Enfant despote

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Enfant despote
L'ENFANT-ROI EST MORT : VIVE L'ENFANT-TYRAN !
Ce titre ne sera ressenti comme une provocation que par celles et ceux qui ne vivent pas au milieu des
enfants. Et de leurs parents. Il s'agit d'un phénomène de société et nul n'est particulièrement coupable de
quoi que ce soit, chacun s'efforçant de faire pour le mieux. Mais cela ne suffit pas. "Les profs n'en
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peuvent plus !" vient de titrer un hebdomadaire français . A Florimont, nous n'en sommes pas là, Dieu
merci. Il convient cependant de prendre conscience de cette évolution avant qu'elle ne gagne du terrain
comme un cancer pernicieux et meurtrier – non seulement pour le corps enseignant et les familles mais,
au premier chef, pour les enfants dont nous avons tous la charge et dont nous souhaitons le bonheur.
Ce qui a conduit au changement :
Dans les années 60 en Europe (50 aux E.-U.), toute la démarche éducative se fondait sur
l'identification exacte des besoins de l'enfant et sur l'ajustement optimal à ceux-ci. Rêvant d'une
société plus humaine, les nouveaux parents s'empressèrent d'évacuer l'éducation donnée par
leurs parents2. On redécouvrait Pestalozzi, Montessori, Freinet, Piaget… L'enfant était au
centre du monde familial et le monde tournait autour de lui.
Après mai 68 l'allongement des études, la contraception (enfants voulus donc choyés), la
consommation (enfants-cibles, flattés par les publicitaires), le partage de l'autorité (fin des
prérogatives paternelles), font que l'enfant acquiert un statut proche de celui des adultes.
Les principes de l'"éducation nouvelle"
Le but ultime de la "nouvelle famille", c'est que l'enfant s'épanouisse. Il faut donc éduquer
autrement que ne le faisaient les parents : le Dr Spock, R. Pernoud, F. Dolto (souvent mal lus) et
leurs émules détiennent les bonnes solutions : l'enfance n'est plus une période à traverser pour
atteindre l'âge de raison ; elle est un âge en soi. L'environnement doit s'adapter aux besoins de
l'enfant, lui éviter toute frustration risquant d'altérer la vision positive qu'il doit avoir de la vie, du
monde et… de ses parents. Sa personnalité doit s'exprimer dans toute sa singularité. Pour ce
faire, rien ne lui est imposé, tout est négociable. Il est naturellement bon : le dialogue et
l'autodiscipline règleront donc tout. Ni ordres donnés, ni sanctions. La notion de faute sera
évitée, de même que tout sentiment de culpabilité. Les parents tremblent de mal agir et n'osent
plus tenir un discours directif. Craignant de mal faire, ils ne font plus rien et, surtout, ne traitent
pas leurs enfants en enfants3. Les voulant parfaits, ils deviennent perfectionnistes… Le petit
Gudule aura le QI d'Einstein, le génie musical de Mozart, le sens des affaires de Bill Gates,
l'humour de Woody Allen. Bien sûr, les parents de Gudule seront malades quand il ne sera pas sinon le premier - du moins dans les trois premiers de sa classe…
Les résultats
L'enfant grignote le pouvoir des adultes. Les principes fondamentaux de l'"éducation nouvelle" le
mettent au centre de la vie familiale. De concessions en lâchages, sans s'en rendre compte, les
parents démissionnent et se retrouvent instrumentalisés, malheureux et sans réel pouvoir. Un
jour l'équilibre héroïque des parents subissant tout se rompt et le charme n'opère plus4.
La place du père ? La responsabilité éducative s'est déplacée vers la mère. En cas de
difficultés, le père manque souvent de solidarité. Il déclare qu'avec lui, en principe, les choses se
passent bien ; mais son épouse manque de patience (ou de fermeté) et devrait faire des efforts.
1
Marianne / 19 au 25 septembre 2009 : "La tyrannie des parents d'élèves".
