Pour une topique Romantique
Transcription
Pour une topique Romantique
1 Top rom 4 (9-5-12 17h21 : pour version brève) Site « Topique », pour topique Pour une topique Romantique. De l’interprétariat en temps de guerre ; or, how lyrical is Coleridge’s contribution to Lyrical Ballads ? Identifions le texte principal, The Rime of the Ancyent Marinere, sur lequel va porter ce sermon de 20 minutes pas plus, comme une double parabole : intrigue narratrice, établie à ce que nous nommons un « seuil nuptial », et qui ne cesse d’y revenir ; intrigue narrée, constituée en fantasmagorie nautique en 7 chants et 151 strophes1, de 4 vers dans leur très grande majorité ; le tout, chantant complainte, dont l’analogie musicale la plus parlante pourrait être le lied du Leiermann, c’est-à-dire le joueur de vielle, qui clôt le Voyage d’Hiver (1827) de Schubert. Littéralement l’ « homme à la lyre », celui qui tourne la manivelle et n’est certainement pas Homère. La tonalité est tendre et sombre, et le musicien n’est connu et nommé que par son instrument. Ce « lyrisme autre » motive notre passage à « l’autre langue » dans le titre, pour y puiser en direct cette sorte de « cas instrumental », ce précieux « how + adjectif » dont sont porteurs la grammaire, le grimoire, de l’anglais. Avec deux premiers constats, la présence d’un lieu commun, et celle d’un anonymat, tous deux redoutablement précis et qui nous amènent au concept titulaire de « TOPIQUE ». Les topoï, ou lieux communs, sont circonscrits ; une topique décloisonne, si elle est repérage des concepts dont disposent des langues en temps et situations donnés. Le seuil des noces est un lieu commun grivois entre tous en milieu rural, le milieu d’origine de l’enfant Coleridge. Une autre analogie musicale est ici le phénomène dit « Early Country Music » qui fleurit dans cette Amérique où Coleridge rêva de s’établir en colonie pacifique avec des âmes-sœurs, ce qui impliquait alors d’y partir pourvu d’épouse. Il n’y partit pas, comme on le sait bien, mais il réussit le tour de force (au deux sens, français et anglais, de l’expression) de sortir de l’affaire mal marié, bel et bien. On peut comprendre que l’intrigue narratrice ne quitte jamais le seuil des noces. Mais plus encore, on voit s’esquisser une raison de la constitution des rôles du texte en plusieurs duos charnels intimes ; essentiellement trois, Jeune Marin et Albatros collé à sa peau, Vieux Marin et Noceur « next of kin », et le troisième (surgi sur un autre « pont » comme certaines religions conçoivent plusieurs « véhicules »), « Monsieur Mort » et 1 Référencées ci-dessous d’abord par chant, puis en numérotation continue : ainsi V12, 78/151: douzième du Chant V, soixante dix-huitième des 151 de la ballade. 1 2 Madame. Une résultante de ces trois duos charnels (Coleridge est bon expert en matière de résultantes sonores : il notera plus tard que dans une symphonie, l’écoute d’un mouvement mobilise le souvenir de mouvements précédents2), une résultante des trois,donc, pourrait être assez bien représentée par le texte du répertoire « country » à tournure revivaliste très charnelle, « Hallelujah, I’m a bum ». Le Vieux Marin a certainement la dégaine et la suite dans les idées propres à un « bum ». Mais Coleridge le mal marié par l’effet d’un projet doctrinal est aussi et d’abord un « hobo » céleste, un contestataire idéaliste militant en temps de guerre, ce qui nous amène à l’autre constat, l’anonymat. « [My name] stinks »3 est la formule par laquelle Coleridge, pour son éditeur, justifiait l’anonymat des Lyrical Ballads de 1798. Ce deuxième balayage du champ relève ainsi d’une histoire de l’édition, et d’une topologie historique du « Nauséabond avec un grand N ». Comprendre, c’est ici interpréter, en temps de guerre, « vous connaissez ma réputation de jacobin ». Et il se trouve qu’il faut attendre 1817 pour que cesse d’être anonyme ce qui fut la contribution majeure de Coleridge au recueil poétique des « Ballades Lyriques». L’année 1817, c’est-à-dire l’après-guerre, où, « réarmement moral » ou pas, il était devenu nettement moins risqué de contester au Royaume-Uni le principe de la damnation politique de ce que beaucoup tenaient alors pour leurs nauséabonds définitifs de ces temps-là : « Jacobin un jour, Jacobin toujours »4. La formule « Once a Jacobin, always a Jacobin » est citée ironiquement par Coleridge lui-même, dans le périodique The Friend N°10, October 19, 1809, sous le titre « Essay VII. On the Errors of Party Spirit : or Extremes meet » ; avec référence à une publication antérieure de 1802. L’auteur ironise sur cette