77-96 - Netcom

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77-96 - Netcom
Networks and Communication Studies,
NETCOM, vol. 26 (2012), n° 1-2
pp. 77-96
LE ONLINE DATING, AU CŒUR DE LA COMMUNICATION
ELECTRONIQUE
ONLINE DATING, THE HEART OF ELECTRONIC
COMMUNICATION
LARDELLIER PASCAL1
Résumé – La rencontre sentimentalo-sexuelle assistée par ordinateur constitue une
authentique révolution relationnelle, portée par les vecteurs technologiques de la communication
électronique.
Cet article, qui se fonde sur une recherche menée depuis 10 ans dans la nébuleuse des sites
de rencontres (cf. bibliographie), procède à une série de rappels techniques et historiques et pose
quelques constats sociologiques. Puis il centre son attention sur les processus psychologiques et
psychanalytiques à l’œuvre, et qui font qu’à un moment, la « greffe prend » entre deux inconnus.
Mots-clés – communication électronique, rencontre amoureuse, sites de rencontres,
endogamie
Abstract – For fifteen years, sexual and sentimental relationships « assisted by computers
» has became a kind of relationnal revolution. Indeed, digital technologies permit to meet one anothers
without knowing them IRL, « in the real life ».
This article analyse the rising impact of electonical devices in everylife of millions of singles
with historical, technical and sociological tools. Widely, a psychological point of view will permit to
1
Professeur de Science de l’Information et de la Communication à l’Université de Bourgogne
et chercheur au CIMEOS/3S. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, spécialiste des usages
sociaux d’Internet, notamment Le cœur Net. Célibat et amours sur Le Net (Belin, 2004) ; Le Pouce et
la souris. Enquête sur la culture numérique des ados (Fayard, 2006) et Les Réseaux du cœur. Sexe, amoour
et séduction sur Internet (François Bourin, 2012). Le présent article reprend et actualise, en les
mettant en perspective, des parties de ce dernier ouvrage.
E-mail : [email protected].
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understand what happens when two persons begins to fall in love virtually, still hidden behind theirs
screens.
Key-words – electonic comunication, online dating, endogamy
EN
GUISE
ONLINE ?
DE
PRELIMINAIRES :
CYBERSEX OU LOVE
Thomas est amoureux (de Pierre-Paul Renders) est un film qui en 2000, racontait
l’histoire d’un trentenaire cloîtré chez lui et qui vivait des aventures sentimentalosexuelles depuis sa chambre grâce aux nouvelles technologies. Ce film revisitait toute
la mythographie seventies du cybersexe. Car les futurologues ont longtemps affirmé que
celui-ci allait s’imposer, et que nous ferions demain l’amour à distance, bardés de
combinaisons sensorielles et de capteurs tactiles. Bref, le futur de l’amour, c’était
pensait-on l’onanisme cybernétique, et non la communication électronique, qui nous
allons le voir, s’est imposée dans les pratiques. Car contre toute attente, le cybersex est
resté très expérimental. Et le « sexe assisté par ordinateur » n’appartient encore qu’à la
science-fiction. Par contre, en 2012, des millions de célibataires se séduisent,
éprouvent du désir, apprennent à se connaître et tombent amoureux simplement en
s’écrivant, tapis derrière leurs écrans, comme les deux héros d’un autre film, Vous avez
un message, de Nora Ephron.
Cette comédie sentimentale sortie en 1999, servie par Tom Hanks et Meg
Ryan surjouant ostensiblement leur romance numérique avait en tout cas le mérite de
mettre des images et une histoire sur l’émergence d’un phénomène de société : l’essor
de la communication électronique comme médiation technologique de prédilection
des relations sentimentalo-sexuelles de nos sociétés postmodernes. S’écrire des mails,
et en jouir, en attendant mieux, ou pas…
Car cette activité frustre et frustrante en apparence s’est imposée comme la
modalité de rencontre très prioritaire des « solos », qui s’adonnent avec délice et
frénésie à ce que j’appelais dès 2004, dans Le cœur Net. Célibat et amours sur le Web, les
« relations AZERTY ». D’ailleurs, la rencontre n’est pas forcément la finalité de ce jeu
d’un nouveau genre, puisque nombre d’Internautes restent tapis derrière leurs écrans,
à simplement « se raconter ». Et « en ligne », s’écrit une subtile dialectique du dévoilé,
du montré et du caché. Online, le fait de ne ni voir ni sentir l’autre oblige
nécessairement à surinvestir d’autres vecteurs de sens. La perception et les
représentations d’autrui, tronquées, parcellaires, évanescentes sont équilibrées et
complétées par une reconstruction imaginaire de cet interlocuteur fantomatique et
fantasmatique. Ce travail se fait par le biais d’images furtives, d’une imagination
galopante, et de tout ce que l’on projette, aussi. Ce que je définis comme l’« hyperception » peut induire des réactions physiques bien réelles, notamment en session de
chat. Car dès qu’une relation électronique se trouve investie, dès qu’un homme et une
femme s’apprécient « en ligne » (sans se connaître encore physiquement), les corps
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sont mobilisés au plus haut degré, alors qu’ils ne sont pourtant pas là. Miracle, ou
mirage, de la communication électronique, on y revient.
1.
LA
COMMUNICATION
ELECTRONIQUE,
UNE
REVOLUTION
RELATIONNELLE
ET
SOCIALE
COPERNICIENNE…
Pour centrer le propos sur ce qui nous intéresse dans ces pages, l’émergence
d’Internet dans les rapports amoureux pose quelques questions importantes aux
chercheurs, et à tous les adeptes de la drague online, aussi : pourquoi des millions de
personnes privilégient-elles le détour par des médiations technologiques lourdes et
aléatoires pour se rencontrer (et souvent pas), par delà les possibilités et la simplicité
qu’offre « la vraie vie » ? La question pourrait être reposée en béotien : pourquoi aller
sur Internet pour faire des rencontres amoureuses, alors qu’il suffirait de s’adresser aux
personnes « de la vraie vie » ? Comment expliquer ce détour ? Et une fois celui-ci
admis, quelles nouvelles formes emprunte la séduction, cette « construction des
apparences » engageant habituellement les corps, et qui doit là composer en leur
absence ? Comment le regard, l’odeur, la peau, la voix, la présence de l’autre et
l’attractivité qu’exerçait traditionnellement le corps se trouvent-ils suspendus et même
gommés ? Le site Meetic a commandé un sondage à l’institut OpinionWay en 2011, sur
les « déclencheurs de l’amour ». Massivement, les sondés ont répondu que le regard, la
silhouette, l’humour et l’apparence globale étaient à leurs yeux les éléments qui font
que l’on tombe amoureux. Or, derrière un écran, seul l’humour peut être perçu, tout le
reste étant bien caché. Alors comment peut-on tomber amoureux (et déjà éprouver du
désir), en dépit de toutes ces absences ? Enfin, comment les émotions naissent-elles
par delà l’absence radicale de l’Autre, et la présence massive des autres, qui interfèrent
sans cesse ? Pour qu’un passe-temps aussi fruste techniquement et aussi pauvre au
niveau des sensations connaisse un tel succès, c’est forcément que les millions de
célibataires qui s’y livrent en retirent un « bénéfice secondaire », pour qualifier la chose
comme les psychanalystes. Et ils y éprouvent du plaisir, aussi.
