une histoire du chien dans le cinéma d`animation

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une histoire du chien dans le cinéma d`animation
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2014, 14 : 183-192
UNE HISTOIRE DU CHIEN DANS LE CINÉMA D’ANIMATION
par David GUILLIER*
*Dr vétérinaire, interne animaux de compagnie à l’École Nationale Vétérinaire d’Alfort
7 Avenue du Général de Gaulle, 94700 Maisons-Alfort
[email protected]
Sommaire : Alors que le cheval se distingue comme un modèle de choix pour les illustrations des jeux
d’optique du XIXe siècle, les petits mammifères, de physionomie plus simple pour la réalisation de cartoons, se révèlent dès la naissance du cinéma sur pellicule. Mais durant toute la période muette, le chien
peine à s’imposer face aux stars félines qui contrôlent le marché. Revanche sera prise lors du passage au
son et à la couleur : d’abord sympathique faire-valoir du héros, puis vedette de ses propres cartoons ou
long métrages, le chien sous toutes ses formes – des plus réalistes aux plus anthropomorphiques – connaîtra une carrière florissante qui le mènera jusqu’aux prouesses technologiques de l’ère moderne, propulsées par le numérique.
Mots clés : chien, histoire, cinéma, animation, mouvement, art animalier
Title: History of the Dog in Animation
Contents: While the horse stood out as the choice model for illustrations in the 19th-century optical toys,
small mammals, whose features were simpler to portray in animated cartoons, became popular with the
birth of the motion picture. However, throughout the silent-film era, the dog struggled to gain ground,
competing with feline stars which dominated the market. The moment of revenge arrived during the transition to sound and colour. Initially a hero’s likeable stooge, then becoming the main star in cartoons or
full-length movies of its own, the dog character in all its forms – from the most realistic to the most anthropomorphic ones – embarked on a flourishing career which was to culminate in the computergenerated technological achievements of the modern era.
Key words: Dog, History, Cinema, Animation, Movement, Animal in Art
Cet article est une version synthétisée de La Représentation du Chien dans le Cinéma
d’Animation, 2014. Thèse Med. Vét., Alfort, 151 p.
Les animaux ont inspiré les graphistes depuis la naissance de l’art jusqu’au cinéma
d’animation numérique dont chacun connaît la
place prépondérante qu’ils y occupent. La photographie et le cinéma ont d’abord été utilisés à
des fins scientifiques. L’importance du cheval
au XIXe siècle, a fait mettre à profit ces nouvelles techniques pour éclairer le mystère de
certaines allures. Puis l’industrialisation du
cinéma et, a fortiori, du cinéma d’animation, a
éclipsé le cheval au bénéfice des caricatures
animales, du chien et du chat en particulier
mais dans un ordre précis. Après l’ère du
« noir et blanc » où le chat a triomphé, le chien
a connu son heure de gloire à partir des années
1930 avec les films en couleur. C’est le détail
de cette succession que se propose d’illustrer le
présent article.
Vers la représentation du mouvement
Pour certains, l’animation prend ses racines
dans les peintures rupestres du Paléolithique
sur lesquelles apparaissent en superposition les
phases successives du mouvement des membres, comme pour donner l’impression de
mouvement. Plus sérieusement, on fixe la naissance de l’animation dans la seconde moitié du
e
XIX siècle, avec l’apparition des jeux d’optique. La forme la plus simple (et l’une des
183
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plus célèbres !) est le thaumatrope dont voici
le principe : sur les deux faces d’un disque de
bois ou de carton sont figurés deux dessins. Le
disque est attaché par deux points diamétralement opposés à l’aide de ficelles. La tension/torsion de celles-ci fait tourner rapidement
le disque sur son diamètre, et les images recto
et verso se superposent dans l’œil de
l’observateur1. Les figures du thaumatrope les
plus connues sont sans doute celles de l’oiseau
et de sa cage, mais d’autres combinaisons existent comme ce pointer faisant lever des perdreaux (Fig. 1).
ensuite à étudier les allures de nombreuses
espèces d’animaux3, en particulier le chien
dans sa version la plus sportive, le greyhound
(Fig. 2).
