Klemperer c`est nous - Revue des sciences sociales

Transcription

Klemperer c`est nous - Revue des sciences sociales
Paola Traverso
Universität Berlin
Institut für Romanische Philologie
<[email protected]>
« Klemperer c’est nous ! »
Sur la réception allemande
des journaux de Victor Klemperer
L
a biographie de Victor Klemperer peut servir de paradigme
pour toute une génération de la
bourgeoisie cultivée judéo-allemande
ayant tenté par tous les moyens de
réaliser son désir de reconnaissance
et d’assimilation, et dont le rêve de
symbiose s’est transformé en cauchemar dès 1933. Klemperer naît en
1881 à Landsberg, en Prusse occidentale, dernier rejeton d’une famille
juive aussi nombreuse que modeste,
originaire de Prague. À Landsberg,
puis à Bromberg, son père occupe
la charge de rabbin de la petite communauté locale. Le caractère étriqué
de la vie de province et la pesanteur
d’une orthodoxie vouée à des rituels
« médiévaux » poussent son père,
partisan d’un judaïsme éclairé, à
s’installer à Berlin, où il deviendra le
premier prédicateur d’une synagogue
réformée. Alors que ses deux frères
aînés entreprennent une carrière qui
de médecin qui d’avocat, Victor hérite
de l’amour de son père pour la littérature et se voue aux études humanistes.
Son parcours académique n’en est pas
moins chaotique, puisqu’il quitte le
lycée pour apprendre le commerce,
reprend ses études sans les achever,
se veut poète puis se fait journaliste
jusqu’en 1913, date à laquelle il sou-
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tient une thèse qui lui ouvre la voie
de l’agrégation, obtenue en 1914 sous
la tutelle du philologue Karl Vossler.
Agnostique convaincu mais pressé par
l’ambition d’un frère désireux d’obtenir son « ticket d’entrée pour la société
bourgeoise » (Heine), il se convertit
au protestantisme en 1903. Trois ans
plus tard, il épouse la pianiste Eva
Schlemmer tout en se faisant inscrire
comme « israélite » sur le registre d’état
civil. En 1912, alors qu’il ambitionne
une carrière universitaire, il scelle sa
ferme volonté d’être « Allemand en
tout et pour tout » en se reconvertissant au protestantisme1. Il occupe
alors un poste de lecteur à l’Université de Naples, où Benedetto Croce
le voit en parangon de l’intellectuel
prussien. En 1915, convaincu de la
légitimité de la position allemande, il
s’engage au front dont il revient déçu
par la défaite et désillusionné face à
l’inutilité d’une guerre dévastatrice.
Politiquement désorienté, il donne sa
voix aux Démocrates, un petit parti
du centre que, « mis à part les Juifs,
personne ne prenait au sérieux »2.
Intellectuel convaincu que la voie
de l’assimilation passe par la culture,
Klemperer souligne l’importance de
l’individu face à la communauté et se
méfie d’un parti de masse tel que la
Social-démocratie.
La carrière universitaire de Klemperer débute avec un poste à l’Université de Munich où il se rend très
tôt à l’évidence que, dans le milieu
universitaire comme ailleurs, la
condition de Juif est un obstacle à
son désir d’ascension sociale. En 1920,
il décroche pourtant une chaire au
Polytechnicum de Dresde, sans jamais
parvenir à se faire nommer dans une
université plus prestigieuse. Outre
l’antisémitisme ambiant, son parcours irrégulier fait obstacle : lorsqu’il
n’est pas repoussé en tant que Juif, il
est traité de « journaliste » et de « lettré » dont la compétence scientifique
paraît douteuse. En 1933, Klemperer
se laisse encore aller à l’illusion que
la croix de fer conquise pendant la
Grande Guerre le mettra à l’abri des
abus et des discriminations ; deux ans
plus tard, la loi sur l’emploi public
le prive de son poste. En 1940, il est
contraint de quitter son domicile et
d’emménager dans une Judenhaus, où
plusieurs familles cohabitent dans un
espace restreint. Grâce à son mariage
« mixte » avec Eva Schlemmer, Klemperer peut éviter, ou plutôt différer de
jour en jour sa déportation, survivant
aux années noires, isolé et marqué
Paola Traverso
par le port obligatoire de l’étoile de
David. Le bombardement de Dresde
lui permet de quitter la ville et de se
cacher jusqu’à la fin de la guerre, au
cours d’un long périple vers la Bavière
occupée par les Américains. Rentré à
Dresde fin 1945, il quitte l’Église protestante, s’inscrit au Parti communiste
et reprend l’enseignement universitaire, d’abord à Greifswald et à Halle,
puis à Berlin-Est.
La notoriété de Klemperer en Allemagne de l’Ouest n’est pas due à ses
études sur les littératures romanes
mais à la publication, dès 1946, de
Lingua Tertii Imperii. Portant sur les
années antérieures au premier conflit
mondial, Curriculum vitae suscita
peu de réactions ; mais lorsqu’en
1995 le Journal consacré aux douze
années du régime nazi fit son apparition sur les rayons des libraires, le
succès fut extraordinaire : écrite par
un Juif allemand, la chronique de la
vie quotidienne sous la dictature fut
immédiatement canonisée et considérée comme la source historique par
excellence, susceptible d’éclipser tout
ce qui avait été écrit auparavant sur
l’époque nazie. L’industrie culturelle
et médiatique ne rata pas l’occasion
d’ajouter un nouvel épisode à la mise
en scène de la mémoire du passé nazi :
le théâtre de Munich organisa un
marathon de lecture retransmis par la
radio, tandis que la télévision produisit
une série au titre vague et ambigu :
« Klemperer : une vie en Allemagne ».
Dans le sillage de ce succès, les éditions
Aufbau publièrent l’année suivante la
partie du Journal relative à la période de Weimar, dont les échos furent
assez faibles, en dépit d’une importante campagne publicitaire. Avec la
publication, au printemps 1999, du
Journal des années 1945-1959, nous
disposons maintenant de l’intégralité
du récit autobiographique de Victor
Klemperer, glorifié à l’unisson comme
la chronique authentique du siècle qui
vient de s’achever. Toutefois, la notion
problématique d’authenticité devrait
nous inciter à la prudence, car elle
contrevient à une conception moderne
de la littérature comme construction
ou mise en fiction de tout événement,
fût-il proche de la réalité. Mais c’est
justement cette authenticité supposée
« Klemperer c’est nous ! »
qui confère à la chronique de Klemperer un souffle de vérité et d’innocence
qui invite à une lecture confiante en lui
assurant une réception singulièrement
unanime et homogène, limitée à la
surface du texte, et où la discordance
entre l’énoncé et le signifié est réduite
à peu de choses. Dans le cas de Klemperer, une telle lecture est d’autant
mieux accueillie qu’elle semble fournir des circonstances atténuantes au
passé allemand. Mais même si l’on
accepte ce concept d’authenticité, subsiste le problème non moins complexe
de l’objet historique du récit et de la
perspective qu’il véhicule. Autrement
dit : Klemperer est-il le représentant
paradigmatique de la réussite de l’assimilation judéo-allemande pendant
la période de Weimar ? Ou bien le
chroniqueur honnête et rigoureux de
la dictature nazie racontée du point
de vue d’un patriote allemand refusant de se laisser imposer un judaïsme
dans lequel il ne se reconnaît pas ? Ou
encore, un Allemand fidèle aux valeurs
des Lumières et opposé de ce fait au
nazisme ? Est-il le chroniqueur de la
persécution et de l’extermination des
Juifs ? Ou plutôt celui d’une condition
juive exceptionnelle, la condition des
rares Juifs qui, protégés de la menace
de la déportation grâce à un mariage
« mixte » avec un conjoint « aryen »,
ont pu survivre à la terreur nazie en
Allemagne même ? Comment enfin
définir l’auteur du Journal des années
de l’après-guerre et décrire sa destinée ? Comme celle d’un Juif survivant
dans la RDA ou d’un fonctionnaire
communiste diligent et inféodé au
régime ? Ou bien, plus simplement,
comme celle d’un universitaire ambitieux en quête de reconnaissance ?
