jeun ne actrice biien réelle, voyageant v daans un mond de animé im maginaire peeuplé de bêttes anthropomorphes. Dès D le troisième cartoon,, Alice’s Spo ooky Adveenture (1924 4), Margaret Winkler, qui anticipe laa perte proch haine de la diistribution dee Félix le Chat, imposee à Disney d’adjoindre à Alice co omme comp pagnon un cchat anthrop pomorphe Figure 6 : Félix le Chat dans Feline Follies (19119) de Pat Suullivan. Paramoount Pictures. Le suuccès de Féélix est en effet e fulguran ant. L’animaal connaît auu début des années a 20 uune renommée encore jamais atteinte a daans l’animattion, et que développero ont encore de nombreuux produits dérivés. d Une telle populaarité ne maanque pas d’iinspirer les studios s concuurrents. 9 MALTIN N, 1987. 186 Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2014, 14 : 183-192 noir et blanc10. Disney, qui souhaite se démarquer de son concurrent, remplace cet animal dans Alice’s Wild West Show (1924) par un chien blanc à la queue et l’oreille droite noires (Fig. 7). Mais la productrice, intraitable, exige sans attendre la réintroduction du chat bientôt appelé Julius11 et, deux cartoons plus tard, le chien blanc cède définitivement la place à Julius, témoin parmi bien d’autres de la prédominance du chat dans le cinéma d’animation des années 20. Qui se souvient de Weakheart (Bray Productions), Pete the Pup (Bray Productions) ou encore Fitz the Dog (Fleischer Studios) ? Autant d’essais canins sans lendemain ni postérité. Le meilleur exemple de la suprématie de l’anthropomorphisme reste le couple formé par Bimbo et Betty Boop dans la série Talkartoons des Studios Fleischer. Malgré un graphisme daté, le chien Bimbo bénéficie de notables avancées technologiques. Pour la première fois, le film utilise les nuances de gris. Bimbo est le premier chien à porter des vêtements. Son pull, ses chaussures et ses gants lui viennent des animaux habillés par Disney, Oswald et Mickey. Mais l’histoire de la fiancée du héros canin est plus édifiante. Si la première version de Betty Boop emprunte avec réalisme de suggestives courbes féminines, son visage reste celui d’une chienne, un caniche français13. Jamais l’animation n’ira si loin dans l’anthropomorphisme (Fig 8). La donne va pourtant changer. Déjà, la nouvelle pépite de Disney, le lapin Oswald dont la notoriété, portée par un merchandising explosif, ne cesse de croître, a de quoi donner des sueurs froides au géant Félix. Mais c’est la sonorisation qui portera le coup fatal au fameux chat. Walt Disney, privé des droits du lapin Oswald par son distributeur Charles Mintz et de facto de la quasi-totalité de son équipe, doit une fois de plus tout reprendre à zéro12. L’immense succès du premier film sonore Le Chanteur de Jazz (1927) fait comprendre à Walt Disney que l’avenir de l’animation passe par le son synchronisé, ce que Pat Sullivan n’entrevoit pas. L’auteur de Félix le Chat s’en voudra certainement lorsque Disney fera un triomphe avec le premier film d’animation sonorisé, Steamboat Willie (1928). Le personnage principal, une souris du nom de Mickey Mouse, dépassera toutes les espérances. La déchéance de Félix le Chat laisse la voie libre. Elle permet à son concurrent d’inventer une véritable troupe dans laquelle un chien, Dingo, secondera utilement la souris à la célébrité mondiale. Figure 8 : Betty Boop, encore affublée de ses attributs canins, et Bimbo dans le cartoon Dizzy Dishes (1930) de Dave Fleischer. Fleischer Studios. La popularité de la pulpeuse Betty Boop dépassant vite celle de son fiancé Bimbo, celleci le relègue au rang de comparse. Fin 1931, dans le court métrage Dizzy Red Riding-Hood, elle perd ses derniers traits animaux pour devenir une véritable femme, mais cette métamorphose pose problème : le Code Hays, qui censure alors tout le cinéma américain, y impose le puritanisme le plus strict14 ! Dans ce L’Âge d’or : le son, la couleur et le sacre du chien Les années 30 voient les animaux de cartoons prendre deux chemins opposés : d’un côté l’anthropomorphisme, de l’autre la recherche de l’authentique. 10 MERRITT, KAUFMAN, 1994. 11 Ibid. 12 MALTIN, 1987. 187 13 Grim Natwick, créateur du personnage, s’est inspiré de la chanteuse Helen Cane pour dessiner l’affriolant corps de Betty, en y ajoutant un fin museau et de longues oreilles canines (Cabarga, 1988). 