Figure 2 : Morceau du zoopraxiscope “Greyhound Running”, 11 phases (BRAUN et al., 2004).
Le cinéma d’animation naît des chiens et
des clowns
Le « dessin animé » au sens propre du
terme prend naissance en 1892 avec le français
Émile Reynaud et son Théâtre optique. Mais
il n’est pas encore cinématographique. Reynaud reprend le praxinoscope qu’il a lui-même
mis au point pour en augmenter considérablement la taille et la complexité. Les douze vignettes du jouet optique sont remplacées par
300 à 500 dessins peints individuellement à la
main sur de grandes plaques transparentes. La
large bande que constituent ces dessins est
synchronisée, comme dans le praxinoscope à
un cylindre de miroirs. L’image animée obtenue est transmise à un écran par une lanterne
magique équipée de plusieurs lentilles. Les
spectateurs placés de l’autre côté du rideau
admirent l’animation sans se douter de
l’incroyable mécanisme dissimulé à l’arrière,
car une seconde lanterne magique projette le
décor. La figuration de celui-ci sur une plaque
de verre indépendante évite pour la première
fois le pénible travail de copier de l’arrièreplan de chaque image (Fig. 3). Les représentations de ce que Reynaud appelle les « Pantomimes lumineuses » ont lieu dans une salle
aménagée du musée Grévin à partir du 28 octobre 1892. Le programme comporte en tout
Figure 1 : Bird and Dog, recto et verso du disque
d’un thaumatrope (1825).
NCSMM Physics [courses.ncssm.edu]
Pendant les cinquante années suivantes,
physiciens et inventeurs rivalisent d’ingéniosité pour créer l’illusion du mouvement, avec
des objets de plus en plus sophistiqués : phénakistiscope (Joseph Plateau, 1832), zootrope
(William George Horner, 1834), praxinoscope
(Émile Reynaud, 1877) associent successivement disque de carton, bande de dessins et
miroirs rotatifs pour aboutir à la décomposition
du mouvement en une douzaine de séquences.
En 1880, l'anglais Eadweard Muybridge propose le zoopraxiscope. Ce n’est autre qu’une
adaptation du zootrope à la chronophotographie de son invention. Le procédé, capable de
prendre une rafale d’instantanés, lui a permis,
deux ans auparavant, de dévoiler les phases du
galop chez le cheval2. Muybridge s’attache
1
2
L’objet a été popularisé par le physicien anglais
John Ayrton Paris en 1825, qui l’a utilisé pour illustrer le phénomène de persistance rétinienne au
Collège Royal de Médecine de Londres (BENDAZZI, 1991).
logiste Étienne-Jules Marey selon laquelle, à une
phase déterminée de cette allure, les quatre pieds
du cheval quittaient le sol simultanément.
Le 15 juin 1878, Muybridge met fin à la polémique autour du galop du cheval en prouvant
avec la chronophotographie la théorie du physio-
3
184
Réunies dans un recueil en 11 volumes, Animal
Locomotion (1887).
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cinq pantomimes, parmi lesquelles Clown et
ses Chiens, dont il ne subsiste aujourd’hui que
la plaque du décor, conservée par la Cinémathèque Française. Le court métrage met en
scène un clown et ses trois caniches dans un
numéro de cirque4.
L’omniprésence du clown peut surprendre,
mais le cinéma d’animation n’est-il pas une
version alternative du cirque ?
Figure 4 : extrait de la séquence du saut du chien
dans le court métrage muet Humerous Phases of
Funny Faces (1906), illustrant la technique de
l’animation cut-out ou « papiers découpés ».
Figure 3 : « Le Théâtre Optique d’Émile Reynaud », gravure d’Eugène Poyet illustrant la première représentation publique des Pantomimes
lumineuses d’Émile Reynaud (La Nature, 23 juillet
Le chien manque la conquête du cinéma
muet
1892).