formule favorite du « parti aristocratique » (« the Watch-word of the Party »), et la caractérise sur le mode gothique (p. 142, p. 217 de la réédition) comme une « Nécromancie » ultra-réactionnaire évoquant le « Fantôme d’une Absurdité défunte » (« this Ghost of a defunct Absurdity raised by the Necromancy of the violent re-action which the Extreme of one System is so apt to occasion in the Adherents of its Opposite». L’essai, en 1818 comme en 1809, plaide par là, pro domo, l’erreur de jeunesse de bonne foi, et sa vertu. Il n’est pas indifférent, pour ce qui nous concerne ici, que Coleridge y prenne son lecteur, son autre lui-même, à témoin, à trois reprises par une même tournure interrogative pressante: ‘And wherefore ? might the individual say (who in his Youth or earliest Manhood had been 2 The Friend Lettre à Cottle 4 « 1800 » ; en fait 21-10-1802, dans le Morning Post) [The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge. The Friend II, p.144-145, repris intégralement dans la réédition de 1818 en volume, The Friend I, p220-221]. 3 2 3 enamoured of a System […]. And wherefore ‘Is Jacobinism an absurdity and have we no Understanding to detect it with? […] ‘Once a Jacobin, always a Jacobin’ – O wherefore? Is it because the Creed which we have stated is dazzling at first sight to the young, the innocent, the disinterested, and to those, who judging of Men in general from their own uncorrupted hearts, judge erroneously, and expect unwisely? [etc.]’. Cette même tournure marque l’énonciation initiale de la ballade : It is an ancient marinere,/And he stoppeth one of three:/”By thy long grey beard and thy glittering eye/ Now wherefore stoppest me? Le débat, en somme, interpelle le duo que posent Vieux Marin qui interpelle et Garçon d’Honneur interpelé, des « opposés non contraires », dans l’esprit de la plaidoirie du conférencier politique. En ce qui nous concerne plus particulièrement ici, il y a mise en évidence d’un lyrisme du « O wherefore ? », à la fois d’urgence pressante et de douleur quasi élégiaque, implorant comme à un seuil d’ultime recours. Le Seuil des Noces, en somme, de l’intrigue narratrice du poème anonyme de 1798 ? Mais avec une étrangeté irrésolue : car en 1798, c’est l’invité aux Noces, disons celui qui est « de Noces », ou « le noceur » qui, à la bouche, a déjà le « O pourquoi » lyrique. Il convient donc de nous rapprocher de 1795 à la recherche d’une matrice autrement inclusive. Les discours politiques du Coleridge de 1795 argumentaient que Robespierre est suffisamment condamné par le sang versé sans avoir à être diabolisé par surcroît. Sous une réputation, d’abord de gauchiste, puis de réactionnaire ; et contre, disons, les tortionnaires de concepts, Coleridge est un penseur libéral, version anti-systémique, ciblée ad usum intellectus, et non ad usum delphini, dans une lignée britannique qui pourrait aller du Milton d’Areopagitica (voire même du sonnet On the late Massacres in Piedmont ), à Eric Blair/George Orwell, via William Blake. Tous, en leur temps, penseurs de « topiques » de l’énonciation, pensées en termes matriciels. Nous allons repartir ainsi d’un autre lieu, sous une autre topique— une chose vue par Coleridge en 1795 ; vue, interprétée, éditée et dite par lui en conférence publique, en auteur-conférencier, donc homme orchestre, et parue sous son nom cette fois bien en évidence et sous le titre « On the Present War ». Lowes a noté la chose5 (il remarque tout), mais il n’en fait rien, rien de plus qu’un indice chronologique. Son emphase, ses « à faire », sont ailleurs. Notre « emphasis », elle, est là. Coleridge a noté, dans sa « main courante » de 1795, avoir vu à Bristol « des quartiers d’agneau » et des « pièces de bœuf » 6 accrochés à l’entrée de bureaux de recrutement pour la guerre en cours. 5 6 The Road to Xanadu. Notes. The Gutch Notebook. 3 4 Il publie cela la même année, mais en l’éditant en plus d’un sens du terme. Les quartiers d’agneau du carnet de notes disparaissent du texte de l’exemplum fait argument de conférencier. On peut immédiatement comprendre pourquoi. Coleridge est chrétien, et il portera son christianisme sur lui dans le poème de 1798. L’agneau va sans dire, la croix est là dans la Ballade au cou du jeune marin, avec l’albatros en paradigme, et comme en prime à double sens. La configuration conceptuelle /viandes recruteuses/ impliquait des /chairs humaines recrutées/, promises à tomber. Coleridge les caractérisait en ouvriers affamés, « famished mechanics », dans son discours politique de 1795. En 1798, son texte poétique rendu public sans être