Chute sur le territoire belge d`un avion militaire soviétique
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Chute sur le territoire belge d`un avion militaire soviétique
REVUE BELGE DE DROIT INTERNATIONAL 1990/2 — Éditions BRUYLANT, Bruxelles CHUTE SUR LE TERRITOIRE BELGE D’UN AVION MILITAIRE SOVIÉTIQUE LE 4 JUILLET 1989 PROBLÈMES DE RESPONSABILITÉ PAB Jean SALMON 1. Le 4 juillet 1989, un Mig-23 soviétique s’écrasait sur le territoire belge près de l’autoroute Toumai-Courtrai, à Kooigem, détruisant une maison et tuant un jeune homme de 19 ans, Wim Delaere. Selon l’agence Tass, un pilote soviétique ayant perdu le contrôle de son avion au-dessus de la Pologne, avait décidé de s’éjecter de l’habitacle. Au lieu de s’écraser immédiatement, l’avion continua de voler pendant 900 km à 800 km/h, à quelque 1200 mètres d’altitude, traversant l’espace aérien de la R.D.A. puis celui de la R.F.A., avant de survoler le territoire belge et de s’y écraser. L ’avion repéré par des radars américains était encadré par deux F-15 américains. Deux Mirages FI de la 12e escadre de chasse fran çaise de Cambrai avaient décollé pour intercepter l’avion soviétique avant son entrée en territoire français. Toujours selon l’Agence Tass, les gouvernements alliés avaient été préve nus par l’U.R.S.S. de cette intrusion (Financieel Economisch Tijd, 7 sep tembre 1990). Ceci avait cependant été contesté formellement par notre ministre des Affaires étrangères, M. Mark Eyskens, ibidem, 5 septembre). Ce dernier convoqua le jour même de l’accident l’ambassadeur de l’U.R.S.S., S.E. M. Félix Bogdanov, qui se présenta dès le lendemain. 2 . Le Ministre protesta contre la violation de l’espace aérien belge et contre les dommages causés par la chute de cet avion (Financieel Econo misch Tijd, 5 septembre 1990). Dans une interview accordée à la radio (R.T.B.F.), le même jour à 18 heures, M. le Ministre Mark Eyskens déclara : « L’ambassadeur a présenté ses excuses, les regrets de son gouvernement, ses condoléances et il m’a donné l’assurance que le gouvernement soviétique interviendrait dans l’indemnisation totale des dégâts causés. J ’ai trouvé ça de sa part correct et positif. » (Revue de la presse du M.A.E. du même jour). A la presse écrite, le ministre ajoutait que l’U.R.S.S. s’était engagée à réparer les dommages « tant moraux que matériels », ce qu’il jugeait 512 J E A N SALM ON 4. Par une note verbale du 5 septembre 1989, le ministre des Affaires étrangères belge communiqua ce qui suit à l’ambassade de l’U.R.S.S. : « Suite à l’entretien de Monsieur le ministre des Affaires étrangères avec S.E. Monsieur l’Ambassadeur de l’U.R.S.S., le 5 juillet 1989, ainsi qu’aux conversations qui se sont déroulées à Bruxelles du 10 au 14 juillet 1989 entre une délégation belge et une délégation soviétique, le Ministère porte à la connaissance des autorités soviétiques que le montant global et unique de l’indemnisation des dommages et frais à charge du responsable de l’accident s’élève à 25.705.445 francs belges. Comme il a été convenu, ce montant a été établi sur base des règles légales et jurisprudentielles, pertinentes en la matière, par les soins du Procureur du Roi de Kortrijk et visé par le Procureur général a.i. de la Cour d’appel de Gand. Sont jointes à la présente note verbale une première annexe relative aux aspects juridiques de la question en droit belge et une deuxième annexe justi fiant le montant global de l’indemnisation. Le Ministère reste à l’entière disposition de l’Ambassade et des autorités soviétiques pour leur fournir toutes les explications supplémentaires souhai tées. Une fois que le Gouvernement soviétique aura pris sa décision, le Ministère saurait gré aux autorités soviétiques de verser en francs belges le montant de l’indemnisation au compte du Ministère des Affaires étrangères ouvert auprès de la Banque nationale de Belgique. » Un échange de notes du 27 novembre 1989 entre le ministère et l’ambas sade devait clôturer l’affaire. La note verbale du ministère des