LA MUSIQUE CONTEMPORAINE AU COEUR DES RAPPORTS
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LA MUSIQUE CONTEMPORAINE AU COEUR DES RAPPORTS
81 Jean-Marc CHOUVEL Universités Reims, Paris 4, Paris 1, CNRS, [email protected] LA MUSIQUE CONTEMPORAINE AU COEUR DES RAPPORTS ENTRE LE CORPS ET L’ESPRIT D’une certaine manière, le problème de la religiosité n’est pas central en musique. La musique traverse le profane et le sacré sans que ses caractéristiques fondamentales soient très profondément affectées. La musique est par contre un élément majeur de la réflexion sur la religiosité, et c’est cela que nous voudrions évoquer. Nous entendrons ici la religiosité comme un mouvement qui met la conscience humaine, à partir de son ancrage dans la matérialité des corps, en présence de l’infinité du cosmos. Cette confrontation est, on le sait, chez les grecs, profondément en défaveur du corps. C’est l’histoire du défi de Marsyas à Apollon, défi de la temporalité portée par le geste mélodique de la flûte à l’immortalité des lois de l’harmonie divine. On connaît le reste de l’histoire, et le supplice fait au malheureux mortel. Cette dissociation est donc vécue très tôt dans notre civilisation comme une souffrance, bien avant que le crucifié ne vienne en faire le symbole même du fait religieux. Tous les textes consacrés par Platon à la mort de Socrate tournent autour du problème de l’articulation de l’âme et du corps. C’est Cébès, un des personnage du Phédon qui introduit la comparaison de l’âme et du corps avec l’harmonie et les cordes de la lyre qui l’ont produite. Il fait le constat que lorsque l’instrument disparait, l’harmonie disparait également contrairement au raisonnement de Socrate attribuant une immortalité à l’âme. Ce débat n’est pas en lui-même notre propos. Ce qui importe ici, c’est la constance de la métaphore musicale à ce sujet chez les grecs et bien au-delà. Aperçu problématique sur le rôle de la musique dans les rapports corps-esprit. Il y a fort peu de réflexion sur le rôle de la musique dans le corpus de texte qui constitue l’ancien et le nouveau testament. Réservée à la « louange », ou simple vecteur de la psalmodie, et à ce titre étroitement liée au texte et à la poésie elle-même, la musique ne semble pouvoir faire sens dans le fait religieux qu’à partir de l’élaboration du concept d’harmonie. Il faut attendre Augustin d’Hippone (354-430), et avec lui une des premières synthèses du double héritage judéo-chrétien et gréco-romain pour que la relation problématique du musical et du religieux soit posée. Il est impossible de revenir sur l’ensemble des passages de l’œuvre considérable d’Augustin où il traite de la musique, mais le court extrait de son De Musica qui suit donne la mesure de l’aspect problématique de sa réflexion : L Ier, IV, 7. M (le Maître) : Puisque nous traitons maintenant des joueurs de flûte et de cithare, c’est-à-dire de questions musicales, dis-moi, faut-il attribuer au corps, à une certaine obéissance du corps, ce que les hommes font par imitation ? Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget – MINT-OMF – 20 nov. 2008 82 D (le Disciple) : Je pense qu’il faut l’attribuer en même temps à l’esprit et au corps. Du reste, tu as proposé une acception suffisamment exacte en parlant d’« obéissance » du corps : il ne peut obéir qu’à l’esprit. M : Je vois que, très prudemment, tu n’as pas voulu accorder l’imitation au corps seul. Mais nieras-tu que la science appartient à l’esprit seul ? D : Pourquoi le nier ? M : Donc tu ne permettras pas, quand il s’agit des sons des instruments à cordes et de la flûte, qu’on en attribue la science à la fois à la raison et à l’imitation. Cette imitation, tu l’as reconnu, ne se produit pas dans le corps. Mais tu as dit que la science relève de l’esprit seul. D : J’avoue que c’est là le résultat de ce que je t’ai concédé. Mais qu’est-ce que cela fait ? Le joueur de flûte aura aussi sa science dans l’esprit. En effet, quand il recourt à l’imitation, que j’ai dit ne pouvoir exister sans le corps, il ne renonce pas à ce qu’il connaît par l’esprit. M : Il n’y renoncera pas. Je n’affirme pas que ceux qui utilisent ces instruments manquent tous de science, mais je dis qu’ils ne l’ont pas tous. Nous méditons cette question pour comprendre, si nous pouvons, combien