reconnu pour autant enclenche et joue une autre mécanique, envoûtante, celle des 151 strophes, porteuse d’oiseau singulier qui tombe et d’âmes de jeunes hommes qui s’envolent, chacune avec un sifflement de flèche empennée -- tout un équipage par ailleurs fort peu caractérisé, sauf en un éclair unique « le corps du fils de mon frère » (V12, 78/151), figure de parenté classique mais avec déplacement incorporé (vers ce qui évoque une fraternité humaine universelle), de ce qui est classiquement dans les ballades la « sœur » (« sister’s son ») du protagoniste. Lyrisme étrange. D’abord par ce qu’a de saisissant le son en bourdon des 151 strophes : on songe à la tonalité du lied du Leiermann de Schubert, le joueur de la « lyre » des humbles, la vielle jouée, tenue, par une enfilade de solitaires matriciels : voyageur, soliste, auteur, texte et air répétitif venu en explicit d’un cycle de textes sombres. Mais plus encore par l’implicite lyrisme de la chair sacrifiée propre à la présence de l’observateur des viandes que Coleridge introduit dans la structure. Une chose vue n’est pas une chose lue. Ce romantisme modifie le concept de chose en y inscrivant du sujet humain illimité. Parlons de « chairs », puis de cartes. Chairs L’important est de repérer qu’il y a deux registres de corps morts pendus et suspendus, tant dans la polémique de 1795 que dans la poétique de 1798. Les viandes et les petits soldats recrutés et pensés promis à la mort en 1795 ; et en 1798, d’une part le jeune marin de l’énoncé de la fiction, seul survivant (mais en vie problématique) de tout l’équipage, avec oiseau du large pendu mort à son cou -- en somme, « incorporé » comme une vulgaire recrue ; et en énonciation d’autre part, le même marin devenu « vieux », chantant l’antienne « pendue » en 151 strophes. On comprend cela d’autant mieux lorsqu’on s’avise que les viandes recruteuses de 1795 sont elles-mêmes dans la réception, 4 5 nécessairement, avant toute intervention de l’observateur Coleridge, citations de chairs d’une boucherie littérale, celles d’un topos patriotique, nullement antimilitariste, bien au contraire, installé visuellement dès 1749 par le tableau de Hogarth et par la célébrissime gravure qui en fut tirée, sur le thème « O the Roast Beef of Old England »7. Les viandes n’y font pas que tenter, elles y argumentent un patrimoine national à défendre de l’appétit d’un voisin et adversaire au ventre postulé ou constaté creux, aux dents longues et aux principes politiques élastiques mais expéditifs, nous-mêmes, la France de 1795. Versons au dossier une autre citation charnelle de la même époque, mais cette fois directement issue du charnier gothique. C’est un jeu de mot de Walter Scott brocardant le retard à l’heure de l’exercice, d’officiers du corps de cavalerie improvisé, patriote, où il s’était engagé, et où il figurait en trésorier et humoriste. « I think the corpse is rather long in lifting this morning »8. Le calembour démontre que la langue figurée de l’époque disposait d’un concept de corps militaire cadavre-esprit virtuel. Charnelles autant qu’argumentaires, ces chairs peuvent être dites « réaliennes » au sens du terme « realia » en didactique, transposable en analyse des phénomènes de « redivision de la mimesis » exposée et publiée dans les années 2000 et proposé comme adéquate à « l’âge romantique »9. Les realia, objets réels introduits en « amphi » didactique (et la guerre est aussi une didactique), sont une des voies d’accès à la topique d’un texte. Mais il y a plus, et « Calais » montre l’autre voie. Cartes Double constat figural. D’une part, la proposition « Mariner(s) » est porteuse d’un sens figuré lorsqu’elle vient plusieurs fois sous la plume de Coleridge prosateur dans la même année 1795 10 . Elle désigne, ici le simple Marin du navire de cet Etat insensible à la mort des hommes, tel que le voit alors le gauchiste Coleridge, là les « professionnels » à la barre, les Barreurs par gros temps. Un an plus tard, en 1796, sur les murs de Londres, encadrée par une Chronologie de la Révolution 7 The Gate of Calais Rapporté dans : Allan, George (et avant lui Weir, William) , Life of Sir Walter Scott, Baronet, with Critical Notices of his Writings, Edinburgh, 1834, p.132. Biographie précoce de Scott, plus libre d’allure que ne le sera Lockhart. L’ouvrage, avec marginalia, était dans la maisonnée Brontë au Presbytère de Haworth. 