Les lecteurs ont donné une réponse définitive à l’une au moins de ces
questions, celle concernant la période
historique pour laquelle l’autorité de
Klemperer paraît indiscutable. En
effet, ni les années précédant la première guerre mondiale, ni la période
de Weimar, ni la description de la
vie quotidienne sous le régime socialiste de l’Allemagne de l’Est, n’appartiennent au répertoire favori de la
mémoire allemande. Nonobstant le
débat actuel relatif au passé récent de
division nationale, les douze années de
la dictature nazie se profilent comme
un bloc compact ; et c’est justement
autour de ce Journal des années 33 à
45 que le culte de Klemperer est né
et que s’est constituée une sorte de
légende dont la raison est probablement à chercher dans cette définition
de l’époque nazie comme étant du
« passé », le passé tout court, le passé
par excellence. Bien que cette perception présente des caractéristiques
générales, l’écart entre la conscience de
soi ouest-allemande et la conscience
de soi est-allemande est évidente. Cet
écart explique le fait que le retentissement de l’œuvre de Klemperer, ainsi
que l’érection de son auteur en représentant d’une « Allemagne meilleure »
et d’une tradition nationale placée
sous le signe de la démocratie et des
Lumières, aient été bien plus forts d’un
côté plutôt que de l’autre côté du mur
désormais virtuel de Berlin. En effet,
tandis que la RDA s’était appropriée
une mémoire historique qui, relevant
de la tradition des Lumières et de la
Révolution française et se légitimant
au nom de l’antifascisme, peignait
le nazisme comme un corps étranger à sa nature d’État démocratique
et socialiste, le souvenir de l’époque
nazie constituait à l’Ouest une fracture inguérissable, la marque négative
d’un sentiment national interdit, un
obstacle presque insurmontable sur la
voie d’une « normalisation » souhaitée, mais aujourd’hui de plus en plus
controversée.
Dans la mémoire ouest-allemande
s’ouvre ainsi un vide qui, loin d’être
provoqué par l’amnésie ou le refoulement du passé, tient plutôt au manque
douloureux d’une image positive de
soi qui puisse s’inscrire dans la longue
durée de l’Histoire. Si la chronique de
l’expérience d’un Juif allemand pendant la période nazie a pu contribuer
à renouer la continuité brisée de la
tradition historique et de la conscience de soi allemande, cela tient tout
d’abord au fait que le texte de Klemperer décrit une situation biographique dont les traits spécifiquement juifs
peuvent être facilement relégués à l’arrière-plan. Cela est dû non seulement
aux déclarations d’appartenance à la
culture et au peuple allemands obstinément réitérées dans le Journal, au
197
refus de se laisser imposer une identité
« raciale », mais encore à la situation
singulière de Klemperer, à cette condition exceptionnelle de Juif décrivant
la vie quotidienne allemande sous le
Troisième Reich. Une condition tout à
fait particulière (moins de 2% des Juifs
allemands ont pu survivre à la faveur
d’un mariage « mixte ») apparaît ainsi
comme un miroir de la situation générale : ce n’est là qu’un des nombreux
paradoxes sous-jacents à une réception
biaisée du Journal de Klemperer, source des nombreux malentendus dont
il a été l’objet. Car le Journal déçoit
l’horizon d’attente du lecteur : d’après
la perception historique rétrospective,
la vie et le destin des Juifs pendant
le Troisième Reich demeurent dans
l’ombre, sous le signe de l’Holocauste,
un événement limité dans le temps
mais dont la portée est si monstrueuse qu’il absorbe toute son époque et
avale comme un tourbillon le temps
qui l’a précédé3. En revanche, dans la
chronique de Klemperer, ce temps se
dilate dans la fragmentation de la vie
quotidienne et son expérience acquiert
les traits triviaux typiques de la continuité répétitive du présent. L’identité
suggérée, à cheval entre le temps relaté
et le temps du récit, donne au lecteur
l’illusion empathique d’être lui-même
le protagoniste de cette chronique.
Le « privilège » d’une vie quotidienne
susceptible d’être racontée rapproche
Klemperer de l’expérience et de la perception allemandes en l’éloignant aussi
bien de la condition juive réelle que de
celle fabriquée par notre imaginaire
historique actuel. Un tel récit, où le
temps s’étale en un présent éternel et
se morcelle dans la multitude des expériences quotidiennes, ne peut tenir lieu
de jugement historique global. Klemperer lui-même reconnaît les limites
de sa perspective, faisant ainsi montre
d’une conception de l’Histoire bien
plus critique que celle de ses lecteurs
actuels. « Que sais-je ? » est la question
qu’il se pose sans cesse et qui révèle
ses doutes quant à la possibilité d’une
chronique échappant à l’interprétation
subjective des événements :
Nous ne savons rien du passé lointain, parce que nous n’y étions pas ; et
nous ne savons rien du présent, parce
que nous y sommes. Seul le souvenir du
passé que nous avons nous-mêmes vécu
peut nous permettre d’acquérir après
coup une once de savoir – et d’un savoir
très peu sûr (5 juillet 1942)4.
Le « présent éternel » de Klemperer est marqué par l’entrelacement
de deux perspectives : d’une part une
perspective allemande, déterminée
par le choix d’adopter une attitude
« culturellement allemande » (Geistig
Deutsch), d’autre part une perspective
juive qu’il a dû endosser en dépit de la
particularité de sa situation. Il finira
par accepter cette optique comme la
seule lui permettant de reconnaître
l’illusion de son sentiment d’appartenance au peuple allemand et de remettre en cause son passé politique et
intellectuel.
Les prémisses du succès, et par
conséquent de l’utilisation idéologique
de la chronique de Klemperer, résident probablement dans la description
d’une expérience qui présente suffisamment d’éléments communs avec
celle du destinataire de son récit. Bien
que marquée par l’absence de tout
droit, par la discrimination, la persécution et la misère, la vie de Klemperer
se déroule dans un contexte qui possède encore les caractéristiques d’une
vie privée. C’est la vie désarmée d’un
individu légalement exclu de la communauté nationale qui n’a pas perdu
pour autant sa dignité humaine. C’est
une vie susceptible d’être racontée et
transmise, dont la description peut
s’appuyer sur un code sémantique partagé par ses lecteurs. Un récit compréhensible par tous parce qu’il reste
dans le cadre des limites sémantiques
du langage, à la différence de ceux des
rescapés des camps d’extermination,
où l’expérience de déshumanisation
révèle tout à la fois la vacuité du terme
d’authenticité et la précarité explicative
de nos modèles d’expressions. Ces prémisses expliquent aussi le rapprochement souvent opéré entre le texte de
Klemperer et cet autre grand succès de
librairie situé en marge de l’Holocauste, le Journal d’Anne Frank. La déportation et l’anéantissement constituent
dans les deux cas un contexte que le
lecteur peut tenir à distance, puisqu’il
ne fait pas partie de la narration. Ces
deux récits, en ce qu’ils permettent au
lecteur de s’identifier avec la victime,
198 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
ont pour effet de ramener Auschwitz
à une dimension plus « tolérable » en
véhiculant l’illusion d’une vie privée
« normale » des Juifs sous le nazisme.
Si le Journal de Klemperer est un
ouvrage encore plus assimilable que
celui d’Anne Frank, cela tient au fait
que s’avère dans son cas le désir de
salut sous-jacent aux deux textes, et
nécessairement partagé par le lecteur.
L’extermination n’appartient pas
au champ visuel de Klemperer, ce
qui a permis des lectures discutables
de son Journal. Lors de la désormais
fameuse allocution prononcée en 1998
à la Paulskirche de Francfort, Martin
Walser fut accueilli par des applaudissements chaleureux lorsqu’il affirma ne pouvoir ni vouloir supporter
plus longtemps le regard accusateur
accompagnant toute évocation d’Auschwitz, cette « honte » allemande.
Quelques années auparavant, à l’occasion de la remise posthume du prix
des frères Scholl, Walser avait prononcé une laudatio saluant en Klemperer le « chroniqueur rigoureux » et le
patriote allemand qui avait cru « à juste
titre » (!) que les Lumières allemandes
avaient surmonté l’antisémitisme5.
L’image de la honte allemande projetée
de l’extérieur (implicite dans l’utilisation de l’expression Schande, « honte »,
au lieu de Scham, « pudeur ») lui est
intolérable. En revanche, le récit d’un
Juif traqué, ne cessant de s’identifier à
une patrie qui l’a brutalement rejeté,
de croire à l’existence et de revendiquer son appartenance à une « Allemagne soigneusement dissimulée», est
un baume étalé sur ses blessures nationales. Post mortem, Walser accueille
Klemperer au sein de la communauté
nationale allemande, donnant ainsi
naissance à un « nous » commun éclairé d’une nouvelle mémoire. Mais tout
le monde ne possède pas cette virtuosité rhétorique capable d’exprimer la
bonne conscience allemande par le
truchement d’une voix juive, tout en
évitant les pièges d’une identification
explicite et empathique. Il y eut en
effet des critiques pour tomber dans ce
piège en s’exclamant « Klemperer c’est
moi ! », dévoilant de la sorte le destin
que le lecteur déplore réellement dans
le Journal de Klemperer : non celui du
Juif mais le sien, non pas la douleur
Paola Traverso
des victimes mais sa propre douleur
allemande réprimée, tabouisée et exorcisée depuis soixante ans (et qui trouva
un nouveau champ d’expression lors
de la publication du roman de Günter
Grass consacré au naufrage du paquebot Gustloff, avec ses 6 000 réfugiés
allemands à bord). Les privations, la
gêne, la misère, la peur des bombardements, la crainte pour sa propre vie
et pour celle de ses proches sont des
souffrances que le peuple allemand
a également connues, mais qu’écrasé
par le poids de la douleur incommensurable infligée à d’autres, il n’aurait
pu raconter qu’au risque de se voir
accusé de nourrir un ignoble esprit de
ressentiment.
