Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la - ESO
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Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la - ESO
Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Morceaux choisis 77 Raymonde Séchet eso rennes espaces et sociétés c e texte reprend la présentation de l’ouvrage coordonné par elsa Dorlin, Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domi- nation1 que j’ai faite lors de la journée eso « Genre, rapports sociaux de sexe, sexualités » de mars 2012. L’intention n’était pas d’établir une recension critique mais plus modestement de contribuer à l’apport de connaissances par une synthèse des débats récents autour des textes fondateurs du concept d’intersectionnalité. La pensée féministe s’est attachée à montrer que la domination n’émerge pas seulement dans les rapports sociaux de classe. cependant, dans un premier temps, le féminisme n’a pris en compte que les formes de domination liées au sexe et à la construction du genre, omettant de ce fait les rapports de classe ou de race qui génèrent des différences et des inégalités entre femmes. Le concept d’intersectionnalité a permis de proposer une pensée féministe combinant les dominations de sexe, de race, de classe, mais aussi d’ailleurs, et c’est important pour les sociétés indiennes, de caste2. partant de ce rappel, l’ouvrage d’elsa Dorlin avait pour objectif « d’interroger les différents outils critiques pour penser l’articulation des rapports de pouvoir. tout en interrogeant leur mode propre de catégorisation (les catégories de « sexe » et de « race » ont-elles méthodologiquement le même statut que la classe? À quelles conditions utiliser la catégorie de « race » comme une catégorie d’analyse? L’analyse en termes de classe a-telle été éclipsée par l’analyse croisée du sexisme et du racisme, après les avoir longtemps occultés?...), cet ouvrage discute les différents modes de conceptualisation de ce que l’on pourrait appeler « l’hydre de la domination ». (…). Les contributions ici réunies présentent un 1- Dorlin e. (Dir.) (2009). Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, puF, coll. actuel marx confrontation. 2- sur le cas de l’inde, voir le dossier d’habilitation à diriger des recherches de Kamala marius-Gnanou, Études postcoloniales et géographie féministe. Une application aux inégalités de genre en Inde, soutenue à l’université michel de montaigne de Bordeaux le 6 mars 2012. - umr 6590 cnrs - université rennes ii état des lieux des diverses appréhensions de l’imbrication des rapports de pouvoir - « intersectionnalité », « consubstantialité », « mondialité », « postcolonialité » … et, ce faisant, (re) dessinent les contours d’une véritable épistémologie de la domination » (4e de couverture). en cohérence avec les objectifs de la journée eso consacrée au genre, l’accent est ici mis sur les deux premières parties de l’ouvrage portant sur la division sexuelle et raciale du travail et sur la mise en débat de la notion d’intersectionnalité, les trois autres étant respectivement intitulées « Féminisme et orientalisme », « Généalogie de la blanchité », « violence du pouvoir et pouvoir de la violence ». de la diviSion Sexuelle et Raciale du tRavail pour elsa Dorlin (introduction « vers une épistémologie des résistances »), la théorie féministe et les études de genre sont un des rares champs de recherche à interroger de front les mécanismes de la domination dans un contexte où les débats entre défenseurs de la « classe » et défenseurs de la « race » font souvent passer à la trappe le genre et la sexualité. L’enjeu est de souligner la nécessité stratégique, tant pour la recherche que pour l’analyse critique des politiques publiques, de la prise en compte du genre et de la sexualité sans oublier la classe et la race. Le sexe et la race n’ont pas le même statut que la classe: ce sont à la fois des vieilles catégories idéologiques (prétendument naturelles), des catégories d’analyse critique (critique des dispositifs de domination sous l’angle du sexisme et du racisme), des catégories politiques (pour l’identification de soi et de l’autre). user de la « race » comme catégorie d’analyse critique permet de désigner les rapports de racialisation et les dispositifs de différenciation qui sont stigmatisants ou discriminants (p. 15). Le « sexe » et la « race » renvoient à la production de différences et de distinctions, ainsi qu’à leur incorporation, alors que la prééminence de l’analyse de classe a eu pour effet e N° 33, juin 2012 e s o o 78 Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Morceaux choisis d’instaurer une hiérarchie des antagonismes. or, comme