Desanti sur mon site

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Desanti sur mon site
De l’amour, après petit a Séance du 25 février 2003.
Le séminaire reçoit Dominique Desanti
Ce qui rend si heureux, c'est la présence dans le cœur de quelque chose d'instable,
qu'on s'arrange perpétuellement à maintenir et dont on ne s'aperçoit presque plus
tant qu'il n'est pas déplacé. En réalité, dans l'amour il y a une souffrance permanente,
que la joie neutralise, rend virtuelle, ajourne, mais qui peut à tout moment devenir
ce qu'elle serait depuis longtemps si l'on n'avait pas obtenu ce qu'on souhaitait, atroce.
Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, (Pléiade I, 571-572)
Nous recevons aujourd’hui Dominique Desanti, que je remercie infiniment, en votre nom à
chacun et au mien, d’avoir accepté cette invitation. Elle est accompagnée de Jacques Sedat,
que nous remercions également beaucoup. Jacques Sedat est un ami de très longue date du
couple Desanti. J’imagine que certains d’entre vous au moins, connaissent le nom et l’œuvre
de Jean-Toussaint Desanti, que ses proches appelaient et appellent Touky, une œuvre
philosophique, notamment d’épistémologie des mathématiques , qui n’a pas compté pour peu
dans le frayage de Lacan. Jacques Sedat vous dira peut-être comment la notion elle-même de
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mathème, de mathesis, fut avancée par Jean-Toussaint Desanti, duquel, donc, Lacan la tient.
Pas moins !
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Vous savez déjà la raison de la présence de Dominique Desanti ici ce soir. En 1971, elle
publiait, chez Flammarion, un roman intitulé Un métier de chien, lequel métier, on l’apprend
bientôt en lisant l’ouvrage, n’est rien d’autre que celui de psychanalyste − si tant est que
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psychanalyste soit un métier, ce dont Lacan, au moins dans la « Proposition d’octobre 1967 »,
doutait fortement. Mais là n’est apparemment pas notre question ce soir, ou tout au moins pas
tout de suite la question.
La question de ce soir, la nôtre cette année ici, nous est posée par ce roman et par la réaction
de Lacan à sa lecture. Cette réaction, tout au moins ce que nous en savons aujourd’hui, fut
double : publique, mais aussi privée. La réaction publique fut publiée dans Le Monde du 19
novembre 1971. Le titre en était : « L’opinion de Jacques Lacan ». Il s’agit d’une sorte
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Jean-Toussaint Desanti, Les idéalités mathématiques, Paris, Seuil, 1968.
Précisons : La conférence de Jean-Toussaint Desanti « Réflexion sur le concept de “mathesis” » fut donnée à la
Société française de philosophie le samedi 27 novembre 1971 (et publiée dans le Bulletin de cette société daté de
janvier-mars 1972). Lacan n’est pas présent, ou du moins ne figure pas comme intervenant mentionné dans le
compte rendu. Le concept de « mathème » fait son apparition chez Lacan en novembre 1971 (cf. Paul Laurent
Assoun, Lacan, coll. Que sais-je ?, Paris, PUF, 2003, p. 111).
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C’est vivre, m’interrompit Dominique Desanti tandis que j’introduisais ainsi notre échange. Ce qui (ajout
postérieur) syllogistiquement se présente ainsi : psychanalyste est un métier de chien, un métier de chien est
vivre, tous ceux qui vivent sont psychanalystes.
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d’encart, dans un article signé Jacqueline Piatier. En haut de la page du Monde, on lit,
soulignée, une plutôt curieuse question (même si elle est directement issue de la chute de
l’ouvrage), puis, juste en dessous, en un corps plus gros, le titre proprement dit de l’article :
Quel est le « métier de chien » : la psychanalyse ou la vie ?
Dominique Desanti romancière
Voici ce court texte de Lacan, tel que vous le trouvez dans Pas tout Lacan : Il est introduit par
un chapeau, sans doute dû au Monde, ou bien à une initiative de l’auteur de l’article.