Il y a la « drague », il y a l’amour, et il y a le reste. Or, rappelons ce constat
d’évidence : nous sommes de plus en plus nombreux à passer chaque jour un temps
toujours plus important sur Internet. Il s’agit d’une révolution douce, qui s’est imposée
en dix ans à peine, reconfigurant des pans entiers de nos vies et de nos relations, et
mettant la communication électronique au centre de bien des problématiques
relationnelles et sociales. La « vraie vie » migre vers le Net. Car sur la Toile, nous
achetons, nous nous informons, nous donnons notre avis sur tout et n’importe quoi,
nous « draguons », retrouvons des copains et des « ex », nous préparons nos vacances
et gérons nos comptes, nous jouons, rencontrons virtuellement de nouveaux amis (qui
resteront virtuels, ou pas), bref, nous dupliquons là ce que nous faisions auparavant de
visu et sans ces écrans. Nous travaillons, bien sûr aussi, en passant une partie
importante de nos journées à envoyer des mails et à y répondre. Et la « part
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relationnelle » de notre « temps-écran » est conséquente, constituant souvent la
majeure partie du temps passé on line. Car connectés au Réseau, nous sommes en
contact permanent avec des personnes que nous connaissons bien (collègues et « vrais
amis »), avec des personnes que nous connaissons peu ou presque plus (anciens
copains d’école ou de promo, ex-voisins, contacts professionnels lointains), mais nous
communiquons aussi longuement avec des Internautes que nous ne connaissons pas
physiquement, et qui ne sont souvent que des « pseudos », des « fiches perso » ou des
« profils ». Et là est bien l’une des autres grandes nouveautés introduites par le Net
dans notre univers relationnel. De la désuète blogosphère aux plateformes de chat et
autres forums, de la drague « en ligne » aux réseaux sociaux, nous passons chaque jour
un temps conséquent à (nous) communiquer via des ordinateurs toujours plus
nomades et interactifs. Ils tiennent maintenant dans le creux de la main, et sont
connectés « partout tout le temps ». Les nouvelles machines à communiquer, les
smartphones, sont même tactiles et sensibles. Nous leur avons délégué une partie de
notre mémoire, et une large part de nos émotions. De moins en moins présents à
autrui en face à face, il faut bien reconnaître que nous sommes de plus en plus
nombreux « à entretenir nos contacts numériques » au fil de la journée, et à alimenter
ex-amis, copains lointains et amants virtuels de « bribes de nous », opinions, coups de
coeur, états d’âme, confidences et photos. Ces nouveaux téléphones, qui déclassent en
partie les ordinateurs, sont devenus les égaux du « Persoc », cet outil à communiquer
démiurgique qui dans le roman-culte de science-fiction Hyperion (D. Simmons), reliait à
l’« infosphère ».
Sommes-nous face à une révolution ? Incontestablement, car des rapports
sociaux d’un nouveau genre émergent, reconfigurant le statut millénaire de la relation.
Longtemps, les corps eurent une prééminence obligée. Avant d’aimer d’amour ou
d’amitié, il fallait s’être rencontré « pour de vrai ». Or, depuis quelques années, on peut
s’affranchir des identités, des corps, du regard d’autrui, ce juge suprême, et des civilités
qui fondaient la sociabilité traditionnelle, pour rencontrer et aimer différemment.
Bien sûr, beaucoup d’échanges sur le Net sont purement factuels, et ne font
que mettre par écrit ce que le téléphone nous faisait dire oralement. Et Windows Live
Messenger, justement, c’est du téléphone gratuit avec les doigts. Mais de « vraies »
relations d’un genre nouveau se nouent aussi sur la Toile, engageant profondément les
personnes qui y sont impliquées, puisque entre elles, il est question d’amour, d’amitié,
d’entraide, de confidences, de passions partagées, par delà l’absence, l’anonymat, et le
fait que l’on ne se connaisse pas vraiment, ou pas « en vrai ». Ces relations n’auraient
pas existé sans le Net. Il s’agit donc de rapports sociaux d’un « troisième type ». Or,
ceux-ci sont à considérer avec lucidité, dès qu’on y engage son intimité ; pour éviter les
désillusions, l’exaltation technique un peu niaise ou pire, le cynisme à la clef.
1.1. Dix ans de sexe et d’amour sur le Net, trois constats d’importance
Les sites de rencontre pour célibataires font désormais tellement partie du
paysage qu’on a parfois du mal à se rappeler que tout cela a dix ans à peine, si l’on date
à 2002 ou 2003 leur essor, boosté par la généralisation de l’ADSL. Objet de nombre
d’articles, de reportages et d’enquêtes, le « Net sentimental » pose encore bien des
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questions ; et ces sites continuent d’intriguer, alors que ses utilisateurs se comptent par
millions. Ceux-ci entretiennent d’ailleurs avec la rencontre « en ligne » des rapports
bien plus passionnels que fonctionnels, au gré des belles rencontres, des grosses
déceptions, et des inscriptions/désinscriptions/ré-inscriptions. Il faut être franc : pour
rencontrer, « coucher », vivre des aventures, tomber amoureux, se mettre en couple,
Internet, « ça marche », indéniablement. Grâce à cet entremetteur technologique qui
n’a pas d’égal, chaque jour, des dizaines de milliers de personnes se retrouvent (dans
un café, en général) pour assez vite « passer aux choses sérieuses » : faire connaissance,
puis voir si le « plus si affinités » trouve lieu d’être, pour un moment de sexe, de
partage de mots, de tendresse, pour commencer une histoire, ou la clore. Et chaque
mois, des milliers de « vrais couples » se constituent, qui feront un bout de chemin
ensemble, en signant un CDD conjugal, en principe renouvelable après période
d’essai. Ces nouveaux couples viendront compléter la chronique de ces « plus belles
histoires du Net » dont raffolent les médias.
Relevons deux spécificités distinguant le « Net sentimental » de la vraie vie :
d’abord, online, on ne sait jamais à qui on s’adresse, même si des informations ou des
indices (ton, orthographe, style général de la « fiche perso »…) permettent d’avoir une
idée globale à peu près cohérente de l’interlocuteur. Auparavant, les stratégies de
séduction étaient toujours orientées vers une personne précise sur laquelle on avait
jeté son dévolu ; à la base, il y avait un attrait particulier. Eh bien cette fois-ci, on
s’adresse davantage à un autrui très général, quand on met une fiche sur un site, et
qu’on attend que les autres membres nous sollicitent en envoyant messages, « pokes »,
« bisous virtuels », « flashs », etc. C’est dans un second temps qu’un tri s’opèrera, et
qu’une relation se personnalisera. Les sites de rencontre sont des océans sur lesquels
essayent de surnager tant bien que mal des millions de bouteilles à la mer, qui sont
autant de bouteilles à l’encre, cherchant à s’ancrer tôt ou tard, sans se briser pour
autant les unes contre les autres.
Ensuite, sur le « Net sentimental », le statut partenarial des individus est
clairement affiché. Dans « la vraie vie », on ne sait pas si les personnes que l’on
rencontre sont en couple. Bien sûr, une alliance à l’annulaire est un indice fort. Mais
quid de tous ceux qui sont « engagés » sans pour autant arborer ce signe distinctif ?
Dans la vraie vie, le quidam célibataire est masqué ; alors que sur le Net,
paradoxalement, il est démasqué. S’inscrire sur un site de rencontres dédié aux
« solos » et indiquer explicitement qu’on est célibataire dans sa « fiche perso » permet
d’entériner ce statut. D’où les réticences de celles et ceux habitant des petites villes de
province, et ne souhaitant pas que des collègues ou des voisins les « démasquent », et
fassent savoir qu’ils « cherchent quelqu’un ». A l’avenant, sur Facebook, journal intime à
Toile ouverte, on indique aussi « en couple », ou « seul », ou « compliqué », informant
alors avec une douce hypocrisie qu’on est open à toute proposition.
Prenons maintenant un peu de hauteur théorique, en énonçant trois constats
importants, lorsqu’on évoque la rencontre amoureuse en ligne, au sens large.