Si j’ai tenu à rappeler l’allocution
de Martin Walser, c’est moins pour
renouveler une polémique largement
médiatisée6 que pour souligner une
contradiction qui, dans le Journal de
Klemperer, demeure cachée : l’impossibilité d’un souvenir commun
du « passé », à la fois allemand et juif.
L’obstination à s’accrocher à une
« germanité » non pas biologique mais
culturelle participe en effet de l’illusion
à laquelle puisent les lecteurs pour
redéfinir rétrospectivement leur propre
place dans l’Histoire et pour construire
un passé commun aux victimes et aux
descendants des coupables. Les raisons de l’accueil enthousiaste réservé
au Journal de Klemperer sont donc
complexes et résident dans l’entrecroisement du texte et de son contexte,
c’est-à-dire dans les possibilités qu’il
offre de donner des réponses rassurantes à des questions inquiétantes. Le
paradoxe tient d’abord au fait que c’est
un Juif persécuté qui est ainsi appelé à
recoudre la continuité d’un récit national brisé par Auschwitz. Difficile dans
ces conditions d’écarter l’impression
que, derrière la façade consensuelle,
une telle réception tend à l’auto-absolution. C’est ainsi que la philologie
allemande s’est promptement appropriée l’image de Klemperer et qu’un
chœur d’intellectuels allant des poètes
libéraux aux marxistes nationaux a pu
se gaver de « germanité » sans courir le
risque d’en périr étouffé.
C’est donc à l’exhibition d’une
tradition cachée de la philologie allemande que sert Klemperer. En regard
« Klemperer c’est nous ! »
de la doctrine officielle selon laquelle la France était l’ennemie séculaire
de la nation allemande, la romanistique serait grâce à lui restée fidèle aux
valeurs des Lumières. Klemperer est
ainsi considéré comme le chroniqueur
rigoureux et objectif des douze années
de la dictature hitlérienne, sa description d’un antisémitisme populaire non
généralisé faisant contrepoids aux thèses accablantes de Daniel Goldhagen7,
tandis que sa « germanité » désespérément revendiquée (Deutschtum, un
terme désormais banni du vocabulaire) conforte une certaine image de soi
en autorisant l’affirmation d’une « germanité » de chacun, irrémédiablement
fêlée et historiquement discréditée8. Il
s’agit là d’une douteuse tentative de
réparation (Wiedergutmachung) qui
rend à Klemperer l’identité allemande
dont il fut privé en l’englobant dans
une tradition nationale profitable à
l’Allemagne actuelle, mais à laquelle il
resta toujours étranger. Car l’œuvre de
Klemperer ne se plie pas à ces lectures
et demeure irréductible aux quelques
extraits toujours cités par la critique.
Deux citations en particulier reviennent systématiquement. La première, datée du 9 octobre 1938, marque
une adhésion explicite aux Lumières
françaises (« Voltaire et Montesquieu
sont plus que jamais mes véritables
proches ») tandis que la seconde,
revendiquant dans une tonalité plus
désespérée que convaincue une sorte
de germanité spirituelle (Deutschtum),
exprime l’espoir que les « vrais Allemands », occultés ou aveuglés par le
régime, réapparaîtront bientôt : « Moi,
je suis allemand et j’attends que les
Allemands reviennent ; ils se cachent
quelque part » (30 mai 1942). L’enthousiasme avec lequel la critique
accueille ces mots paraît cynique eu
égard au sort exceptionnel de Klemperer. Seule en effet la connaissance de sa
survie, due non aux Allemands revenus de leur égarement mais à l’amour
de sa femme « aryenne » ainsi qu’à
l’intervention des Alliés, permet à la
critique de se complaire dans une protestation de confiance et d’espoir visà-vis de l’Allemagne. Une confiance
qui coûta la vie à presque tous les Juifs
qui crurent que l’esprit des Lumières
et la culture goethéenne-schillérienne
rendraient impossible le triomphe de
la barbarie antisémite.
Je me propose maintenant d’analyser deux des malentendus principaux
autour de l’œuvre de Klemperer (son
rôle en tant que porte-parole d’une
tradition libérale de la philologie
allemande et son appartenance à la
communauté culturelle allemande),
de revenir brièvement sur la contradiction apparente avec les thèses de
Goldhagen et de formuler pour finir
quelques hypothèses sur les raisons
de l’adhésion de Klemperer au Parti
communiste, la seule décision que la
critique ne peut lui pardonner. Il va de
soi que mes remarques ne cherchent
aucunement à amoindrir la valeur
historique et l’importance de l’œuvre
autobiographique de Klemperer, mais
visent seulement l’instrumentalisation
dont elles font l’objet. Si le Journal
prend place parmi les documents les
plus importants et les plus émouvants,
s’il documente une métamorphose
intellectuelle en offrant le récit extraordinairement honnête et sincère d’un
déchirement intérieur douloureux, il
ne se prête ni à la réécriture de l’histoire de la philologie ni à celle de l’antisémitisme allemands. Tout au plus
nous aide-t-il à méditer à nouveaux
frais sur les apories de l’assimilation
des Juifs allemands dans la première
moitié du XXe siècle et sur le caractère
illusoire de la notion de « symbiose
judéo-allemande ».
Klemperer et la
philologie allemande
n
Pour voir en Klemperer l’héritier de
la philosophie des Lumières détruite
par le nazisme, il faut adhérer à une
interprétation du fascisme qui fait de
la France républicaine l’ennemi principal du régime hitlérien et confère
à la romanistique un rôle clé dans la
constitution d’une image de la France
conforme aux objectifs de la propagande nazie9. Or, s’il est vrai que le
nazisme nie toutes les valeurs engendrées par les Lumières françaises, cela
n’implique pas qu’il ait cherché sa raison d’être dans cette négation. Il suffit
de penser à la conduite allemande de
la guerre, bien différente sur le front
199
occidental et sur le front oriental : si la
France était bien un ennemi, elle n’était
pas l’ennemi principal. On pourrait
citer à ce propos le témoignage même
de Klemperer parlant constamment
de « guerre juive » (jüdischer Krieg) et
soulignant la manière dont la propagande nazie est principalement axée
sur la haine des Juifs :
Chaque jour qui passe me rappelle
de plus belle que pour le Troisième
Reich cette guerre est vraiment la guerre
juive, que personne ne peut la vivre de
manière plus centrale et plus tragique
que le Juif à étoile retenu en Allemagne
et fondamentalement allemand de par
son éducation, sa culture et sa sensibilité (14 janvier 1944).
Quant au bolchevisme, d’abord
assimilé au national-socialisme, il est
selon Klemperer l’ « épouvantail » par
le biais duquel Hitler s’allie et contrôle la masse allemande, lasse de la
guerre et de la misère. Non seulement
Klemperer n’identifie pas le projet
d’éliminer l’héritage de la Révolution
française, mais il ne voit pas dans cette
Révolution, ni en aucune autre, un
modèle à suivre (il suffit à cet égard
de rappeler les termes méprisants
dans lesquels il accueille en novembre 1918 la République des conseils
Victor Klemperer
200 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
de Munich10). Davantage : un extrait
du Journal du 12 septembre 1934 fait
allusion à un projet d’étude que, guidé
par la conviction que la langue exprime l’ « essence » et la « nature » d’un
peuple, Klemperer aurait aimé centrer
sur la langue des « trois révolutions » :
la Révolution française, le fascisme et
le Troisième Reich. Bien que tout au
long des années trente Klemperer ait
travaillé à un livre sur les Lumières
françaises, il semble aventureux d’interpréter ce fait comme un acte conscient de résistance intellectuelle. Dans
le Journal des années correspondantes,
il est presque impossible de trouver
un extrait opposant explicitement les
Lumières au nazisme. L’intérêt de
Klemperer pour le XVIIIe siècle relevait en fait d’un vaste projet d’histoire
de la littérature française, dont la partie
concernant les XIXe et XXe siècles avait
été achevée avant l’arrivée d’Hitler au
pouvoir. Ce n’est que la confrontation douloureuse avec l’idéologie nazie
qui fera du nationaliste Klemperer un
voltairien convaincu, et d’un travail
académique une véritable rencontre
philosophique. De fait, et à l’instar de
la plupart de ses collègues romanistes,
Klemperer avait lui-même contribué
à la construction d’une image de la
France comme ennemi séculaire du
peuple et de la culture allemands.
La haine de l’ennemi avait pris une
forme « scientifique » chez les romanistes guidés par l’idée d’une « psychologie des peuples » (Völkerpsychologie)
visant à établir une opposition irréductible, mentale et congénitale (Wesenseigen) entre Allemands et Français.