Cléo a beau oublier et faire oublier son métier, Dominique Desanti l’a néanmoins voulue
psychanalyste et se hasarde en des contrées où il est bon de montrer patte blanche. Or, que
je sache, elle n’a pas plus que moi fait ses classes en la matière. L’avis d’un spécialiste était
bon à entendre. Très accroché par le roman, Jacques Lacan a bien voulu nous donner le
sien.
J’ai pris grand plaisir, en effet, à lire Un métier de chien, de Dominique Desanti. Comme un roman,
bien sûr, – et j’en lis peu – non comme un livre sur la psychanalyse. Là-dessus il n’apprendra pas
grand-chose au lecteur. Cléo n’y pratique pas l’analyse, ni sur elle-même ni sur autrui.
Mais ce que je crois c’est que Dominique Desanti n’aurait pas pu réaliser ce qu’elle a fait, avec tant de
rigueur, de mordant, d’acuité, si son héroïne n’avait pas été psychanalyste. Sous cette fiction, qui ne
vaut que comme fiction, Cléo livre sans choquer ce qui serait autrement impossible à dire, ce que
jamais les vraies psychanalystes dans la vie ne révéleront : la vérité d’une femme sur l’amour. Nous
bafouillons tous sur l’amour. Elle, pas.
Dominique Desanti a écrit « le roman de la psychanalyste » comme, sans percer le mystère de la
poésie, on écrit « le roman du poète ». Et c’est aussi bien fichu que du Dos Passos. Pourquoi lui
reprocherait-on le masque qu’elle a prêté à son héroïne si sous ce masque quelques points de mirage et
de leurre de notre temps ont été éclairés ?
La réaction privée est constituée par une lettre de Lacan à Dominique Desanti, que Jacques
Sedat a eu la gentillesse de photocopier pour moi, non sans avoir demandé son accord à
Dominique Desanti. Cette lettre est à ce jour inédite. Le texte dit :
Ce 12 X 71,
Chère Dominique.
Avant de le finir ce roman
− je suis dedans je ne le quitte pas −
ce mot pour vous dire qu’il me fait plaisir.
Un métier de chien − oui
c’est bien ça − j’essayais d’en faire
autre chose… mais peine perdue
(pure parenthèse)
Car la question qui me
reste – où avez vous piqué tout ça
je veux dire sur la ψchanalyste ?
Je répète : ça me fait plaisir
C’est tout dire, car ça ne m’arrive pas
souvent.
Votre
Jacques Lacan
À la lire d’un peu près, la déclaration publique de Lacan apparaît assez retorse. Cléo, la
psychanalyste du roman, précisément parce qu’elle est une psychanalyste fictive, pourrait,
selon Lacan, dire « la vérité d’une femme sur l’amour ». Notez : une femme. Et Lacan
d’ajouter : cette vérité, jamais les vraies psychanalystes ne la révèleront. Pourquoi cette
affirmation ? En quoi la position d’une femme psychanalyste lui rendrait-elle radicalement
exclu de formuler cette vérité ? Pourquoi ce « jamais », tout de même très osé, puisqu’il se
supporte de quelque chose comme un « toutes les femmes psychanalystes », passées,
présentes et à venir ?
Voici donc une première série de questions. Mais soit. Laissons cela, au moins
provisoirement. Car une autre série se dessine à partir du moment où nous posons la question
à quoi tout le texte semble bien fait pour aboutir : quelle vérité ? Lacan ne la dit pas. Il laisse
cependant entendre, il donne même à entendre qu’il l’a lue, donc qu’il la sait. Il saurait que
Cléo sait. Il saurait aussi ce que Cléo sait.
Lacan aura procédé de façon analogue avec Marguerite Duras (vous trouvez ça dans Allo
Lacan ? Certainement pas !). Elle sait, disait-il, ce que j’enseigne. Quoi ? Là non plus, il ne le
disait pas.