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1.2. Je thème, tu même…
Le premier de ces constats consiste à redire combien les sites de rencontre,
qui agrègent des solitudes interactives interconnectées constituent des dispositifs
« hyper-narcissiques ». Sur ce grand Continent verbal qu’est la Toile, on se livre à
une textualité débridée, bien plus encore qu’à une sexualité frénétique. Le Net trame
d’abord des mots, et il est le filtre d’échanges qui sont avant tout écrits.
Nous nous trouvons donc face à une mécanique très narcissique, dans l’esprit.
Le « miroir mon beau miroir » voyait la princesse du conte se mirer pour s’y voir la
plus belle. Je réponds « écran mon bel écran » en écho, tant l’on étoffera au fil des
pages un axiome imparable : sur Internet, on se raconte beaucoup, on se « la raconte »
souvent, on ne se rencontre qu’accessoirement.
Penchant naturel des Internautes à l’auto-narration, et stratégies pour exister
« en ligne », aussi. Sur les profils, tout pousse (et déjà la pression de la conformité) à
une mise en mots et en images de soi narcissiques. D’ailleurs, recueillir des
témoignages sur le « premier rendez-vous » IRL amène souvent à mesurer le hiatus
entre ce que l’on percevait « en ligne », et la « réalité vraie » de l’autre soudain présent
par son corps, et qui ne peut plus s’abriter derrière des paroles « para-vantant » (si l’on
peut dire) ce qu’il est vraiment. Précisons en aparté que c’est pour éviter le caractère
presque angoissant de la première rencontre IRL, via l’irruption soudaine des corps,
que certains sites (Attractive World, Points-communs.com…) proposent des alternatives, en
créant des événements IRL entre adhérents du site : sorties culturelles, visites, balades
à vélo, pique-niques… Ces événements permettent de dédramatiser les rencontres, car
on fait la connaissance d’un groupe de célibataires, et pas d’une seule personne avec
qui l’on a rendez-vous, pour « briser la glace ».
Mais le « Net sentimental » est aussi une machine narcissique en réception, car
on y reçoit nombre de gratifications caressant l’ego : bisous, coups de cœur, pokes,
messages enflammés…2 J’évoquais par ailleurs, à propos de la blogosphère
adolescente, une formidable « chambre d’ego » (Lardellier, 2006). Je le répète, car ceci
est fondamental : on se raconte bien plus qu’on ne se rencontre sur le Net. Et l’écran,
qui fait opportunément écran, permet de se livrer textuellement et de donner libre
cours à l’expression de ce que chacun(e) pense être, rêve d’être, ou voudrait être.
1.3. Les bonnes croix dans les bonnes cases…
Le second constat revient à affirmer que les sites de rencontre reproduisent
les catégories sociales. En effet, devenir l’ami ou l’amant de quelqu’un « en ligne » est
organisé par le principe endogamique des affinités socioculturelles. Internet, ce n’est
pas Babel Web, qui verrait la joyeuse et permanente communion des disparités. Car
malgré l’absence des corps, en dépit du fait que l’anonymat est de mise et que les étatscivils sont momentanément suspendus, tout est organisé par le marché et par les
acteurs eux-mêmes pour que chacun(e) rencontre « des personnes lui ressemblant ».
Cf. les flames, petits messages numériques précisément accompagnés d’une icône en forme de
flamme animée.
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Une fois la décision prise par le/la célibataire de s’inscrire sur un site de
rencontre, il y a le choix du site (ils sont pléthore, avec leur positionnement respectif)
puis le pseudo à trouver et la « fiche perso » à remplir, fiche « anthropométrique » avec
sa longue liste de questions conventionnelles. Et on en revient là à cette affirmation
selon laquelle Internet reproduit et accentue même les stratifications sociales.
Rappelons un constat d’évidence : dans les réseaux numériques, circulent
essentiellement des écrits, du texte. Or, ceux-ci, par leur style, leur orthographe, leur
maniement des degrés et de références culturelles partagées (ou pas) disent
immanquablement et impitoyablement qui l’on est et d’où l’on parle. Le « Net
sentimental » est un dispositif discriminant, puisqu’il oblige à écrire, à trouver les mots,
à orthographier, à manier les degrés, l’implicite et l’explicite, etc. Or, l’épreuve de
l’écrit, pour nombre d’Internautes, fait que même en l’absence des corps et des étatscivils, on devine à qui l’on a affaire ; étant entendu que les références culturelles, les
passions, les hobbies mis en exergue sur la fiche aident à « cerner » assez sûrement
« l’interlocuteur masqué ».
Lors de mes différentes enquêtes sur ce sujet, j’ai souvent constaté cet
étonnant syndrome « des bonnes croix dans les bonnes cases ». Illustration : telle
enseignante du secondaire passionnée de lettres classiques, de cinéma coréen,
végétarienne, aimant les animaux et militante altermondialiste, qui souhaitait
rencontrer un homme rassemblant exactement les mêmes traits, et lui ressemblant
point par point. Et la Matrice, féconde de millions de « fiches perso », parvenait à
docilement et mécaniquement régurgiter quarante ou cinquante personnes
correspondant peu ou prou à l’exigeante requête, princes charmants potentiels et
virtuels.
Rencontrer « quelqu’un à aimer sur Internet », comme souvent dans la vraie
vie, amène à se rapprocher d’individus sociologiquement proches de soi. Loin de la
chimère donnant à penser que le Net est l’outil d’une nouvelle mixité sociale3, la réalité
est celle d’une « endogamie numériquement assistée », de points de vue ethnique,
religieux, social et professionnel. Et l’évolution du marché des sites de rencontres va
dans ce sens-là, voyant leur segmentation se faire précisément sur des bases
religieuses, socioculturelles et professionnelles, entre autres. Affirmer comme je le fais
ici que sur Internet, on se raconte bien plus qu’on ne se rencontre n’est pas seulement
un effet de style. Une étude réalisée entre 2005 et 20084 nous apprend ainsi que
seulement 7% des Internautes ont rencontré de nouvelles personnes sur le Web en un
an. Quant aux relations se nouant sur Internet, elles se font dans le même pays pour
91% et dans la même ville pour 22%. Ces rencontres ont en outre en commun le
cursus d’études suivies, la tranche d’âge ainsi que les références culturelles. On en
revient donc à ce constat de « l’endogamie numériquement assistée ».
Mixité sociale certes présente à la marge, dans les stratégies de recherche conjugale de
certaines femmes, orientées vers des partenaires pouvant leur assurer une forme de promotion
sociale.
4 Enquête réalisée par Virginie Lethiais et Karine Roudaut, de Télécom-Bretagne.
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1.4. Ecran mon bel écran…
Le troisième constat5, enfin, permet d’affirmer que les sites de rencontre sont
de formidables machines à produire des fantasmes, plus encore qu’à faire transiter des
sentiments. Bien sûr, une économie des sentiments n’est pas absente des réseaux
numériques, puisque là se situe même « le cœur du métier ». « Ça marche »
indéniablement, lorsqu’il est question de « produire des couples » se constituant sur la
base de sentiments, bien sûr, mais aussi d’affinités socioculturelles partagées, donc.
Mais tous ces sites à finalité conjugale constituent d’abord une énorme machinerie
produisant et faisant circuler des fantasmes. Car les échanges « en ligne », les images et
les confidences circulant sur la Toile possèdent un fondement fantasmatique avant
d’être sentimental. En règle générale, les sentiments se nouent entre deux Internautes
après les fantasmes. J’y reviendrai longuement plus loin.