9 Sur le concept de “realia”, repris de la didactique, v. Bibl. 10 The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge, vol I, Lectures 1795: On Politics and Religion. Conciones ad Populum or Addresses to the People : “On the Present War”, p. 69 : “They [the Ministers and Monarchs in Europe][…] can ‘Ride in the whirlwind and direct the storm’ [citation d’Addison The Campaign], or rather like the gloomy Spirits in Ossian, ‘sit on their distant clouds and enjoy the Death of the Mariner’[citation de Macpherson]”; “Introductory Address”, p.33:« When the Wind is fair and the Planks of the Vessel sound, we may safely trust every thing to the management of professional Mariners : in a Tempest and on board a crazy Bark, all must contribute their Quota of Exertion ». 8 5 6 française qui, dirait-on aujourd’hui, en dit le « dérapage » en quatre colonnes de texte serré, s’affiche une représentation symbolique du territoire de la France, cartographiée (c’est un exemple de ce que nous proposons de nommer « entaxe »11) en Navire Immobilisé Echoué toutes Voiles Dehors et gonflées par un vent contraire (perceptible comme soufflant d’Angleterre) 12 . Il est notable que cette carte de France correspond pour beaucoup à une vue de la France qui est implicite dans un roman très anglais paru deux ans avant, en 1794. The Mysteries of Udolpho se présente comme un roman historique sur une France du XVI siècle antérieure au traumatisme des guerres de religion, mais une drôle de guerre, gothique littéraire, s’y mène en prime dans l’Italie vénitienne des Apennins, et sa résolution s’opère par retour en France Il est donc certain que la configuration « Marin « marinier » + Navire immobile « comme peint sur un océan peint » (II 8, 28/151) + Equipage entier Envolé à une Exception près pour un autre monde », implique une métaphore contemporaine dominante. Il en est d’ailleurs vraisemblablement une autre, propre au temps et au milieu rural d’origine de Coleridge. Dans la pratique paysanne, nous est-il rapporté de diverses bonnes sources13, un chien ou un chat domestiques qui se mettaient à attaquer et à tuer la volaille de la ferme, subissaient un châtiment corporel terrible, réputé leur ôter définitivement toute envie de passer à nouveau à l’acte. La volaille morte tuée par eux leur était solidement attachée au cou de telle façon qu’ils ne puissent s’en délivrer, alors même qu’elle devenait nauséabonde et pourrissante. Ces pratiques ont été vues en France par des témoins encore vivants aujourd’hui. La cohérence de la peine tenait au caractère indispensable de l’animal domestique meurtrier. On ne pouvait sacrifier le chien ou le chat de la ferme, tout simplement parce qu’on ne pouvait le punir de mort sans dommage pour l’entreprise. La ferme avait besoin d’eux. La domestication est par là perceptible en environnement rural comme impliquant contraintes à guerre perpétuelle avec le fauve larvé, le sauvage virtuel mal domestiqué. Coleridge à ce stade a depuis des années quitté le monde rural de son enfance, pour accéder via Londres 11 Sur ce concept proposé pour rendre compte de gestes d’ « entrées » textuelles ou iconiques en espaces cartographiques littéraux ou figurés, v. Bibl. 12 Il est possible qu’il y ait calembour plastique sur le concept de /revolution/ compris comme régression. Bibliothèque Nationale de France, Département Cartes et Plans, cote Ge B 12965. 13 Sources toutes françaises, de deux régions de France par ailleurs bien différentes (Massif Central francoprovençal, Sud-Ouest occitan). Côté anglophone, Jack London met en scène un châtiment sur le même principe dans White Fang. Il s’agit de l’éducation seconde, présentée comme finale, une sorte de « finishing school » pour fauve domestiqué et néanmoins fauve, d’un loup, « Croc-Blanc », son éducation aux hommes-dieux dignes du nom. On est là au-delà du victorianisme (et des Iles Britanniques bien sûr), dans un symbolisme qui fissure « la figure de l’homme » dont Michel Foucault chroniquait l’avènement, instable encore à l’époque romantique, puis la déconstruction en ce qui n’est déjà plus notre siècle. 