Romanische Sonderart est le titre d’un
recueil d’essais publié par Klemperer en 1926 qui, tout en suggérant
une opposition à la prétendue Eigenart germanique, ne peut qu’évoquer
de lamentables associations avec les
théories raciales alors dominantes11.
La « psychologie des peuples » permit
en effet aux romanistes de s’aligner sur
la propagande nazie : une fois définis
les traits caractéristiques de l’ennemi
héréditaire, on dessina une image stéréotypée de l’esprit français en fonction
de données réputées naturelles et par
suite immuables, selon une conception
anhistorique propice aux visées nationalistes. C’était la guerre conduite par
Paola Traverso
d’autre moyens, même si le milieu
politique dans lequel ces recherches
se déroulaient n’était pas complètement homogène, puisque des partisans
agressifs de l’incompatibilité radicale
entre les deux peuples y côtoyaient
des théoriciens qui, tout en partant des
mêmes prémisses scientifiques, penchaient pour une réconciliation avec
l’ancien ennemi. Issu de l’école libérale
de Vossler, Klemperer appartint sans
doute à ces derniers : dans ce débat, la
tonalité générale de ses écrits est plus
conciliante qu’agressive12. On ne saurait pour autant l’exempter de la faute
d’avoir apporté de l’eau au moulin du
nationalisme.
Au vrai, la césure dans la pensée
politique et scientifique de Klemperer
date de l’accession d’Hitler au pouvoir.
Pendant les années de sa ségrégation,
il a honte de ses écrits passés, comme
en témoigne l’extrait suivant de son
Journal : « Je ne peux plus travailler à
mon Image de la France. Je ne crois
plus à la psychologie des peuples. Tout
ce que j’avais tenu pour non-allemand,
la brutalité, l’injustice, l’hypocrisie,
la manipulation des masses jusqu’à
l’ivresse, toutes ces choses fleurissent
ici » (3 avril 1933). Plus tard, dans la
postface à LTI, il parlera de la « métamorphose » (Umschaffung) provoquée
en lui par le régime hitlérien. Tournant son regard vers le passé, il se
demande s’il n’aurait pas lui-même
« pensé trop souvent l’Allemand et le
Français au lieu de penser à la diversité
des Allemands et des Français »13. La
conversion de Klemperer aux valeurs
des Lumières naît de la confrontation
traumatique avec le nazisme, qui lui
révèle les conséquences d’une idéologie à laquelle il avait lui aussi adhéré
avec ses études sur la Völkerpsychologie. Affirmer l’altérité de la France,
dont la « civilisation » était opposée à la
« culture » allemande, sous-entendait
l’idée d’une hiérarchie des peuples qui,
une fois poussée dans ses dernières
conséquences, aurait également justifié la diversité entre la nation germanique et les autres peuples, puis entre
la « race supérieure » (Herrenrasse) et
les « sous-hommes » (Untermenschen).
Les philologues allemands ont bien
raison d’affirmer que les années vingt
offrent une image lamentable de la
« Klemperer c’est nous ! »
philologie allemande : presque tous
les représentants les plus éminents de
cette discipline (à l’exception des Juifs
qui, tels Leo Spitzer et Erich Auerbach,
durent quitter l’Allemagne, ou qui,
comme Luise Richter, furent assassinés14) s’accommodèrent du régime :
Robert Curtius, dont la collaboration
avec le nazisme fait débat mais dont
le penchant pour le fascisme italien
est indiscutable ; l’italianiste Gerhard
Rohlfs, nazi fervent ; Edouard Wechssler, Fritz Neubert et ainsi de suite,
jusqu’aux partisans du fascisme roumain. La romanistique actuelle ne
devrait donc pas considérer les écrits
klempérériens de la période de Weimar d’un œil acritique, dans l’optique
d’une continuité salvatrice de l’héritage de tolérance et de démocratie issue
des Lumières.
Reste à comprendre les motifs de la
réhabilitation posthume du Klemperer
de Weimar. Ceux-ci relèvent d’abord
d’une tendance générale à conférer
une innocence anhistorique aux victimes du nazisme. On oublie ce faisant
que face à la « faute » pour laquelle
elles ont dû payer sous le nazisme,
les victimes sont toutes innocentes,
absolument innocentes. Quelle que
soit la « faute » qui leur est imputée,
ce n’est pas celle pour laquelle elles
ont été « punies », car celle-ci était le
simple fait d’appartenir à une « race »
qu’on avait décidé d’anéantir. Ce qui
doit maintenant provoquer stupeur
et indignation, c’est moins la contribution de Klemperer à un discours
scientifique politiquement dangereux
que le silence actuel de la critique sur
ce fait. La glorification dont Klemperer fait l’objet lui fait du tort à deux
niveaux : d’un côté, elle dissimule le
fait historique que Klemperer a été
persécuté non pas en tant que voltairien ou en tant que patriote mais seulement en tant que Juif ; de l’autre, elle
méconnaît le douloureux processus de
transformation intellectuelle, humaine
et politique auquel il s’est soumis au
cours des années trente. Loin en effet
d’être aussi linéaire que le supposent
ses disciples actuels, l’itinéraire scientifique et politique de Klemperer est
parsemé de contradictions, de doutes,
de revirements pénibles et de déceptions cuisantes. Et il n’y a rien d’hé-
roïque à cela. La lecture de Klemperer
sous le signe de l’héroïsme entraîne la
méconnaissance de la complexité de sa
personnalité et de son œuvre, tout en
contribuant à étouffer une voix dont
une meilleure écoute aurait pu épargner à la critique une bonne part de
ses errements.
Il en va de même de la question
souvent abordée des motifs ayant
conduit Klemperer à rester en Allemagne lorsqu’il était encore possible
de s’enfuir. On a été jusqu’à soutenir
qu’il voulait ce faisant réaliser le but de
sa vie, la réconciliation avec la France
sous le signe de la tolérance voltairienne et des Lumières frédériciennes.
En réalité, ses motifs sont bien plus triviaux : il venait d’achever la construction d’une maisonnette que sa femme
ne voulait pas quitter, et craignait de
perdre le peu de choses qu’il possédait pour un futur des plus incertains,
estimant que son insuffisante connaissance des langues étrangères ne lui
permettrait pas de trouver ailleurs un
poste universitaire. Quand il songea
enfin à s’exiler, il ne restait que peu de
pays encore disposés à accueillir des
Juifs fugitifs. Il est dès lors surprenant
qu’une décision résultant à la fois de
motifs contingents et d’une évaluation
complètement erronée de la situation
puisse donner lieu à des qualificatifs
tels que « juste » et « héroïque ».
C’est la prédilection actuelle pour
les histoires sur l’Holocauste pourvues d’un dénouement heureux qui
permet tout à la fois de comprendre
le succès d’un film comme La liste de
Schindler et l’impact actuel du Journal
de Klemperer en Allemagne. On ne
saurait expliquer autrement l’option
douteuse consistant à clore la chronique de Klemperer à l’instant où il
réintègre la maisonnette de Dresde
en compagnie de son épouse. Publiée
dans un volume séparé, la suite du
Journal (Und so ist alles schwankend :
«Et ainsi, tout vacille» juin-décembre 1945) éclaire d’une manière bien
plus triste cette idylle conclusive. Les
pages du Journal de 1945 témoignant
des déceptions et incertitudes de l’immédiat après-guerre, et surtout de
la volonté d’un changement radical,
invalident la réappropriation posthume des œuvres de Klemperer par une
201
culture de la mémoire que l’Allemagne
réunifiée est en train de se forger. Cette
culture aspirant à se « reconstituer un
passé » s’évertue à établir des filiations
qui auraient traversé indemnes Auschwitz pour parvenir à nourrir notre
présent. Il était fâcheux à cet égard que
l’un des principaux candidats à l’incarnation de cette continuité démocratique ait choisi d’achever son chemin de
patriote frédéricien libéral en quittant
l’Église protestante précédemment
élue comme symbole d’appartenance
à la nation allemande pour s’inscrire
au Parti communiste.
Être allemand et
être juif : une double
impossibilité
n
La définition de l’identité allemande de Klemperer est un enjeu d’autant
plus important qu’elle remet en question la tentative faite par l’Allemagne
née de la chute du Mur en vue de
se doter d’une identité nationale par
le fait de s’approprier le patriotisme
et la « germanité » des victimes du
nazisme. Le risque existe donc que
Klemperer soit instrumentalisé dans
l’effort de reconstruire une tradition
qui érigerait des monuments aux victimes en oubliant leurs bourreaux. Au
fond, cette interprétation de l’histoire
nationale – à laquelle les coalitions
politiques de « droite » et de « gauche »
semblent s’identifier par un accord
inhabituel – n’est rien d’autre qu’une
variante de la convention langagière
faisant partie depuis longtemps du
vocabulaire public et qui permet de
se dissocier des crimes de l’Allemagne
nazie en les définissant comme des
« crimes commis au nom de l’Allemagne ». C’est ainsi que la plupart des
critiques insistent sur l’identité allemande de Klemperer et que Nehrlich
s’indigne quand il entend parler de lui
comme d’un « écrivain juif », au motif
qu’on lui retournerait ce faisant le statut accolé par Hitler : Klemperer plutôt
que les « déments » nazis serait alors le
vrai représentant de la « germanité »
authentique.
