Pendant longtemps, je n`ai plus éprouvé de
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Pendant longtemps, je n`ai plus éprouvé de
Interview intime Daniel Albrecht Cinq ans après sa terrible chute à Kitzbühel et les trois semaines de coma qui ont suivi, Daniel Albrecht revient sur ses vies. Le skieur valaisan évoque le drame de Schumacher et pense à ses proches, si importants pour s’en sortir. Photos Olivier Évard - Texte Marie Mathyer «Pendant longtemps, je n’ai plus éprouvé de sentiments du tout» Cinq ans après l’accident, vous avez encore des séquelles? Quelques cicatrices et des maux de tête. Je me fatigue plus vite aussi. J’ai su reconduire ou reskier très vite mais j’ai parfois des problèmes quand je suis confronté à des choses nouvelles. Vous êtes un survivant? Oui, je crois qu’on peut le dire! Je suis extrêmement robuste. D’ailleurs, il faudrait que Hublot me contacte pour me nommer ambassadeur: je suis incassable, comme leurs montres! Comment accepte-t-on de ne plus être tout à fait le même qu’autrefois? Je l’accepte parce que je pense être resté le même. J’ai juste un peu plus d’expérience à mon compteur. J’ai mûri. Est-ce qu’on ose dire que, peut-être, votre accident vous a donné de la substance? Ma vie a changé en un battement de cils. Je suis intrinsèquement resté le même homme, mais, à cause de l’accident, ma vie a basculé et tout a changé. Il a fallu tout recommencer de zéro. Ce que cela m’a 34 L’ILLUSTRÉ 12/14 apporté, c’est qu’aujourd’hui je sais beaucoup mieux qui je suis. Pourquoi? Parce que après l’accident, j’ai dû tous les jours, à chaque instant, m’interroger. Pourquoi me suis-je demandé cela? Qu’ai-je demandé? L’ai-je demandé de manière juste? Ai-je réagi de manière adéquate? Ces questions incessantes t’amènent à te questionner comme tu ne l’as jamais fait jusqu’alors. Vous vous posez encore ces questions aujourd’hui? Oui. Je n’irai plus jamais en soirée, juste sur une impulsion, sans y avoir réfléchi au préalable. Au début, tu ne fais plus rien à l’instinct. Tout doit être pensé, de manière consciente. Même pour te gratter, tu dois te dire: «Ça me démange. Sur la jambe gauche. Il faut me gratter. Dire à ma main et à mon bras de gratter cet endroit.» Et pendant que je me dis tout cela, il faut que nous arrêtions de parler, car je ne peux pas penser à deux choses en même temps. Aujourd’hui, c’est plus automatique, mais la réflexion sur le sens de chaque action est restée. Et à mon avis, cela sera le cas quelques années encore. Quels souvenirs gardez-vous de ces trois semaines de coma: des sons, des odeurs, des rêves? Je ne me souviens de rien du coma et des trois premières semaines qui ont suivi le réveil. Sauf d’un rêve. Tout le reste, on me l’a raconté. Mes premiers mots, ça a été des râles. Ensuite, j’ai commencé à parler, mais j’étais comme absent, hors de la réalité. Je disais des trucs qui n’avaient pas de sens. Par exemple, une fois, j’ai dit à ma femme: «Pschhhht, je fais de la moto!» Vous parliez d’un rêve… Ce rêve était si clair que je n’arrivais pas à savoir si c’était la réalité ou pas, vu que ces images me paraissaient plus précises que la réalité elle-même. J’étais un éléphant, enfin, à moitié éléphant, dans une clinique et je devais tous les jours faire des entraînements pour apprendre à respirer sous l’eau avec un poumon qui m’avait été greffé. J’aurais pu te dessiner la piscine et le centre d’entraînement tellement c’était clair! J’ai arrêté de faire ce rêve quand ma femme, à qui j’avais demandé si j’étais bien un éléphant, m’a dit qu’il s’agissait d’un rêve. ▷ L’ILLUSTRÉ 12/14 35 interview intime Daniel Albrecht Quatre photos de son portable 1. La photo pour une collection de ma marque Albright avec des enfants. 2. En vacances, l’été dernier, à Alcúdia, à Majorque. 3. Arc-en-ciel, au-dessus de la maison, à Fiesch. 