14 Le Code Hays ou Motion Picture Production Code, établi par le sénateur William Hays, est un code de censure régissant la production des films Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2014, 14 : 183-192 contexte, il est difficile à une femme et à son chien de vivre leur amour en toute impunité ! Bimbo dûment évincé, Betty est priée de se rhabiller15. plupart des caractéristiques physiques de son espèce d’origine (Fig. 9). En 1943, la MGM persévère dans la voie des personnalités atypiques avec son célèbre Droopy dont la léthargie légendaire est à l’exact opposé des « toons » classiques, très dynamiques, du cinéma d’animation d’alors. En dépit de la sonorisation, la plupart des chiens anthropomorphes du début des années 30 (Toby the Pup, Don Dog, Goopy Geer, Pooch the Pup) pèchent par défaut de personnalité. Ils se contentent de se dandiner au rythme de la musique, ce qui justifie sans doute leur faible longévité. Walt Disney s’en est bien rendu compte. Pour se démarquer de ses concurrents, il constitue comme on l’a vu une galerie de personnages uniques auxquels le public peut s’identifier, et Dingo en est le meilleur exemple. Après celle des animaux anthropomorphes, l’autre voie empruntée par les réalisateurs consiste à les représenter de façon fidèle ou fantaisiste, mais sans référence directe à la forme humaine. Dans cette optique, une nouvelle gamme de canidés animés se réfère au statut de fidèle compagnon. Ainsi, à la différence de nombreux « personnages Disney » contemporains, Pluto, qui débute discrètement dans le court métrage Symphonie Enchaînée (1930), n’a rien d’humain. Il se tient sur ses quatre pattes, il ne parle pas, tout en gardant les contours arrondis de ses camarades animés. Le style graphique reste simple, sans angle saillant, typique du « personnage en caoutchouc » des années 30, âge d’or du cartoon. Il est privé de tout détail anatomique, le corps en saucisse et les pattes en tuyau d’arrosage. Figure 9 : Dingo dans Nettoyeurs de Pendules (1937) de Ben Sharpsteen. Walt Disney Animation Studios. Apparu en 1932 dans le dessin animé Mickey au Théâtre sous les traits d’un vieux chien anthropomorphe barbu du nom de Dippy Dawg, Dingo subit une véritable transformation. La finesse du graphisme et l’inventivité psychologique en font l’un des « toons » les plus complexes des années 30. Les Studios Disney, libérés de nombreuses contraintes techniques, mettent à profit l’étude approfondie des mouvements. Ils deviennent pionniers dans l’art de représenter l’expression des personnages, clé de leur succès. Dingo, à la physionomie et aux attitudes si vivantes qu’on le prend pour un homme, en viendra à perdre la Figure 10 : Pluto dans Pluto Jongleur (1934)16 de Burt Gillet. Walt Disney Animation Studios. En dépit de sa silhouette inspirée du chien de Saint-Hubert ‒ le museau long, le crâne en dôme et les oreilles tombantes ‒ Pluto n’a rien, au physique, d’un chien réel. Il ne s’en comporte pas moins comme un animal de son espèce. En fait, la nouvelle méthode des animateurs vise à personnaliser le sujet. La gestuelle américains de 1934 à 1966. Toute image qui porterait atteinte aux valeurs morales des spectateurs (nudité, sexualité, criminalité, blasphème religieux…) est interdite. 15 16 CABARGA, 1988. 188 La séquence avec le papier tue-mouche est encore aujourd’hui considérée comme une référence dans le milieu de l’animation. Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2014, 14 : 183-192 animées ? » questionne Christopher Finch, auteur spécialisé dans l’art et l’animation17. et les expressions faciales de Pluto y suffisent largement (Fig. 10). Comme Félix avait posé dix ans auparavant les codes de la représentation féline, Pluto incarne le prototype du chien animé pour les deux décennies à venir. Source intarissable de gags, le limier devient chez Disney le « gold standard » du chien de cartoon des années 1940. Les autres studios, après quelques tentatives infructueuses dans la quadrupédie, préfèrent s’en tenir à l’anthropomorphisme, considérant sans doute que la voix et la gestuelle humaine restent des outils les plus efficaces pour raconter une histoire. Avec ses Looney Tunes et ses Merrie Melodies, la Warner est l’un des majors les plus prolifiques dans le cartoon canin, même si Willoughby, Charlie Dog, Barnyard Dawg ou Sam Sheepdog (Fig. 11) ne feront jamais partie des « emblématiques » du studio. Les années 40 voient également l’émancipation du bouledogue qui, avec son air sévère et bourru, s’impose comme un antagoniste de choix : se succèdent en quelques années à l’écran Butch chez Disney, Hector et MarcAntoine chez Warner, ainsi que Spike (Warner, MGM, TerryToon). Pour la production de Blanche Neige et les Sept Nains (1937), premier long métrage de l’histoire de l’animation à la fois sonorisé et colorisé, Walt Disney inaugure un ambitieux programme de formation pour ses animateurs18. Les artistes du studio