justement la science figure dans cette définition de la musique : si les joueurs de flûte, de lyre et autres possèdent la musique, j’estime alors que rien n’est plus bas ni plus commun que cet art.1 Tout l’effort du « dialogue » de ce traité est de développer une conception de la musique qui lui donne des « lettres de noblesse », en l’éloignant de la mimesis déjà fermement condamnée par Platon, et en la rapprochant du monde des idées, fut-ce au prix d’une assez radicale exclusion de sa pratique réelle. Henri-Irénée Marrou (sous son nom de plume Henri Davenson) a donné, en pleine guerre mondiale (1942) un petit livre qui explore l’esprit de la musique selon Saint Augustin. Il revient en particulier sur la définition célèbre qui sert de point de départ à l’ouvrage. […] l’école antique (Varron) définissait la musique “l’art de bien moduler ”, scientia bene movendi. Moduler, commente {Saint Augustin], c’est une certaine habileté technique à se mouvoir (à travers le temps, l’échelle sonore), d’un mouvement pleinement libre, c’est à dire qui ne se subordonne à aucune fin étrangère à lui, à la réalisation d’aucune œuvre ; […] Définition capitale d’où il résulte que la musique, mouvement sonore, cesse précisément d’être musique au moment où nous cessons de faire résider sa valeur profonde dans sa perfection propre, dans ce sens intérieur et immanent que l’âme musicienne perçoit comme naturellement. Les sources d’une esthétique musicale « autonome » viendraient de bien plus loin qu’Hanslick, mais cette finalité propre au musical est évidemment un idéal dont on peut comprendre à travers la formulation de Davenson la nature profondément religieuse, voire mystique. 1 D’HIPPONE, Augustin, La musique , Livre Ier, VI, 7, trad. Jean-Louis Dumas, Paris, 1998, p. 563. La pléiade , Gallimard, Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget – MINT-OMF – 20 nov. 2008 83 Dans un autre traité, lui aussi intitulé De Musica, le fondateur du quadrivium médiéval, Boèce (480-525), écrit les lignes suivantes, qui nous éclairent à la fois sur l’importance que prend le « refus du corps » dans la pensée occidentale, et sur la difficulté de cette « pleine liberté » dont Augustin avait fait un noyau théologique : Il convient, à présent, d’avoir à l’esprit que tout art et même toute science tient par nature la raison pour plus honorable que l’artefact, réalisé par le travail de la main et le travail de l’artisan. […] En effet, l’habileté physique répond à nos besoins comme un serviteur ; la raison en revanche ordonne en maîtresse. Et si la main n’œuvre pas selon ce que la raison lui ordonne, elle agit en vain. C’est dire que la science de la musique tient bien davantage son éminence de la connaissance rationnelle que de la mise en œuvre et en acte. Et c’est dans la même mesure que le corps est dominé par l’esprit : car quiconque est dépourvu de raison est voué à la condition de serviteur.2 Boèce en déduit quelques lignes plus loin cette séparation du fait musical en musica mundana ou musique du monde (on dira aussi musique des sphères), musica humana ou musique du corps de l’homme, et musica instrumentalis ou musique des chanteurs et des instrumentistes. Même si nous ne retenons aujourd’hui sous le terme de Musique, que cette dernière notion, il est important de comprendre qu’elle est tendue entre ces deux pôles du mundana et de l’humana. Cette tension est particulièrement présente à la fin du vingtième siècle, et elle irrigue de manière souterraine une musique qui va chercher ses modèles à la fois du côté de la sensualité des micro-gestes sonores et de la démesure des espaces interstellaires. En se faisant physiquement complice du microcosme et du macrocosme, les compositeurs de la fin du vingtième siècle ont finalement parfaitement assumé le sens mythique de leur art. Mais la nécessité de cette « religiosité » au sens latin de religare, relier, n’a-t-elle pas été bien souvent prescrite par la violence de l’histoire, une violence énonçant la rupture profonde entre l’ordre divin et le désordre des passions et des actions humaines. Bernd Alois Zimmermann : le Requiem pour un jeune poète ou la faillite du langage comme médiateur Le Requiem pour un jeune poète (1967-1969) de Bernd Alois Zimmermann est l’exact contemporain des événements de mai 