6 7 et Cambridge au monde adolescent puis adulte encore grand enfant. Mais une autre carte s’est installée. Ponts Cette troisième et dernière partie est mise sous le signe des concepts de Ponts au pluriel. Il y sera sacrifié aussi au schème de l’exposé trinitaire sous la forme des trois points, eux aussi au pluriel, « Navires », « Morts en masse », et « Seuils des Noces ». Navires est plus qu’un thème, plus qu’un schème, dans The Rime of the Ancyent Marinere, c’est un rhème, au sens d’une « information apportée à propos du thème », mais d’un thème placé systématiquement, comme il vient d’être vu, dans un statut d’incertitude figurée génétique, un acte de parole disponible comme un « Il était une fois ». There was a Ship (bis, I 3, I 4) écrase la menace dérisoire, convenue, shall make thee skip : The Ship was cheer’d (I 4, I 7). Cet amstramgram une fois posé, l’acte de parole peut introduire à une définition de la perspective dite ici « topique ». L’analyse est topique lorsqu’il y a prise de vue rationnelle sur les concepts dont disposent une ou des langues en temps et situation donnés. Or, « le navire » de ce texte, à y bien regarder, n’est pas seulement hanté parce que le pont y est jonché de cadavres, puis peuplé de cadavres actifs, à partir du coup de théâtre qu’est l’explicit du chant III (III sur VII, et la plupart des explicit internes de ce texte sont des coups de théâtre). C’est le concept même de pont, « deck », qui hante le récit comme les figures conceptuelles hantent par définition un espace emblématique voué à les représenter, tout simplement parce que ce navire, « Ship », n’y fonctionne jamais autrement que, disons, comme un pont et un pont seul, un pont à voiles. Quelque chose comme une gigantesque planche à voiles, sans coque qui vaille la peine d’en parler. Entre « keel » (V 23, 89/151) et « deck », rien, pas de coque en vue dans tout le déroulement des 7 chants. Un gigantesque hydroglisseur, et rien d’étonnant qu’un concept majeur de la fable soit précisément la glisse. Or, la ballade, la complainte, sont des genres marqués par leur monstration violente de concepts difficiles à cerner sans le recours à ces « énergies emblématiques » 14 dont « les chairs recruteuses» de la première partie constituaient un exemple. Il est remarquable qu’un « Seuil des Noces » tendrait à « familiariser » le récit, tant il y a là lieu commun de l’expérience humaine, alors que le phénomène textuel du 14 Pour ce concept, v. Bibl. 7 8 « navire-pont-seul », navire sans coque, moins fantastique que conceptuellement futuriste en 2012, est en 1798 typiquement disponible en ce qu’il se marie avec le « seuil » de noces jamais atteintes, conceptualisables ad libitum, celles où ni le Vieux Marin ni le Garçon d’Honneur n’iront jamais puisqu’ils restent « à la porte ». Un autre rhème exemplaire de cette ballade est l’énoncé I look’d upon the rotting Sea And drew my eyes away; I look’d upon the eldritch deck, And there the dead men lay. (IV 5, 56/151) L’énonciation y recourt délibérément à une autre langue, le gaélique d’Ecosse, pour dire la hantise – et y détourne l’olfactif en visuel. La strophe explicite le concept tout en lui donnant un support verbal opaque. Le pont est, ici, hanté parce que jonché des corps de « Quatre fois cinquante hommes » (Four times fifty living men III 16, 50/151), masse humaine qui tout au long de V et VI va bouger en un ballet créateur de figures plastiques et conceptuelles, figurant leur sort. La chanson narrative populaire est au figuré un des ponts historiques entre le littéraire et le populaire, le lettré et l’illettré ou présumé tel (ceci vaut ou devrait valoir aussi pour ce qui se nomme actuellement « média »). Pont à double sens. The Rime of the Ancy/ient Mariner/e redouble ces dualités sur un mode retors en se donnant un navire tout en pont et rien en coque, et fait « présentoir » en premier plan, par-dessus le marché, d’un massacre de masse rythmé en donnée de fait inexpliquée. Les effets en sont décisifs, et peut-être est-il permis de s’interroger. Est-il dessin plus ferme pour cerner concrètement le concept de guerre (actuel en 1798 et le restant en 2012), que celui-ci : une voix énonciatrice qui dit à la fois la glisse d’un pont sans coque, et une charge, sa charge, entièrement faite de corps morts en masse et en scansion ? Four times fifty living men, With never a sigh or groan, With heavy thump, a lifeless lump They dropp’d down one by one. Their souls did from their bodies fly, -They fled to bliss or woe; And every soul it pass’d me by, Like the whiz of my Cross-bow. La fiction littéraire romantique anglophone en prose a traité largement de la guerre, un peu plus tard qu’en 1798 il est vrai mais guère plus tard, et précisément de la mort en masse, homologue 8 9 historique de la levée en masse républicaine française. Elle en a traité, soit indirectement avec Scott (1814)15 via d’autres guerres que celle en cours, soit directement avec Maturin (1812)16 encore que sur des marges. Il est remarquable que cette dernière voix précoce, directe, nous vienne d’Irlande, c’est-à-dire de la guerre sans nom à côté de la guerre qui disait son nom. Hors propagande (ce qu’était l’affiche « broadside » de 1796), disons-le dans la tonalité robuste d’un ancien