1.5. La rencontre online, une histoire récente, un marché en évolution
constante
Le propos ne sera pas ici de retracer l’histoire de la rencontre amoureuse
assistée, dont les sites de rencontre sont la déclinaison technique la plus récente. Ce
serait pour autant une erreur de perception de penser qu’Internet a ouvert l’ère de
l’intercession sentimentale et conjugale. Le Net contribue à techniciser des pratiques
qui existaient antérieurement. Car dans la plupart des sociétés et à toutes les époques,
des contextes ou des personnes ont eu à charge d’accommoder les âmes seules, telles
les « marieuses » d’antan. De même, les bals et les rallyes inculquaient, chacun à son
niveau de la société, certains codes comportementaux et initiaient à la danse. Tout cela
devait permettre des rapprochements entre jeunes de même rang. Dans ces logiques
d’« appariements » (étymologiquement, de « mise en paire »), il s’est longtemps agi de
pragmatiquement perpétuer des intérêts notariaux et familiaux, « en arrangeant les
choses au mieux ». L’amour est en quelque sorte l’invité-surprise du couple
contemporain.
Mais au regard de l’explosion du nombre de célibataires et de l’avènement de
la « société individualiste de masse », Internet constitue un « Eldorado relationnel »
palliant opportunément la « crise de la rencontre ». Etant entendu que certains
contextes de rencontres traditionnels se sont étiolés et qu’ils ont été supplantés, assez
récemment par des intermédiaires techniques ou commerciaux d’un nouveau genre
(speed-dating…).
Pour faire à grands traits la très jeune histoire de ces sites de rencontre, il
convient d’indiquer les évolutions marquantes qu’ils ont connues. Ils sont nés aux
Constat partagé avec la sociologue Eva Illouz, cf. Les Sentiments du capitalisme, Seuil, Paris,
2006.
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Etats-Unis, où par tradition, l’on n’a pas de scrupule à passer des annonces dans le
journal local pour rencontrer de nouveaux amis et lier connaissance en arrivant dans
une nouvelle ville. Et dès 1995 (avec Match.com), on a naturellement perpétué cette
tradition américaine avec les moyens de l’Internet naissant. Apparus à titre quasiexpérimental alors qu’Internet commençait à « percer », les sites de rencontre pour
célibataires se fondent sur un principe simple : on s’inscrit sur le site de son choix, les
hommes payant toujours un abonnement mensuel et les femmes plus rarement, afin
d’équilibrer une certaine disparité dans la répartition des sexes. Néanmoins, ils et elles
sont nombreux à reconnaître que pour avoir un service de qualité, il faut payer. On
choisit alors un « pseudo » (souvent affligeant de conformisme voire de ringardise,
assumée ou pas), on remplit une « fiche perso » rassemblant des données d’état-civil
agrémentée de photos, on liste ses passions affichées et ses goûts revendiqués, le tout
étant chapeauté d’un court texte personnel censé exprimer qui l’on est et ce que l’on
veut. Après quoi, dûment référencé(e) et existant numériquement, on pourra « entrer
dans la danse ». Et ceci est d’ailleurs plus qu’une métaphore, tant le rapprochement
avec les bals masqués d’antan s’avère fécond, si on pousse un peu les similitudes.
Une fois inscrit(e), on a droit à plusieurs services : la consultation des milliers
de fiches de membres, parmi lesquelles on choisit, selon des critères personnels prédéfinis (âge, région, profession, formulation des attentes…), les personnes pouvant
potentiellement nous intéresser. Deux solutions alors : leur écrire des messages sous
forme de lettres numériques qu’ils recevront dans leur boîte aux lettres électronique
(abrégée en « BAL ») et auxquelles ils choisiront de répondre (ou pas) ; il s’agit là de
l’option asynchrone. En « mode synchrone », par contre, on entrera en contact direct
sur la plateforme de chat, en essayant de nouer un échange suivi avec une personne
« présente », au milieu des mille sollicitations invitant à échanger « en live ». En
« session chat », la webcam tient une certaine place et joue un rôle certain, les Internautes
pouvant ainsi échanger tout en « se voyant », jugeant « sur pièces » si
l’interlocuteur/trice correspond à leur quête, sur des critères autant physiques,
vestimentaires, ou parfois même liés à l’environnement domestique entrant dans le
champ de la caméra et qui dévoile un intérieur.
Potentiellement, tout le monde peut s’adresser à tout le monde. Et rien
n’interdit d’écrire simultanément à des dizaines voire à des centaines de personnes,
grâce au « copier-coller » et aux « messages-types », dupliqués et envoyés en série. La
chose se pratique même très couramment, et beaucoup d’abonnées s’en plaignent,
mettant en garde dès leur « fiche perso » contre cette propension à « l’industrialisation
du premier contact ». En tout cas, les règles sociales traditionnelles sont abolies en ce
« non-lieu ». Et l’absence des corps permet toutes les libertés, lève toutes les
inhibitions. Néanmoins, des lois sociologiques implicites sont à l’œuvre sur le Net,
faisant qu’on n’écrit pas inconsidérément à « n’importe qui », mais en fonction
d’affinités socioculturelles partagées. Il y a bien sûr des « bouteilles à la mer », ou des
envois massifs fondés sur la seule photo, attractive en l’occurrence. Mais les logiques
d’entrée en contact et de rapprochement sont organisées sociologiquement.
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Dans l’espace francophone, le premier âge de la rencontre online (1997-2004) a
été incarné par Netclub, Amoureux.com, Match puis Meetic, qui contribua, dès 2003, à
formidablement décomplexer et légitimer les rencontres numériquement assistées. Les
sites furent d’abord généralistes, le temps des premières années d’expérimentation
technique et sociale. Et ils sont nombreux à le rester, une décennie plus tard. Mais
n’oublions pas que nous nous trouvons face à un marché, et que c’est en amont, au
niveau de l’offre, qu’il importe pour les concepteurs et les investisseurs d’être au plus
près des attentes. Et les règles de base régissant encore le marché matrimonial, c’est
l’endogamie, et cette « homophilie » consistant « à aimer ceux qui nous ressemblent ».
Le premier âge de l’histoire de ces sites ne prenait pas du tout cela en compte, et les
généralistes donnent encore l’impression d’un « Capharnaüm sociologique », d’une
« Samaritaine des cœurs esseulés », d’une invraisemblable auberge espagnole.
1.6. Le marché de la rencontre en ligne se segmente, se « psychologise » et se
technicise
L’évolution de l’offre a épousé plusieurs tendances : la technicisation, la
psychologisation et la segmentation du marché.
La technicisation revient à proposer toujours plus de fonctionnalités, à mesure
que l’amélioration technologique de l’offre le permet. L’époque des messages en texte
simple reçus dans la boîte aux lettres est révolue. Echanges avec webcams, profil
dynamique (avec textes, galerie de photos et de vidéos…), décompte exact des visites,
« traçage » des visiteurs, nomadisation des services sur smartphones… En fait, on
délègue aux machines ou aux logiciels la quête de la « perle rare ». Et puis il y a le
logiciel « MSN polygamy » (qui permet de gérer en simultané plusieurs fenêtres de
dialogue) et les applications qui font apparaître sur iPhone la fiche détaillée de chaque
relation potentielle, « mouchards » technologiques parmi d’autres, permettant de
maximiser sa quête amoureuse online. Et demain, on pourra géo-localiser la personne
avec qui l’on est en contact, sachant à combien de kilomètres, ou de centaines, ou de
dizaines de mètres elle se trouve. Cela rendra-t-il ses yeux à l’amour, que l’on dit
aveugle, mais qui semble savoir fort bien s’orienter dans le noir !? A voir…
La psychologisation, ensuite, consiste pour les sites à proposer d’établir des
tests de personnalité aux nouveaux membres, doublés de tests de compatibilité censés
garantir sans coup férir la réussite des rencontres. Et si des outils « technologisent » la
quête amoureuse, ils sont aussi nombreux à la « psychologiser ». Les célibataires
pensent (et c’est un grand paradoxe) qu’ainsi, ils la rationaliseront. L’Internaute
célibataire a ainsi l’impression d’être secondé, conseillé, et l’arsenal des dizaines de
questions plus ou moins personnelles ou farfelues devrait permettre au logiciel de
trouver infailliblement The Right one au terme du processus. eDarling ou Meetic affinity
sont les représentants les plus connus de ce courant-ci, ainsi que Parship, spécialiste de
cette approche psychologique de la rencontre, qui donne à penser que les affinités
peuvent se trouver modélisées sans coup férir. En tout cas, la batterie de tests
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proposés « en ligne » au moment de l’inscription « sous le contrôle de professionnels
de la rencontre et du couple » s’en voudrait garante6.