1968. Cette pièce immense donne d’ailleurs à entendre, dans sa conclusion (Da nobis pacem) les bruits des manifestations (Paris, Prague, Vietnam…) de ces années-là. François Nicolas, à l’occasion d’un colloque sur la musique en mai 68, revient sur cette œuvre, tellement hors norme que Zimmermann avait souhaité créer un genre spécifique, le Lingual, pour la désigner. Il fait remarquer à juste titre que ce Requiem n’est dédié à aucun jeune poète particulier, mais qu’il utilise des textes de divers auteurs. « Dans le Requiem, » écrit Zimmermann, « il n’est pas fait allusion à un poète en particulier (bien que trois poètes, Maïakovski, Jessenin et Bayer3 ressortent plus particulièrement dans 2 BOÈCE, Traité de la musique, Christian Meyer, trad., Brepols, Thurnout, 2004, XXXIIII, p. 93 3 Trois poètes qui se sont eux-mêmes suicidés. Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget – MINT-OMF – 20 nov. 2008 84 l’œuvre), mais pour ainsi dire au jeune poète tout court, tel que nous avons pu nous l’imaginer ces cinquante dernières années dans ses relations multiples à ce qui détermine sa situation spirituelle, culturelle, historique et linguistique – et par là-même de notre situation européenne entre 1920 et 1970 ». La problématique de la langue est donc primordiale dans cette œuvre, avant même la question de la musique. François Nicolas parle même d’une « impuissance de la musique », impuissance à l’origine de la grave dépression qui conduira Zimmermann au suicide, exactement un an après avoir achevé le Requiem, et l’année même où il finit sa dernière œuvre, Action ecclésiastique pour 2 récitants et orchestre et qui a pour sujet ce verset de l’Ecclésiaste : « Je me retournais, et considérais toute l’injustice qui est sous le soleil ». Bernd Alois Zimmermann a pris le parti MUSICAL de ne pas toucher aux voix politiques, de ne pas toucher à leur qualité sonore et à leur continuité discursive. Il a pris le parti de ce que, à la suite de Deleuze, on peut appeler une synthèse disjonctive entre voix politiques et voix musicales. Le point essentiel est que ce parti pris représente à mon sens un véritable suicide musical : la musique se défait de ses ambitions propres au profit d’une pure et simple soumission à une logique discursive qui n’est pas la sienne, et cette soumission conduit ultimement à ce qu’elle fasse silence plutôt qu’elle n’engendre de nouvelles sonorités. Cette impuissance de la musique, dans le Requiem, à se tenir à hauteur des voix du Monde, à dialoguer à armes égales avec elles, à les intégrer dans son propre monde en leur donnant droit d’existence autonome tout en les modelant (rythmiquement et harmoniquement) selon ses lois musicales propres, cette impuissance culmine en cette fin du Requiem en un long silence musical qui ne peut plus être conclu que par un cri d’appel au Grand Autre ; mais cette impuissance est à mon sens à l’œuvre tout au long des quatre parties, et un symptôme frappant en réside dans la maigreur du matériau musical mobilisé par des effectifs pourtant plantureux.4 Mais la « maigreur du matériau musical » – selon les critères de François Nicolas – ne fait que souligner le propos de Zimmermann : une interrogation métaphysique sur le « verbe », ce verbe fondateur qui « était Dieu » et qui « s’est fait chair » selon l’incipit de l’évangile de Jean. Ce que Zimmermann met en lumière dans le Requiem, c’est la faillite de la médiation du langage, et dans le contexte particulier de l’époque, la crise absolue du langage musical. Dès le prologue, Zimmermann donne les éléments essentiels pour comprendre la nature de cette crise et son ampleur. Les quatre pistes sont autant de moments où elle s’exprime. La première reprend le début des Investigations philosophiques de Ludwig Josef Wittgenstein, un texte où Wittgenstein fait justement référence à Saint Augustin pour contester les limites d’une représentation trop élémentaire du fait linguistique. [2’00”-3’18”] Saint Augustin dit dans ses Confessions (Livre premier, VIII) : “ Quand on nommait un objet quelconque et que le mot articulé déterminait un mouvement 4 NICOLAS, François, Les voix de Mai 68 dans le Requiem de Bernd Alois Zimmermann , Colloque « La musique en mai 68 / Mai 68 dans la musique » - CNR, 3 avril 2008, http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2008/BAZ.htm#_ftn5 (novembre 2008). Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget – MINT-OMF – 20 nov. 2008 85 vers cet objet, j’observais et je retenais qu’à cet objet correspondait le son que l’on faisait entendre, quand on voulait le désigner. […] ”. Ces termes me semble-t-il, nous donnent une image particulière de l’essence du langage. À savoir celle-ci : les mots du langage nomment des objets — les propositions sont des liaisons de pareilles dénominations. […] [10’19”-12’47] La prononciation d’un mot est, pour ainsi dire, la frappe d’une touche du clavier de la représentation.5 La métaphore du clavier est ici très importante. Le clavier désigne l’univocité du signe entre la volonté expressive et le résultat sonore, c’est-à-dire l’adéquation entre la pensée et l’action réelle. C’est justement cette adéquation qui est en cause dans les textes enregistrés sur les autres pistes et diffusés simultanément. La piste 2 reprend une allocution du pape Jean XXIII à l’occasion du concile de Vatican II. [6’16”-6’31] […] et les paroles débordantes de joie du prophète viennent à Notre esprit : “Jérusalem regarde […], vois la joie qui te vient de Dieu […]” [Le livre de Baruch., 4, 36]. […] [7’23”-7’45”] […] mais il ne faut pas oublier que le Concile œcuménique est surtout l’œuvre de l’Esprit-Saint, qui est comme le cœur de l’Église et le perpétuel auteur et donateur de son renouveau printanier. […] À aucun moment l’allocution de Jean XXIII telle qu’elle est citée par Zimmermann ne fait allusion à ce qui a été la grande affaire du Concile : l’abandon du latin comme langue du culte catholique. La grâce de l’Esprit-Saint est convoquée par le Pape dans la perspective de la Pentecôte, et du miracle de la Glossolalie6, l’Esprit-Saint se manifestant par des « langues » de feu, et permettant aux apôtres de parler (ou d’être compris) dans toutes les langues. C’est là encore le problème de la langue, mais de la langue comme médiateur du religieux, qui est mis en avant par Zimmermann, le Requiem exigeant de son auditeur, par le grand nombre de langues convoquées dans la polyphonie, un miracle de l’Esprit. Si la Glossolalie est en quelque sorte le symétrique de la division des langues résultant de la construction de Babel dans l’ancien testament, la nécessité, au sortir de la seconde guerre mondiale, d’une profonde réflexion linguistique et d’un renouvellement de la langue religieuse elle-même doit être comprise comme symptomatique d’une crise de civilisation sans précédent. Le poète pour lequel Zimmermann écrit ce Requiem est sans nul doute le même qu’Adorno, dans Prismes7, frappait d’incapacité. Ce fameux poète « après Auschwitz », est un poète mis au fait de la faillite de la civilisation : 5 Les textes cités par Bernd Alois Zimmermann sont repris du livret établi pour le compte du Festival d’Automne à Paris par Laurent Feneyrou, Paris, 1995. 6 C’est aussi le titre d’une pièce de Dieter Schnebel de 1960 dont la particularité est de convoquer de très nombreuses langues. 7 Voici le passage concerné : « Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la réification de ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget – MINT-OMF – 20 nov. 2008 86 [...] j’ai dit que, après Auschwitz, on ne pouvait plus écrire de poèmes — formule par laquelle je voulais indiquer que la culture ressuscitée me semblait creuse —, on doit dire par ailleurs qu’il faut écrire des poèmes, au sens où Hegel explique, dans l’Esthétique, que, aussi longtemps qu’il existe une conscience de la souffrance parmi les hommes, il doit aussi exister de l’art comme forme objective de cette conscience. Dieu sait que je n’ai pas prétendu en finir avec cette antinomie et ne peux pas le prétendre pour la simple raison que mes propres impulsions dans cette antinomie me portent plutôt du côté de l’art qu’on me reproche à tort de vouloir réprimer.8 Les deux autres pistes du prologue du Requiem pour un jeune poète illustrent à la fois la faillite du langage et sa réussite. La réussite est sans doute ce monologue de Molly Bloom extrait de l’Ulysse de James Joyce (piste 3), un texte traitant d’amour dans une forme annulant toute ponctuation et par là tout l’appareil de la structure culturelle du langage pour n’en capter que le flux de