Léon Walras, la démocratie et le progrès économique , Laure
Transcription
Léon Walras, la démocratie et le progrès économique , Laure
1 Léon Walras, la démocratie et le progrès économique, Laure Chantrel, Maîtresse de conférences en Economie, CREA, Université Paul Valéry, Montpellier “Ce qui selon moi est une entreprise ardue et vraiment digne d’éloge, c’est de prétendre être et demeurer toujours démocrate radical en même temps qu’économiste orthodoxe ; c’est de prendre et tenir vis-à-vis de soi-même l’engagement de ne jamais sacrifier l’économie politique à la démocratie ; c’est enfin d’aborder, parmi les problèmes sociaux, ceux qui sont obscurs et pressants, et de fournir ou de préconiser de chacun d’eux une solution telle que la démocratie disant : -je l’accepte, l’économie politique soit forcée de dire : - je la sanctionne. Voilà, dis-je, une ligne de conduite qu’il est, à mes yeux, très-malaisé et, par cela même, très-beau de poursuivre.”1 C’est par cette phrase emphatique, que Léon Walras, le père fondateur de la théorie économique de l’équilibre général, présentait ses trois leçons sur les Associations populaires faites au Cercle des sociétés savantes à Paris, l’hiver 1864. Cette phrase résume la démarche de Walras, et son combat contre les libéraux, anti-démocrates et contre les démocrates anti-libéraux. L’Economie sociale devra poser les bases d’une société juste qui favorisera l’initiative individuelle et le développement de la sphère collective sous l’autorité de l’Etat. Walras essaie ainsi de réconcilier l’économie de marché et la démocratie à partir d’une conception originale de la justice et d’une modélisation du marché, conforme aux principes de la justice : le corps social malade a un ami, la démocratie, et un médecin, l’économie politique. Malheureusement, l’ami à vouloir trop bien faire risque de le tuer sous l’excès de son affection (l’excès d’interventionnisme étatique), le médecin, d’un genre un peu spécial (adepte de la secte “laisser faire, laisser passer”) s’intéresse plus à la maladie qu’au malade : “Il lui serait arrivé, prétend-t-on de dire qu’au surplus si son malade avait ainsi vécu jusqu’ici, rien n’empêchait qu’il vécut encore pendant longtemps de la même manière”2. Autrement dit, l’économiste et le démocrate ne font pas bon ménage. Ils se qualifient réciproquement de “pédant sans entrailles et de fou malfaisant”3. L’harmonie de la démocratie et du progrès économique n’a rien de spontané. Et c’est pourtant de leur union que naîtra le progrès économique sous le régime de la liberté. Il suffit qu’ils soient tous deux éclairés par les lumières de la Science sociale. Une société progressive est une société de plus en plus juste et de plus en plus riche. Celle-ci a besoin de la démocratie pour perdurer : les réformes politiques et sociales accompagnent nécessairement le développement du bien-être. Le plaidoyer de Walras en faveur de la démocratie, au service du progrès économique, n'a curieusement rien perdu de son actualité. En 1999, Amartya Sen, qui renoue avec les préoccupations de l’Economie politique du XIX° siècle, est encore obligé d’écrire, faisant écho à Walras : “On connaît l’argument défendu par un certain nombre d’observateurs, selon lequel le non- 1 Walras L. (1990b), p.17 Walras L. (1990b), p.20. C’est à Frédéric Bastiat et à ses amis, membres de l’institut que Walras fait allusion ici. 3 Walras L. (1990b), p.20. 2 2 respect des droits individuels stimulerait la croissance économique et constituerait un facteur de décollage économique… Certes, ici ou là, un exemple extrait de son contexte, peut donner quelque crédit à ces vues. Mais, les études comparatives sérieuses entre pays n’ont jamais réussi à corroborer ces conceptions et on ne dispose d’aucun indicateur probant pour affirmer que les régimes autoritaires favorisent la croissance économique.”4 Tout au contraire ! dirait Walras : la démocratie favorise le progrès économique qui, lui-même, s’accompagne non seulement d’une augmentation du bien-être, mais également d’une augmentation des possibilités de choix pour les individus : choix de biens et services bien sûr, mais aussi et surtout choix de profession, choix entre travail et loisir, etc. La démocratie est partie intégrante du progrès dans la mesure où elle rapproche les individus de la maîtrise de leur destinée. Walras a une conception normative de la démocratie. La démocratie n’est pas un luxe réservé à certains peuples5. Elle a une valeur universelle. Elle est en fait la condition nécessaire pour qu’existe une répartition équitable des ressources. Elle repose sur la conviction forte selon laquelle tous les individus ont droit à une égale considération. Sa théorie de la justice est inséparable de sa théorie du développement. Walras construit une théorie extrêmement rigide de la justice dans laquelle la vérité est énoncée une fois pour toutes. Cette théorie est originale dans la mesure où elle s’appuie sur son économie mathématique. Bien connue maintenant des économistes, elle est négligée