l’économiste Heidi Hartmann l’a montré dès les années 1970, la domination s’articule toujours autour du « sexe », de la « race » et de la « classe »: c’est en combinant marxisme et féminisme, et donc en adoptant une posture féministe matérialiste, qu’elle a, bien avant 3 Bourdieu4, analysé la domination masculine et ses bases matérielles. Dans l’ouvrage, cette articulation est illustrée par les textes traitant de la division sexuelle et raciale du travail. La division raciale du travail reproductif génère de l’exploitation entre femmes (evelyn nakano Glenn, « De la servitude au travail de service: les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé »5). L’assignation des femmes des minorités raciales dans les travaux domestiques les plus socialement dévalorisés les exclut de la norme dominante de la féminité incarnée par les femmes blanches des classes supérieures. evelyn nakano Glenn critique le modèle additif qui traite du genre et de la race comme des systèmes hiérarchiques séparés dans lesquels les femmes de couleur sont considérées comme étant doublement subordonnées alors que les femmes blanches ne sont perçues que par le genre. Les féministes marxistes ont montré que la non-reconnaissance comme travail du travail reproductif est au cœur de l’oppression des femmes. cependant leurs analyses font comme si toutes les femmes étaient dans un même rapport à ce travail reproductif qui serait une expérience féminine universelle. De leur côté, les théories sur la hiérarchie raciale se sont quant à elle intéressées uniquement au travail salarié, surtout dans les sphères contrôlées par les hommes, négligeant de ce fait le travail domestique. evelyn nakano Glenn analyse la construction simultanément genrée et racisée du travail reproductif aux états-unis. malgré son passage croissant de la sphère domestique à la sphère marchande, la construction de ce travail reproductif comme activité féminine n’a pas 3- Hartmann H., the unhappy marriage of marxism and Feminism : towards a more progressive union, Capital & Class, summer 1979, vol. 3, n° 2, 1-33 ; Hartmann H., Capitalism, Patriarchy, and Job Segregation by Sex, Signs, vol. 1, n° 3 « Women and the Workplace: the implications of occupational segregation », spring 1976, p. 137-169 4- Bourdieu p. (1998). La Domination masculine, paris, seuil, coll. Liber, 134 p. 5- première édition : From servitude to servic work : Historical continuities in the racial division of paid productive labor, Signs, vol. 18, n° 1 (automne 1992), p. 1-43. traduction par Léo thiers-vidal. eso, travaux & documents varié. par contre, sa construction raciale, c’est-à-dire l’assignation des femmes racialisées-ethnicisées à une place précise en son sein, s’y est ajoutée. pour ce qui concerne le travail domestique, le transfert de certaines tâches vers des aides payées qui est intervenu à partir de la fin du XiXe siècle a permis aux femmes au foyer des classes moyennes de se distancier de la saleté et de disposer de temps pour leur développement personnel. ces travaux « sales » ont été confiés à des femmes d’origines différentes selon les régions des états-unis mais, dans tous les cas, être servi par les membres d’un groupe subordonné est devenu un privilège des groupes dominants. Dans les années 1920, ce travail domestique a, de plus en plus souvent, été confié à des femmes racialisées-ethnicisées; des femmes qui, selon l’auteure, peuvent à la fois être conscientes que c’était le racisme et non le manque d’aptitudes qui les enfermait dans ce travail domestique, et être convaincues de la subordination de leurs maîtresses à leurs époux. Les évolutions du travail reproductif dans le secteur marchand ont répondu aux mêmes logiques de spécialisation raciale: les femmes blanches ont été préférées pour les emplois qui exigent un contact physique avec le public, les femmes racialisées-ethnicisées pour les emplois sales et invisibles, qui sont aussi les moins payés de tous les emplois salariés à l’exception des emplois domestiques. evelyn nakano Glenn montre que le travail du soin, dans lequel une stratification raciale du travail infirmier a été établie dans les années 1930 sur la base d’une distinction entre infirmières, infirmières auxiliaires, aides soignantes, est exemplaire de ces segmentations et hiérarchisations... La race et le genre sont donc des rapports socialement construits et imbriqués, inextricablement liés. Leur nature relationnelle en fait des catégories qui se définissent les unes par rapport aux autres et qui sont vécues de manières différenciées. D’où, en termes de politique féministe, la nécessité de rompre avec l’universalisme pour reconnaître les intérêts conflictuels