conscience, entre remémoration erratique et permanence du projet vital. L’extrait retenu par Zimmermann commence par ces mots : [4’57”-5’38”] le jour que je l’ai amené à me parler mariage oui et finit par ceux-là : [11’35”-12’53”] et d’abord je lui ai mis mes bras autour de lui oui et je l’ai attiré sur moi pour qu’il sente mes seins tout parfumés oui et son cœur battait comme fou et oui j’ai dit oui je veux bien Oui. Cet acquiescement au monde du corps magnifiquement rendu par le souffle de l’écriture de Joyce a dans le Requiem une place bien particulière. Il est en totale opposition avec le discours « politique » que reproduit la piste 4. Cette piste donne en effet à entendre (en Tchèque) un discours d’Alexander Dubcek, Premier Secrétaire du Parti Communiste Tchécoslovaque, marquant la fin du printemps de Prague. [7’04”] La normalisation est la condition de la réunion de tous nos efforts, afin de continuer, sans faire d’erreurs graves, et sans nous retarder dans la voie à laquelle nous avons cru ensemble et à laquelle je l’espère vous croyez encore. Même si aujourd’hui nous vivons et nous travaillons dans des conditions compliquées, dans une époque compliquée. Nous avons compris et comprenons votre soutien d’aujourd’hui comme un soutien à l’idée du développement du socialisme dans notre pays, tel que nous avons essayé de le formuler depuis le congrès de janvier du Comité Central du Parti Communiste Tchécoslovaque, et en vue d’un congrès exceptionnel du Parti. Plus ce soutien nous renforce, plus il nous engage, dans cette époque compliquée, à ne pas abandonner notre effort pour défendre les idées humanistes et socialistes. Cela peut sembler paradoxal de parler ainsi, justement aujourd’hui, mais nous devons avoir confiance en nos forces, confiance en notre peuple, car c’est affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. L’esprit critique n’est pas en mesure de tenir tête à la réification absolue, laquelle présupposait, comme l’un de ses éléments, le progrès de l’esprit qu’elle s’apprête aujourd’hui à faire disparaître, tant qu’il s’enferme dans une contemplation qui se suffit à elle-même. » (p. 28) Cf. la discussion sur cette question sur http://www.tache-aveugle.net/spip.php?article118 (novembre 2008) 8 ADORNO, Théodor W., Métaphysique — concept et problèmes, Payot, Paris, 2006, p. 164-168. Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget – MINT-OMF – 20 nov. 2008 87 seulement dans la réunion de nos efforts et de nos actions que le succès de notre politique future pourra être garanti. La contradiction flagrante entre la teneur du discours de Dubcek et la réalité de ce qu’il a à annoncer (la fin du socialisme à visage humain), est un exemple tragique de nonvérité du discours, de la perte de fiabilité dans l’expression verbale, au profit de la nécessité d’une intelligence double, perverse, du langage comme langue de bois, faux-semblant, mascarade. Ce texte reproduit sans doute la situation intérieure qui a dû être celle du jeune Zimmermann, plongé dans le régime Nazi, et contraint à une survie qui imposait un double jeu permanent, sans pour autant ouvrir la voie à une véritable résistance. Ce sentiment de soumission impuissante à la situation historique, instaurant le langage comme lieu de la perte du sens (« le travail rend libre »), est sans doute un moment de souffrance intérieure dont la musique de Zimmermann cherche à rendre compte, dans une tentative de re-liaison qui s’opère dans la disjonction polyphonique et dans la béance rayonnante d’une quête d’amour et de paix inassouvie. Klaus Huber : la musique au cœur du conflit entre matérialisme et « ouverture de la conscience » La fin du vingtième siècle a sans doute été vécue par les compositeurs de la « génération de Darmstadt », benjamins d’à peine une dizaine d’année de Zimmermann, dans la perspective d’une nécessité absolue de dépasser la souffrance d’une condition historique particulièrement violente et nihiliste. Parmi ces compositeurs, la figure de Klaus Huber marque une profonde singularité. Peut-être un des rares compositeurs de cette génération à revendiquer, à côté de l’héritage des œuvres de Webern, celui des Threni d’Igor Stravinsky. Philippe Albèra, dans l’introduction qu’il donne aux écrits de Klauss Huber, fait remarquer que chez lui, « Les