par les philosophes sans doute à cause de sa naïveté et de son scientisme. Pourtant sa proximité avec les théories de la justice où la notion de mérite occupe un rôle central, ainsi que sa dimension économique extrêmement sophistiquée en font un instrument original de critique des théories de la justice contemporaines6. Après avoir montré comment le progrès et la démocratie sont coordonnés dans la théorie de Walras, à partir d’une approche instrumentale7 où la démocratie favorise le développement économique, nous présenterons la société idéale de Walras, réalisation de son idéal démocratique. Dans ce cadre, la démocratie est conçue comme un bien en soi, dimension constitutive du progrès, et nous l’appellerons démocratie substantielle8. I La démocratie au service du progrès économique La démocratie, on l’a vu, se construit dans une opposition à l'idée selon laquelle le progrès économique serait plus rapide sous un régime politique autoritaire9. L'argumentation est d'abord 4 Sen A (2000), p.25-26. Bien que… Walras tient des propos curieux concernant les nécessités économiques de l’esclavage dans la Grèce antique… 6 Valérie Clemente fait l’inventaire des travaux d’économistes consacrés aux théories de la justice égalitariste: se rattachant à la notion de travail, en négatif, on a les théories recherchant à redistribuer les fruits du talent, ce sont celles de Varian, Pazner, et Dworkin. Clemente V. (1997), chapitre I. Varian H. (1974), Pazner E., (1977, Dworkin R., (1981a), Dworkin R., (1981b). 7 où les libertés sont considérées comme des moyens d'atteindre des fins ; par exemple le progrès économique. 8 L'utilisation du vocabulaire utilisé par Sen est très utile pour comprendre l'actualité de la pensée de Walras. Elle la débarrasse des aspects les plus datés. 9 cf. cf. Walras L.(1990b), et Jaffé W. ed., (1965) vol. 1, pp.443-444, letter 311 to Vito Cusumano 5 3 fondée sur l'observation 10 : les nations démocratiques sont celles qui connaissent le progrès économique. “Une société progressive, au point de vue économique, est une société où, sur un territoire limité, une population croissante trouve moyen de vivre d'une façon de plus en plus confortable grâce à une somme croissante de capitaux fruits de l'épargne”11. Ce progrès, dans la tradition inaugurée par Smith, est la conséquence du développement de la division du travail et de l'extension des marchés au niveau mondial 12. Il correspond donc à une interdépendance accrue entre les individus et les nations, interdépendance correspondant à la nature sociale de l'homme, point très important dans la théorie de Walras et sur lequel nous aurons l'occasion de revenir. L'analyse ne se borne pas au simple constat. Quelques arguments sont avancés pour expliquer par quels mécanismes la démocratie favorise le progrès. Mais on est obligé de reconnaître que Walras reste assez nébuleux : “Veut-on l'explication de cette coïncidence ? Elle est bien simple : c'est qu'il n'y a pas d'ordre réel, de paix durable que par la liberté, et que vouloir la paix et l'ordre pour avoir la richesse, c'est se condamner à vouloir la liberté pour avoir l'ordre et la paix.”13 La difficulté réside dans la définition de la liberté. Walras n'est pas toujours d'une très grande rigueur en la matière14. Dans le contexte, on comprend que la liberté renvoie à la liberté politique. Dans quelle mesure la liberté politique permet-elle d’obtenir l’ordre et la paix ? Une société ordonnée est une société dans laquelle “la sphère de la jouissance en commun ou collective” (domaine de l'Etat) et “la sphère de la jouissance individuelle” (domaine de l’individu) sont établies. La sphère collective renvoie au principe d'égalité des conditions, tandis que la sphère individuelle renvoie au principe de l'inégalité des positions, la vraie démocratie étant celle qui respecte ces deux principes. Ces deux principes sont intimement liés aux différentes formes de libertés fonctionnelles qui caractérisent les économies de marché occidentales. Walras n'en fait pas un catalogue systématique, mais on peut reprendre la typologie de Sen pour classer les différentes sortes de libertés inventoriées par Walras : Sen distingue les libertés politiques, les facilités économiques, les opportunités sociales, les garanties de transparence et la sécurité protectrice. Ce qu'il est important de comprendre, c'est que ces libertés se complètent mutuellement15. Autrement dit, c'est à partir de l'interrelation entre les différents types de libertés que l'on peut comprendre le développement économique. 10 Walras L. (1990 b), p. 118. cf. aussi Sen A., (2000), p.26. Walras L. (1990 f), p.411. ou encore Walras L. (1988), p.585 ; Walras L. (2001 b), p.115. 12 Dans le monde du 18/07/2001, Sen plaide pour une mondialisation contrôlée. 13 Walras L. (1990 b), p.118. 