entre femmes. ainsi, à propos de la faiblesse des salaires dans les services domestiques, « augmenter leurs salaires de telle façon que ces femmes puissent subvenir décemment à leurs propres besoins et ceux de leurs enfants impliquerait que de nombreuses femmes de classe moyenne ne puissent plus se permettre ces services. (…) reconnaître les façons dont la division genrée et raciale du tra- Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Morceaux choisis vail crée la hiérarchie autant que l’interdépendance peut être une meilleure façon de comprendre le fait que les vies des femmes sont intimement reliées et connectées » (p. 63). ce texte fondateur d’evelyn nakano Glenn trouve aujourd’hui un prolongement dans la critique de l’éthique du care6 qui, dans l’ouvrage d’elsa Dorlin, est étayée par les textes de Jules Falquet (La règle du jeu. repenser la co-formation des rapports sociaux de sexe, de classe et de « race » dans la mondialisation néolibérale) et de marylène Lieber portant sur la complexité du processus de production des normes genrées et racisées étudiée à partir de la division du travail en contexte migratoire. marylène Lieber présente une réflexion sur la prise en compte du genre dans les études sur les migrations à partir du cas des chinois de paris. spécialiste de l’analyse de la mondialisation à partir des mouvements sociaux progressistes d’amérique latine et des caraïbes, Jules Falquet part, quant à elle, du postulat des insuffisances du matérialisme historique, du féminisme radical et de l’anti-impérialisme anticolonialiste pour proposer d’intégrer dans ses analyses les effets conjugués des rapports sociaux de pouvoir liés au sexe, à la classe, à la race. afin de montrer que ces rapports sociaux ne s’additionnent pas et qu’ils sont imbriqués, consubstantiels, co-formés, elle s’appuie sur un objet concret: la recomposition du « travail considéré comme féminin » dans le cadre de la division du travail. Dans un premier temps, elle présente son analyse des limites des travaux sur la mondialisation libérale en tant que transformation du « système monde » en critiquant deux idées centrales des théories du systèmemonde capitaliste: 1) la prolétarisation croissante et inévitable de la main-d’œuvre, qui n’a pas eu lieu, 2) l’idée que le passage du féodalisme au capitalisme aurait réduit les rapports sociaux non-capitalistes à l’état de survivances. Jules Falquet s’inspire là des travaux de colette Guillaumin7 sur la formation conjointe des rapports de production capitalistes et des rapports de pro- 6- sur l’éthique du care : Laugier s. et paperman p. (dir.) (2006). Le Souci des autres. Éthique et politique du care, eHess ; Brugère F. (2008). Le Sexe de la sollicitude, paris, seuil, coll. « non conforme ». 7- cf. Guillaumin c., Sexe, race et pratique du pouvoir, paris, côté-femmes, 1992. pour colette Guillaumin, le servage, l’esclavage et le sexage ont en commun d’être à la fois des formes d’appropriation de la personne et d’exploitation. 79 duction « non capitalistes » (servage, esclavage, sexage). partant des analyses de Balibar et Wallerstein8 qui ont introduit la « race »9 en tant qu’idéologie dans l’analyse marxienne pour expliquer qu’entre travail salarié et travail non salarié, il y a place pour un « travail dévalorisé » largement occupé par des migrants, elle montre que ce qu’ils disent des rapports sociaux de sexe est beaucoup moins convaincant. Balibar et Wallerstein n’ont en effet pas pris la mesure de la place croissante des femmes dans les migrations de travail, à l’inverse de saskia sassen10 qui a mis en évidence l’importance de la main-d’œuvre migrante féminine et racisée pour assurer à bas coût le travail invisible, souvent informel et pourtant indispensable à la mondialisation: cf. le transfert de l’élevage des enfants vers des nounous migrantes par des femmes des pays industrialisés ou des femmes privilégiées des pays du sud, ou la mise en place de « chaînes globales du soin » qui lient les premières et les deuxièmes à des femmes restées au pays11. Le sexe, la « race » et la classe co-construisent une nouvelle division sociale du travail au niveau de la famille comme de l’ensemble du globe, comme l’illustrent, en dehors de l’ouvrage coordonné par elsa Dorlin, les travaux d’eleonore Kofman sur le care drain et les migrations féminines liées aux soins aux personnes âgées. Dans un deuxième temps, Jules Falquet s’intéresse aux dessous du travail considéré comme féminin. elle part du postulat qu’il y a continuum entre les trois types de tâches généralement dévolues aux femmes: le travail d’entretien des membres du groupe familial ou communautaire, le travail sexuel, la production et l’élevage des enfants (p. 78). ce « travail considéré comme féminin », qui forme la plus grande partie du « travail dévalorisé » au sens de Balibar et Wallerstein, est le fait de l’épouse ou de la femme de ménage, des travailleuses/leurs du sexe, des mères porteuses, des infirmiers/ières, etc. 8- Balibar e., Wallerstein i. (1988). Race, nation, classe : les identités ambiguës, cahiers libres, eD. La Découverte. 