Affaires étrangères contenait en substance ce qui suit : « Le ministère des Affaires étrangères, du Commerce extérieur et de la Coo pération au Développement présente ses compliments à l’Ambassade de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques et a l’honneur de se référer à l’accident de l’avion soviétique MIG-23, tombé le 4 juillet 1989, sur le terri toire de la Commune de Courtrai (Flandre occidentale). Le Ministère des Affaires étrangères a l’honneur d’accuser réception de la somme de 25.705.445 francs belges versée au nom de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques en faveur du ministère des Affaires étrangères du Royaume de Belgique, à titre de réparation complète et définitive de tous les dommages causés à la Belgique par ledit accident. Se référant à l’entretien qui eut lieu au sujet de cet accident le 5 juillet 1989 entre S.E. le Ministre belge des Affaires étrangères et S.E. l’Ambassa deur de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques auprès de S.M. le Roi des Belges, ainsi qu’aux entretiens entre experts belges et soviétiques qui eurent lieu entre le 10 et le 14 juillet 1989, le ministère des Affaires étrangères confirme que le dossier ouvert entre les deux pays par cet accident est désor mais clos. En conséquence, le Royaume de Belgique ne présentera ultérieurement à l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques aucune réclamation sous une forme quelconque au sujet de cet accident. » Celle de l’ambassade, après avoir reproduit le texte qui précède, ajou tait : « L’Ambassade de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques confirme que la note du ministère des Affaires étrangères du Royaume de Belgique et CH U TE D ’U N A V IO N M IL IT A IR E S O V IÉ TIQ U E 513 la présente réponse à cette note représentent l’accord sur le règlement com plet et définitif de l’incident lié à l’accident de l’avion soviétique MIG-23 qui a eu lieu le 4 juillet 1989. » (Ces trois derniers textes ont été aimablement communiqués par M. le Jurisconsulte Paul Lavalleye). 5 . Il résulte enfin de la réponse faite par le ministre des Affaires étran gères à la question n° 161 de M. Perdieu du 14 décembre 1989 que « les vic times de l’accident ont reçu le montant de leur indemnisation par les soins du greffe du tribunal de Courtrai» (Bull. Q.E., 1989-1990, n° 93, 16 janvier 1990). * * * 6. Les documents qui précèdent illustrent un type de dommage, assez fréquent dans la pratique internationale, et les modalités de sa réparation. L ’intérêt de la présente affaire est qu’elle tombait en dehors de tout sys tème conventionnel susceptible de la régler. 7 . Un premier groupe de dispositions conventionnelles est relatif aux dommages causés par l’aviation civile aux tiers à la surface. Il s’agit essen tiellement de la Convention de Rome du 7 octobre 1952 (Loi belge du 14 juillet 1966). La réparation y est organisée de la manière suivante : il s’agit d’une responsabilité de droit interne, en principe objective (pour ris que) de l’exploitant au profit des victimes au sol. Hors certains cas d’aggra vation, la responsabilité est limitée à un certain plafond. Toutefois, les aéronefs militaires échappent aux dispositions de la Convention (article 26). Comme ici il s’agissait d’un accident causé par un avion militaire, la Convention n’avait donc pas à s’appliquer. 8. Un deuxième type de convention régit, lui, les aéronefs militaires, mais a été établi entre les pays membres de l’OTAN et ne s’appliquait donc pas plus à l’espèce. Il s’agit de la Convention de Londres du 19 juin 1981 (M.B., 15 mars 1953) dont le mécanisme général est le suivant : L ’indemnisation des dommages causés à des tiers (particuliers) (art. VIII, § 5) par suite d’actes ou de négligences accomplis dans l’exécution du ser vice, est à charge de l’Etat de séjour. Celui-ci instruit la demande conformé ment à la lex loci delicti, décide du montant de l’indemnité et en assure le paiement à la victime. La charge de cette indemnité est ultérieurement répartie entre les Etats intéressés, selon la proportion 25 % Etat de séjour, 75 % État d’origine. C’est cette convention qui trouve à s’appliquer dans le cas de l’accident survenu par un Mirage de la Force aérienne belge qui s’est écrasé contre le pylône de R.T.L. à Dudelange au Grand-Duché de 514 J E A N SA LM ON Luxembourg (v. l’article de J.C1. Meyer, dans la même livraison de la pré sente Revue). 