Bien sûr, les choses sont un peu plus complexes que cela, socioculturellement. Ces techniques peuvent être utiles afin de calculer des coefficients de
compatibilité, ou de pointer des passions ou des désirs partagés. Mais elles peuvent
aussi conduire à une rationalisation absurde du rapport à l'autre. Car ce n'est pas parce
que l’on a 80% de points communs avec quelqu'un que l’on s’entendra avec cette
personne et que l’amour découlera mécaniquement de la rencontre. Mais bien sûr, « ça
peut aider », et déjà rassurer.
Et puis il y a la segmentation de la « rencontre technologiquement assistée »,
évolution notable qui s’est dessinée aux alentours de 2005. Si les sites généralistes
tiennent encore le haut du pavé, ils sont de plus en plus concurrencés par de nouveaux
arrivants ciblant des « niches sociologiques ». Ainsi, sont d’abord apparus les sites
confessionnels (pour les personnes de confessions musulmane, juive, catholique,
protestante…) ou encore les sites ethniques. Eu égard au principe d’endogamie déjà
évoqué, on cherche en règle générale à partager (ou à retrouver) les valeurs religieuses
et culturelles qui sont celles de son milieu et de son éducation. D’aveu d’Internautes
ayant délaissé les généralistes pour ces sites spécialisés, « on est là entre nous », « on se
sent compris », « on est fidèle à nos valeurs »… Car en amour, l’adage « qui se
ressemble s’assemble » se vérifie beaucoup plus dans les faits que « les opposés
s’attirent ». Et sur la Toile, en l’absence des corps, les relations durables s’instaurent
prioritairement entre personnes de même condition, milieu professionnel, univers
culturel, on y revient…
C’est de plus en plus en fonction d’une logique de « niches » qu’évolue l’offre
de la rencontre en ligne. L’on assiste à une hyper-segmentation, avec des sites
d’affinités culturelles, professionnelles, éthiques, politiques, ou faisant de bizarreries le
seul lien a priori possible entre les adhérents. Ainsi, les « gothics » ont leur site, comme
bien d’autres adeptes de particularismes vestimentaires, physiques ou encore sexuels,
comme les militaires, les agriculteurs, les seniors, les « parents solo », les gens de
droite, les végétariens, les amateurs de tel style musical ou de randonnée extrême. Au
train où vont les choses, bientôt un site pour les amateurs de chiens à poils longs !? Il
va sans dire que certains sites ne durent que ce que durent les roses, et semblent même
plus être créés pour faire parler d’eux, que dans le souci économique de se pérenniser.
Révélateurs d’une époque et moins anecdotiques qu’il n’y paraît, existent aussi
des sites pour les personnes belles7, Beautiful people, ou encore pour les riches : Match
Platinium ou A Small World. Mais à l’avenant, les seniors (de plus en plus nombreux en
ligne) et bien d’autres catégories socio-culturelles sont représentées sur la Toile via des
Tests bien incertains pour certains, sur des bases astrologiques, entre autres, et sous couvert
de « rationaliser » la quête amoureuse.
7 Belles ou qui se croient belles ou qui sont reconnues comme telles. Ou qui se conforment aux
critères médiatiques de ce que serait la beauté. Après tout, Serge Gainsbourg affirmait que c’est
sur la laideur que tout le monde est d’accord !
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sites dédiés, comme les parents célibataires. J’affirmais en 2004 « qu’Internet constitue
le Paradis des hommes timides et des mères célibataires », précisément, bien avant
l’apparition de ces sites communautaires.
2.
COMMENT (ET POURQUOI) TOMBE-T-ON AMOUREUX EN
LIGNE ?
Essayons maintenant de comprendre comment se construit une relation,
comment naît la sensibilité, comment s’exprime la sensualité et se cristallise le désir
derrière des écrans, malgré une perception très parcellaire de l'autre. Comment
Internet peut-il « produire autant de couples », alors que les individus sont absents
physiquement durant une longue partie du processus ?
Dans un best-seller récent, Quand souffle le vent du nord, Daniel Glattauer revisite
la tradition du roman épistolaire, y racontant la relation purement numérique liant
deux inconnus, Emmi et Leo. Ils entrent en contact incidemment par mail, et vont
vivre une grande passion sans se connaître, par le seul truchement des confidences
jetées sur le clavier et lues sur l’écran. Emmi étant heureuse en amour, en couple avec
enfants, elle joue le jeu de la sincérité. Mais doucement, de mail en mail, les deux
protagonistes s’ouvrent, se dévoilent et se confient ; jusqu’à être emportés dans une
grande passion, à leur corps défendant. Et pourtant… Comme l’un des amants
numériques le confie lucidement à l’autre, « avez-vous remarqué que nous ne savons
absolument rien l’un de l’autre ? Nous créons des personnages virtuels, imaginaires,
nous dessinons l’un de l’autre des portraits-robots illusoires, nous posons des
questions dont le charme est de ne pas obtenir de réponse » (Glattauer, 2010 : 28).
En fait, toutes les problématiques du « Net sentimental » sont présentes dans
ce court extrait. De délicieuses ambiguïtés se font jour dans ces passages si différents,
et pourtant si semblables. En effet, on s’aime sans s’aimer, et on s’y rend compte
qu’on se raconte sans se rencontrer. On croit s’aimer ; s’aime-t-on déjà, d’ailleurs ? Car
peut-on aimer sans (se) connaître ? Telles sont bien les questionnements affleurant de
ces extraits troublants, qui redessinent les contours du lien amoureux. Signes des
temps, avant d’être une fiction, ce scénario concerne des milliers d’Internautes qui au
jour le jour, tombent aussi amoureux « d’inconnus intimes »
Quant à Emmi et Leo, leur histoire se terminait de manière si frustrante,
semble-t-il, que l’auteur a donné une suite à la correspondance passionnée de ses deux
héros, sous la pression de milliers de lectrices charmées mais insatisfaites !
2.1. Quelques spécificités des « Relations Amoureuses Assistées par
Ordinateur »
La raison principale de l’incroyable adhésion aux sites de rencontres réside
dans les ressources de « la communication masquée » (Flichy). S’exprimer sans être
jugé par le regard d’autrui, sans être « entravé » par la parole de l’autre, quel confort…
Une « toute-puissance expressive » est à l’œuvre, propice à toutes les confidences, à
tous les épanchements.
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Le dispositif pourrait évoquer le confessionnal ou le cabinet du psychanalyste.
Mais sur Internet, les échanges sont plus ludiques et bien moins impliquants. Le
responsable de l’un des principaux acteurs de ce marché me confiait que l’idée avait
germé de « monter » un site de rencontre en se remémorant l’incroyable engouement
qu’avaient connu les jeux d’échecs sur Minitel, au tournant des années 1980 et 1990.
L’interface très fruste du Minitel permettait d’inscrire deux lignes de commentaire en
bas d’écran, après chaque coup joué. Or, le succès de ces jeux onéreux tenait aussi dans
cette possibilité de s’adresser « télématiquement » à des inconnus, en détournant la
fonction première du service proposé. En fait, l’écran désinhibe totalement
l’expression.