14 Comme lui écrit un auditeur d'une de ses conférences : “Mais n'entendons-nous pas tous les jours écrivains et orateurs nous parler de liberté et d'autorité, d'ordre et de Justice? Vous nous en avez parlé avec talent, conviction et sincérité, mais les autres aussi ! Les défenseurs du régime économique et social actuel nous le chantent sur tous les tons. De la précision, voilà ce que j'aurai vous demander. Selon moi, aussitôt après la formule constituée, il eût fallu faire et placer en regard la critique de ce qui est ”, Jaffé W., (1965), Vol I, letter 126 de T... B..., p.177 15 Sen A. (2000), p.48. 11 4 Les libertés politiques 16 : Les libertés politiques peuvent être facilement instrumentalisées. Walras y voit une formidable force capable de faire triompher les autres libertés. Il manifeste une très grande confiance dans le débat public qui doit permettre le progrès des idées socialistes libérales, débat public qui doit aboutir à la formation d'une ligue qui forcera les portes des Parlements et des Chambres : “Ainsi l'on verra l'égalité économique triompher avec les seules ressources de la liberté politique, et la révolution sociale européenne ramenée en chaque pays, pour l'honneur des gouvernements, et pour le bonheur des peuples, aux proportions d'une simple et magnifique évolution financière.”17 Il s'agit bien de trouver une solution à la question sociale, c'est-à-dire, au-delà des injustices, plus prosaïquement, à la misère de la classe ouvrière. Eh bien ! les libéraux, peu démocrates, sont peu sensibles à la misère. Les démocrates au contraire ont souci d'y porter remède. Mais parfois, si leurs intentions sont bonnes, leurs idées sont mauvaises ! C'est l'inconvénient de la démocratie ! On ne peut pas toujours la mener où l'on veut. Il est difficile d’empêcher la majorité de voter des dépenses publiques qu’elle ne finance pas, ou peu18. Mais Walras, qui déplore l’apathie des libéraux face à la misère, ne devrait pas se plaindre que les systèmes démocratiques génèrent une croissance des dépenses publiques de nature électoraliste. La plus grande sensibilité aux questions de répartition, et donc à la question de la misère, n’est-elle pas aussi parfois de nature électoraliste19 ? Par ailleurs, les libertés économiques, dont on parlera dans le paragraphe suivant, ont besoin d'être organisées. En aucun cas, la libre concurrence ne fait sentir spontanément ses bienfaits contrairement à ce que pensent les économistes libéraux. Et, c'est au débat public que Walras pense pour l’organiser.20 L'information, la transparence, le débat seront bien plus efficaces que l’interventionnisme étatique, en particulier contre les excès de la spéculation21. Ce souci de la publicité rejoint ces libertés que Sen appelle les garanties de transparence qui permettent la confiance entre les parties impliquées. “Des garanties de cet ordre jouent un rôle instrumental déterminant dans la prévention de la corruption, de l'irresponsabilité financière et des ententes illicites.” 22 16 “ Par libertés politiques, au sens le plus général, incluant donc les droits civiques, j'entends l'ensemble des possibilités, offertes aux individus, de déterminer qui devrait gouverner et selon quels principes, de contrôler et de critiquer les autorités, de s'exprimer sans restriction et de lire une presse non censurée, de choisir entre les partis politiques antagonistes etc. ” Sen (2000), p.48. 17 Walras L. (1990 d), p. 141 18 Walras (1990 f), p.403 ; Walras s’oppose à Lassale qui propose le financement des associations populaires par l’impôt. Walras L. (1990 b), p.30. 19 Amartya Sen montre que, dans les pays démocratiques, les gouvernements prennent toutes les mesures en cas d'insuffisance alimentaire et les individus ne meurent plus de faim. Au moment de l’affaire Dreyfus, militant contre la décomposition des institutions de la République, Walras préconisera une démocratie reposant sur un suffrage censitaire s'appuyant sur les professions. Dockès P. (1997), p.229, p.244,Walras L. (1992 d), p.434 20 Walras L., (1992 c),.p.392. 21 Toutefois pour protéger les petits spéculateurs des gros, on peut interdire aux particuliers d’emprunter pour spéculer. Cela en fera des proies moins faciles pour les gros spéculateurs. D’ailleurs, grâce à la coopérative de production, les petits actionnaires pourront représenter une force unie sur le marché et contrebalancer le pouvoir des banques . 22 Sen A. (2000), p.49. Le Monde du mardi 21 août 2001 titrait en première page : “L'énorme gâchis des fusions géantes - Notre enquête sur douze grandes fusions d'entreprises mondiales révèle un immense gaspillage - Plus de 800 milliards d'euros de valeur boursière se sont volatilisés - Actionnaires et salariés font les frais de l'emballement des dirigeants - Banquiers d'affaires et analystes financiers sont critiqués. ” 5 Les facilités économiques 23 : D'un point de vue instrumental, et conformément au discours libéral classique, la liberté de produire, de vendre et d'échanger est considérée comme une liberté primordiale. C'est elle qui permet le développement de la division du travail et des échanges24 grâce au développement de l'initiative individuelle. Chez Walras, la liberté du travail participe au progrès économique. L'esclavage