De tels propos relèvent d’un genre spécifique, celui de l’énigme, assortie d’une provocation.
Est-ce si sûr qu’il nous faille tenter d’établir le texte de ce qui n’est pas dit, le contenu
absent ? Cette absence ne constitue-t-elle pas plutôt un piège dans lequel, nous, tiers devrions
ne pas tomber ? Non pas au nom de l’idée a priori qu’il ne faudrait jamais tomber dans un
piège, non pas parce que ce serait a priori, une sottise d’y tomber ; bien plutôt parce que lire
un tel propos impliquerait de le prendre tel qu’il se donne, dans son texte, un point c’est tout.
Impliquerait, autrement dit, d’admettre qu’il n’y a là aucun texte absent, que tout est là dit, ce
qui, dans la pratique analytique, est souvent de bonne méthode.
Notre problème, si ardu, de ce soir, commence avec le fait que nous ne savons même pas, a
priori, choisir en raison l’une ou l’autre option. Que faire en pareille situation plutôt
rocambolesque ? Eh bien, tenter l’une des deux manières de lecture, et voir ce que ça donne.
Si, à terme, échec il devait y avoir, nous devrions alors nous rabattre sur la seconde.
Nous choisissons la première, et donc allons tenter de déchiffrer l’énigme, en pariant qu’il n’y
a parfois qu’une seule façon de se sortir d’un piège, et c’est d’y entrer.
Que dit Lacan ? Enumérons quelques points :
I Son plaisir de lecteur, qu’il dit publiquement, qu’il répète dans la lettre privée. Il tient
beaucoup, semble-t-il donc, à ce que Dominique Desanti sache le plaisir qu’elle lui a procuré
pour avoir écrit et publié ce livre (le lui a-t-elle envoyé ?). Et que ça se sache. Je ne verrais
aucun inconvénient, tout au moins pour l’instant, si quelqu’un déclarait se ficher
complètement de ce plaisir. Ça lui a fait plaisir ? Eh bien tant mieux pour lui. Un point c’est
tout. Objection : ce plaisir, Lacan nous en fait part à nous aussi, lecteurs du Monde.
Il y a quelque chose d’étrange, à propos de ce plaisir. Dans Un métier de chien, page 116,
Cléo, visitant l’atelier de Léo (vous aurez noté, je n’en doute pas, le jeu littéral de ces deux
noms, si proches et pourtant différents), voyant ses tableaux, dit à Léo ce que Lacan dira à
Dominique :
− Merci d’avoir fait ça. Merci de votre imagination, de votre sensibilité. Merci pour ce… ce plaisir…
que je… n’attendais pas.
Ce plaisir esthétique serait comme le trait unaire d’une identification de Lacan à Cléo. On
peut ici imaginer, fût-ce au prix d’un mini délire, que c’est parvenu à la page 116 que Lacan
décide d’écrire à Dominique pour lui dire ce que Cléo dit à Léo. Car il faudrait bien, n’est-ce
pas, expliquer ce geste d’interrompre sa lecture pour écrire sa lettre comme en hâte, sans
attendre la fin du roman. Cette explication (à produire) fait partie de la lecture de la lettre
privée, laquelle ne saurait se revendiquer comme une effective lecture sans elle.
Je me souviens d’une séance d’analyse où j’apportais à Lacan une trouvaille clinique qui
devait, je ne m’en doutais pas en le disant, vivement l’intéresser. Je lui disais, ce jour-là, que,
lisant le soir avant de s’endormir, l’instant de l’endormissement ne se produit pas à n’importe
quel moment de la lecture, qu’on s’endort sur une phrase précise, une phrase qui
subjectivement porte, et qui serait donc à ranger dans la catégorie lacanienne des « formations
de l’inconscient » . Sans doute un rêve, pour avoir été lié à la phrase en jeu ce soir-là, m’avaitil signalé la chose.