9- avec la remarque habituelle : « J’utilise la « race » entre guillemets pour en souligner le caractère éminemment social, artificiel et composite – comme on le verra, la « race » regroupe notamment des rapports de pouvoir liés à la « couleur » et à l’ethnicité, mais aussi à la nationalité et au statut légal » (p. 72). 10- sassen s. (1991).The Global City: New York, London, Tokyo. princeton: princeton university press 11- cette expression, aujourd’hui très diffusée, est attribuée à Hochschild, a. r. (2000). « Global care chains and emotional surplus value » in Hutton, W. and Giddens, a. (eds). On The Edge: Living with Global Capitalism, London: Jonathan cape, p. 131 e e so N° 33, juin 2012 o 80 Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Morceaux choisis comme il ne relève pas d’un quelconque ordre naturel, Jules Falquet affirme que, sous l’angle du travail, une partie des hommes sont des femmes. elle souligne ensuite le rôle des états-nation dans la gestion globale de la main-d’œuvre par le biais des politiques démographiques, migratoires et de main-d’œuvre — dont les actions politiques pour mettre les femmes au travail ou au contraire les inciter à rester au foyer —, mais aussi les guerres, l’enfermement, ou encore le développement du tourisme et de manière concomitante du travail du sexe. en cohérence avec les théories féministes, ces politiques sont analysées en référence au système politique hétérosexuel. Jules Falquet pose l’hétérosexualité comme institution commune à la reproduction gérée dans le cadre de la famille et reproduction gérée par les états, à la reproduction au nord comme au sud. La formation des rapports de pouvoir ne pourrait pas se comprendre indépendamment du concept d’hétérosexualité comme institution sociale contribuant à l’organisation des alliances, filiations, héritages: « La réflexion doit être poursuivie, afin de comprendre comment le système de l’hétérosexualité, fortement structuré par les lois et les politiques de l’état national, organise la circulation des personnes selon le sexe, la classe et la « race », de même que la possibilité d’accéder au marché du travail rémunéré, à l’alliance, à la filiation, à la légitimation et à la possession des enfants et enfin à l’héritage » (p. 83). cette institution contribue à la naturalisation des sexes, mais aussi à celle des races, comme en témoignerait la demande faite par les hommes racisés aux femmes racisées de se marier avec eux et d’élever leurs enfants, cette racialisation de l’hétérosexualité étant différente selon les sexes puisque l’exogamie raciale est plus fréquente pour les hommes que pour les femmes. et toute naturalisation n’est-elle pas légitimation? Jules Falquet souligne dans sa conclusion que ce n’est pas « la nature » mais le système juridique et politique qui attribue à chacun-e une place dans les rapports sociaux de pouvoir au moyen des lois régissant les migrations internationales, le statut des femmes, le droit au séjour, etc. le concept d’inteRSectionnalité en débat La deuxième partie de l’ouvrage met en débat le concept d’intersectionnalité. celui-ci a été formulé en 1989 par Kimberlé crenshaw qui l’a définie comme « l’expression par laquelle on désigne l’appréhension eso, travaux & documents croisée ou imbriquée des rapports de pouvoir ». Dans sa critique des stratégies politiques des mouvements féministes et anti-racistes, Kimberlé crenshaw a montré comment les dispositifs législatifs de lutte contre les discriminations réifient des catégories exclusives : le « sexe », la « race », la « classe ». son analyse a ensuite été enrichie par les acquis du Black Feminism (pour lequel les mobilisations féministes tendent à gommer « la multiplicité des expériences du sexisme ») et du féminisme indien. chandra talpade mohanty (sous le regard de l’occident: recherche féministe et discours colonial) 12 a été l’une des premières à problématiser les formes de « colonisation discursive » (p. 150) de la diversité de la vie des femmes qu’il y a dans le « nous les femmes ». en posant clairement la question de l’hétérogénéité des femmes, le Black feminism a conduit à poser une critique radicale des supposées solidarités entre femmes du monde et, concomitamment, à faire évoluer la pensée