au contraire lui nuit25 On voit sous le régime de la liberté du travail et de l’échange, l’industrie grandir et prospérer26. Si Walras est hostile à une réglementation du travail dans son principe, puisqu'elle va à l'encontre de la libre initiative individuelle, et donc s'attaque aux fondements même de la démocratie, il l'accepte dans la pratique, car les ouvriers trop faibles sur le marché du travail doivent accepter des conditions de travail inhumaines, les condamnant à vivre dans la pauvreté sans aucun espoir de voir leur situation s'améliorer27 . L'inégalité des positions, dans une société de marché, correspond à la rémunération des personnes selon leur productivité marginale28 , c'est-à-dire pour Walras selon leur mérite respectif. Cela correspond à une situation efficace ; l'inégalité est indispensable au maintien de la société car elle a sa source dans un fait naturel, les différences de volonté et de capacité des hommes29. Mais cette inégalité dans la société est exagérée aujourd’hui, pense Walras : “La cause de cette exagération est évidente : elle gît dans ce fait que nous n’avons pas encore conquis l’égalité des conditions. Au jeu de la course sociale, les concurrents, au début, ne sont pas en ligne, ce qui donne aux uns une avance, aux autres un retard considérables. Tous les citoyens, en entrant dans la vie, ne jouissent pas de moyens égaux de développement et d’action.30 ” C'est aux imperfections de la concurrence et au système fiscal que Walras attribue les salaires trop bas. Dans la tradition antifiscale la plus libérale, que l'on retrouve chez les libertariens par exemple31, il affirme que l'impôt, portant sur les fruits du travail, mais exonérant le bien-être que l'on peut retirer des loisirs, décourage le travail32. Dans une société ordonnée, chacun aurait sa part de travail et de loisir, au lieu qu'aujourd'hui certains ne font rien, tandis que d'autres travaillent trop33. D'autre part, 23 “Par facilités économiques, j'entends les opportunités, offertes aux individus, d'utiliser les ressources économiques à des fins de consommation, de production, ou d'échanges. ”, Sen A (2000), p.48 24 Walras comme Sen sont de grands lecteurs de Smith. Dans son ouvrage de 1999 (édition française 2000), Sen cite Smith plus de quatre vingt fois. 25 Walras L. (1996), p.200 26 Walras L. (1988),.p.335. Sur l’adoption par l’Etat français de mesures de protection du travail cf. Luciani J., ( ), sur la Suisse (le canton de Vaud), cf. Walras L. (1987 b) Dans la même veine, Amartya Sen défendait cet été dans Le Monde une mondialisation raisonnée, Sen A., “Dix vérités sur la mondialisation”, Le Monde, 18/07/2001 27 Walras L. (1987 b), p.219. 28 La productivité marginale indique l'évolution du rapport entre la production en volume ou en valeur et l'augmentation d'une unité d'un facteur de production (une unité de travail par exemple). La productivité marginale des facteurs est décroissante chez Walras, c'est-à-dire que l'ajout d'une unité de capital permet d'obtenir une production en volume inférieure à celle de l'unité précédente. 29 Walras L. (2001 c), p.177. 30 Walras L. (2001 c), p.176. 31 cf. Nozick R. (1988), p.212. 32 Walras L. (1990 f). Il se dit toutefois favorable à l'impôt progressif, afin de rétablir un certain équilibre entre les riches et les pauvres, mais uniquement en attendant la nationalisation des sols par l'Etat. 33 Walras L. (2001 c), p.166. 6 et cela de façon plus originale, l'impôt, écrasant les salaires des pauvres, les empêche d'épargner et donc d'accéder à la propriété du capital. Indépendamment des questions de justice que cela pose, cet écrasement du travail sous l'impôt nuit à l'accumulation du capital, et donc au progrès économique. Il en va de même de tout ce qui va à l'encontre du maintien des salaires à un niveau élevé. Concernant le maintien des salaires à un niveau élevé, Walras est confronté à deux problèmes : Premièrement, rien ne garantit que les salaires, dans une économie de marché de libre concurrence, ne tombent pas en dessous du minimum de subsistance, voire simplement ne diminuent, ce qui n'est pas conforme à la convergence de la liberté et du progrès. Autrement dit, le problème de la misère ne peut être résolu simplement par la mise en place d'un marché de libre concurrence34. Pour empêcher la misère, il faut que la population augmente moins vite que le capital, ce qui nécessite que les ouvriers adoptent un comportement prudent en matière de procréation. Le discours se réfère naturellement à Malthus qui est pratiquement incontournable en la matière. Malthus qui a tort, selon Walras, de ne pas accorder suffisamment d'importance aux réformes sociales, mais raison d'expliquer que l'accumulation du capital dans l’agriculture doit précéder l'accroissement de la population si on ne veut voir monter la misère.35 La misère n'est donc pas une nécessité, ni une fatalité. Mais, encore faut-il trouver les moyens d'accroître la production agricole, et les moyens de réguler la croissance de la population. Et c'est