Certes, Klemperer a toujours affirmé qu’il était Allemand, y compris et
surtout lorsque la société à laquelle il
avait cru ou espéré appartenir l’avait
déjà exclu et renié. Mais il s’agit en
l’occurrence d’une situation tout à fait
particulière : à la différence de la plupart des intellectuels judéo-allemands,
qui en 1933 au plus tard s’étaient
réveillés du rêve de l’assimilation et
de la symbiose judéo-allemande pour
revenir à leurs propres « racines », c’est
durant la période nazie que Klemperer se cramponne avec l’énergie du
désespoir à sa « germanité culturelle »
(geistiges Deutschtum). C’est pourquoi
la question de son identité acquiert un
caractère problématique et complexe
que la critique a largement méconnu. L’hypothèse, ou plutôt le malentendu selon lequel Klemperer fut ou
put se sentir Allemand d’une manière
naturelle a été renforcé par la date
de publication de son Journal : celui
des années 1933-1945 a précédé d’une
année celui de la période de Weimar
(1918-1932). Lorsque ce dernier est
enfin arrivé sur les étals, la légende
et le culte de Klemperer étaient déjà
bien établis. Cependant, la lecture de
ce Journal corrige aussi bien le tableau
d’une assimilation complète des Juifs
seulement révoquée par Hitler que la
conviction d’être un membre reconnu
de la communauté culturelle allemande. Bien plus qu’une Heimat, la
germanité de Klemperer s’y donne à
lire sous le régime de la nostalgie :
l’appartenance à la société allemande
y paraît moins comme une évidence
que comme un désir cherchant par
tous les moyens sa propre réalisation,
raison pour laquelle cette germanité
s’y voit constamment réaffirmée et
confirmée.
Pendant les années vingt, Klemperer mène une vie à mi-chemin
du paria et du parvenu15, entre la
conscience douloureuse d’un marginal et la tentative tenace de dépasser
sa propre altérité en s’identifiant de
façon outrancière à la culture de cette
société chrétienne qui le stigmatise et
de laquelle il attend malgré tout une
reconnaissance. Accusé par les Juifs
d’être un « converti » et un « traître »16
(ou du moins taxé d’apostasie), puis
repoussé par les Allemands qui, en
dépit du baptême, ne le considèrent
nullement comme un des leurs, Klemperer reste un outsider à qui fait défaut
202 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
tant le manque de scrupules propre à
l’arriviste que la conviction et la force
de caractère permettant d’accepter
sereinement une condition de paria.
En quête permanente d’une reconnaissance sociale et professionnelle
mais trop honnête pour en accepter
entièrement les réquisits, Klemperer
lutte pour une identité qui ne trouve
de point d’ancrage ni dans la Kulturnation allemande qui le rejette, ni
dans une culture juive identifiée à un
« ghetto médiéval ». Il a autant honte
d’être Juif que de le nier : il est gêné
lorsqu’il se définit comme « protestant » dans sa candidature en vue d’un
poste à l’université de Dresde, non
moins que de se montrer trop souvent
à l’église où sa femme est organiste17.
Trait dominant de la vie intérieure
de Klemperer, la honte témoigne d’un
sentiment d’appartenance mutilé. En
tant que Juif, il a honte de la mentalité
« atavique » des Juifs ; en tant qu’Allemand, il a honte du nationalisme
qui blesse la dignité des autres peuples ; en tant que petit bourgeois, il se
sent mal à l’aise parmi les mandarins
des milieux académiques; en tant que
professeur, il a du mal à admettre sa
dilection pour le cinéma, qui le met au
contact des milieux « populaires ». Ce
hiatus entre une image sociale péniblement fabriquée et des sentiments
plus intimes se perçoit partout. Bref,
Klemperer est conscient de mener une
vie « fausse ». Fermement convaincu
de l’existence d’un caractère national,
il se demande sans cesse quel rôle joue
son « sang juif » dans sa personnalité
d’intellectuel allemand, et parvient à
la conclusion que sa caractéristique la
plus spécifiquement juive réside dans
son impuissance à adhérer aux choses
ou à l’inverse dans sa capacité de rester
«suspendu sur soi-même comme un
avion » (6 août 1927).
Ramené à sa condition juive18 par
le nationalisme et l’antisémitisme,
Klemperer envisage vers la fin des
années vingt la possibilité de réintégrer le judaïsme. Toutefois, s’agissant
plutôt d’un geste de protestation que
d’une conviction véritable, sa « nostalgie de Sion » s’évanouit d’autant plus
vite qu’il est hostile à un sionisme
condamnant l’intégration et l’assimilation comme autant de menaces pour
Paola Traverso
la survie de la culture et de l’histoire
juives. Ses constantes proclamations
d’appartenance à la Kultur allemande
ne doivent pas nous faire méconnaître
cette double impossibilité identitaire.
Elles lui servent à récuser tant le sionisme de la génération assimilée que
le projet national-socialiste de mettre
fin à l’assimilation et de renfermer les
Juifs dans leurs ghettos. C’est l’expression de la résistance de Klemperer, la
seule dont il se sente capable. C’est
en effet face aux Juifs résignés à leur
exclusion que Klemperer se proclame
« publiquement » et avec ostentation
allemand, voire « nationaliste »19, leur
reprochant d’accepter un « retour aux
temps des ghettos du Moyen Age »
(24 février 1934), une « mentalité de
ghetto » (30 décembre 1930). En réalité, son sentiment d’appartenance s’est
depuis longtemps fêlé, de même que sa
conviction première selon laquelle le
nazisme et l’antisémitisme seraient des
phénomènes « non-germaniques ».
Découvrant en 1937, dans l’hebdomadaire nazi « Stürmer », la photo
d’une station balnéaire interdite
aux Juifs assortie du commentaire
« Nous sommes enfin de nouveau
entre nous ! », Klemperer se souvient
d’un épisode de son enfance à l’école
primaire de Landsberg : comme les
enfants juifs n’avaient pas participé
aux cours le jour de la fête de YomKippour, leurs camarades leur avaient
rapporté, sans nulle méchanceté, que
l’institutrice leur avait dit à cette occasion : « Aujourd’hui, nous sommes
entre nous ». Rétrospectivement, ces
mots acquièrent pour lui une signification emblématique : « je crois de plus
en plus qu’Hitler incarne réellement
l’âme populaire allemande, qu’il personnifie réellement l’Allemagne » (17
août 1937). Privé d’une communauté
sociale, exclu de la langue et de la
culture qu’il croyait posséder, Klemperer commence à réfléchir au caractère illusoire de son « rêve allemand »20
sans embrasser pour autant une culture juive dont il s’était affranchi avec
tant de véhémence qu’elle n’avait plus
aucune valeur à ses yeux.
À l’occasion de l’une de ses hésitantes tentatives d’exil, Klemperer pose sa
candidature à l’Université de Zurich.
Dans son Curriculum, il souligne avec
« Klemperer c’est nous ! »
fermeté sa position vis-à-vis du judaïsme et de la culture allemande. Puis, par
crainte de paraître trop nationaliste,
il réélabore sa première version : « Je
ne peux ni ne veux être autre qu’Allemand » devient « Je n’ai jamais pensé
être autre chose qu’allemand » (15 mai
1935). Lorsqu’il retrouve par hasard
ce document en 1938, il n’ose plus
cautionner ces mots (cf. les notes du
11 janvier 1938). Quelques jours plus
tard advient la prise de conscience suivante : « Quoi qu’il advienne, je n’aurai
plus jamais confiance, plus jamais de
sentiment d’appartenance nationale.
J’en ai, pour ainsi dire, été guéri rétrospectivement » – « Plus jamais je ne
pourrai faire confiance à qui que ce
soit en Allemagne, plus jamais me sentir allemand sans réserve » (23 février
1938).