avaient, jusquelà, assez peu d’expérience dans la représentation du corps humain. Aller plus loin suppose d’analyser le mouvement avec précision et pour cela de travailler en présence de véritables acteurs en costume. Le procédé a un effet indirect : le soin apporté aux personnages éclipse pour un temps les joyeux animaux de l’écran, ou bien les relègue au rang d’ « aide du héros » ou « sidekick », un contexte peu favorable à la carrière du chien dans le long métrage d’animation. Mais le retour des animaux ne se fera guère attendre, car leur représentation bénéficiera elle aussi de progrès colossaux. Bambi (1942), cinquième long métrage animé des Studios Disney, porte une ambition de réalisme sans précédent. Il s’agira du premier grand film d’animation dont le thème et les acteurs seront exclusivement des animaux. Pour mener à bien l’incroyable entreprise, le travail préparatoire se calque sur celui de Blanche Neige et les Sept Nains. Disney embauche le peintre animalier Rico Lebrun, professeur au Chouinard Art Institute, afin d’enseigner aux animateurs l’anatomie des mammifères, spécialement celle des cervidés19. Quant au chien, il intervient brièvement dans Bambi en jouant un rôle primordial et sinistre, celui de suggérer physiquement la menace du chasseur20. Figure 11 : Sam Sheepdog et le loup Ralph dans de la Merrie Melody A Sheep in the Deep (1962) de Chuck Jones et Maurice Noble. Warner Bros. Car- 17 FINCH, 2004. 18 Le professeur de dessin au Chouinard Art Institute Don Graham s’applique alors à recruter de nouveaux talents et à instruire les jeunes apprentis en leur enseignant les bases de l’anatomie humaine en cours du soir (JOHNSTON, THOMAS, 1981 ; FINCH, 2004). Véritables laboratoires artistiques, les Silly Symphonies serviront d’expérimentations aux graphistes. 19 JOHNSTON, THOMAS, 1981. 20 La scène de la poursuite a été animée par la jeune Retta Scott, choisie pour sa facilité à représenter les chiens à l’arrêt mais encore novice dans l’art de l’animation. toons. Le long métrage : un nouvel enjeu Si les cartoons ont fait la part belle aux caricatures, le long métrage a une tout autre ambition artistique. Il impose un sérieux dans le réalisme qui contraste avec l’univers délirant du court métrage. « Qui resterait assis quatrevingts minutes durant à regarder des pitreries 189 Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2014, 14 : 183-192 Si les apparitions du chien restent furtives dans les œuvres animées des années 40, l’après-guerre se révèlera beaucoup plus enthousiaste à son égard. D’abord cantonné aux rôles d’ « aide au héros » ou « sidekick », comme le limier Pataud dans Cendrillon (1950) ou le saint-bernard Nana dans Peter Pan (1953), le chien finira par connaître son heure de gloire en 1955 avec le premier grand film canin du cinéma d’animation, La Belle et le Clochard, des Studios Disney (Fig. 12). Le culte du vivant imposé par Bambi ne manque pas d’influencer les films ultérieurs, au point d’en faire bénéficier le chien. Ainsi l’équipe de La Belle et le Clochard (1955) fait-elle venir dans les studios les protagonistes du film en chair et en os pour mieux les étudier. Malgré les critiques assassines de la presse qui lui reprochent son sentimentalisme et son format d’image en cinémascope ‒ une première21 ‒, le film est un grand succès commercial, une vraie bouffée d’air frais pour le studio après les réceptions mitigées d’Alice au Pays des Merveilles et de Peter Pan. On le considère aujourd’hui comme l’une des pièces maîtresses du cinéma d’animation mondial. ver et Compagnie (1988), mais aussi grâce à de nouveaux studios portés par des productions comme Charlie, Mon Héros (1989) de Don Bluth, ou Balto (1995) d’Amblimation (Fig. 13). Figure 13 : Balto (1995), réalisé par Simon Wells. Amblimation. De ce côté de l’Atlantique, le chien ne fait pas l’objet de tant d’effervescence. La France, aujourd’hui troisième pays producteur d’animation après les États-Unis et le Japon, ne se lance réellement dans la production de longs métrages qu’à partir des années 50, sous l’impulsion du réalisateur Jean Image qui ne laissera pour sa part qu’une place anecdotique au chien. L’économie frileuse des producteurs pense inopportun de financer l’animation, supposée mal convenir au marché hexagonal. Il faudra les adaptations de célèbres franchises issues de la bande-dessinée ou de la télévision, en co-production avec la Belgique, pour que le dessin animé refasse ses armes dans notre pays. Le chien reprendra alors le rôle de fairevaloir du héros qu’il tenait dans les médias imprimés. Figure 12 : La célèbre séquence des spaghettis dans La Belle et le