vers la nationalisation des sols, qui permettra de mettre en place une agriculture de type capitaliste, que Walras se tourne. On peut souligner que la croissance de la population reste une préoccupation constante des économistes du développement, et que Sen insiste sur l'efficacité des politiques anti-natalistes libérales, axées sur l'éducation, le développement des systèmes de soins, le travail des femmes... D'autre part, il faut pour que le prix du travail se maintienne voire augmente, que la productivité du travail augmente, ce qui nécessite un investissement de l'Etat et surtout des travailleurs dans l'éducation. Enfin pour faire face aux fluctuations du prix du travail, il faut transformer chaque travailleur en capitaliste, grâce à la coopérative ouvrière36. Il s'agit de redonner sa dignité à l'ouvrier sans empiéter sur l'initiative individuelle qui est la condition de la production de la richesse sociale. Or l'association de production obéit à cette condition : elle relève du domaine de la production de la richesse, de l'initiative individuelle, elle apparaît comme une extension de la démocratie. Elle met l’ouvrier à l’abri des mouvements cycliques de la conjoncture. Deuxièmement, il faut aussi faire face aux imperfections du marché du travail. Celui-ci est favorable aux patrons organisés en ligue. Aussi une des conditions de la démocratie est de rétablir l'égalité de négociation entre les ouvriers et les patrons en développant le syndicalisme : “... les ouvriers ont un avantage, celui du nombre. Qu'ils constituent comme ils le font leurs chambres syndicales, leurs 34 cf. Vatin F. (1998), p.361. “Si la multiplication indéfinie des produits est possible indéfiniment, le progrès est possible indéfiniment. Or la multiplication indéfinie des produits est possible en raison de la possibilité de substitution de plus en plus considérable, quoique jamais totale, du profit de capitaux à la rente des terres dans la production.” Walras L. (1988), p.585. Ce qui ne signifie pas que le montant total de la rente va diminuer grâce au progrès économique, mais que le montant de la rente dans chaque unité de produits agricoles va diminuer, car il y aura plus d'unités de produits sur la même terre. 36 Le grand rôle économique des coopératives est de rendre tout le monde capitaliste, non de supprimer le capital. Walras L., (1992 e). Sur la pensée coopérative de Walras, cf. Boson M.,(1963). 35 7 sociétés et caisses de résistance, et ils arriveront à avoir par devers eux, grâce à l'association, la même mise de fonds que les patrons, et même une mise de fonds encore plus considérable. On peut soutenir sans exagération que ce sont eux qui sont ainsi les plus forts. Jamais sans doute ils ne contraindront les entrepreneurs à travailler à perte; mais ils les contraindront à se réduire à l'intérêt normal de leurs capitaux37.” C'est donc entre les mains des ouvriers que repose tout le fonctionnement du modèle d'équilibre général walrassien. En effet, une des hypothèses du modèle d'équilibre est que les producteurs ne font ni bénéfice, ni perte38 . C'est une condition de justice (comme on le verra plus tard) et une condition d'efficacité : le monopole produit moins et plus cher que l'entreprise soumise à la concurrence39. C’est ce qui permettra à Walras d’écrire que la libre concurrence est le système qui produit le maximum d’utilité sous réserve du respect de la répartition initiale des ressources, c’est-àdire sous réserve du respect du droit de propriété. On se retrouve face à un paradoxe : la libre concurrence, dont Walras n'a de cesse de démontrer la supériorité par rapport à d'autres systèmes (par exemple la planification collectiviste, ou le système du servage...) repose sur l'association des travailleurs au sein des syndicats. Le marché de libre concurrence n'est donc pas ce lieu de personnes atomisées que l'on représente dans les manuels. Toutefois l’existence de syndicats ne doit pas aller à l’encontre des inégalités de position qui résultent, dans une société ordonnée, des choix des individus, des différences de mérite mais aussi des différences de talent. Aussi, et Walras le dit et le répète, il ne faut pas confondre le socialisme et l'égalité des fortunes, l'inégalité doit se réduire, mais elle doit perdurer40. Contrairement à nombre de ses contemporains41 , Walras pense qu'il n'y a pas d'antagonisme entre la liberté et l'égalité, c’est même le contraire qui est vrai 42! La liberté, qui correspond à l'inégalité dans l'espace des revenus, suppose l'égalité des conditions, c'est-à-dire la possibilité pour chacun d'accéder à toutes les positions. Pour que l'égalité des conditions soit respectée, il faut, on l'a dit, que soient séparées la sphère individuelle et la sphère collective. L'absence de cette séparation, autrement dit l'absence d'une démocratie réelle, crée des dysfonctionnements économiques. Il reste ainsi une place à l'Etat, place centrale, lieu d'établissement de l'égalité des conditions, elle représente un autre espace de liberté pour l'individu, non pas l'homo-œconomicus, mais l'homme vivant en société, partageant avec les autres individus des besoins collectifs. Cet espace-là obéit, bien entendu, lui aussi à une logique fonctionnelle. Il se rapproche de celui que Sen appelle les opportunités sociales. 