4. En balade avec notre chien wolfspitz, Neo. Qui êtes-vous, en 4 mots? «Déterminé, patient, réservé, égoïste» Sérieusement, votre troisième pensée, ç’a été la marque de votre voiture? Oui! Au début, Audi a été un concept qui s’est facilement accroché dans ma tête. C’était le mot qui servait pour tout, la viande, une maison, tout était Audi! J’aime bien les voitures, sans être un immense fan: c’était lié à un sentiment positif. Diriez-vous que cette longue hospitalisation a renforcé les liens avec votre entourage? Avec ma famille oui, mais cela m’a fortement éloigné des autres. D’abord parce que, jusque-là, beaucoup s’associaient à moi en fonction de mon succès. Ensuite parce que après l’accident, j’étais très vite dépassé s’il y avait du monde. Après le coma aussi, je savais que je connaissais les gens, mais je ne me rappelais plus le lien qui nous unissait. Et forcément, ça éloigne. 36 L’ILLUSTRÉ 12/14 Comment faisiez-vous alors? Je n’avais qu’un code binaire pour évaluer l’autre: je le connais, positif. Je ne le connais pas, négatif. Tout le reste était à reconstruire. Et c’est extrêmement laborieux de recommencer une relation avec quelqu’un que vous connaissez déjà. Comme j’étais supposé connaître la personne, je ne savais jamais quoi poser comme question! Un peu comme avec une belle femme à qui on ne peut pas demander son nom puisqu’on est censé le connaître! Comment réagissaient vos visiteurs? Ils étaient empruntés. Ils ne savaient pas ce qu’ils pouvaient me poser comme question, ce que je comprenais. Ça les intimidait de remarquer que je n’étais pas dans mon état normal. Sauf que, au début, rien ne peut être normal et personne ne peut faire juste. Et avec votre femme, ça s’est passé comment? Elle était tous les jours auprès de moi et cette permanence a aidé. Mais il a fallu beaucoup de temps, six mois, une année, pour que cela redevienne une vraie relation amoureuse normale. Ma chance, c’est qu’elle a su comment se comporter. Elle a dû avoir beaucoup de patience parce que, au début, je confondais les mots et j’oubliais ce qu’on me disait, donc il fallait toujours répéter, sans aussi la frénésie des médias, le fait que tout le monde spécule sur son sort et veut savoir ce qui se passe et ce qui va se passer alors qu’on ne peut rien savoir. J’ai vu sa femme demander qu’on laisse sa famille tranquille. Cela me fait penser qu’elle semble vraiment à la limite de la cassure. Il faut faire attention à l’entourage. Ma famille était submergée, la sienne l’est aussi. Or, sans leur soutien, on ne peut rien faire. S’il y avait eu de la pression, des tensions, je n’aurais certainement pas pu aussi bien récupérer. s’énerver sinon cela me blessait et je me renfermais sur moi-même. Comment pouviez-vous être sûr de l’aimer, si tout était à reconstruire? Pendant longtemps, je n’avais pas de sentiments du tout. Au début, on catalogue les gens en bon ou mauvais en fonction de ce que l’on éprouve en leur compagnie. L’infirmier qui vous apporte à manger: bon. Mes parents, Kerstin: bon. Le médecin qui te bombarde de questions auxquelles tu ne sais pas répondre: mauvais. Un jour, j’ai demandé à ma femme: «Est-ce que tu penses qu’on aime différemment un frère qu’une femme?» Je me suis dit: «S’il existe une différence, je dois essayer de la ressentir.» Visiblement, j’ai pu faire la différence… Pour elle, cela a dû être très difficile… Oui. Pour moi, chaque jour, chaque semaine apportait un progrès. Mais pour l’entourage, il y a un avant et un après l’accident. Je me sentais normal, mais eux se disaient: «Oh mon Dieu, qu’est-ce qu’il essaie de dire, redeviendra-t-il celui que nous avons connu?» En plus, ils ont la pression de rester calmes, patients, de garder espoir. Et tout ça pendant près d’une année. Vous pensez à la famille de Michael Schumacher en disant cela? Oui. Son accident m’a fait penser au mien. Pas seulement les circonstances, mais Est-ce que l’on se sent redevable de l’amour de ses proches? Redevable, ce n’est pas le mot. Avec ma femme, on peut dire que nous nous aimons encore plus fort. Ç’a été une preuve d’amour qu’elle soit restée à mes côtés. Il y a entre nous une confiance à toute épreuve. Si elle avait dû me quitter, rencontrer un autre homme, je ne lui en aurais pas voulu. Je