9 . On notera que dans le cadre du Pacte de Varsovie, à défaut d’une convention multilatérale, il existe des conventions bilatérales. On prendra comme exemple la convention passée le 17 décembre 1956 entre l ’U.R.S.S. et la Pologne, article 13 paragraphe 1. Le système repose sur un engagement de l’U.R.S.S. d’ « indemniser... pour tout préjudice matériel qui pourrait être causé à l’Etat polonais en raison des actes ou de la négligence d’unités militaires soviétiques ou de militaires individuels, ainsi que pour tout dommage qui pourrait être causé par des unités militaires soviétiques ou des personnes qui en font par tie, dans l’exercice de leur service, à des établissements ou ressortissants polo nais ou à des ressortissants d’un État tiers qui se trouveraient sur le territoire de la République populaire polonaise ; dans l’un et l’autre cas, le montant des indemnités sera fixé, sur la base des réclamations présentées et compte tenu des dispositions de la législation polonaise, par la Commission mixte consti tuée conformément à l’article 19 du présent Traité. » (R.T.N.U., vol. 166, p. 203). Des textes analogues ont été passés avec la Hongrie (27 mai 1957, R.T.N.U., vol. 407, p. 201), la R.D.A. (12 mars 1957, R.T.N.U., vol. 285, p. 127) et la Roumanie (15 avril 1957, R.T.N.U., vol. 274, p. 167). Ce système se caractérise par les particularités suivantes : — relation interétatique — les conditions de l’existence de la responsabilité sont fixées par traité — indemnisation pour tout préjudice matériel causé par négligence des forces — le montant de l’indemnité est fixé sur base de la législation du lieu du dommage. * * * 10. La situation dans laquelle on se trouve ici ne tombe dans aucun des régimes conventionnels précités. Il convient donc de s’en remettre au droit commun. Une première voie, celle du droit interne, aurait été, pour les vic times ou leurs ayants droit, de saisir les tribunaux civils compétents de l’État où le dommage s’est produit (lex loci delicti commissi) et de demander l’application pure et simple des dispositions internes belges relatives à la responsabilité civile de l’U.R.S.S. La difficulté que la demanderesse aurait sans doute rencontrée est que l’Etat soviétique, défendeur, aurait probablement excipé de son immunité de juridiction. Jusqu’à nouvel ordre, l’U.R.S.S. reste attachée à une conception extensive de l’immunité de juridiction et n’est liée à la Belgique par aucune convention admettant libéralement le critère de l’absence d’im munité pour acte de gestion. En tout état de cause, les actes des forces CH U TE D ’U N A V IO N M IL IT A IR E S O V IÉ T IQ U E 515 armées sont, dans l’optique traditionnelle, des actes types de souveraineté. V. ainsi l’article 31 de la Convention européenne sur l’immunité de juridic tion des Etats, signée à Bâle le 16 mai 1972. Quoi qu’il en soit, ce n ’est pas cette voie qui a été choisie. 11. La seconde voie, celle du droit international, consiste à mettre en avant la responsabilité internationale de l’État soviétique à l’égard de l’État belge pour dommages causés par un acte illicite à ses ressortissants. C’est bien cette voie qui, dès le début, a été envisagée par la Belgique et l’U.R.S.S. La Belgique a situé la responsabilité de l’U.R.S.S. non dans un système interne de faute ou de négligence de l’organe ou de risque. Certains com mentateurs semblent avoir été tentés de mettre en lumière certains aspects des faits pouvant illustrer ce point de vue. Ainsi, le professeur Rousseau qui, dans un commentaire, à ce propos, dans la R.G.D.I.P., soulignait « que le pilote soviétique qui s’était éjecté de son MIG-23 ... croyant l’appareil en panne... était le commissaire politique de son escadrille. Il effectuait ce vol afin de bénéficier d’une prime de navigant ». 