ministre français encore de ce monde, la guerre, en temps de guerre, « ça ferme sa gueule ou ça démissionne ». Hors propagande et hors « repos du guerrier », et nous en venons là aux présences diverses des « seuils des noces », donc du féminin, dans ce face-à-face de deux voix d’hommes mis en scène par une voix tierce, balladine, où la barre sexuelle, la barre du « chariot sexuel » (Henry Miller, « the sex trolley ») est à zéro. Dans la « Ballade du Vieux Marin, la place textuelle du féminin tient d’une part au principe même de l’intrigue narratrice originale, nuptiale en somme, ce débat tout masculin d’apparence mais tenu au seuil des Noces, avec Entrée de la Mariée bien incorporée, topos érotique par excellence ; mais d’autre part aussi au cœur du fil de la fable sous la forme du surgissement sur un autre pont, d’un jeu de dés entre la Femme et ce que la langue anglaise veut masculin de genre, « Le » Mort, « Monsieur Mort », figuré sous les espèces « mode » du squelette ajouré (repris de la tradition emblématique de Quarles, mais ici traversé par les vents paysagistes du grand large). Cette Femme « autre » clame sa Victoire au jeu, comme dans un Kriegspiel allant de soi, et le moment est venu d’aborder sans pudibonderie la donne gaillarde du Seuil Corporel des Noces dans la tradition balladine (par exemple « Sheath and Knife »), et de son rapport au Tribal dans les langues, dites « teutoniques » par la philologie naissante contemporaine de Coleridge, où « teutha » ou « Toutatis » valaient /tribu/ donc /patrie/, la barre du sexe mise « à zéro » mais un zéro totalisateur où « matrice » est symbole en option libre des deux sexes. Il est devenu rationnellement possible, et donc nécessaire, de proposer un arrière-plan topique de ce qui a été qualifié de «la pire gaffe littéraire » anglophone – postulée telle (Partridge), mais le OED relève maintenant la possibilité que ce soit bel et bien une gaffe volontaire, un dérapage contrôlé -- le mot de quatre lettres commençant par « t » que Robert Browning laissa échapper dans le tout dernier mouvement du poème dramatique Pippa Passes. Volontaire ou non, le mot pire que grivois, le mot cru y est indice très victorien d’accession simultanée à la scientia sexualis et à la pruderie. Les progrès récents dans la connaissance des aires celtiques continentales démontrent l’étroit cousinage de leurs parlers (où 15 16 9 10 « tuto » vaut /sexe féminin/ et « toutios » /citoyen/ ; Delamarre, 299, 304) et des parlers germaniques. Le « navire » de la Ballade du Vieux Marin est certainement un « chariot sexuel » très chargé, même s’il est tout en ponts et gréements infinis, sans jamais la moindre coque en vue – en vue du lectorat s’entend, car le Marin embarqué et le fantasmatique équipage voient bien venir quelque chose d’autre, « a sail », finalement dit après longue attente « the naked hulk », ce qui n’est pas très loin de « hull » et du corps nu du délit racheté. Le « mot dans les mots » : cet indicible est contenu dans plusieurs syntagmes de la Ballade elle-même ; et il est très visible dans le « athwart » qui pose de site du surgissement dans Kubla Khan. La « profonde faille romantique » (« deep romantic chasm ») y sabre la pente boisée d’un couvert sacré (« cedarn cover »), avec bande sonore à l’appui («woman wailing for her demon lover »). « Athwart », shibboleth du Romantisme instaurant sa « langue de biais » (canny speak) non de bois ou alors de bois sacré. Dans une des autres contributions plus brèves de Coleridge aux Ballades Lyriques , il est question d’une « cunning entrance ». Un temps dragon (débauché) sous un nom qui contenait mal le sien, Coleridge devait bien être capable de penser des jeux de mot du style de ceux que rapporte le précoce biographe de Walter Scott déjà cité. Scott avait écrit sur demande l’air du « corps » de cavalerie où il servait : « To horse, to horse ! ». Ses camarades officiers donnent immédiatement le coup de pouce voulu en direction d’un autre boute-selle, par glissement phonématique de « s » à « z ». Comme chez Roland Barthes. Limoges, Congrès SAES 2012, Atelier Romantisme. Roger Chazal, [email protected] ; au 20-6-12, www. topique.info « Pour une topique Romantique. De l’interprétariat en temps de guerre ; or, how lyrical is Coleridge’s contribution to Lyrical Ballads ? » La communication part d’une « chose vue », notée et interprétée par Coleridge bien avant les circonstances iréniques de l’excursion de novembre 1797. Elle en relève la présence décisive dans les figures majeures de La Ballade du Vieux Marin, The Rime of the Ancyent Marinere. Elle