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II « La chose » est d’ailleurs le premier titre envisagé pour Un métier de chien . La chose
mérite d’être notée car ce jeu entre « chose » et « chien » se retrouve aussi bien chez
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Dominique Desanti que chez Lacan qui, vous vous en souvenez, conclut « La chose
freudienne » précisément sur un positionnement du psychanalyste comme chien, plus
précisément comme chien de Freud. Il s’agit des désormais fameux alexandrins
typographiquement masqués :
Actéon trop coupable à courre la déesse,
proie où se prend, veneur, l’ombre que tu deviens,
laisse la meute aller sans que ton pas se presse,
Diane à ce qu’ils vaudront reconnaîtra les chiens
S’il existait un objet « mondain » susceptible d’incarner la chose, eh bien ce serait le chien.
Souvenons-nous aussi de Lacan disant que sa chienne avait la parole, mais pas le langage. Il
s’agit d’un trait commun à la chienne (de Lacan) et au psychanalyste : lui aussi, le
psychanalyste, n’aurait que la parole, le langage étant, dans l’analyse, localisé au grand Autre
de l’analysant.
Le « Oh, y en a marre, je lui dis va te faire chose, […] » de Dominique Desanti apparaît bien
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proche de la conception de la fin de l’analyse qu’a pu développer Jacques Lacan, du
psychanalyste comme déchet, comme reste de l’opération analytique du coup bouclée.
III Dans la lettre privée, Lacan demande à sa correspondante : « […] où avez vous piqué tout
ça je veux dire sur la psychanalyste ? ». On peut se douter de la réponse de Lacan à cette
question , surtout si l’on se souvient des délires qui l’ont traversé plusieurs fois à propos du
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vol des idées (il écrit « piqué », non pas « pris »). Sa réponse serait : « C’est chez moi que
vous avez piqué tout ça ».
Eh bien, là encore, nous trouvons une réponse dans le roman (p. 45), une réponse certes de
Cléo, non de Dominique Desanti. Cléo donc, à propos d’une remarque qui lui vient
concernant l’amour de Léo pour Steve, et plus précisément du fait que Léo a pu conquérir
« cet angélique voyou » (clairement : un éromène) du fait qu’il était mutilé, Cléo ajoute, mais
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Autre phénomène de ce type avec, par exemple, le tennis. Vous commencez par vous échauffer en faisant des
balles, avant de commencer le match. Il faudra bien, à un moment donné que l’un des deux adversaires dise à
l’autre, juste après un échange : « Bon, alors on commence ? ». Eh bien celui qui aura perdu la dernière balle
avant que l’on joue « pour de bon » a de bonnes chances de perdre aussi le match. Ou encore : l’un des deux fait
un lapsus en annonçant le score actuel, disant qu’il est mené 40/15 alors qu’ils en sont à 30/15. Eh bien ce 40/15
a, là encore, de bonnes chances de se réaliser.
5 Cf. Jean Decock, « Le personnage en quête d’auteur : une lecture impressionniste ou le chat et le lièvre dans
Un métier de chien », Dalhousie French Studies 54, printemps 2001.
6
Dominique Desanti, Un métier de chien, Paris, Flammarion, 1971, p. 249.
7 Avant même que je ne donne mon hypothèse de réponse, Dominique Desanti, assise à côté de moi,
m’interrompant, la formulait : « C’est à Lacan ! ». On se souviendra ici des mini délires qui ont habité Lacan, à
plusieurs reprises, dans des moments critiques de sa position dans le mouvement freudien, précisément sur des
questions de plagia.
sous une forme interrogative, ne le négligeons pas car cette question du « comment sais-je ? »,
« d’où sais-je », parcourt tout le roman :
Cette science, l’ai-je puisée chez mes étendus du divan ? Les corps s’y succèdent, dissemblables
autant que les discours, et tous, pourtant, se rejoignent à quelque croisement, à quelque nœud.
Là encore, le rapprochement s’impose, car il est arrivé plusieurs fois à Lacan d’avoir
revendiqué tenir son savoir de ses analysants. Nous surprenons la psychanalyste fictive tenir
le même propos que le psychanalyste Jacques Lacan, lui « dans la vie ».