Stigmatisé à jamais en tant que Juif
par le port de l’étoile de David (le 19
septembre 1941, date de l’imposition
de l’étoile jaune, est considéré par lui
comme la pire journée depuis l’accession d’Hitler au pouvoir), Klemperer
se voit désormais contraint de « juger
en tant que Juif » (16 avril 1941) alors
même que par son identification
pérenne à la langue et à la culture
allemandes, il ne peut pas s’empêcher
de penser en Allemand : « je pense allemand, je suis allemand – c’est une
qualité que je ne me suis pas donnée,
je ne peux me l’arracher » (27 mars
1942). Aucun « nous » ne peut désormais l’accueillir. En automne 1942,
lorsque isolé dans la Judenhaus il écrit
ses mémoires et retrouve les pages du
Journal de 1914 dans lesquelles il avait
loué avec un enthousiasme patriotique
la culture allemande face à l’arrogance
française, il décide de les intégrer au
texte sans les paraphraser : « Comment pourrais-je aujourd’hui écrire
nous et ressentir une telle euphorie
patriotique ? Je n’ai plus le courage de
reformuler ces mots, je ne peux que les
recopier, comme s’il s’agissait du texte
d’une autre personne » (Curriculum
vitae, II, p 173). En 1942, apprenant
du fond de son isolement que les Juifs
font l’objet d’une extermination systématique, Klemperer se convainc de la
nature spécifique de l’antisémitisme
nazi, comparé aux formes « spontanées » et sauvages de l’antisémitisme
traditionnel. Il en tire un jugement
cinglant sur le soi-disant « peuple de
penseurs et de poètes » : « Peuple de
rêveurs et de maniaques, de l’esprit de
suite poussé à son paroxysme le plus
fou, du nébuleux et de l’organisation
la plus rigoureuse. Même la cruauté,
même le crime sont organisés chez
nous. Ici on va même jusqu’à canaliser l’antisémitisme spontané pour
en faire un Institut du problème juif »
(17 août 1942). Klemperer est désormais convaincu que le nazisme est
« une excroissance proprement allemande, un carcinome de chair allemande, une variété de cancer, comme
il existe une grippe espagnole » (23 juin
1942) ; et il le tient pour le produit
d’une perversion des idées romantiques :
Le national-socialisme est la conséquence ultime et paroxystique du
romantisme allemand ; celui-ci est tout
aussi coupable et innocent à son égard
que le christianisme à l’égard de l’Inquisition ; il fait du national-socialisme
une affaire spécifiquement allemande
et le distingue ainsi du fascisme et du
bolchevisme. Le romantisme trouve
son expression la plus forte dans le
problème de la race, et celui-ci à son
tour prend toute sa dimension dans la
question juive. C’est ainsi que, pour le
national-socialisme, la question juive
représente « le cœur même de l’être » et
sa quintessence. Et c’est précisément là,
sur ce point essentiel, que se manifeste
la perte absolue de toute dimension spirituelle, l’imposture et la descente aux
enfers du romantisme au Troisième
Reich (5 septembre 1944).
« Nécessité et impossibilité d’être
juif » : c’est ainsi que vingt ans plus
tard, un penseur bien plus radical que
Klemperer, Jean Améry, définit son
rapport à l’identité juive ; une identité fondée sur sa condition de victime et qui ne peut faire appel ni à
une tradition positive ni à un sentiment conscient d’appartenance et ne
se reconnaît qu’en négatif : il ne peut
pas être non-juif21. Dépouillé d’une
identité allemande positive, étranger
au judaïsme en tant qu’individu mais
en même temps acculé au judaïsme en
tant que sujet social, Klemperer vit un
paradoxe similaire. Cela vaut également pour son identité allemande : en
203
effet, la deuxième contrainte impossible, celle d’être allemand, résulte d’une
tension insurmontable entre sa propre
définition de la « germanité » (Deutschtum) et le fait d’« être allemand » : la
première dépend d’un sentiment d’appartenance culturelle, intime et inaliénable, la deuxième d’un sentiment
d’appartenance sociale, historique,
légitimée par le droit : « Un Juif allemand, quel que soit son métier, ne
peut aujourd’hui rien écrire sans mettre au centre de ses préoccupations la
tension allemand-juif » (28 avril 1942).
Il semblerait que personne en Allemagne ne soit aujourd’hui en mesure de
lire Klemperer sans faire abstraction
de ce clivage.
Le chroniqueur
rigoureux
n
Klemperer est le chroniqueur rigoureux d’une vie sous le Troisième Reich,
une vie exceptionnelle. Sa chronique
relate la réalité quotidienne d’un Juif
échappé à l’Holocauste et qui, grâce
au privilège d’un mariage « mixte », à
la fidélité et au courage de sa femme
« allemande », a survécu en Allemagne
aux douze années de la terreur nazie, à
l’écart d’un univers désormais complètement « aryanisé » : « Que sais-je ? Et
que sais-je, moi ? Moi, en tant que Juif,
de l’état actuel des allemands aryens ? »
(8 mars 1942). Klemperer passe les
dernières années de guerre dans trois
Judenhäuser différentes, sous les
menaces de la Gestapo et en craignant
constamment pour sa propre vie. Il ne
lui est pas permis d’écouter la radio, ni
de lire les journaux, il ne peut quitter la
maison que pendant quelques heures
par jour pour rejoindre, en suivant
un itinéraire préétabli et en arborant
l’étoile de David, les rares endroits où
il est permis à un Juif de se procurer
des vivres. S’il lui arrive de renoncer
à sortir, c’est que le port de l’étoile lui
attire souvent insultes et humiliations.
Sa vie sociale se limite au contact avec
quelques Juifs qui partagent son destin. Les seules nouvelles qui lui parviennent du monde extérieur sont les
« rumeurs » qui circulent parmi eux
et les informations qu’Eva intercepte
en ville. Lorsqu’en 1943 il doit faire
son « service de travail » avec d’autres
Juifs dans une usine, il constate que les
ouvriers « aryens » se révèlent aimables
et disponibles. Les discussions dans
l’atelier avec ses camarades de travail
portent moins sur la guerre que sur
la condition juive et sur l’antisémitisme du peuple allemand, considéré
par la plupart comme conforme à la
« nature allemande » mais relativisé
par d’autres. Avec sa rigueur coutumière, Klemperer relate les diverses
expériences et les opinions divergentes
des locataires de la Judenhaus au sujet
de l’antisémitisme. Ses pages brossent
le portrait complexe et contradictoire
de ce que Klemperer nomme la « vox
judaica », un portrait gênant pour les
critiques fidèles à l’image cinématographique d’une victime collective
stéréotypée : Kätchen Sara, qui arbore
une croix pour « paralyser l’étoile de
David » (15 septembre 1941) ; Seliksohn, qui en revanche porte l’étoile avec
fierté et prête à Klemperer les écrits de
Herzl dans l’espoir de le convertir au
sionisme ; les vétérans de la Grande
Guerre, fiers de leur croix de fer et
fiers en même temps d’être restés Juifs
« comme s’ils obéissaient à un impératif kantien » (janvier 1943) ; Cohn qui,
parmi les Juifs sans dieu, s’échine à calculer la date de Yom Kippour afin de
respecter le jeûne rituel ; Ida Kreidel,
qui se proclame « fanatiquement Allemande » ; Madame Hirschel qui « veut
sauver Goethe » (citée avec admiration
par Martin Walser !) ; Steinitz et bien
d’autres encore, qui cherchent une
« raison » à la punition des Juifs : « Il
ont bien dû faire quelque chose » !
Le récit de Klemperer fait soulever
un chœur de voix opposées, de sorte
qu’il serait mal venu de n’entendre que
celle du narrateur. Nous apprenons
ainsi que Klemperer est importuné
et insulté surtout par des « galopins »,
mais nous apprenons aussi l’existence
de gestes de mépris de la part de passants capables de faire arrêter un Juif
pour avoir refusé de céder le trottoir.
L’antisémitisme du peuple allemand
est une sorte de fil rouge qui traverse
tout le Journal, surtout à partir du
moment où Klemperer est identifiable du fait de l’imposition de l’étoile
jaune. Son jugement varie en fonction
de l’intensité de ses expériences quo-
204 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
tidiennes, positives ou négatives. Des
jugements récurrents et acerbes sur
l’antisémitisme général (« Je crois que
les pogroms de novembre 1938 ont
moins impressionné le peuple que la
réduction des tablettes de chocolat à
Noël » - 31 déc. 1939), contrebalancés
par des exemples isolés de solidarité
humaine que Klemperer enregistre
soigneusement, comme pour préserver une lueur d’espoir (le gardien de la
bibliothèque universitaire qui déplore
son destin ; des personnes qui, en signe
de protestation, saluent ostensiblement les Juifs dans les lieux publics ;
des vendeurs qui offrent en cachette
des produits alimentaires interdits
aux Juifs ; et surtout des ouvriers qui
semblent exempts de l’antisémitisme
général, quoique ici aussi deux Juifs
soient arrêtés « sans que personne ne
pipe mot »). Klemperer est d’ailleurs
disposé à accorder ça et là des « circonstances atténuantes » au peuple
allemand : la méconnaissance des faits,
les effets de la propagande, la pression
de la terreur nazie. Toutefois, l’opération consistant à transformer de telles
anecdotes en témoignages de la résistance allemande me semble d’autant
plus contestable que Klemperer enregistre jour après jour les étapes de
l’éradication des Juifs de la ville de
Dresde. « Évacuations », déportations,
arrestations et suicides avaient en effet
réduit, sans la moindre résistance de
la part de la population, une communauté juive comptant à l’origine
cinq mille personnes à une poignée de
malheureux dont la rencontre devait
produire un effet quasi spectral. Jean
Améry les aurait appelés des cadavres en sursis, susceptibles d’inspirer
la pitié même à qui n’avait rien à redire aux mesures antijuives du régime.