37 souligné par nous. Walras L. (1996), p.584. ce qui signifie que les services fournis par les capitaux sont rémunéré au même prix, égal au taux de l'intérêt. 39 Walras L., (1996), “section 2 Exceptions au principe de la libre concurrence”, p. 481 et suivantes. 40 Walras L. (2001), p.177. 41 Notamment Cournot. Cournot A.A., (1877), p.301 et suivantes et Ménard C. (1978), chapitre III. 42 cf. (entre autres!), Walras L., 1990, p.134. 38 8 Les opportunités sociales 43 : Pour Walras, cet espace social, qui est avant tout un espace collectif a sa propre rationalité ; et c'est la rationalité de l'Etat. C'est donc un espace qui est immédiatement instrumentalisé, puisque l'absence de reconnaissance de ses frontières va introduire, non seulement de l'injustice, mais aussi de l'irrationalité. Espace de l'égalité des conditions, on a vu qu'il était au fondement même de la démocratie. La démocratie est donc rationnelle : “Sans désordre, en sauvegardant intégralement les droits naturels et sacrés de la propriété, de la famille, ne pourrions-nous nous approcher davantage de l'esprit de la justice sociale exprimé poétiquement par ce mot admirable de Platon, principe de toute égalité vraie, formule de toute démocratie rationnelle ; n'empêchez pas les fils des esclaves de s'élever au rang des rois; n'empêchez pas les fils des rois de tomber au rang des esclaves ! C'est ainsi que se pose la question sociale.” 44 Il existe un certain nombre de biens, qui, lorsqu'ils sont produits par le marché, sont produits dans des conditions inefficaces et injustes. Contrairement à ce que veulent faire croire les économistes libéraux, “l'émission des billets de banque n'a rien de plus à faire avec la liberté du travail que la construction des chemins de fer avec la liberté de l'industrie.”45 La concurrence suppose aussi bien la multiplicité de producteurs, que la multiplicité de consommateurs, mais lorsque celle-ci est impossible pour des raisons techniques, par exemple dans le cas des chemins de fer où il ne peut y avoir qu'un réseau et un nombre réduit de compagnies l'utilisant, ces entreprises que Walras appellent des monopoles économiques, peuvent être soumises au condition de la concurrence par l'intervention de l'Etat qui peut les nationaliser, ou simplement légiférer sur les prix46. Walras propose que les monopoles adoptent des prix qui seraient ceux auxquels aboutirait la concurrence, si elle était possible. La concurrence sert donc de modèle et sera le guide de l'action. La question des monopoles a beaucoup attiré l'attention des économistes. Le monopole représente évidemment un déni de l'idéologie de marché. En effet, il représente une force économique, mais aussi politique, capable d'exercer une influence sur les gouvernements et capables de détourner à son profit une partie de la richesse sociale. Walras n'a pas de mot assez dur contre “la féodalité financière qui nous opprime”47 . Les fondements de cette féodalité sont la propriété foncière et les monopoles48. Il fournit une théorie du service public très complète et qui présente l’heureux avantage de proposer un principe de tarification. Dans la mesure où ces monopoles économiques sont propriété collective (ou soumis au régime de la concession), il est indispensable, si l’on veut respecter les règles de la démocratie, d’être guidé par un principe de tarification et que ce principe, bien entendu, soit public. 43 “Par opportunités sociales, j'entends les dispositions prises par une société, en faveur de l'éducation, de la santé ou d'autres postes et qui accroissent la liberté substantielle qu'ont les personnes de vivre mieux.”, Sen A. (1999), p.49. 44 Walras L. 45 Walras L. (1992 b), p.184 46 Walras L., (1992 b), p.183 et suivantes. cf. aussi Walras L. (1999 d), p.427-428 où Walras insiste sur la nécessaire intervention de l'Etat dans la production de la richesse et spécifie les différentes formes qu'elle peut prendre. 47 Walras L. (1990 g) 48 Walras L., (1990 g), p.205. 9 Cela permet d’éviter des transferts de ressources des individus à l’Etat par le biais de la fixation des prix, sans que le Parlement n’ait rien eu à dire49 ! Après les monopoleurs, ce sont les rentiers qui représentent une menace pour la démocratie. La société la plus efficace, celle où le progrès économique sera le plus rapide, est une société dans laquelle tout le monde sera contraint de travailler pour vivre. Ce moment doit arriver, dans la mesure où, avec le progrès, le taux d’intérêt, rémunération du capital, doit baisser et la rente, rémunération de la terre doit devenir propriété de l’Etat. Le troisième revenu pris en considération par Walras, le salaire, lui, doit rester constant50. La rente augmentant avec la croissance de la population du fait de la rareté relative