Cette psychanalyste fictive présente, comme telle, plusieurs traits que Lacan ne pouvait, à
mon avis, qu’approuver. Ainsi le fait que, lorsqu’il lui vient la tentation d’appliquer son savoir
à la situation actuelle à laquelle elle a à faire, elle s’en abstient, trouvant le geste et aussi bien
ce savoir dégoûtants. Ou encore lorsqu’elle fait porter le soupçon sur l’usage des mots en
psychanalyse, une question dont je ne doute pas que Lacan, aussi chantre du symbolique qu’il
ait été, se la soit posée :
Rêve rive ravin ravissement ravage. Ravagée. Le nom de cette lunaire luminescence : ravagée. Est-ce
une ruse fournie par mon métier – ton métier d’éboueur d’âmes – que cette esquive, ce saut dans les
mots ?8
Le symbolique serait-il un subtil recours contre les ravages de l’amour de transfert ?
IV La lettre privée confie à Dominique Desanti quelque chose que Lacan, à mon avis, n’aurait
su ni pu, à l’époque, dire publiquement, à savoir sa tentative de faire du métier de
psychanalyste, autre chose qu’un métier de chien. Cet aveu est en contradiction flagrante avec
la conclusion de « La chose freudienne ». En faire autre chose, comment ? Par la voie du
mathème, et là Touky se trouve à l’horizon du propos de Lacan et de son échange avec
Dominique. Touky, comme Lacan, marchait sur trois pieds, en l’occurrence non pas RSI mais
trois langages : philosophique, mathématique, marxiste .
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Lacan avoue aussi que c’était « peine perdue ». Il s’agit, à mon avis, du paragraphe de la
courte lettre où Lacan se confie le plus personnellement, parle à Dominique comme il lui est
arrivé de parler et d’écrire à son psychanalyste Lœwenstein.
V Au terme de la déclaration publique, Lacan éclaire quelque peu ce qu’il appelle « la vérité
d’une femme sur l’amour ». Le « masque » d’une femme psychanalyste aurait permis à
Dominique Desanti d’éclairer « quelques points de mirage et de leurre de notre temps ». La
question devient donc celle-ci, plus précise quoiqu’encore énigmatique : qu’est-ce que « notre
temps » (nous sommes en 1971) véhicule comme mirage et leurre à l’endroit de l’amour ? En
quoi Un métier de chien éclaire-t-il ce mirage et ce leurre ? Comment la fiction d’une
psychanalyste femme intervient-elle comme nécessaire à cet éclairage ?
Je voudrais pour conclure, ou plutôt engager plus avant notre échange, donner deux pistes,
sans être sûr, cependant, qu’elles soient telles.
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9
D. Desanti, op. cit., p. 258 (italiques dans le texte).
Cf. « Les trois langages de Jean-T. Desanti présentés par lui-même », Préfaces n°16, décembre-janvier 1990.
La première est extérieure au roman. Il s’agit d’une rumeur, rapportée par Eugénie Lemoine
dans un article paru récemment dans La cause freudienne. Attendant le moment opportun
pour entrer dans une conférence sans déranger, Eugénie Lemoine aurait entendu Dominique
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Desanti dire :
[…] et il me dit : « L’analyse n’arrange pas la vie »11
« Il », c’était Lacan, selon la supposition, sans doute fondée, d’Eugénie Lemoine. Le récit de
celle-ci, cependant, ne rend pas compte de ce qui pourtant doit être lu, et que Dominique
Desanti précise, à savoir qu’il s’agissait, dans ce propos, de la vie du psychanalyste. Une fois
encore, donc, Lacan s’adresse à Dominique sous la forme d’une confidence, sinon d’un aveu.
On en vient à penser : « ce type, Jacques Marie Lacan, n’aurait-il pas dû s’adresser à une
femme pour son analyse ? ». Il est vrai qu’une autre Marie, Bonaparte du nom, était juste à
côté de « Lœw », au titre de sa maîtresse.