La pitié manifestée à l’endroit d’un
individu auquel on est directement
confronté est une réaction humaine
bien connue et largement exploitée par
l’élaboration médiatique de la mémoire de l’Holocauste, mais qui ne permet
en aucune façon d’évacuer la question
de la responsabilité collective.
La controverse Klemperer-Golhagen est d’ailleurs d’autant plus
paradoxale qu’une bonne partie des
critiques adressées à Goldhagen (sa
vision du « caractère allemand » et de
Paola Traverso
« Klemperer c’est nous ! »
la « faute collective ») pourraient être
étendues à Klemperer qui, dans LTI,
cherche à démontrer que le nazisme
appartient à la nature allemande, dont
les traits éternels seraient la démesure
doublée d’une confiance aveugle dans
l’ordre et dans les principes établis. La
question de la faute demeure ouverte chez Klemperer, bien que dans le
Journal de 1945 il semble reconnaître
l’existence d’une « faute collective »
qui, même sans impliquer de participation active au crime, consisterait
dans l’acceptation du régime hitlérien
et de la persécution des Juifs22. Pour ce
qui concerne le jugement historique,
la perspective adoptée par Klemperer
s’inscrit dans cette téléologie négative
qui voit dans la persécution nazie le
résultat d’un antisémitisme allemand
élaboré au XXe siècle. Cela tient peutêtre au fait que Klemperer comme
Goldhagen excluent de leur champ
visuel les chambres à gaz, dont ne peut
rendre compte l’antisémitisme historique. Les causes de ce point aveugle
sont bien sûr différentes : Klemperer
ne peut pas les voir, Goldhagen les
écarte, en les considérant « du point de
vue méthodologique » comme un simple « épiphénomène ». Mon intention
n’est pas de faire appel à Klemperer
pour soutenir les thèses de Goldhagen,
dont l’obstination monomaniaque à
présenter les Allemands comme une
entité monolithique est sujette à caution, mais de montrer que Klemperer
ne permet pas de les réfuter.
L’adhésion au Parti
communiste
n
En 1945, s’il veut être reconnu
comme une victime du fascisme sans
avoir participé à la résistance ni été
emprisonné dans un camp, Klemperer
doit adhérer à l’un des quatre partis
admis par les autorités soviétiques23.
Rares sont les critiques qui lui épargnent le reproche d’avoir choisi le
Parti communiste plutôt que de rejoindre « l’Occident libre », où il aurait
retrouvé ses collègues de jadis, ceux-là
mêmes qui avaient opté sans hésitation pour le NSDAP, n’avaient pas
jugé utile de s’informer de son sort, et
s’étaient détournés de lui comme d’un
pestiféré. Klemperer est alors accusé
d’avoir agi par calcul et par opportunisme, ce qui permet de préserver
l’image du chroniqueur honnête et
rigoureux, celle du philosophe éclairé,
tolérant et démocratique, incarnation
du véritable esprit allemand. D’autres
affirment qu’il aurait fait ce choix mu
par un sentiment de gratitude envers
l’Armée Rouge. Si les deux hypothèses
ont un fond de vérité, ni l’une ni l’autre
ne suffisent à expliquer une décision
qui, s’agissant d’un intellectuel n’ayant
jamais été et n’étant jamais devenu
marxiste, suscite une certaine stupeur.
Je crois que ses motifs les plus profonds tiennent à sa perte de « confiance
dans le monde », à l’effondrement de
toutes les idéologies sur lesquelles il
avait fondé son travail et sa vie, à l’impossibilité de réaffirmer positivement
un sentiment identitaire. Faire de
l’internationalisme sa patrie (comme
l’avaient fait avant lui de nombreux
Juifs européens) revient à contourner
le problème de son appartenance et à
éviter d’avoir à opter entre une appartenance juive ou allemande.
J’aimerais pour finir évoquer brièvement deux aspects qui n’ont pas été
pris en compte par les contempteurs
de l’adhésion de Klemperer au Parti
communiste. Le premier concerne
sa conception du bolchevisme et du
nazisme, le second sa sortie de l’Église
protestante. Pendant la guerre déjà,
en réaction contre une propagande
antisoviétique à laquelle certains Juifs
ne furent pas insensibles, Klemperer avait commencé à se méfier de
son propre antibolchevisme et s’était
convaincu qu’il s’agissait surtout d’un
épouvantail brandi par les nazis pour
contrôler le peuple. Il cessa de craindre
la « cruauté des Russes » et renonça à
toute intention de fuir à leur approche.
Son scepticisme s’accentua à la fin de
la guerre lorsque, après avoir été réadmis dans la société, il fut confronté à
une opinion populaire qui préférait le
nazisme au bolchevisme et faisait de
l’adjectif communiste un synonyme
de « criminel »24. Klemperer interprète
alors l’hostilité envers les Russes et l’assimilation Amérique-Russie comme
des lieux communs de la propagande
nazie et comme une démonstration
de sa persistance dans la conscience
allemande, ce à quoi il s’oppose vivement25. À l’écoute des programmes
de radio ressassant inlassablement la
condamnation des crimes nazis, il se
montre assez clairvoyant pour craindre un effet de saturation et comprend
que la dénazification dont on parle à
tout bout de champ risque de se résoudre en une simple rhétorique antifasciste. Quand ensuite il reprend une
activité publique et noue des contacts
avec le KPD, il a l’impression que ce
sont les anciens persécutés du régime
et non pas les nazis (réhabilités) qui
font la loi à l’intérieur du parti. Les
rares Juifs de Dresde ayant survécu
à l’extermination occupent maintenant des charges officielles et le Parti
communiste s’engage à promouvoir
la culture juive, ce qui d’un côté le
gonfle d’orgueil (« c’est la plus grande
victoire du judaïsme ») et de l’autre
lui fait pressentir une nouvelle vague
d’antisémitisme : « mais payée au prix
de combien de morts ? Et par la suite
il faudra la payer de nouveau » (12
août 1945).
De fait, il estime que le Parti communiste est le seul qui « pousse réellement à la mise hors circuit radicale
des nazis » et qu’il est de toute façon «
le moindre mal » parmi les différentes
options possibles (20 novembre1945).
Du point de vue de l’opportunité, il
n’est pas convaincu d’avoir misé sur le
bon cheval car il sait qu’il se singularise et que l’anticommunisme est très
répandu : « Je vais être solitaire parmi
mes collègues et peut-être qu’un étudiant m’abattra un jour de ma chaire »
(26 novembre 1945). Il n’est d’ailleurs
pas sûr que son choix lui procurera des
avantages : « C’est pour moi presque
un soulagement que personne ne puisse me reprocher de courir me rallier au
parti des vainqueurs » (30 novembre
1945). Ceux qui parlent de calcul et
d’opportunisme semblent oublier que
Klemperer ne s’est pas inscrit au Parti
socialiste unifié d’Allemagne lorsque celui-ci dominait la RDA, mais
au Parti communiste quelques mois
après la fin de la guerre, dans une
situation où le sort réservé à la zone
soviétique n’était pas clair, du moins
aux yeux de la conscience populaire.
Le fait que la culture de la mémoire
dans la RDA ait déçu ses attentes est
205
indéniable, mais n’a rien à faire ici.
Il est plus important de considérer
la façon dont il a assumé son destin
d’outsider et manifesté sa volonté de
se défaire des vieilles idéologies plutôt
que de s’aligner, le regard fixé sur sa
carrière, dans les rangs du parti, à côté
de la masse grise des « camarades » et
des permanents. Car il n’est nullement
fortuit que Klemperer abandonne la
thèse identifiant nazisme et bolchevisme lorsque celle-ci s’installe en Allemagne de l’Ouest, où elle va devenir
l’idéologie officielle pendant la Guerre
froide. Dans l’Allemagne d’Adenauer,
l’ « épouvantail » communiste servait à
cacher les crimes du nazisme derrière
l’ombre du passé.