Clochard (1955), considérée comme l’une des scènes les plus romantiques de l’histoire du cinéma. Walt Disney Animation Studios. La « success-story » du chien continue cinq ans plus tard avec Les 101 Dalmatiens (1960), alors que l’émergence de la télévision dans les foyers américains commence à enterrer la production de cartoons destinés au cinéma et pousse à la faillite nombre de studios historiques. Figure 14 : Wallace et Gromit dans Wallace et Gromit : Le Mystère du Lapin-Garou (2005) de Nick Park. Aardman Animations. L’ère des grands films animaliers est lancée, même si le chien ne retrouve pas le feu des projecteurs avant les années 80, toujours chez Disney avec Rox et Rouky (1981) et Oli- 21 Au même moment, les Anglais sont plus hardis. Ils proposent des œuvres sombres et politiques comme La Folle Escapade (1978) MALTIN, 2000. 190 Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2014, 14 : 183-192 aux canidés. Dès lors, le chien reprend son rôle de sympathique « sideckick », comme Doug, archétype du parfait golden retriever dans LàHaut (2009, Pixar Animation Studios), Douglas, le « chien » préhistorique de Les Croods (2013, DreamWorks Animation SKG), le bouledogue Luiz dans Rio (2011, Blue Sky Studios) (Fig. 16), le carlin Ozzie dans Epic, la Bataille du Royaume Secret (2013, Blue Sky Studios), ou encore Marcel le chien de Gru dans Moi, Moche et Méchant (2010, Illumination Entertainment). ou The Plague Dogs (1982) de Martin Rosen, ou au contraire des productions fraîchement décalées comme les célèbres aventures de Wallace et Gromit (Fig. 14). Que dire, enfin, de l’animation japonaise qui représentera si rarement le chien pour lui préférer les animaux du folklore nippon comme le singe, le blaireau ou même le chat ? Le chien dans l’ère du numérique Avec Toy Story (1995), premier long métrage de l’histoire en CGI (Computer Generated Imagery), les studios Pixar bouleversent le paysage de l’animation mondiale et font entrer le cinéma dans une nouvelle ère, celle du numérique. Le chien y fait également ses premiers pas : on y rencontre le jouet Zigzag sous la forme d’un teckel extensible et, bien plus réaliste, Scud, l’affreux bull terrier (Fig. 15). Figure 16 : le bouledogue Luiz dans Rio (2011) de Carlos Saldanha. Blue Sky Studios. Ce sont les Studios Disney qui donnent la meilleure place au chien numérique avec leur quarante-huitième long métrage d’animation Volt, Star Malgré Lui (2008) dont la vedette s’inspire du berger blanc suisse, (Fig. 17). Figure 15 : Scud le bull-terrier de Toy Story (1995), réalisé par John Lasseter. Pixar Animation Studios. L’animation CGI bouleverse la manière de représenter l’animal : le crayon fait place à la souris, le papier au logiciel informatique. En jouant sur les volumes et les textures, les images de synthèse font un pas de plus vers la réalité, celui que l’animation traditionnelle n’avait pu franchir. Figure 17 : Volt, Star Malgré Lui (2008) de Byron Howard et Chris Williams. Walt Disney Animation Studios. Les années les plus récentes ont vu en outre le retour de célèbres binômes « chienpropriétaire », tels Tintin et Milou dans Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne (2011), film en motion-capture de Steven Spielberg, ou plus récemment Mr. Peabody et Sherman dans Mr. Peabody & Sherman : Les Voyages dans le Temps (2014) ou encore Obélix et Idéfix dans le film franco-belge Astérix : Le Domaine des Dieux (2014). La nouvelle technique hésite à redonner au chien sa gloire d’antan. Les studios émergeants des années 2000, tous spécialisés dans la 3D (ou rapidement reconvertis), préfèrent l’originalité d’espèces moins conventionnelles. Le plus important d’entre eux, DreamWorks Animation SKG, studio lancé par Steven Spielberg, Jeffrey Katzenberg et David Geffen après la chute d’Amblimation, préfère les ogres, les pandas, les animaux de zoo et autres dragons 191 Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2014, 14 : 183-192 le parfait « aide du héros », avant que l’industrie animée lui accorde suffisamment de poids pour tenir la tête d’affiche de grandes productions, dont certaines figurent parmi les pièces maîtresses du septième art. Conclusion Présent au cinéma dès les balbutiements de l’animation, le chien n’a cessé de paraître à l’écran et d’augmenter en importance : d’abord personnage anonyme de cartoon, il est devenu BIBLIOGRAPHIE BECKERMAN H., Animation: The Whole Story, New York, Allworth Press, 2003, 336 p. MALTIN L., Of Mice and Magic: A History of American Animated Cartoons, revised ed., New York, Penguin Books, 1987, 496 p. 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