12. Le Gouvernement belge, loin de rechercher telle faute du pilote ou des autorités soviétiques, a estimé que le simple fait qu’un avion soviétique eût pénétré au-dessus du territoire de la Belgique sans autorisation consti tuait en soi un acte illicite international. Voyez plus haut, § 2. Ceci nous paraît correct. Sauf détresse ou force majeure, la violation du territoire constitue un acte illicite. Les autorités soviétiques ne pouvaient-elles pas soutenir qu’il y avait ici une « situation d’extrême détresse » au sens de l’article 32 du pro jet d’article de la Commission du droit international sur la responsabilité ? Cette situation se présente « si l’auteur du comportement qui constitue le fait de cet Etat n’avait pas d’autre moyen, dans une situation d’extrême détresse, de sauver sa vie ou celle de personnes confiées à sa garde ». Toutefois, le § 2 du même article prévoit que : « Le paragraphe 1 ne s’applique pas si ... le comportement en question était susceptible de créer un péril comparable ou supérieur ». A défaut de détails sur les circonstances qui ont conduit le pilote à prendre la décision de s’éjecter, il est difficile de dire au surplus si celui-ci était vraiment en état de détresse. On peut en douter puisque l’avion a continué sa route tranquillement tout seul pendant plus d’une heure, par courant 900 km jusqu’à épuisement du carburant ! En tout état de cause, le pilote aurait dû s’assurer que son avion s’abîmait à un endroit ne créant pas pour les tiers à la surface un dommage aussi grave. On notera que les Soviétiques ne semblent pas avoir envisagé d’invoquer une telle cause d’exonération. L’auraient-ils fait que cela n’aurait pas 516 J E A N SAT.MON empêché la réclamation pécuniaire du Gouvernement belge fondée sur le simple dommage, comme cela est prévu par l’article 35 du projet précité de la Commission du droit international. 13. De la même façon, l’espèce ici relatée semble confirmer l’idée que la violation de la frontière n’a pas à être intentionnelle, dans le sens que le comportement illicite doive procéder d’une volonté délibérée (v. J. Salmon, L ’intention en matière de responsabilité internationale, Mélanges Virally, p. 421). La pratique montre que les Etats qui ont le moyen de protéger leur espace aérien, n’admettent aucune intrusion par des avions militaires étran gers sans leur accord. A fortiori lorsque cette intrusion a un caractère dommageable. La répara tion semble ne faire l’objet d’aucune discussion dans son principe. Les chro niques du professeur Rousseau permettent d’illustrer ce fait à propos de divers incidents aériens : — chute d’un missile américain au Mexique le 12 septembre 1967 (R.G.D.I.P., 1968, 435) — chute d’un missile U.S. au voisinage de Cuba (R.G.D.I.P., 1967, 757) — bombardement accidentel de pêcheurs japonais de l’île de Toroshima par un avion militaire américain (R.G.D.I.P., 1967, 769) — chute d’un missile américain en territoire mexicain le 11 juillet 1970 (.R.G.D.I.P., 1971, 842) — incident de Palomares : délestage d’un chargement de bombes thermo nucléaires sur la côte méridionale de l’Espagne le 17 janvier 1966 par un bombardier américain B 52 (R.G.D.I.P., 1966, 749 ; 1970, 1062 et 1971, 506). — divers incidents où le Liechtenstein a été la victime de manoeuvres de l’armée suisse (R.G.D.I.P., 1986, 459 et 1987, 963), etc... 14. Quant aux modalités de la réparation des personnes physiques, on rejoint ici les mécanismes habituels en matière conventionnelle. Ce sont les règles de l’État de séjour qui sont retenues pour établir le préjudice maté riel et moral ainsi que les modalités de sa réparation. En ces matières, si proches du droit interne de l’État où le dommage s’est produit, cette solu tion est tout à fait raisonnable. Elle rejoint d’ailleurs la règle traditionnelle du droit international privé.