À l’aube de la première guerre mondiale
émergent les premiers studios dédiés au cinéma d’animation. Leurs fondateurs, artistes
jusque-là des employés par la presse écrite,
apportent leur savoir-faire graphique. Les
formes simples et géométriques de la bandedessinée se prêtent en effet à merveille au travail excessivement répétitif exigé des animateurs pour produire quelques minutes de cartoon7. Parmi les grands noms de l’époque,
l’illustrateur de presse John Randolph Bray
commence sa carrière dans l’animation en
1913, avec le court métrage The Artist’s
Dream8 qui met en scène un teckel d’un étonnant réalisme (Fig. 5). L’un des personnages
vedettes de son tout jeune studio sera le chien
Fido, star de la série Bobby Bumps (1915 –
1925) réalisée par Earl Hurd, lui aussi ancien
cartooniste de journaux.
Le Cinématographe des Frères Lumière
porte un coup fatal à l’entreprise de Reynaud5.
Avec l’invention de la pellicule, le dessin animé devient enfin cinématographique, mais il
faudra encore onze ans pour voir naître le premier film d’animation, Humorous Phases of
Funny Faces, réalisé par l’américain James
Stuart Blackton pour la Vitagraph Company.
Les images successives du court métrage muet
d’une durée de trois minutes sont dessinées à la
craie sur un tableau noir. La seconde partie
montre un clown et son chien dans une animation des plus sommaires : le chien est figuré
sur un morceau de papier dont les collages
successifs sur le tableau modifient la position
(Fig. 4).
Deux ans plus tard, le français Émile Cohl
réalise Fantasmagorie, premier court métrage
de ce que l’on nomme aujourd’hui l’animation
traditionnelle, dessinée à la main sur papier6.
Le héros du film est encore un clown, mais
cette fois aucun chien ne l’accompagne.
4
William Randolph Hearst, magnat de la
presse écrite américaine, fonde en 1915 le studio International Film pour porter à l’écran les
personnages emblématiques des bandes dessi-
REYNAUD, SADOUL, 1945.
5
Le brevet est déposé en 1895 et synthétise en un
seul appareil le Kinétoscope d’Edison et le
Théâtre Optique de Reynaud.
6
BECKERMAN, 2003.
185
7
Le cartoon est un film d'animation souvent décliné
en court métrage. Ce mot désigne, à l'origine,
chacun des dessins composant un film de dessins
animés, puis, par extension, le film lui-même.
8
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92
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9
MALTIN
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noir et blanc10. Disney, qui souhaite se démarquer de son concurrent, remplace cet animal
dans Alice’s Wild West Show (1924) par un
chien blanc à la queue et l’oreille droite noires
(Fig. 7). Mais la productrice, intraitable, exige
sans attendre la réintroduction du chat bientôt
appelé Julius11 et, deux cartoons plus tard, le
chien blanc cède définitivement la place à Julius, témoin parmi bien d’autres de la prédominance du chat dans le cinéma d’animation des
années 20. Qui se souvient de Weakheart
(Bray Productions), Pete the Pup (Bray Productions) ou encore Fitz the Dog (Fleischer
Studios) ? Autant d’essais canins sans lendemain ni postérité.
Le meilleur exemple de la suprématie de
l’anthropomorphisme reste le couple formé par
Bimbo et Betty Boop dans la série Talkartoons des Studios Fleischer. Malgré un graphisme daté, le chien Bimbo bénéficie de notables avancées technologiques. Pour la première fois, le film utilise les nuances de gris.
Bimbo est le premier chien à porter des vêtements. Son pull, ses chaussures et ses gants lui
viennent des animaux habillés par Disney,
Oswald et Mickey. Mais l’histoire de la fiancée
du héros canin est plus édifiante. Si la première
version de Betty Boop emprunte avec réalisme
de suggestives courbes féminines, son visage
reste celui d’une chienne, un caniche français13. Jamais l’animation n’ira si loin dans
l’anthropomorphisme (Fig 8).