grandissante des produits agricoles, l’Etat sera de plus en plus riche, ce qui permettra de développer la production de biens collectifs (routes, écoles...). Il le sera d’autant plus que la nationalisation des sols permettra de mettre en place une agriculture de type capitaliste bien plus productive que la petite propriété qui prévaut suite à la vente tant honnie par Walras des biens nationaux. Comme dans le même temps grâce à la suppression des impôts, il sera possible d'ouvrir les frontières, la paix l'emportera (c'est le doux commerce de Montesquieu) et l'Etat pourra consacrer son budget militaire à d'autres dépenses indirectement productives dans la mesure où elles favorisent le développement de l'agriculture, de l'industrie et du commerce51. Si l’Etat a des ressources propres (la rente), il doit aussi avoir sa production propre. Il intervient lorsque des biens indispensables au progrès et à la démocratie ne sont pas produits par le marché de libre concurrence : c'est le cas des biens collectifs que Walras appelle les services publics. Les routes, par exemple, doivent permettre le développement de l'industrie, de l'agriculture et du commerce, mais doivent aussi permettre la circulation de l'information indispensable à l'organisation de la concurrence, ou encore la circulation des personnes indissociable de l'initiative individuelle. Mais elles doivent aussi remplir des fonctions collectives telles que la défense du territoire national, qui ne peut être ramenée à la défense des intérêts particuliers. Il existe dans l'œuvre de Walras un intérêt collectif, non réductible à la somme des intérêts particuliers car obéissant à une logique collective. Obéissant à une logique collective, les biens publics ne peuvent être facturés aux consommateurs. Il convient donc qu'ils soient fournis gratuitement. Depuis que Walras a écrit ces mots, et contre son avis, la théorie économique a été très prolixe sur cette question. Par exemple la fable du cavalier libre, aussi appelé passager clandestin, inspire beaucoup les économistes. On la trouve dans tous les manuels d'Economie publique. Le cavalier libre, c'est ce mauvais citoyen qui cherche à bénéficier des services publics sans les payer, c'est-à-dire sans déclarer ses préférences. Il 49 Assez curieusement, la France, qui pourtant a pu développer un service public étendu, n’a jamais adopté dans la loi des principes de tarification de ses services publics. Ce qui a permis, dans le cas de France Telecom, des transferts énormes de fonds de France Telecom vers l’Etat, impôts déguisés, jamais votés par aucun Parlement. 50 cf. Walras L., (2001 c), pp.243-245et Walras L., (1988), p.597. On peut souligner à ce propos que la théorie de l’équilibre général ne démontre certainement pas, ni que le taux de profit doit baisser, ni que la rente doit augmenter, ni que les salaires doivent rester constants. Ces propositions reposent sur des hypothèses qui sont extérieures à la théorie générale : les salaires doivent rester constants car la population doit croître proportionnellement à l’offre de travail 51 La défense du libre-échange de Walras, tout comme celle de Smith, est loin d'être inconditionnelle. Il faut pour que le libre-échange soit efficace (et juste) qu'il s'effectue dans une certaine égalité des conditions au niveau international. Walras L. (1992 f), par exemple ou Walras L. (1996), p.603. 10 souhaitera par exemple bénéficier de la construction d'une fontaine au bout de sa rue, mais ne le dira pas, pour ne pas avoir à payer. Outre le caractère extrêmement fictif de ce type de situation, du moins en ce qui concerne les services publics52, cette fable reflète une conception extrêmement naïve de la démocratie, qui a été jusqu'à contaminer la philosophie politique. Le fameux consentement à l'impôt, qui se traduit par le vote de la loi de finances au Parlement, ne signifie certainement pas que l'on va demander à chacun combien il souhaite consommer de services publics. Et pourtant la théorie de la décision collective optimale repose sur des modes d’agrégation des préférences individuelles, conformes à la démocratie dans sa forme la plus abstraite, une démocratie sans partis, sans pouvoirs économiques ou politiques, sans groupes de pression. Pour Walras, le choix collectif ne peut être obtenu à partir de l'agrégation des préférences individuelles. D’une part, l'Etat “agit dans l'intérêt de tous les membres d'une société desquels les uns sont vivants mais desquels un plus grand nombre d’autres ne sont pas encore de ce monde53 .” D’autre part, il ne se lasse de faire remarquer que les services publics étant produits pour tous, ils sont consommés par tous également54. Bien sûr, un bien comme l’éducation n’est pas consommé par tous également. Mais le service que l’existence d’un service public éducatif produit, l’égalité des chances, est consommé par tous55 . Mais qui prend des décisions et qu'est-ce qui garantit la rationalité des choix collectifs ? L'introduction d'une contrainte budgétaire, grâce à la suppression de