Sur le Net, les relations sont désincarnées puisque les corps sont absents. De
même, et la chose n’est pas incidente, les identités sont en suspens, puisque l’on y est
représenté par des pseudos. En l’absence physique de leurs interlocuteurs, nombre
d’Internautes confient qu’ils s’expriment de manière libérée. La gêne de la vraie vie est
court-circuitée. Le sociologue Erving Goffman rappelle que l’embarras est la sensation
sociale la plus partagée, dès que l’on se trouve en présence d’autrui (Goffman, 1973).
Or, « en ligne », sont oubliés les toussotements nerveux, les mains moites, l’impression
vague et confuse de ne pas être à la hauteur de ce que l’autre attend, ou de ce que la
situation exige. C’est bien dans cette élision des corps que le « Net sentimental »
trouve une grande partie de son succès.
2.2. Internet, Paradis des timides
Le bal était depuis toujours l’enfer des timides. Internet est devenu leur
Paradis. Pour les timides, le regard d’autrui constitue une torture permanente. Etre
regardé, jaugé, jugé, raillé peut-être… L’angoisse de dire oui, de dire non, de donner
son avis, de faire valoir son opinion ; et essayer malgré tout d’oser, comme les gens
normaux et naturels ; Oui, « draguer » constitue bien l’épreuve la plus terrible pour les
timorés et les introvertis.
Erving Goffman, encore, a construit une partie de son œuvre sur le primat de
la « face », que tout un chacun doit s’efforcer de préserver, coûte que coûte8. La
« face », c’est l’apparence que l’on donne de soi en public, et qui rassemble la prestance
générale, les comportements sociaux (élocution, civilités…), le schéma corporel et les
choix vestimentaires. Et cet ensemble doit donner une impression de cohérence. Il
importe donc de la préserver, et surtout de ne jamais la perdre publiquement, sauf à
être ridicule. Et combien de timides ont « perdu la face », justement, en se faisant
éconduire par une indifférente ou un garçon distant, sur ces scènes sociales
impitoyables que sont le bal, la boîte de nuit, la soirée dansante, le cocktail ? Alors
battre en retraite, le rouge aux joues, en souriant malgré tout pour « faire bonne
figure »…
Se reporter à ses deux ouvrages intitulés La mise en scène de la vie quotidienne, tome 1, Les rites
d’interaction et tome 2, Les relations en public, éditions de Minuit, Paris, 1973 et 1974.
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Eh bien les sites de rencontres constituent une véritable révolution pour les
dragueurs de toute condition. Pour la première fois (avec le Minitel comme avantcourrier dès les années 1980), les timides peuvent oser, affranchis du regard d’autrui et
libérés de la pesanteur de ces corps dont ils ne savaient que faire, avant. Ce corps et
ses complexes, ses manifestations impromptues, ce physique lourd qui rougit, blêmit,
palpite, transpire, trahit le trouble. Désormais protégés par l’écran, confortablement
anonymes, bien loin des lieux de représentation sociale, et assurés de ne plus perdre la
face, les introvertis peuvent se permettre toutes les audaces. Orgueil, timidité et quantà-soi sont évincés d’un coup de clic, irrémédiablement relégués au rang de scories
relationnelles d’un autre âge, celui d’avant la Toile. Sur Internet, on ne perd jamais la
face, la honte est absente. Et un « râteau numérique » ne coûte presque rien à l’ego.
Quoi de moins impliquant et de plus jubilatoire que cette possibilité d’envoyer des
messages souvent coquins à de belles inconnues virtuelles, ou à des inconnues
virtuellement belles ? Sur le Net, tout le monde est mis à cette bonne distance propice
à des effronteries nouvelles. L’anonymat du pseudo, et l’écran qui cache constituent
des masques offrant l’impunité.
Les premiers jours de l’inscription sur un site de rencontre, on ressent une
véritable sidération. Hommes et femmes l’éprouvent à des degrés divers, mais leurs
sensations sont complémentaires. Ainsi, l’homme peut écrire à des centaines de
femmes, choisies en fonction de critères physiques et sociaux préalablement définis.
Quant aux femmes, elles reçoivent des dizaines, voire des centaines de messages de
prétendants prétendument transis. Ces messages cumulent les avantages :
« narcissisants » à vil prix, sans risque aucun, permettant d’opérer un tri, qui donne à
penser qu’on est la reine du « marché aux hommes ». Certes, ce ne sont que des mots.
Néanmoins, comment ne pas être flatté(e) par tant d’attentions soudaines,
d’invitations, de compliments ?
2.3. Un contrôle total de la relation
En draguant sur le Net, on a un contrôle total de la relation. Dans les BAL
des sites de rencontre, les aléas de la vraie vie, ses désagréments et ses déceptions sont
évincés : ainsi, on maîtrise l’image que l’on donne de soi, on contrôle ses mots, le
rythme des confidences, les heures de ses connexions. On gère les codes de la
séduction numérique, et la progression (ou l’arrêt) de ces relations virtuelles qui
existent sans être incarnées. Et cette relation n’est pas bouleversée par les corps qui
habituellement trahissent sentiments et émotions. On pense que l’on contrôle la
situation, que l’on gère la relation. Quel confort mental ! N’est-on pas libre de lire, de
répondre ou non, de dire juste ce que l’on a envie de dire ? Ceci peut induire une
forme de toute-puissance. Et puis la possibilité existe de (sauve)garder l’intégralité des
messages échangés, en archivant l’intégralité de l’historique des conversations.
2.4. Un dispositif hyper-ludique
La drague sur Internet, c’est un jeu. Il s’agit même d’un jeu pluriel, tout à la
fois avec soi et les autres, avec le style et la langue, avec le temps et la technique.
D’abord, jeu avec soi-même, et l’idée intuitive que l’on se fait du destin. Les platesformes de chat constituent d’immenses « loteries relationnelles ». On y vient sans
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savoir qui on va y rencontrer. Le hasard, et peut-être l’amour, est juste derrière l’écran,
« à portée de clic ». Et beaucoup de célibataires y viennent et y reviennent, comme le
Joueur de Dostoïevski à sa table, car ils pensent que « la chance va tourner », que dans
quelques minutes, leur vie peut changer.
Mais jeu avec l’autre, aussi, car on ne le (ou la) connaît pas, et chatter
s’apparente en ce sens à un véritable « poker amoureux ». Un petit tour d’horizon pour
savoir qui est là, un œil sur les fiches des personnes « en ligne », et quelques messages
envoyés, comme des bouteilles à la mer. Ensuite, l’attente, très courte les jours de
chance. Le premier plaisir réside dans cette tension. La personne sollicitée répondra-telle tout de suite, ou nous ignorera-t-elle ? Comment réagit-elle à ce qu’on lui dit ? On
propose, on provoque, on induit dans des discours, du registre de la plaisanterie, de la
confidence, de la séduction, voire de l’érotisme caractérisé. Certaines se plaignent du
caractère obscène de bien des entrées en matière, débouchant sur de radicales fins de
non-recevoir. Et ensuite, que se passe-t-il ? Une « lecture » active de l’interlocuteur est
pratiquée, par une analyse intuitive de ce qu’il écrit, filigrane à une personnalité, avec
laquelle il faut savoir composer, pour prolonger l’échange.
De même, dès qu’on s’écrit, qu’on « se met en mots », on joue avec le langage,
c’est-à-dire l’implicite, l’explicite, les degrés d’expression ; on joue aussi avec
l’orthographe et la ponctuation, via le « langage SMS » qui permet de dire les choses les
plus crues, qu’un smiley fera passer pour humour et parodie. Nombre d’Internautes
ayant franchi le Rubicon adultérin online confessent avoir été pris au piège de ce
caractère ludique et si désinhibant qu’il amène à dire des choses plus impliquantes
qu’on ne le pensait en les écrivant. Et puis « ça dérape », et l’on se propose de se
rencontrer, pour le fun ; pour voir si « le feeling est là »…
Le caractère ludique des échanges en chat tient aussi à son rythme frénétique,
« quand la greffe a pris ». Alors, s’instaure parfois un dialogue en simultané de plus en
plus rapide, véritable ping-pong verbal qui induit une tension nerveuse et même
physique chez ses protagonistes. Manier les degrés du langage, mettre le maximum de
sens dans un minimum de mots, détourner les codes pour les réinvestir, réagir vite et
bien ; et toujours, garder à l’échange un rythme haletant, garant du plaisir. Le chat
devient alors une pratique qui absorbe, faisant oublier la faim et le sommeil, avec
comme finalité, souvent, d’obtenir une adresse « mail perso » ou un numéro de
téléphone, pour passer du chat à « la vraie vie ».