La donne va pourtant changer. Déjà, la
nouvelle pépite de Disney, le lapin Oswald
dont la notoriété, portée par un merchandising
explosif, ne cesse de croître, a de quoi donner
des sueurs froides au géant Félix. Mais c’est la
sonorisation qui portera le coup fatal au fameux chat. Walt Disney, privé des droits du
lapin Oswald par son distributeur Charles
Mintz et de facto de la quasi-totalité de son
équipe, doit une fois de plus tout reprendre à
zéro12. L’immense succès du premier film sonore Le Chanteur de Jazz (1927) fait comprendre à Walt Disney que l’avenir de
l’animation passe par le son synchronisé, ce
que Pat Sullivan n’entrevoit pas. L’auteur de
Félix le Chat s’en voudra certainement lorsque
Disney fera un triomphe avec le premier film
d’animation sonorisé, Steamboat Willie
(1928). Le personnage principal, une souris du
nom de Mickey Mouse, dépassera toutes les
espérances. La déchéance de Félix le Chat
laisse la voie libre. Elle permet à son concurrent d’inventer une véritable troupe dans laquelle un chien, Dingo, secondera utilement la
souris à la célébrité mondiale.
Figure 8 : Betty Boop, encore affublée de ses attributs canins, et Bimbo dans le cartoon Dizzy Dishes
(1930) de Dave Fleischer. Fleischer Studios.
La popularité de la pulpeuse Betty Boop
dépassant vite celle de son fiancé Bimbo, celleci le relègue au rang de comparse. Fin 1931,
dans le court métrage Dizzy Red Riding-Hood,
elle perd ses derniers traits animaux pour devenir une véritable femme, mais cette métamorphose pose problème : le Code Hays, qui
censure alors tout le cinéma américain, y impose le puritanisme le plus strict14 ! Dans ce
L’Âge d’or : le son, la couleur et le sacre du
chien
Les années 30 voient les animaux de cartoons prendre deux chemins opposés : d’un
côté l’anthropomorphisme, de l’autre la recherche de l’authentique.
10
MERRITT, KAUFMAN, 1994.
11
Ibid.
12
MALTIN, 1987.
187
13
Grim Natwick, créateur du personnage, s’est
inspiré de la chanteuse Helen Cane pour dessiner
l’affriolant corps de Betty, en y ajoutant un fin
museau et de longues oreilles canines (Cabarga,
1988).
14
Le Code Hays ou Motion Picture Production
Code, établi par le sénateur William Hays, est un
code de censure régissant la production des films
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contexte, il est difficile à une femme et à son
chien de vivre leur amour en toute impunité !
Bimbo dûment évincé, Betty est priée de se
rhabiller15.
plupart des caractéristiques physiques de son
espèce d’origine (Fig. 9).
En 1943, la MGM persévère dans la voie
des personnalités atypiques avec son célèbre
Droopy dont la léthargie légendaire est à
l’exact opposé des « toons » classiques, très
dynamiques, du cinéma d’animation d’alors.
En dépit de la sonorisation, la plupart des
chiens anthropomorphes du début des années 30 (Toby the Pup, Don Dog, Goopy
Geer, Pooch the Pup) pèchent par défaut de
personnalité. Ils se contentent de se dandiner
au rythme de la musique, ce qui justifie sans
doute leur faible longévité. Walt Disney s’en
est bien rendu compte. Pour se démarquer de
ses concurrents, il constitue comme on l’a vu
une galerie de personnages uniques auxquels le
public peut s’identifier, et Dingo en est le
meilleur exemple.
Après celle des animaux anthropomorphes,
l’autre voie empruntée par les réalisateurs consiste à les représenter de façon fidèle ou fantaisiste, mais sans référence directe à la forme
humaine. Dans cette optique, une nouvelle
gamme de canidés animés se réfère au statut de
fidèle compagnon. Ainsi, à la différence de
nombreux « personnages Disney » contemporains, Pluto, qui débute discrètement dans le
court métrage Symphonie Enchaînée (1930),
n’a rien d’humain. Il se tient sur ses quatre
pattes, il ne parle pas, tout en gardant les contours arrondis de ses camarades animés. Le
style graphique reste simple, sans angle saillant, typique du « personnage en caoutchouc »
des années 30, âge d’or du cartoon. Il est privé
de tout détail anatomique, le corps en saucisse
et les pattes en tuyau d’arrosage.
Figure 9 : Dingo dans Nettoyeurs de Pendules
(1937) de Ben Sharpsteen. Walt Disney Animation Studios.