propose d’y voir la matrice efficiente du poème. La perspective « topique » (connaissance des concepts dont [par emblèmes] disposent les langues en temps et situation donnés) sert ici 10 11 au repérage in situ de la pertinence guerrière dans la « langue de biais » (canny speak) Romantique. CITATIONS [De la charge figurée du terme “Mariner” sous la plume de Coleridge] 1. The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge, vol I, Lectures 1795: On Politics and Religion. Conciones ad Populum or Addresses to the People : “On the Present War”, p. 69 : “They [the Ministers and Monarchs in Europe][…] can ‘Ride in the whirlwind and direct the storm’ [citation d’Addison The Campaign, 1705], or rather like the gloomy Spirits in Ossian, ‘sit on their distant clouds and enjoy the Death of the Mariner’[citation de Macpherson]”; “Introductory Address”, p.33:« When the Wind is fair and the Planks of the Vessel sound, we may safely trust every thing to the management of professional Mariners : in a Tempest and on board a crazy Bark, all must contribute their Quota of Exertion ». [De la Nef figure de l’Etat, et de la figuration in situ] 2. The Kingdom of France represented in the form of a Ship [ broadside (map and image, and text, Chronology of events in Paris), London, 1796. Bibliothèque Nationale de France, Département Cartes et Plans, cote Ge B 12965]. [La « chose vue » par Coleridge] 3. People starved into War. – over an enlisting place in Bristol a quarter of Lamb and piece of Beef hung up -- [Coleridge’s Memorandum Book, sans date] 4. Over a recruiting place in this city I have seen pieces of Beef hung up to attract the half-famished Mechanic. [On the Present War, 1795] [Statut des chairs, et de la guerre] O the Roast Beef of Old England [légende de la gravure qui popularisa le tableau de Hogarth de 1749, The Gate of Calais] perpetual war […] the loud and restless war of waters [Maturin The Milesian Chief, 1812, I. 3. 53-54, du paysage côtier de l’ouest irlandais] « There was no peace below the line » [cité par Walter Scott en note au poème Rokeby, 1813] [Topologie du nauséabond, histoire de l’édition, ferveur contestataire et objection du massacre] [My name] stinks [lettre à son éditeur Cottle] ‘And wherefore ? might the individual say (who in his Youth or earliest Manhood had been enamoured of a System […]. And wherefore ‘Is Jacobinism an absurdity and have we no Understanding to detect it with? […] ‘Once a Jacobin, always a Jacobin’ – O wherefore? Is it because the Creed which we have stated is dazzling at first sight to the young, the innocent, the disinterested, and to those, who judging of Men in general from their own uncorrupted hearts, judge erroneously, and expect unwisely? [etc.]’ It is an ancient marinere,/And he stoppeth one of three:/”By thy long grey beard and thy glittering eye/ Now wherefore stoppest me? [ I1, 1/151] 11 12 « I think the corpse is rather long in lifting this morning » [boutade de Walter Scott sur le lever Tardif des officiers du corps de cavalerie improvisé] this Ghost of a defunct Absurdity raised by the Necromancy of the violent re-action which the Extreme of one System is so apt to occasion in the Adherents of its Opposite and defying death, / He made that cunning entrance I described; / And the young man escaped. [“The Foster-Mother’s Tale”, 66-68. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES ET DOCUMENTAIRES Allan, George (et avant lui Weir, William), Life of Sir Walter Scott, Baronet, with Critical Notices of his Writings, Edinburgh, 1834, p.132. Delamarre, Xavier, Dictionnaire de la langue gauloise. Une approche linguistique du vieux-celtique continental, Editions Errance, 2003. Samuel Taylor Coleridge La Ballade du Vieux Marin et autres textes, édition bilingue Jacques Darras. Nrf Poésie/ Gallimard 2005-2007 The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge, vol I, Lectures 1795: On Politics and Religion. Conciones ad Populum or Addresses to the People . Schubert Winterreise 1827 (Textes de Wilhelm Müller, 1823, cycle de “Wanderlieder”), Matthias Goerne, Alfred Brendel “Live from Wigmore Hall” Polyhymnia, 2003 Early Country Music. Songs from USA. EPM 2001 12 13 Envoi Cette communication au titre voulu bilingue, et au programme chargé, s’est appuyée tout au long sur une chose vue, notée, interprétée et publiée par Coleridge en 1795. L’essai a pris cette chose et l’a emmenée en son cours comme un portique d’accès mobile aux 151 strophes en sept chants de La Ballade du Vieux Marin de 1798 – chambranle d’accès pour un branle dansé : ou pour qui