Nombre de chatteurs racontent ce crescendo frénétique, qui voit les choses
s’emballer à partir de quelques mails échangés. Alors, le caractère décomplexant du
Net instaure une « distance intime », permet de contourner les civilités pour emprunter
des raccourcis relationnels (d)étonnants : séduire sans choquer, et donner envie de
continuer, encore et encore, faire s’ouvrir l’autre, pour l’amener le plus loin possible
dans l’expression de ses désirs et de ses fantasmes. Aspirations romantiques et désirs
charnels s’expriment sans tabou et se mêlent allègrement. Les dispositions des chatteurs
peuvent induire des textes sexualisés, subtils ou très crus. Ce plaisir-là est nouveau,
révolution relationnelle entièrement contenue dans les TIC. Auparavant, où pouvaiton ainsi rencontrer des inconnu(e)s, jouer à deux avec les mots et le désir, pour tout
arrêter soudain, ou continuer, « si affinités » ?
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Le chat est aussi un jeu avec la « machine ». Les ordinateurs chattant clignotent
et vibrent, partenaires dynamiques d’un système d’alerte qui au gré des messages
envoyés, lus et reçus, s’allument sous forme d’alertes lumineuses, de smileys complices,
de wizz (petite vibration musicale). Tous à leur manière appellent à jouer encore. Et il
faut connaître parfaitement les réactions de son ordinateur pour aller vite, passant des
un(e)s aux autres simultanément, et ne rien perdre du plaisir et des contacts. Une rage
folle peut saisir les chatteurs soudain confrontés à une panne de réseau, à un problème
« plantage » informatique, marquant en quelque sorte le « retour du réel ». Et puis il y a
tout simplement le trafic sur le site, qui trop fréquenté à certaines heures, ralentit le
rythme des échanges.
Enfin, on joue plus en plus avec les contextes, puisque la « drague » se niche
maintenant au creux de la main ; en effet, les smartphones permettent d’être
connecté partout et tout le temps. A cet Internet mobile, correspondent de nouveaux
types de relations, encore plus nomades, qui voient des inconnus chatter en continu,
par delà les occupations respectives et les engagements contextuels de chacun IRL :
on drague online en réunion, au restaurant en présence d’amis, en stage de formation,
et bien sûr, dans trains et métros bondés…
C’est parce qu’il relève d’un jeu que le chat a réussi cette spectaculaire percée,
en dépit du mécanisme télégraphique le caractérisant a priori.
2.5. Les corps sur la Toile, absents mais pas invisibles
Quand on parle d’amour, on part du corps et on y revient, invariablement.
Mais sur Internet, ces corps sont absents sans l’être vraiment. Alors quelle place lui est
dévolue quand on est « en ligne », et qu’il se trouve momentanément « zappé » de
relations amoureuses dans lesquelles il tenait habituellement le beau rôle ? Si « en
ligne », les pesanteurs du corps sont effacées, si le corps réel est mis entre parenthèses,
ses représentations sont bien présentes, et même pressantes. Car le premier paradoxe
des relations via Internet réside en ceci : une médiation technique lourde et complexe
(électricité, ordinateur, box, logiciels…) parvient à se faire oublier, pour donner
l’impression qu’on est en relation directe avec autrui.
En fait, nombre d’Internautes draguant online considèrent candidement
qu’Internet permettrait enfin une communication d’esprit à esprit (Illouz, 2006). Le
Net serait le royaume d’une communication intégrale, déliée des corps, « d’âme à
âme », en quelque sorte. Sur la Toile, on serait en prise directe avec l’autre, en étant
affranchi des pesanteurs corporelles. Bémol, cependant : des corps absents ne
signifient pas pour autant des corps invisibles. Le Net ne met pas en contact de purs
esprits. Les célibataires inscrits sur ces sites ne sont en rien des anges « sans âge ni
sexe », loin s’en faut. « Notre corps n’est pas virtuel et ne peut jamais l’être. Le corps
n’est ni un symbole ni un symptôme. Il est une condition essentielle de notre
expérience, qu’elle soit réelle ou virtuelle. On ne peut jamais s’en abstraire, même dans
le rêve. Les mondes virtuels sont des non-lieux. Mais nos corps ne peuvent être des
non-corps » (Quéau, 1993 : 74). Au contraire, sur Internet, le corps, en tout cas sa
représentation, est bien présente. Et « en ligne », beaucoup de photos circulent, la
demande étant forte de voir rapidement son interlocuteur virtuel, avant de s’engager
en écrivant. L’hypothétique « dialogue des esprits » est complété par un intense
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commerce des représentations des corps. Et au final, on est toujours jugé sur les
photos mises sur sa fiche, et à partir desquelles des inconnus choisiront de nous écrire,
ou pas. Ironie du système : on est physiquement absent online, mais plus les images, les
photos et les vidéos gagnent les sites de rencontre, et plus les corps y sont présents,
avec des standards de présentation de soi imposés par l’industrie médiatique et
publicitaire. Certains guides « pour réussir ses rencontres numériques » proposent de
manière décomplexée de « retoucher sa photo », afin de la rendre plus attractive, et
conforme aux attentes supposées des autres Internautes. Et puis il y a ceux qui
empruntent les photos de personnalités, pour se « protéger » (parce qu’ils sont déjà en
couple, en fait), ou simplement parce qu’ils ne se trouvent pas très attirants. D’ailleurs,
« en se présentant à l’aide d’une photographie, les individus sont littéralement mis
dans la même position que les mannequins ou les acteurs travaillant pour l’industrie de
la beauté : ils sont mis dans une position où : a) ils deviennent extrêmement conscients
de leur apparence physique b) leurs corps et leur apparence sont publiquement
exposés c) par leur corps, ils se trouvent en concurrence avec d’autres d) enfin, le
corps est la source principale de leur valeur économique et sociale » ((Illouz, 2006 :
149). Sur le Net, si les photos vraiment retouchées sont plutôt rares, la plupart des
clichés ornant les « fiches perso » témoignent d’un effort évident pour paraître
« beau/belle » et sexy, et offrir une représentation de soi avantageuse. Le corps des
sites de rencontre est un corps paradoxal, éclipsé et pourtant sublimé par la pression
que font peser les millions de « fiches perso ». Chacun est en ligne son propre « cyberagent matrimonial », et si les mots sont importants, l’image de soi s’avère déterminante
pour être contacté(e) et voire simplement lu(e).
2.6. Quand « la greffe prend ». La cristallisation à l’ère d’Internet
Etablir des contacts, alimenter les relations, mener de front plusieurs
dialogues online et entretenir plusieurs liaisons, voici le tout-venant des Internautes
draguant sur le « Net sentimental » ; et puis soudain, « ça prend ». Les Internautes
fréquentant assidument les sites de rencontre s’accordent à reconnaître qu’à un
moment, quelqu’un se détache du lot des prétendants anonymes. Dès lors, une
progression « technico-relationnelle » connue de tous se met en place, de l’irréel à
l’IRL : on passe des échanges via la BAL au chat, du chat à MSN, puis au « mail perso »,
puis au SMS, puis au téléphone, pour aller vers la rencontre « en vrai ».