Apparu en 1932 dans le dessin animé
Mickey au Théâtre sous les traits d’un vieux
chien anthropomorphe barbu du nom de Dippy
Dawg, Dingo subit une véritable transformation. La finesse du graphisme et l’inventivité
psychologique en font l’un des « toons » les
plus complexes des années 30. Les Studios
Disney, libérés de nombreuses contraintes
techniques, mettent à profit l’étude approfondie des mouvements. Ils deviennent pionniers
dans l’art de représenter l’expression des personnages, clé de leur succès. Dingo, à la physionomie et aux attitudes si vivantes qu’on le
prend pour un homme, en viendra à perdre la
Figure 10 : Pluto dans Pluto Jongleur (1934)16 de
Burt Gillet. Walt Disney Animation Studios.
En dépit de sa silhouette inspirée du chien
de Saint-Hubert ‒ le museau long, le crâne en
dôme et les oreilles tombantes ‒ Pluto n’a rien,
au physique, d’un chien réel. Il ne s’en comporte pas moins comme un animal de son espèce. En fait, la nouvelle méthode des animateurs vise à personnaliser le sujet. La gestuelle
américains de 1934 à 1966. Toute image qui porterait atteinte aux valeurs morales des spectateurs
(nudité, sexualité, criminalité, blasphème religieux…) est interdite.
15
16
CABARGA, 1988.
188
La séquence avec le papier tue-mouche est encore aujourd’hui considérée comme une référence
dans le milieu de l’animation.
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animées ? » questionne Christopher Finch,
auteur spécialisé dans l’art et l’animation17.
et les expressions faciales de Pluto y suffisent
largement (Fig. 10). Comme Félix avait posé
dix ans auparavant les codes de la représentation féline, Pluto incarne le prototype du chien
animé pour les deux décennies à venir. Source
intarissable de gags, le limier devient chez
Disney le « gold standard » du chien de cartoon des années 1940.
Les autres studios, après quelques tentatives
infructueuses dans la quadrupédie, préfèrent
s’en tenir à l’anthropomorphisme, considérant
sans doute que la voix et la gestuelle humaine
restent des outils les plus efficaces pour raconter une histoire. Avec ses Looney Tunes et ses
Merrie Melodies, la Warner est l’un des majors les plus prolifiques dans le cartoon canin,
même si Willoughby, Charlie Dog, Barnyard
Dawg ou Sam Sheepdog (Fig. 11) ne feront
jamais partie des « emblématiques » du studio.
Les années 40 voient également l’émancipation du bouledogue qui, avec son air sévère et
bourru, s’impose comme un antagoniste de
choix : se succèdent en quelques années à
l’écran Butch chez Disney, Hector et MarcAntoine chez Warner, ainsi que Spike (Warner, MGM, TerryToon).
Pour la production de Blanche Neige et les
Sept Nains (1937), premier long métrage de
l’histoire de l’animation à la fois sonorisé et
colorisé, Walt Disney inaugure un ambitieux
programme de formation pour ses animateurs18. Les artistes du studio avaient, jusquelà, assez peu d’expérience dans la représentation du corps humain. Aller plus loin suppose
d’analyser le mouvement avec précision et
pour cela de travailler en présence de véritables acteurs en costume. Le procédé a un
effet indirect : le soin apporté aux personnages
éclipse pour un temps les joyeux animaux de
l’écran, ou bien les relègue au rang d’ « aide
du héros » ou « sidekick », un contexte peu
favorable à la carrière du chien dans le long
métrage d’animation.
Mais le retour des animaux ne se fera guère
attendre, car leur représentation bénéficiera
elle aussi de progrès colossaux. Bambi (1942),
cinquième long métrage animé des Studios
Disney, porte une ambition de réalisme sans
précédent. Il s’agira du premier grand film
d’animation dont le thème et les acteurs seront
exclusivement des animaux. Pour mener à bien
l’incroyable entreprise, le travail préparatoire
se calque sur celui de Blanche Neige et les
Sept Nains. Disney embauche le peintre animalier Rico Lebrun, professeur au Chouinard
Art Institute, afin d’enseigner aux animateurs
l’anatomie des mammifères, spécialement celle
des cervidés19. Quant au chien, il intervient
brièvement dans Bambi en jouant un rôle primordial et sinistre, celui de suggérer physiquement la menace du chasseur20.