féministe en ouvrant la possibilité de combiner féminisme et marxisme, genre et classe. malgré ses apports incontestables, le concept d’intersectionnalité a donné lieu à des critiques, dont celle de Danièle Kergoat (« Dynamiques et consubstantialité des rapports sociaux »). pour elle, le terme « intersectionnalité » suppose que des groupes sont à l’intersection du sexisme, du racisme et du rapport de classe. une telle conception arithmétique et géométrique (addition, intersection) de la domination ne rend pas compte de la dynamique des rapports sociaux dont Danièle Kergoat conceptualise la consubstantialité (ils ne peuvent pas être « séquencés ») et la coextensivité (ils se produisent et se reproduisent mutuellement). par la mobilisation de ces concepts de consubstantialité et de coextensivité pour analyser les pratiques sociales des hommes et des femmes confrontés à la division sociale du travail dans sa triple dimension de classe, de genre, nord/sud, elle a cherché à montrer la portée heuristique de l’appréhension des pratiques sociales en tant que rapports sociaux. un rapport social est une « relation antagonique entre deux groupes sociaux, établie autour d’un enjeu » (p. 112). s’il y a eu en même temps amélioration de la situation des femmes sur le marché du travail et persistance, voire durcissement, de la division sexuelle du tra- 12- traduction par Brigitte marrec de « under Western eyes: Feminist scholarship and colonial Discourses », Feminist Review 30, autumn 1988, p. 61-88. Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Morceaux choisis vail, c’est que l’économie a besoin d’une main-d’œuvre flexible: le travail domestique assumé par les femmes, ou plutôt des femmes, libère les hommes et des femmes à haut niveau de revenu, qui externalisent ce travail domestique vers d’autres femmes (cf. Jules Falquet). ce paradoxe renvoie à la genèse de la division sexuelle entre travail productif et travail reproductif, et donc à l’imbrication de rapports sociaux de nature différente. Les rapports sociaux ne doivent pas être confondus avec des relations sociales qui sont des relations entre individus, notamment dans les couples. Les relations sociales ont pu changer mais le rapport social n’a pas évolué et continue à opérer sous ses « trois formes canoniques »: exploitation, domination, oppression versus différentiel de salaire, plafond de verre, violences faites aux femmes. Les « concepts géométriques » promus par les études postcoloniales et le Black feminism ont surtout privilégié le croisement entre race et genre et donc accordé peu de place à la classe sociale. ils ont, certes, permis de réactualiser des travaux portant sur la nécessité de croiser les rapports de genre avec les rapports de classe et les rapports nord/sud qui avaient été développés en France dans les années 198013 avant d’être marginalisés dans les milieux académiques et le débat politique et militant. mais il ne faut cependant pas les transférer sans précaution car la situation française n’est pas celle des usa en matière de racialisation de l’antagonisme de classe. pour Danièle Kergoat, le titre de l’article le plus célèbre de Kimberlé crenshaw (1994) — Mapping the margins: intersectionnality, identity politics, and violence against women of color14 — résume bien la critique qu’elle fait du Black feminism et de l’intersectionnalité: parler de cartographie revient à figer les catégories, les naturaliser et définir des secteurs d’intervention. étudier les rapports sociaux dans leur imbrication et leur co-production suppose d’aller contre l’idée que les rapports de classe renverraient à l’instance économique et les rapports patriarcaux à l’instance idéologique pour réaffirmer que, dans chaque système, il y a exploitation, 13- ces travaux ont surtout été le fait de Danièle Kergoat elle-même et de colette Guillaumin (cf. Sexe, Race et Pratique du pouvoir déjà cité). 14- traduction en français : cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur, Cahiers du Genre, 2005.3, p. 51-82. 