Ceux qui ont eu 40 ans en 2000 - 2005 savent très bien ce qu'était l'éducation dite traditionnelle : le père détenait
l'autorité ; à l'école le contrôle de l'enfant devait être complet, l'obéissance obtenue par tous les moyens y compris
force, ironie, voire humiliation.
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Ils se sont mis à dialoguer avec eux dès les 1ères minutes de leur existence comme avec des diplômés de…
Science-Pot : "C'est bien mon Anatole, tu as fait un caca magnifique, je suis très fière de toi, maintenant nous allons
aller ensemble le jeter aux cabinets…"
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"Certains enfants, généralement un par famille, sont devenus à ce point tyranniques et odieux", que chaque retour
de l'école ou chaque réveil matinal plonge les parents "dans la peur de nouveaux conflits sans issue, de nouvelles
paroles insultantes et de portes qui claquent. D'autres fois, ce qui est très difficile à supporter pour le père ou pour la
mère, c'est le visage sombre de l'enfant, le sentiment qu'il donne d'être fondamentalement lésé et mal aimé." (Maurice
Nanchen)
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Et ces "nouveaux enfants" ? Portrait robot
- Ils sont plus ouverts car ils ont accès à une multitude d'informations. Ils se livrent à mille loisirs
successifs (vite blasés), attendent beaucoup des adultes et consomment davantage qu'ils ne
développent des compétences. Ils veulent tout, tout de suite, sans efforts. Ces « nouveaux
enfants » privilégient leur propre confort, leurs besoins, sans se préoccuper de ceux des autres.
Ils assènent des "vérités" (ne sont-ils pas adultes ?!) et ne manifestent aucun égard pour leur
entourage (qu'ils ignorent ou méprisent).
En famille : Contre toute prévision, avoir beaucoup reçu ne les a pas rendus plus altruistes. Ce
sont des éternels insatisfaits, expriment souvent des manques, ce qui culpabilise les parents. Ils
recourent aux stratégies de manipulation : séduction – culpabilisation, et ee hissent
naturellement au même niveau que les adultes, se mêlent de leur vie et de leurs problèmes, les
jugent.
A l'école : Beaucoup de ces enfants, arrivant à l'école, se heurtent à une volonté qu'ils n'ont
hélas jamais connue. Incapables de supporter de contrainte, ils développent très tôt des
stratégies de fuite : passivité, report des projets, investissement dans des domaines autres que
scolaires, révolte excessive, dépression, délinquance, drogue…
Réaction parentales
La famille mesure souvent trop tard l'irréversibilité de la situation. Les réactions sont alors de
deux types :
- Eviter tout affrontement, fermer les yeux. Ce sont ces parents qui trouvent toujours des
excuses aux incartades de leur cher petit5… La crise est alors différée, le processus de
maturation arrêté. Ces parents savent-ils que l'équilibre de l'enfant exige très tôt des
obstacles ? Qu'il en a besoin pour mesurer sa propre valeur ?
- Tenter de redresser la barre, mais il est trop tard : l'enfant a grandi, il ne cède plus et on peut
assister à des affrontements violents. Le plus souvent, face à leur impuissance, les parents
délèguent alors à l'école le soin d'assumer ce qu'ils n'ont pas réussi à mettre en place.
Pour qu'il y ait éducation, il faut un équilibre entre le normatif et l'affectif.
- Le normatif : ce sont les résistances de l'environnement. Elles correspondent aux
expériences que vit l'enfant lorsque l'entourage famille-école résiste à ses désirs et le
contraint soit d'y renoncer, soit de différer la satisfaction attendue, soit d'envisager des
aménagements. Il s'agit donc d'un processus d'adaptation qui amène l'enfant à développer
de nouvelles compétences (la marche, le langage, la propreté en font partie). Concrètement,
le normatif pose des frontières à ne pas franchir entre le territoire des adultes et celui de
l'enfant (langage, comportement), des règles à respecter (vie sociale et vie scolaire y
compris de contraintes comme la présentation d'une copie, l'orthographe, etc.) Des
prescriptions sont fixées, des ordres donnés et des sanctions infligées - toutes choses
nécessaires à l'équilibre du futur adulte.