Un mot sur l’arrangement. Une règle de vie et sans doute de pratique analytique de Jacques
Lacan était : « Pas d’arrangement ». Si la chose vous choque, il vous suffira de lire
L’arrangement, de Kazan, pour saisir en quoi elle est parfaitement fondée. Et l’amour, certes,
ne se laisse pas ranger dans la catégorie des choses qui arrangent la vie.
La seconde piste est intérieure au roman. Il s’agit d’une citation d’un sonnet de Shakespeare
(reproduite sans sa traduction dans le roman, ce qui est exceptionnel), et c’est donc le moment
de vous souvenir que Lacan liait étroitement citation et vérité. Cette citation est d’ailleurs ellemême citée par le courageux, remarquable et un brin affolé texte de Jean Decock, ce qui
souligne son importance.
Love’s not time’s fool
L’amour n’est pas le fou du temps
It is an ever fixed mark
Mais une marque (une tache) toujours fixée.
Cette citation va directement à l’encontre de la phrase de Proust (la « présence [dans l’amour]
de quelque chose d’instable ») par laquelle j’ai ouvert notre questionnement d’aujourd’hui.
Shakespeare fait-il référence pour l’amour dans Un métier de chien ? Dans ce roman, les liens
se disloquent. Pas un seul, pour finir, ne tient. Tandis que tient l’amour non possessif de Cléo
et Frédéric . Et quoi de plus instable qu’une apnée ? C’est en effet le terme qu’emploie Jean
Decock pour dire l’amour liant Cléo et Léo. Serait-ce là, dans cet amour apnée qui, ainsi que
le remarque encore Jean Decock, est aussi bien homo qu’hétérosexuel (la distinction n’ayant
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10
Eugénie Lemoine, « Une histoire en deux actes : l’arrangement », La cause freudienne n°51, mai 2002.
Dominique Desanti devait préciser le propos. Lacan lui a dit : « L’analyse peut servir beaucoup à l’analyste,
mais dans la vie privée, ça ne lui sert à rien ». La voie est donc bien libre : il n’y a aucune raison qu’un
psychanalyste fasse de l’éthique psychanalytique, comme d’aucuns le revendiquent, celle de sa vie privée.
12
Je fais mienne ici la logique mise en œuvre par un enfant de quatre ans et demi, entendu récemment. « Je ne
mens jamais » disait-il. Puis ajoutait : « je mens quelque fois ». Autant le suivre : ces « quelques fois » ne portent
nulle atteinte au « jamais ».
11
sur ce registre aucun sens), que résiderait la lucidité de Dominique Desanti, via sa Cléo, à
l’endroit de l’amour ?
Post scriptum
De quelques indications issues de nos échanges ce soir-là
Pourquoi ce nom de « Cléo » ? Mention a été faite, au cours de la soirée, du film Cléo de 5 à
7, qui, en effet, était sorti sur les écrans peu avant que Dominique Desanti n’écrive son
ouvrage.
Pourquoi Dominique Desanti a-t-elle voulu Cléo psychanalyste ? Parce que, dit-elle, ce métier
était le plus susceptible (à l’époque) de porter l’idée d’une communication non verbale. Une
« commodité » d’auteur donc.
Une remarque de Jacques Sedat a permis en outre de préciser comment une intervention de
Lacan aurait pu être au départ de ce choix. Dominique raconte. Un dîner en ville. Les Desanti,
habitant rue du Bac, à proximité de la rue de Lille, montent dans la même voiture que Lacan
pour rentrer chez eux. Dans cette voiture, Lacan, dit à Dominique :
― Vous avez une écoute. Vous devriez essayer…
Dominique a-t-elle pris peur de cette rocambolesque proposition ? Peu après, elle sautait sur
une invitation, venue des États-Unis, d’aller y enseigner. Elle y écrivit Un métier de chien où
la psychanalyste n’est donc pas elle, mais son héroïne.