L’amour, c’est la rencontre des corps, bien sûr. On se souvient de Phèdre
subjuguée par le bel Hippolyte. Mais l’amour, ce sont aussi les sentiments,
l’imagination, surtout, et les fantasmes, inévitablement. Et le Net constitue une
formidable matrice fantasmatique. Or, la production de fantasmes, si elle interpelle le
corps, reste une activité cérébrale, qui s’accommode fort bien d’un dispositif voilant
autant qu’il révèle - sinon plus - tout en amplifiant les fantasmes, par le pouvoir de
l’imagination. Le sexe est une activité d’abord mental, et Internet lui a indéniablement
ouvert de nouveaux horizons.
Pourquoi tombe-t-on amoureux sur Internet ? On y revient : comment des
liens forts parviennent-ils à se créer en l’absence des corps ? Deux concepts expliquent
fort bien ce processus complexe : le bovarysme et la cristallisation. Tous deux sont
d’origine littéraire, et ils se complètent à certains égards. Le bovarysme décrit
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cliniquement un état d’insatisfaction, sur les plans affectif et social, qui se traduit par
des ambitions vaines et démesurées, une fuite dans l’imaginaire et le romanesque. Il
décrit finalement cette tendance humaine à s’imaginer autre qu’on est. En référence au
personnage flaubertien Emma Bovary, il exprime aussi la frustration entretenue avec
le réel, et la tentative d’épanouissement dans un univers imaginaire. C’est précisément
ce que nous disaient les trois extraits cités plus haut, comme chacune des histoires
naissantes sur le Net : les Internautes en contact, parfois déjà en couple, rêvent de la
relation idéale qui pourrait naître de leur rencontre IRL. La particularité de « l’amour
en ligne », c’est que les esprits construisent un Autre imaginaire, et échafaudent une
histoire sublime, qui n’existe pas (ou pas encore, dans le meilleur des cas), pure
représentation mentale. « Mais la mise entre parenthèses de la réalité n’est pas un
obstacle car le système repose sur la complicité de l’internaute avec ses propres
illusions » (Parmentier, 2011 : 174).
Le héros du roman épistolaire Quand souffle le vent du nord livre un témoignage
saisissant de ce processus : « nous faisons route vers le désenchantement. Nous ne
pouvons pas vivre ce que nous écrivons. Nous ne pouvons pas remplacer les
nombreuses images que nous nous faisons l’un de l’autre. Je serai déçu si vous n’êtes
pas à la hauteur de l’Emmi que je connais, et vous ne serez pas à la hauteur. Vous
serez déprimée si je ne suis pas à la hauteur du Leo que vous connaissez ». Et Emmi
de surenchérir lucidement : « Leo, soyez honnête : pour vous je suis une femme
imaginaire, seules sont réelles les lettres de l’alphabet que vous assemblez pour qu’elles
sonnent bien. Je suis comme du sexe par téléphone, mais sans sexe et sans téléphone,
donc : du sexe par ordinateur mais sans sexe ni images à télécharger » (Glattauer,
2010 : 250 et 64). Souvent, en effet, ça ne marche pas, et les choses, fondées sur ce
bovarysme et sur une activité fantasmatique intense, en restent au stade du virtuel.
Mais parfois, aussi, les Internautes parviennent à passer le cap, et à s’aimer IRL, si les
corps sont d’accord.
Allons un peu plus loin : parmi le flux immense des messages envoyés comme
autant de bouteilles à la mer, au milieu de ces flots de mots aveugles se télescopant sur
la Toile, les relations virtuelles débouchant sur une histoire constituent un cas d’école
de ce que l’on appelle la cristallisation. On trouve l’origine de cette notion dans De
l’amour de Stendhal. Elle désigne tout sentiment né de l'imagination, qui se fixe sur un
objet ou une personne pour le transfigurer. Prosaïquement, combien de personnes
chattant assidûment reconnaissent penauds après coup « s’être fait un film » ? Les
choses s’emballent, et on tombe amoureux d’une représentation idéalisée ayant une
source imaginaire, à partir d’une histoire qui n’existe pas (encore). Sur Internet, on
s’aime beaucoup virtuellement, dans tous les sens du terme. « La relation électronique
constitue un jeu avec le désir, où l’autre est objectivé comme support d’un idéal virtuel
qui offre l’illusion de sa réalité potentielle. Le désir s’est pratiquement épuisé dans
l’échange électronique quand arrive le moment de la rencontre » (Leleu, 1999 : 106107). Paradoxalement, c’est un désir proustien qui se donne à vivre dans les réseaux
numériques, l’essence de ce désir-ci résidant dans le manque, sublimé par l’imagination
du fait même de l’absence. Or, cet écart augmente la volonté de possession. Mais
étrangement, lorsque la possession physique se réalise, ou lorsque l’être désiré se
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donne comme un objet définitivement acquis, le désir s’émousse puis disparaît.
L’expérience amoureuse, qui s’ancre dans la réalité, semble ne jamais être à la hauteur
du désir qui se contentait d’imaginer l’amour. Elle met un terme à une infinité de
possibilités et déchire en quelque sorte le voile d’illusion tissé autour de l’être aimé.
S’ensuit souvent un sentiment d’amertume et de déception. Car sur les sites de
rencontre, autrui est physiquement absent. Et c’est le caractère virtuel des rapports qui
contribue à produire des fantasmes, augmentant ainsi le désir. Mais un principe de
réalité s’impose souvent à terme à la gestion des messages, pour relativiser l’étendue
des possibilités, et imposer, encore lui, le « retour du réel ». Le mari d’Emmi, l’héroïne
de Quand souffle le vent du nord, souffre énormément de la relation épistolaire
qu’entretient sa femme avec un inconnu accaparant tout son temps et toutes ses
attentions. Entrant par effraction dans l’ordinateur d’Emmi, et découvrant en lisant les
milliers de mails l’étendue de la passion virtuelle, il prend le risque d’écrire à cet
inconnu, qui vampirise sa conjointe, et met son couple en grand péril : « vous n’avez
rien à vous reprocher et moi non plus je n’ai rien à vous reprocher, hélas rien. On ne
peut pas en vouloir à un esprit. Vous êtes insaisissable Monsieur Leike, intangible,
vous n’êtes pas réel mais vous n’existez que dans l’imagination de ma femme, vous
êtes l’illusion d’un bonheur éternel, un vertige hors du monde, une utopie amoureuse
faite de mots. Je ne peux rien contre cela, je suis réduit à attendre le moment où le
destin se montrera miséricordieux en faisant de vous un être de chair et en os »
(Glattauer, 2010 : 283).
Pour « dépoétiser » un peu la chose, citons le psychanalyste Michael Civin :
« la nature paranoïde de la réalité psychique de son expérience s’impose à l’observation
non seulement par la qualité manifeste de la relation (qui n’existe que par le
truchement d’un clavier et d’un écran d’ordinateur, sans contacts physiques ni visuels
que le texte) mais aussi, peut-être de façon plus frappante encore, par l’idéalisation de
l’objet de son affection. L’hyperactivité ou le côté obsessionnel qui caractérise souvent
ce type de relation se manifeste sous la forme d’un besoin insaisissable et incessant
d’être en contact, et les « drogués de l’ordinateur », par des nuits blanches à
converser » (Civin, 2000 : 80-81).
Ce qui n’empêche pas bien des couples de se constituer sur la Toile, qui
s’aiment sans réserve, une fois dépassé le bovarysme et maîtrisée la cristallisation. Une
fois qu’ils sont passés de l’autre côté du bel écran de projection des rêves et des
fantasmes, et que le réel a entériné ce que les imaginations galopantes projetaient de
vivre, peut-être…
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NETCOM, vol. 26, n° 1-2, 2012
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