- L'affectif : consiste à s'ajuster aux besoins présumés de l'enfant. Sur le plan émotionnel
c'est gratifiant à la fois pour l'enfant (besoin comblé) et pour l'adulte (reconnaissance).
Compréhension, dialogue, empathie, autant d'approches affectives qui enrichissent l'estime
que l'enfant a de lui-même – pierre angulaire indispensable de sa santé mentale.
L'erreur de l'"éducation nouvelle"…
… est d'avoir fait le pari d'atteindre l'ensemble des objectifs de l'éducation en misant tout
sur l'affectif. Elle a estimé qu'en excluant la contrainte, qu'en utilisant le seul dialogue, les
explications (en soi nécessaires), l'enfant serait aussi bien armé pour faire face à la vie… Or un
enfant a tôt fait de jauger ce type de situation univoque et de la mettre à profit. Il perçoit très vite
que l'adulte qui s'interdit tout recours à l'autorité est en position de faiblesse et il en use
systématiquement. On assiste alors à une véritable prise de pouvoir. L'adulte, dont l'objectif
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Ces parents ne se rendent pas compte à quel point ils font le jeu (et le malheur à venir) de leur enfant: "Monsieur le
professeur, mon fils a passé un week-end épouvantable. L'avion pour Madrid partait tard, le mariage de sa sœur l'a
épuisé, ses cousins l'ont entraîné en ville et, ne s'étant pas couché de la nuit, il n'a pas pu faire ses devoirs… Il en est
profondément désolé… Je suis certain(e) que vous comprendrez et l'excuserez."
noble était le respect de l'enfant, se trouve dès lors meurtri, désabusé et tellement frustré que
des paroles blessantes apparaissent puis l'engrenage de la violence. Ou la démission.
Imaginer que le normatif peut porter préjudice à l'enfant est une grave erreur. La rigueur
d'un règlement (plus tard : de la loi) et les aspérités de la réalité peuvent faire mal, mais, dans le
domaine qui nous concerne, elles ne portent pas atteinte à la dignité de la personne. Maurice
Nanchen exprime très clairement ce que tout éducateur soucieux de son devoir aimerait que les
parents comprennent et que, fort heureusement, certains comprennent : "Il est indispensable
que les parents aient transmis suffisamment de normatif à leur enfant pour qu'il accède à
la maturité correspondant à son âge. Lorsque c'est le cas il est équipé pour supporter les
contraintes de la vie scolaire, ce qui du même coup allège la charge qui pèse indûment
aujourd'hui sur les épaules des enseignants."6
En conclusion
L'éducation d'un enfant s'effectue selon deux axes : sur l'axe affectif c'est l'univers qui s'ajuste
aux besoins réels de l'enfant. Sur l'axe normatif c'est l'inverse. Les deux sont nécessaires.
Supprimer l'un aboutit inexorablement à un déséquilibre.
L'axe normatif dont le refus semble encore bien vivace, est celui qui apprend les limites et
permet de devenir adulte. Or, être adulte c'est ramener ses espérances à des cadres
raisonnables, découvrir que l'obstacle est non pas la négation mais la condition même de la
liberté. C'est un mythe contemporain de croire que les obligations et les contraintes lèsent ce
qu'il y a de meilleur chez l'enfant. Au contraire, c'est l'honorer que de le confronter, quand cela
se présente, à ce que sera sa vie à venir et ainsi lui permettre d'acquérir de l'assurance, de la
force morale pour plus tard.
Il reste à souhaiter que la prise de conscience qui se fait actuellement avec des Philippe
Meirieu, Louis Roussel (L'enfance oubliée 2001), Claire Leduc (Le Parent entraîneur), Maurice
Nanchen, Aldo Naouri (Eduquer ses enfants aujourd'hui) nous mène très vite à une synthèse et
un rééquilibrage : rigueur du normatif, nuances de l'affectif. Les parents, les professeurs et les
enfants seront alors beaucoup plus heureux.
Gérard Duc
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Ce qui fait grandir l'enfant, Ed. St Augustin, 2002