Figure 11 : Sam Sheepdog et le loup Ralph dans
de la Merrie Melody A Sheep in the Deep (1962)
de Chuck Jones et Maurice Noble. Warner Bros. Car-
17
FINCH, 2004.
18
Le professeur de dessin au Chouinard Art Institute Don Graham s’applique alors à recruter de
nouveaux talents et à instruire les jeunes apprentis
en leur enseignant les bases de l’anatomie humaine en cours du soir (JOHNSTON, THOMAS,
1981 ; FINCH, 2004). Véritables laboratoires artistiques, les Silly Symphonies serviront d’expérimentations aux graphistes.
19
JOHNSTON, THOMAS, 1981.
20
La scène de la poursuite a été animée par la jeune
Retta Scott, choisie pour sa facilité à représenter
les chiens à l’arrêt mais encore novice dans l’art
de l’animation.
toons.
Le long métrage : un nouvel enjeu
Si les cartoons ont fait la part belle aux caricatures, le long métrage a une tout autre ambition artistique. Il impose un sérieux dans le
réalisme qui contraste avec l’univers délirant
du court métrage. « Qui resterait assis quatrevingts minutes durant à regarder des pitreries
189
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Si les apparitions du chien restent furtives
dans les œuvres animées des années 40,
l’après-guerre se révèlera beaucoup plus enthousiaste à son égard. D’abord cantonné aux
rôles d’ « aide au héros » ou « sidekick »,
comme le limier Pataud dans Cendrillon
(1950) ou le saint-bernard Nana dans Peter
Pan (1953), le chien finira par connaître son
heure de gloire en 1955 avec le premier grand
film canin du cinéma d’animation, La Belle et
le Clochard, des Studios Disney (Fig. 12). Le
culte du vivant imposé par Bambi ne manque
pas d’influencer les films ultérieurs, au point
d’en faire bénéficier le chien. Ainsi l’équipe de
La Belle et le Clochard (1955) fait-elle venir
dans les studios les protagonistes du film en
chair et en os pour mieux les étudier. Malgré
les critiques assassines de la presse qui lui
reprochent son sentimentalisme et son format
d’image en cinémascope ‒ une première21 ‒, le
film est un grand succès commercial, une vraie
bouffée d’air frais pour le studio après les réceptions mitigées d’Alice au Pays des Merveilles et de Peter Pan. On le considère aujourd’hui comme l’une des pièces maîtresses
du cinéma d’animation mondial.
ver et Compagnie (1988), mais aussi grâce à
de nouveaux studios portés par des productions
comme Charlie, Mon Héros (1989) de Don
Bluth, ou Balto (1995) d’Amblimation
(Fig. 13).
Figure 13 : Balto (1995), réalisé par Simon Wells.
Amblimation.
De ce côté de l’Atlantique, le chien ne fait
pas l’objet de tant d’effervescence. La France,
aujourd’hui troisième pays producteur d’animation après les États-Unis et le Japon, ne se
lance réellement dans la production de longs
métrages qu’à partir des années 50, sous
l’impulsion du réalisateur Jean Image qui ne
laissera pour sa part qu’une place anecdotique
au chien. L’économie frileuse des producteurs
pense inopportun de financer l’animation, supposée mal convenir au marché hexagonal. Il
faudra les adaptations de célèbres franchises
issues de la bande-dessinée ou de la télévision,
en co-production avec la Belgique, pour que le
dessin animé refasse ses armes dans notre
pays. Le chien reprendra alors le rôle de fairevaloir du héros qu’il tenait dans les médias
imprimés.
Figure 12 : La célèbre séquence des spaghettis
dans La Belle et le Clochard (1955), considérée
comme l’une des scènes les plus romantiques de
l’histoire du cinéma. Walt Disney Animation Studios.
La « success-story » du chien continue cinq
ans plus tard avec Les 101 Dalmatiens (1960),
alors que l’émergence de la télévision dans les
foyers américains commence à enterrer la production de cartoons destinés au cinéma et
pousse à la faillite nombre de studios historiques.
Figure 14 : Wallace et Gromit dans Wallace et
Gromit : Le Mystère du Lapin-Garou (2005) de
Nick Park. Aardman Animations.