éléments du passé et les images utopiques ne renvoient pas à une conscience déchirée, comme on la trouve chez Zimmermann […]. Ils sont au contraire au cœur de la construction […]9». Et il poursuit : « […] il s’agit moins, dans ce cas, de définir des critères esthétiques à partir de la dialectique un peu usée de l’innovation et de la tradition, que de déterminer des critères de sens pour l’art d’aujourd’hui10». Les « critères de sens », Huber va les chercher du côté d’une spiritualité personnelle, alimentée à la lecture des grands mystiques (Jean de la Croix, Hildegard von Bingen, etc.). On pense toujours que le mysticisme est une fuite vis-à-vis de la vie et de la réalité, mais cela ne me paraît pas juste : c’est une recherche intérieure, certes, mais pour le vrai mystique il y a une identité très forte entre l’intérieur et l’extérieur. On retrouve cela dans certaines philosophies extrême-orientales : l’homme découvre le monde, et il n’est plus possible d’opposer ce qui est au-dehors à ce qui est au-dedans.11 9 HUBER, Klaus, Écrits, Contrechamps Éditeur, Genève, 1991, p. XV. 10 Ibid. 11 Id. p. 10. Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget – MINT-OMF – 20 nov. 2008 88 C’est donc à une forme de spiritualité qui cherche à dépasser la dialectique du mundana et de l’humana que vise la musique de Klaus Huber, et s’il revendique une religiosité, « ce n’est pas celle de l’Église »12. « Pour Huber », écrit Philippe Albèra, […] l’œuvre a une fonction de miroir : “critique” vis-à-vis du réel, “morale” d’un point de vue spirituel. D’une part elle révèle un monde que nous ne voulons ni voir ni affronter, d’autre part elle cherche à ébranler notre conscience. Mais elle se garde de véhiculer une idéologie quelconque : en écrivant une musique d’“expression”, Huber cherche à provoquer des émotions et non à forger des opinions.13 Très proche de la théologie de la libération, Huber aime à citer Ernesto Cardenal quand il dit : « La politique me concerne toujours. […] L’artiste a toujours été parfaitement intégré dans la société. Mais pas dans la société de son temps : dans celle de l’avenir14». Cette Utopie active travaille la musique, même si celle-ci reste incapable d’une action concrète et directe sur le réel. En simplifiant, on peut dire que la musique est bien plus occupée à déclencher ou à confirmer des émotions humaines qu’elle n’est capable de transmettre ou de transformer des opinions. Nous, compositeurs, ne pouvons que le regretter ; cela peut même nous inspirer du désespoir… Je dois cependant rester persuadé que l’essence de la musique ne peut être arbitrairement détournée de sa fonction. Il me semblerait donc approprié, pour un compositeur ayant envers lui-même un esprit critique, de tirer le bilan lucide de ses possibilités musicales, puis – à partir de là – de continuer à travailler à l’élargissement de notre conscience, plutôt à travers la persévérance et la compétence que dans l’esprit de la lutte des classes.15 […] Je crée cette musique engagée pour ébranler – et, de cette manière, transformer – le vécu sensible, et ainsi la conscience de celui qui la perçoit, en utilisant le choc et la turbulence produits par le message.16 Si la musique n’agit pas sur le réel, elle est tout de même en prise directe avec la conscience. Ce mot de « conscience » a évidemment ici tout son poids. Ne sommes-nous pas avec ce terme au cœur de ce qui fait l’articulation entre le corps et l’esprit ? Que désigne ce mot si ce n’est in fine ce qui fait l’interface entre le monde extérieur et le monde intérieur, mais aussi – et c’est fondamental – entre le passé et le futur, entre la mémoire et la capacité de projet, de projection vers l’avenir. La conscience est donc le lieu-moment radiant de la présence au monde – bien au-delà de la localisation et du « présent ». C’est le lieu de la musique. Mais c’est un terme avec lequel la raison n’est pas très à l’aise, et qui recouvre des réalités difficiles à subsumer. Terme clinique, philosophique, théologique, éthique, phénoménologique… la conscience semble au centre de bien des enjeux qu’il ne nous 12 Id. p. 12. 13 Id. p. X. 14 Id, p. 27. 15 Id. p. 22. 16 Id. p. 23. Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget – MINT-OMF – 20 nov. 2008 89 appartient pas ici de déployer. Ce que Klaus Huber désigne n’est pas une conception qui ferait de la conscience un « organe » ou une « essence ». C’est tout le contraire : il parle d’« élargissement de la conscience », il l’envisage dans un dynamisme spirituel concerné par l’évolution de l’humanité. Les voix (nombreuses) du matérialisme sont alors autant de freins à l’ouverture de la conscience, à ce que Huber appelle la « nouvelle conscience ». Huber lui-même n’hésite pas à désigner les ennemis réels de cette « nouvelle conscience » : Une pensée restauratrice, couvrant tous les domaines, prétend définir à l’avance les solutions possibles ; elle agit en conséquence. Partout, émerge de façon arrogante une “Nouvelle Droite”. Que peut-il en résulter ? D’une part une floraison, que l’on croyait presque impossible, non de la culture, mais du dollar ; d’autre part un plaisir affiché pour l’intervention et l’oppression qui abandonne toute ancienne pudeur. On cherche le salut du monde dans un embourgeoisement de toutes les valeurs – qui me paraît, en définitive, mortel. Dorothee Sölle parle d’une réification croissante de l’être humain.17 Il défend alors, contre la soi-disant « nouvelle » droite et contre l’esthétique postmoderne qui lui est historiquement et intellectuellement liée, une « esthétique de la résistance » : […] il nous faut une esthétique de la résistance, telle que la décrit Peter Weiss, au lieu de nous lover dans l’absence d’engagement du postmodernisme à la mode. Seule une attitude intellectuelle qui s’oppose aux contraintes de l’adaptation, aux tentations du nivellement et au mensonge, peut acquérir pour notre avenir la force de créer à nouveau quelque chose à quoi je voudrais donner le nom d’identité culturelle.18 On le voit, la « musique de credo » que Klaus Huber veut mettre en avant est tout sauf une « bouteille à la mer » ou un repli sur soi. Mais la musique n’est pas dans une position quelconque dans ce débat. Elle est au contraire au centre des enjeux qui relient la souffrance du corps – celle d’un monde matériel en permanente déroute, soumis à une peur viscérale, laissé aux démons toujours réactivés des pulsions d’emprise – et la joie de l’esprit, la perspective, artistique et vitale, d’un accomplissement. Elle est au centre des enjeux parce que son travail véritable est précisément un travail sur la conscience, à la croisée des sensations du corps et de la pensée, des affects de la mémoire et des rêves d’avenir. À l’heure où disparaissent les acteurs de la révolution musicale du vingtième siècle, la gouvernance culturelle des régimes issus du capitalisme dit « post-industriel » s’attelleà la tâche de faire disparaître également les ferments de la révolution du langage musical initiée par cette génération. En s’appuyant sur une conjonction politique faite de conformisme et de dénégation de l’effort de pensée, encouragée par tous les malentendus de la « post-modernité », cette politique s’appuie sur une fossilisation des institutions musicales et un déni de diffusion des nouvelles générations de créateurs. 17 Id. p. 72. 18 Id. p. 101. Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget – MINT-OMF – 20 nov. 2008 90 Mais les enjeux politiques et idéologiques de l’époque rendent sans doute nécessaire un positionnement esthétique bien particulier face une forme de gouvernance qui voudrait aujourd’hui, pour des raisons qui ont beaucoup à voir avec l’hégémonie d’une pensée politique muselée par une vision étriquée de l’économie des corps, restreindre le mot liberté à celui de libéralisme, c’est-à-dire, tous comptes soldés, à une capacité de faillite. La religiosité en musique devient un sujet réel de préoccupation bien plus important qu’on ne voudrait se l’avouer. Devant la défection, le démembrement, le délitement de la pensée, la capacité de mettre à nouveau en relation les éléments dissociés de l’esthétique passe par un travail de fond sur la conscience, travail qui devra être de multiples manières celui de la musique, de l’écriture musicale et de la musicologie. Car la musique est l’objet d’enjeux de civilisation bien plus importants que les musiciens eux-mêmes ne voudraient parfois se l’avouer. Il est heureusement de grands artistes pour nous le rappeler. Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget – MINT-OMF – 20 nov. 2008