préfère, banderole de manif. C’est-àdire, essai sur le Romantisme de la chose vue, notée, interprétée et dite ; entendre, le Romantisme du regard et de son objet, du fragment (une note est fragmentaire en son principe), de la prise de position (interpréter c’est cela), et de la prise de parole, laquelle est toujours en situation de guerre, la parole humaine étant ce qu’elle est, et a fortiori en temps de guerre comme c’est ici le cas. Dans cette fiction de Navire sans capitaine ni coque en vue, l’énonciation est Maître Barreur par gros temps, sur ses concepts perché, mais Maître Barreur triste. Un étudiant intellectuel (tous ne le sont pas) aime volontiers se représenter dans ce rôle de barreur capable d’en remontrer au Gouvernement. Puis, la guerre infinie prévaut, sans prévaloir sur la foi autre qu’immanente. Il est certain que la fonction narratrice est une figure en soi dans le texte qui nous concerne. Et l’albatros abattu accroché des jours durant au cou du jeune marin délibérément vieilli en bon fût littéraire de chanson narrative populaire – figure majeure du texte ; l’albatros donc, ne pue pas. Et cela, bien que la scène très changeante du pont de navire soit à ce stade de la narration celle du navire encalminé dans une atmosphère tropicale torride. Fait signe, dès son entrée vive en texte, l’albatros mort non pourrissant persiste et signe. C’est sur le terrain de cet oxymore romantique prononcé que s’est placée cette communication. Non sans effets d’actualités. « 1798 » en Grande-Bretagne, « 2012 » en Europe furent, et sont, des temps paradoxaux de paix dans la guerre, guerre dans la paix, oxymores avoués ou inavoués, transparents l’un à l’autre par stratégies et censures de temps de guerre, précisément. Où va donc se nicher « le lyrisme » dans tout ça ? Eh bien, peut-être là où il nous fut donné d’entendre décrire in situ les manières de table au réfectoire d’un khâgneux issu de milieux très populaires (« fascinating native life ») : par la figure « il se lèche les doigts lyriquement », en liberté totale de déplacement des bonnes manières. Le jeune et petit dernier, disons en français distingué biblique le benjamin, et en notre franco-provençal menacé en temps de guerre des langues, « le coissou » ou 13 14 « couasson » -- celui qui vient « à la queue » des autres, et, s’il reste vraiment dernier de tous, ce qui fut le cas, « emporte avec lui » la matrice – « le Coleridge des autres » en somme, fut une version britannique du khâgneux en chaleur, un fervent « Grecian » (helléniste) parvenu boursier via Londres à Cambridge ; là où trois de ses (neuf) frères, eux, étaient allés à Oxford, l’université des Pays de l’Ouest, au temps révolu où la famille Coleridge n’était pas encore sans le sou – mais certes dans un collège pour budgets bien modestes, Pembroke, propre à former de bons petits ou grands ecclésiastiques comme leur père. Le plus mémorable du restant, dont le tout premier, fut militaire aux Indes et y mourut prématurément. Il est une pertinence guerrière de ce texte des Ballades Lyriques – guerre en oxymores, celle que les idées aiment à mener. L’important en analyse, est l’homologie conceptuelle entre deux structures également conceptuelles relevant toutes deux de ce que nous avons proposé de nommer une « topique » : ici, celle des viandes recruteuses, et en fiction (choses « non vues » mais lues) celle du bel oiseau idéologiquement comestible pendu au cou du jeune barreur en climats extrêmes, immobilités comprises. Pas un charognard, pas un vautour profiteur des meurtres de masse sanctionnés par la doctrine, non. Mais pourtant tout l’équipage meurt. Quant au Nauséabond avec N majuscule, c’est un Invité aux noces que l’on ne présente plus dans la France politique de 2012. Nous avons posé une « matrice » pour The Rime of the Ancyent Marinere, antérieure chronologiquement à l’excursion de novembre 1797, et surtout, mise à distance des circonstances iréniques de cette excursion, lesquelles flattent le préjugé irénique qui régit l’analyse littéraire et tient la guerre à distance respectueuse comme l’était la prostituée de Sartre. Le concept de /matrice/ s’est cloisonné jusqu’au point où le terme qui le portait dans l’antiquité nord-européenne se retrouve en anglais moderne, âge romantique compris, désignant une donnée anatomique restreinte sur le mode grossier du N°x de la liste de citations. La surface de sens du terme s’est réduite comme celle d’une Mer Morte, paysage pour /bouc émissaire/ incorporé, la guerre littérale ou figurée qui est aussi celle « du sexe » (plutôt que « des sexes »). 14 15 15