L’ère des grands films animaliers est lancée, même si le chien ne retrouve pas le feu
des projecteurs avant les années 80, toujours
chez Disney avec Rox et Rouky (1981) et Oli-
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Au même moment, les Anglais sont plus
hardis. Ils proposent des œuvres sombres et
politiques comme La Folle Escapade (1978)
MALTIN, 2000.
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aux canidés. Dès lors, le chien reprend son rôle
de sympathique « sideckick », comme Doug,
archétype du parfait golden retriever dans LàHaut (2009, Pixar Animation Studios), Douglas, le « chien » préhistorique de Les Croods
(2013, DreamWorks Animation SKG), le bouledogue Luiz dans Rio (2011, Blue Sky Studios) (Fig. 16), le carlin Ozzie dans Epic, la
Bataille du Royaume Secret (2013, Blue Sky
Studios), ou encore Marcel le chien de Gru
dans Moi, Moche et Méchant (2010, Illumination Entertainment).
ou The Plague Dogs (1982) de Martin Rosen,
ou au contraire des productions fraîchement
décalées comme les célèbres aventures de Wallace et Gromit (Fig. 14).
Que dire, enfin, de l’animation japonaise
qui représentera si rarement le chien pour lui
préférer les animaux du folklore nippon
comme le singe, le blaireau ou même le chat ?
Le chien dans l’ère du numérique
Avec Toy Story (1995), premier long métrage de l’histoire en CGI (Computer Generated Imagery), les studios Pixar bouleversent
le paysage de l’animation mondiale et font
entrer le cinéma dans une nouvelle ère, celle
du numérique. Le chien y fait également ses
premiers pas : on y rencontre le jouet Zigzag
sous la forme d’un teckel extensible et, bien
plus réaliste, Scud, l’affreux bull terrier
(Fig. 15).
Figure 16 : le bouledogue Luiz dans Rio (2011) de
Carlos Saldanha. Blue Sky Studios.
Ce sont les Studios Disney qui donnent la
meilleure place au chien numérique avec leur
quarante-huitième long métrage d’animation
Volt, Star Malgré Lui (2008) dont la vedette
s’inspire du berger blanc suisse, (Fig. 17).
Figure 15 : Scud le bull-terrier de Toy Story
(1995), réalisé par John Lasseter. Pixar Animation
Studios.
L’animation CGI bouleverse la manière de
représenter l’animal : le crayon fait place à la
souris, le papier au logiciel informatique. En
jouant sur les volumes et les textures, les
images de synthèse font un pas de plus vers la
réalité, celui que l’animation traditionnelle
n’avait pu franchir.
Figure 17 : Volt, Star Malgré Lui (2008) de Byron
Howard et Chris Williams. Walt Disney Animation Studios.
Les années les plus récentes ont vu en outre
le retour de célèbres binômes « chienpropriétaire », tels Tintin et Milou dans Les
Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne
(2011), film en motion-capture de Steven
Spielberg, ou plus récemment Mr. Peabody et
Sherman dans Mr. Peabody & Sherman : Les
Voyages dans le Temps (2014) ou encore Obélix et Idéfix dans le film franco-belge Astérix :
Le Domaine des Dieux (2014).
La nouvelle technique hésite à redonner au
chien sa gloire d’antan. Les studios émergeants
des années 2000, tous spécialisés dans la 3D
(ou rapidement reconvertis), préfèrent l’originalité d’espèces moins conventionnelles. Le
plus important d’entre eux, DreamWorks Animation SKG, studio lancé par Steven Spielberg, Jeffrey Katzenberg et David Geffen après
la chute d’Amblimation, préfère les ogres, les
pandas, les animaux de zoo et autres dragons
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le parfait « aide du héros », avant que
l’industrie animée lui accorde suffisamment de
poids pour tenir la tête d’affiche de grandes
productions, dont certaines figurent parmi les
pièces maîtresses du septième art.
Conclusion
Présent au cinéma dès les balbutiements de
l’animation, le chien n’a cessé de paraître à
l’écran et d’augmenter en importance : d’abord
personnage anonyme de cartoon, il est devenu
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