ne me sens pas redevable ou coupable de ses sacrifices mais investi de la responsabilité de moi aussi rester auprès d’elle, quoi qu’il puisse arriver. Mais pour l’instant, entre nous, tout va très bien, heureusement! Photos: Olivier ÉVard et DR Vous étiez déprimé à la sortie de l’hôpital? J’aurais dû l’être! J’avais tout, la carrière, l’argent, les sponsors, l’amour, la famille. Et soudain, plus rien. Puis, à un moment, je me suis dit: «Merde, t’es encore en vie, tes poumons fonctionnent, ta tête aussi, aujourd’hui tu vas mieux qu’hier.» Au début, la première semaine, je me disais: «Tu es à l’hôpital.» Une pensée et puis voilà. La deuxième semaine: «Tu es à l’hôpital et tu habites à Fiesch.» La troisième semaine: «Tu es à l’hôpital, tu habites à Fiesch et tu as une Audi.» 1 Aujourd’hui, l’accident, c’est un sujet de conversation dans votre famille? Non. D’ailleurs on n’en a jamais vraiment beaucoup parlé tout court. Mais depuis l’accident de Michael Schumacher, beaucoup de médias me contactent pour me parler et avoir mon avis. Je ne peux pas parler de son cas, mais je trouve intéressant de revenir sur ce que j’ai vécu. Les questions qu’on me pose me forcent à y réfléchir. Ça me fait du bien de m’intéresser à cela et d’en parler. 2 3 De parler de moi. Je me sens utile. Je peux expliquer ce que l’on vit, la difficulté des épreuves, le parcours que doivent vivre ceux qui ont subi de telles blessures. C’est bien. Alors que vous aviez repris la compétition, vous avez finalement décidé d’arrêter définitivement en octobre dernier. Quel fut le déclic? Je n’étais plus prêt à faire autant de sacrifices. Je n’en avais plus la force. Un jour, j’ai dû me dire: «Je n’ai plus l’envie.» Il a fallu un long chemin pour atteindre cette conclusion. Aujourd’hui, vous devez imaginer votre avenir: que faites-vous de vos journées? J’en suis au moment le plus difficile! Je dois trouver ce qui me donnera de la joie. Mais c’est un luxe d’avoir ce problème. Normalement, les gens doivent trouver un job immédiatement puisque c’est nécessaire pour eux de gagner leur vie. Moi, j’ai la chance de pouvoir attendre de trouver quelque chose qui me plaise vraiment. Grâce à ma ligne de vêtements de sport, Albright, qui me procure un revenu, j’ai un peu de temps devant moi pour trouver ce job qui me plaira vraiment. A défaut de savoir ce que vous voulez faire, y a-t-il un métier dont vous ne voudriez absolument pas? J’aurais du mal avec un travail normal, dans un bureau ou par exemple maçon ou menuisier. Je ne me vois pas travailler avec un chef, avec des horaires réguliers… C’est effrayant, de flotter comme ça entre deux vies, deux carrières? 4 Ce n’est pas de la peur. Je ne connais pas ce sentiment. Je n’ai jamais peur. Ni pendant ni après l’accident, ni en 2008 quand j’ai lancé ma société, ni maintenant. Au pire, il me reste donc Albright et comme c’est ma société, je pourrais toujours la vendre! (Il éclate de rire.) Skiez-vous toujours, pour le plaisir? J’aime toujours skier. Mais j’avoue que lorsqu’on aime aller vite, seul sur une piste, comme ç’a été le cas toutes ces années, de soudain skier comme un simple humain, ce n’est plus tout à fait comme avant. Donc, en fait, je ne skie plus beaucoup. Vous suivez la saison de ski et les performances de vos anciens collègues à la télévision? Oui, je regarde les descentes, mais pas forcément toutes les courses. Pourquoi? Ça vous rend triste? Un peu. Ce n’est pas évident. Ceux qui skient aujourd’hui sont des collègues, je les connais bien et j’ai parfois le sentiment que je pourrais être meilleur. C’est bizarre parce que, devant l’écran, on se dit: «J’aurais pu faire mieux», en oubliant que maintenant les skis sont différents, moins taillés, et que la piste est piquée pour être plus lente. Le ski a changé, mais je ne peux m’empêcher de penser que, si j’avais skié comme avant, alors je serais allé beaucoup plus vite. Je trouve que les descentes sont moins intéressantes à regarder. J’attends qu’un nouvel athlète arrive et gagne pour la Suisse. L’ILLUSTRÉ 12/14 37