81 domination, oppression. il est donc indispensable de revenir aux enjeux des rapports sociaux. pour le rapport social de sexe, ces enjeux sont la division du travail entre les sexes et le contrôle de la fonction reproductive et de la sexualité des femmes. cela doit être fait en tenant compte de l’historicité mais aussi des invariants. Deux principes organisateurs sont identifiés: la séparation (travail d’homme vs travail de femme) et la hiérarchie (le travail d’homme vaut plus que le travail de femme). un domaine rend bien compte de la co-production et de l’intrication des rapports sociaux de classe, de genre, de « race ». c’est celui du travail de care dont on a vu qu’il s’est renouvelé sous l’effet conjugué du taux d’activité croissant des femmes dans les pays occidentaux et de l’accroissement des flux migratoires féminins sudnord et est-ouest et, de manière liée, de l’externalisation croissante du travail domestique. situé au croisement des rapports sociaux de sexe, classe et race, le care est un excellent domaine pour l’observation des évolutions dans la co-production des trois rapports sociaux: - radicalisation des rapports de classe entre une nouvelle classe ouvrière non industrielle et des employeurs qui se féminisent, entre des femmes aux capitaux économiques, culturels, sociaux accrus et des femmes confrontées à la précarisation et la pauvreté ; - sous-traitance du travail domestique qui ne fait que déplacer le problème du rapport entre les sexes ; - « racisation » du travail de care à travers la naturalisation des qualités qui seraient propres à telle ou telle ethnie et inscription du rapport de race au cœur même des familles ; - concurrence entre des formes de précarité différentes: celle des travailleurs et travailleuses des pays du sud et de l’est et précarité de ceux et celles des pays occidentaux. pour Danièle Kergoat, penser rapports sociaux plutôt que catégories figées, c’est remettre le sujet politique au centre de l’analyse. L’intériorisation des catégories et de la domination est associée à des pratiques sociales spécifiques et contextualisées qui peuvent en effet faire émerger des formes de résistance porteuses de changement potentiel dans les rapports sociaux. ce que Danièle Kergoat illustre avec l’exemple de la coordination infirmière de la fin des années 1980 où la décision a été prise de confier les responsabilités aux femmes. e e so N° 33, juin 2012 o 82 Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Morceaux choisis une autre critique à l’égard de l’intersectionnalité est associée à la difficulté à répondre à la question: est-ce la domination en elle-même qui est intersectionnelle ou sont-ce certaines expériences vécues de la domination? De fait, les théories de l’intersectionnalité ne parviennent pas à concilier analytique et phénoménologie de la domination (p. 12). La première suppose que toute domination est par définition une domination de classe, de race, de sexe, et, de ce point de vue, « les femmes blanches de la bourgeoisie étasunienne sont produites comme telles dans un rapport qui est tout autant interpénétré de sexisme, de racisme et d’antagonisme de classe, que celui qui touche les femmes africaines américaines » (p. 12). La deuxième met l’accent sur les différences et leur traitement. c’est dans ce cadre de réflexion que patricia purtschert et Katrin meyer (« Différences, pouvoir, capital. réflexions critiques sur l’intersectionnalité ») cherchent à démontrer que la critique de la réification des catégories et de l’unicité du « nous les femmes » ne doit pas être considérée comme antiféministe et que, au contraire, la prise en considération de la diversité des formes de la domination ouvrirait « une perspective inédite de lutte qui consiste à construire des coalitions hic et nunc » (p. 11). Les deux auteures s’intéressent donc à la différence et la pluralité, ou plus précisément aux rapports entre les différences et le pouvoir sous l’angle de la norme (aux usa, la norme, c’est le blanc, mince, masculin, jeune, hétérosexuel, chrétien en situation financière stable) et des écarts à la norme. elles proposent donc une conception large de l’intersectionnalité, ne se limitant pas à la race, au genre et à la classe, qui aboutit à multiplier les catégories. afin de démontrer que cela n’entraîne pas un risque de dissolution de la portée critique du féminisme et sa dimension politique, les auteures proposent de se concentrer sur l’élément critique des analyses de l’intersectionnalité, c’est-à-dire leur apport pour la conceptualisation du pouvoir. La mise en mots de la norme met en évidence le traitement réservé aux différences (qui peut s’exprimer dans le jeu des places et placements). L’analyse de la façon dont les individus sont positionnés dans la société permet de comprendre comment la normalisation et le rejet, la reconnaissance et l’exclusion interagissent. avoir des enfants n’est-il pas une réussite pour l’homme blanc mais un échec pour la jeune femme noire? L’approche de patricia purtschert et Katrin meyer part du principe que l’inégalité structurelle et la capacité individuelle d’agir eso, travaux & documents s’entrecroisent de manière consubstantielle: le pouvoir d’agir qui est socialement conditionné produit des sujets inégaux. Dans la « sédimentation » sociale des individus, elles