Il est surprenant que la critique, qui
n’est aucunement disposée à condamner la conversion de Klemperer au
protestantisme bien qu’il s’adresse luimême ce reproche dans le Curriculum
vitae, taxe en revanche d’opportuniste
son choix d’adhérer au Parti communiste. Elle s’évite ainsi de rappeler que
le premier geste officiel accompli par
Klemperer après la guerre fut de quitter l’Église évangélique, geste dont la
page correspondante du Journal ne
permet pas d’éclaircir les raisons mais
qui en évoque un premier, symétrique
et tout aussi symbolique : celui par
lequel, en 1912, avec son baptême,
Klemperer avait voulu manifester la
profondeur de son « désir d’être allemand » et sa ferme volonté d’assimilation à la culture (chrétienne). Certes,
sortir de la communauté protestante
ne veut pas dire sortir de la communauté allemande, mais n’en signifie pas
moins, là aussi, se tenir à distance de
toutes les idéologies qui avaient formé
sa conscience, et démentir préventivement la continuité que ses actuels
commentateurs tentent péniblement
de reconstituer.
Avec Victor Klemperer, un nouvel
auteur s’aligne dans les rayons de cette
bibliothèque idéale composée de Juifs
allemands qui, soixante ans après Auschwitz, sont paradoxalement invités à
représenter la continuité de l’identité
culturelle allemande. Paradoxalement,
car il s’agit surtout d’auteurs que la
société allemande n’avait pas reconnu
lorsqu’ils y vivaient et cherchaient à s’y
intégrer au point de renier leur iden-
tité juive. La réception de Klemperer
nous offre de la sorte une nouvelle
variante de ce dialogue judéo-allemand
qualifié par Scholem de « mythe mensonger »26. À la différence près que la
nouvelle version de ce dialogue ressemble plutôt à une séance de spiritisme dont les interlocuteurs sont des
fantômes au sens le plus fort du terme
: parce qu’ils sont morts et qu’ils n’ont
jamais cessé de troubler le sommeil de
la nation. Mais ce « dialogue» peut se
prévaloir maintenant d’un avantage
rétrospectif : lorsque l’on s’approprie
la voix des fantômes, on peut leur
faire dire bien des choses qu’ils n’ont
dites ni dans le registre idéalisé ni dans
la tonalité édifiante qu’on veut bien
leur prêter.
Traduction : Giulia Lombardi
206 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
Notes
1. « Pour moi, une religion en valait une
autre et je les considérais toutes avec la
même indifférence (…). Après mes expériences à Prague et à Vienne je n’étais
plus trop sûr de la compatibilité entre le
judaïsme et la germanité. Mais obligé de
choisir, je n’aurais eu aucun hésitation :
la culture allemande signifiait tout pour
moi, alors que le judaïsme ne signifiait
rien. » Curriculum vitae. Jugend um 1900.,
2 volumes, Berlin, 1989 (II, p. 15-16).
2. Voir G. Scholem, On the Social Psychology
of the Jews in Germany: 1900-1933, dans
D. Bronsen (éd.), Jews and Germans from
1860 to 1933: The Problematic Symbiosis,
Heidelberg 1979, p. 15.
3. Lire à ce propos D. Diner, Gestaute Zeit.
Massenvernichtung und jüdische Erzählstruktur, dans Id. Kreisläufe. Nationalsozialismus und Gedächtnis, Berlin 1995,
p. 123-139.
4. Je veux témoigner jusqu’au bout. Journal
1942-1945, Seuil, 2000, p. 151.
5. Voir M. Walser, Das Prinzip Genauigkeit.
Laudatio auf Victor Klemperer, Frankfurt
1996.
6. Voir le volume imposant Die WalserBubis-Debatte. Eine Dokumentation, éd.
par F. Schirrmacher, Frankfurt 1999, qui
ne recueille cependant qu’une partie des
articles relatives à cette querelle.
7. Lire D.J. Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires
et l’Holocauste. Paris, Seuil, 1997 . Quant
au débat soulevé en Allemagne suite à
la production des thèses de Goldhagen,
consulter le recueil d’essais : J.H. Schoeps
(éd.), Ein Volk von Mördern ? Die Dokumentation zur Goldhagen-Kontroverse
um die Rolle der Deutschen im Holocaust,
Hamburg 1996.
8. Je me réfère en l’occurrence aux nombreuses critiques publiées dans les quotidiens et hebdomadaires, en particulier
à trois articles de M. Nehrlich (Warum
soll nicht einmal ein Wunder geschehen ?,
« Freitag », 4 octobre 1996 (à propos du
Journal 1918-1932) ; Berichte aus dem
Inferno, « Freitag », 22 septembre 1995, (à
propos du Journal 1933-1945) ; Die unendliche Misere, « Frankfurter Rundschau »,
3 janvier 1996) ainsi qu’au numéro monographique du magazine « Lendemains »
(toujours édité par M. Nehrlich), 1996,
82/83, dédié à Klemperer. Les critiques
mettant en garde contre le danger d’une
instrumentalisation du Journal de Klemperer n’ont pas manqué, mais proviennent de milieux « en marge » et non des
centresofficiels de formation de l’opinion
publique intellectuelle allemande.
Paola Traverso
9. Cette théorie ressassée par Michael Nehrlich trahit une attitude autocentrée consistant à regarder l’histoire allemande dans la
perspective étroite de la philologie, qui ne
peut en aucune façon revendiquer un rôle
déterminant dans les événements européens du XXe siècle. Si d’autres disciplines
ont sans doute une responsabilité majeure
dans la connivence des sciences et du
nazisme, je ne prétends pas pour autant
disculper la philologie : bien des romanistes offrirent diligemment au nazisme
la contribution que celui-ci exigeait d’eux,
et on ne leur fera certes pas mérite du
caractère marginal de leur contribution.
10.Voir par exemple les notes du 24 novembre et du 30 décembre 1918.
11.V. Klemperer, Romanische Sonderart.
Geistesgeschichtliche Studien, München
1926. En 1956 Klemperer a publié encore
une fois une partie des écrits compris dans
ce recueil dans un volume portant le titre
significatif Vor 33/Nach 45. Une feuille
blanche sépare les deux parties, voulant
signifier, aux dires de l’auteur dans sa
préface, «la césure la plus profonde que
l’on puisse imaginer entre deux phases
d’une vie» (V. Klemperer, Vor 33/Nach
45. Gesammelte Aufsätze, Berlin 1956).
12.Il faut par ailleurs rappeler que le pacte
de Locarno, signé en 1925, avait ouvert la
« Klemperer c’est nous ! »
voie à un rapprochement des deux anciens
rivaux.
13.LTI. La Langue du IIIème Reich. Albin
Michel, 1975, p. 359
14.À l’exception de Werner Krauss, persécuté politique devenu par la suite le
spécialiste incontesté des Lumières françaises en RDA et, pour cette raison, le
concurrent direct de Klemperer dans les
années cinquante. Un article de J. Küpper
(dans Poetica, 2002, 32, p. 545-559) met
semblablement en garde contre le risque
d’une « héroïsation » de Krauss.
15.À propos de ces deux figures de la vie
juive dans l’époque moderne, lire E. Traverso, Gli ebrei e la Germania. Auschwitz
e la `simbiosi ebraico-tedesca´, Bologna
1994 ainsi que les écrits de H. Arendt (The
Jew as Pariah: Jewish Identity and Politics
in the Modern Age, New York 1978) et de
Rahel Varnhagen, Lebensgeschichte einer
deutschen Jüdin aus der Romantik, Frankfurter-Berlin-Wien 1975 ; Die verborgene
Tradition, Frankfurt 1976.
16.Voir les notations d’avril 1919. Quant à
l’attitude de refus à l’égard des « convertis », même de la part des Juifs laïcs, voir
encore G. Scholem, On the Social Psychology, p. 20-22.
17.« Je trouve pénible ce christianisme ostentatoire. Je ne peux pas continuer à racon-
ter à tout le monde que c’est à cause de la
musique (que je viens); tout cela a l’air de
l’apostasie » (25 novembre 1921).
18.Cf. la note du 6 août 1927.
19.Témoin ce dialogue à propos d’un émigré
en Palestine : « Il avait été aussi assimilé
que vous l’avez été vous-même. – « Avez
été ? Je suis allemand pour toujours, nationaliste allemand. – Les nazis ne vous le
concéderaient pas. – Les nazis ne sont pas
des allemands » (21 juillet 1935).
20.Cf. la note du 27 septembre 1937.
21.Voir J. Améry, Jenseits von Schuld und
Sühne. Bewältigungsversuche eines Überwältigen, Stuttgart 1977 (la première édition est de 1966); ici en particulier Über
Zwang und Unmöglichkeit, Jude zu sein.
22.Position proche de celle de K. Jaspers,
dont l’essai Die Schuldfrage (1746) établit
une distinction entre faute pénale (des
criminels) et faute morale collective.
23.Voir la note du 17 novembre 1945.
24.Voir la note du 8 août 1945.
25.Voir la note du 1er août 1945.
26.Voir G. Sholem, Wieder den Mythos vom
deutsch-jüdischen `Gespräch´ et Noch einmal: das deutsch-jüdische Gespräch, in Id.,
Judaica, Frankfurt 1970, p. 7-19.
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