s’intéressent au potentiel d’action et à la production sociale des inégalités de possibilités d’action, et pour cela elles interrogent le concept de capital humain tel qu’il a été proposé par Becker (1964) 15. Dans l’optique libérale de Becker, être disposé à la mobilité est un capital mais aussi un investissement (puisque cette disposition offrirait des possibilités d’accroissement des revenus). c’est négliger l’importance du contexte. celui-ci est porteur d’exclusions. « exclusions dures » d’abord, qui imposent de tenir compte des possibilités légales de migrer, d’accéder aux droits civils, d’être considéré comme membre de la population du pays d’exil, de faire reconnaître ses qualifications professionnelles. La nationalité est ainsi un élément du capital humain. Des « exclusions douces » aussi: malgré des investissements plus importants dans la formation, les femmes ne disposent pas forcément d’un capital plus grand. Hommes et femmes ne tirent pas le même profit de leurs investissements en formation, leurs « compétences » ne sont pas forcément reconnues comme des qualifications de la même manière selon l’origine ou le sexe. par exemple, savoir parler turc ou avoir de l’expérience dans l’éducation des enfants est un avantage pour certain-e-s mais pas pour la femme de ménage turque. ces exclusions douces du capital humain sont un élément important des logiques de reproduction des inégalités. autReS RegaRdS SuR leS RappoRtS Sociaux Dans cette présentation de l’ouvrage dirigé par elsa Dorlin, l’accent a surtout été mis sur les deux premières parties, celles qui ont pour objectif de montrer l’enjeu scientifique et politique des approches dites intersectionnelles et de discuter les conditions de l’apport d’une pensée conjointe de la classe, du genre, de la race. Les autres parties de l’ouvrage portent avant tout sur une présentation des études postcoloniales ou subalternes sous l’angle de la race. Les complémentarités avec les textes présentés sont si évidentes qu’il serait regrettable de passer totalement sous silence cette deuxième moitié de 15- Les auteures s’inspirent de Becker G. s. (1964). Human capital. A theoretical and empirical analysis, with special references to education, nBer, columbia university press, new York. Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Morceaux choisis 83 l’ouvrage. Les textes de sabine masson (« sexe, race et colonialité. point de vue d’une épistémologie postcoloniale latino-américaine féministe ») et de maria viveros (« Différences locales, générationnelles et biographiques dans les identités masculines en colombie ») sont à lire comme des contributions à la conceptualisation des manières d’interroger les identités dominantes: « L’historicisation des normes, positions et identités dominantes met en cause leur qualité d’identités universelles de référence, à partir desquelles les minorités sont constamment définies et re-définies comme une détermination spécifique d’un « universel », qui est toujours socialement et historiquement situé » (p. 12). interroger les normes peut permettre de « décoloniser les consciences collectives » (p. 13). Les études sur la blanchité y contribuent, comme le montrent les textes d’ina Kerner (« Les défis des Critical Whiteness Studies ») et de pascale molinier (« autre chose qu’un désir de peau… Le nègre, La Blanche et le Blanc dans deux romans de Dany Laferrière »). concluSion au final, et si cela était nécessaire, l’ouvrage coordonné par elsa Dorlin nous rappelle que le pouvoir et les rapports sociaux sont de nature fondamentalement relationnelle et antagonique. eso étant née d’une définition de la géographie comme géographie des rapports sociaux16, il est cohérent que dans notre projet scientifique nous ayons affirmé notre volonté de ne négliger aucun des aspects de la production du pouvoir et de la (re) production des dominations, exclusions, inégalités, et des résistances. Le regard spécifique porté sur quelques-uns des textes de cet ouvrage avait pour objectif de convaincre de l’intérêt de porter attention au genre, en combinaison avec la classe et toute autre forme de différenciation, pour débusquer les inégalités, leur production et reproduction. Le choix de restituer des éléments des débats autour de l’intersectionnalité s’imposait donc. il faudrait dès lors réfléchir aux modalités de la mise en œuvre de ce concept dans nos travaux. on peut penser que l’importance accordée aux effets de contextes soit un révélateur de la réceptivité à de tels questionnements. 16- cf. entre autres, Hérin r. (1986), La Géographie sociale, géographie des rapports sociaux, L’Espace Géographique, n°2, p. 106-108 e e so N° 33, juin 2012 o