l'impôt et à son remplacement par la rente foncière, soumet l'Etat au même régime que les consommateurs ou les producteurs. Il doit gérer des ressources rares. Cet Etat aux revenus limités aura moins de tentations d'empiéter sur le domaine de l'individu. Mais comment vont se décider les priorités ? Walras est peu disert à ce sujet. Il nous propose tout de même un “Etat personnifié” où un homme d’Etat soucieux de l’intérêt collectif porterait la discussion de son budget devant une assemblée élue au suffrage universel56 . L’intérêt collectif ne devant en rien empiéter sur le domaine de l’individu, la liste des biens publics est relativement restreinte. Alors que commencent à émerger les premières assurances sociales, Walras refuse absolument d’intégrer celles-ci dans le domaine d’intervention de l’Etat. Des assurances sociales publiques ne peuvent entraîner que des comportements irrationnels, des prises de risque, qui disparaissent si les assurances sont le fait de la mutualité57. Encore eut-il fallu démontrer que celles-ci seraient produites en quantité suffisante sans intervention de l’Etat. C’est le contraire que les 52 On peut trouver des exemples de passager clandestin mais en général, il bénéficie plutôt de biens à caractère collectif produit par le secteur privé: par exemple, une association de parents d'élève peut vous procurer des avantages, sans que vous n'adhériez, ni que vous militiez en son sein. Elle peut aussi vous procurez des inconvénients gratuitement ! 53 Walras L. (1996), p.210. 54 C’est-à-dire que les besoins collectifs sont ressentis et mesurés par les hommes en tant que membres de la collectivité Walras L (1990 f), p.400. 55 Sur cette question cf. Berthoud A. (1990). 56 Walras L. (1990 f), p.399. 57 Walras L. (1992 e), p.260. 11 économistes ont démontré depuis ; mais bien après le développement des assurances obligatoires 58 ! De la même manière, alors que Walras définit les ressources naturelles comme propriété collective, il ne perçoit pas le conflit qui peut exister entre propriété collective et propriété individuelle à travers des phénomènes tels que la pollution par exemple. Mais, son propos n'est pas là. Il n'y a pas véritablement de théorie des biens collectifs dans l'œuvre de Walras. La démocratie, c'est avant tout la nationalisation des sols et la suppression de l'impôt réclamées par le principe de l'intérêt dans le régime industriel et commercial, voire même nécessaires à l'instauration de ce régime59 II L'impossible respect de l'inégalité des positions et de l'égalité des conditions dans une économie de marché La théorie économique et morale de Walras est articulée autour de l’idée qu’il convient de fonder la propriété privée sur la propriété de soi, de son travail et des fruits de son travail. La véritable démocratie60 , la démocratie réelle est celle ou chacun possède strictement ce qu’il a produit, rien de plus, rien de moins et où, chacun possède tout à la fois du travail et du capital, et est obligé de travailler pour vivre. La question de l’héritage, qui se pose avec acuité dans le cadre de cette théorie, n’est pas traitée par Walras 61 . Cet idéal s’appuie sur, “la tradition de la Révolution et l'idéal de la démocratie”, où “en tant que citoyens, nous avons tous également le droit d'être dans nos foyers sous la protection de l'Etat, et par conséquent, nous avons tous également le devoir de concourir à la défense de l'Etat et de nos foyers.”62 L’important, c’est que l’Etat n’empiète jamais sur la libre initiative individuelle et que l’individu n’empiète jamais sur le domaine de l’Etat. Jusqu’à refuser aux handicapés le secours public, au risque d’ailleurs de condamner certaines personnes à vivre dans la misère, voire à mourir de faim 63 ! Le progrès social est conçu comme l'expansion des libertés substantielles c'est-à-dire des libertés fondamentales ayant une valeur en soi. Le développement de la démocratie réelle est donc en synergie avec le développement économique (la croissance de la richesse sociale). Les libertés substantielles ne peuvent être sacrifiées à l'efficacité économique. Walras condamne l'utilitarisme qui asservit la justice à l’intérêt64 et la véritable nature de l'homme “être raisonnable qui se connaît et qui se possède, qui se conçoit une destination, qui se sent obligé de rechercher sa fin et de la poursuivre volontairement.”65 58 Ils l’ont démontré à partir du concept de sélection adverse, concept, originellement appliqué au marché de l'automobile d'occasion. Sur la sélection adverse, cf. Greffe X. (1994), paragraphes 55 et 138. 59 Walras L., (1990 f), p.416. 60 La démocratie est la vérité et la justice et à ce titre est susceptible d’être démontrée par preuve rationnelle ou expérimentale. Walras L. (1990 h), p.131. 61 Walras L. (1990 g), p.192. 62 Walras L. (1996), p.219. 63 La pauvreté dans une société idéale ne dépend que de la paresse, ou du handicap, deux phénomènes que Walras considère comme relevant de la bienfaisance des individus. 64 Walras L. (1996), p.183. 65 Walras L., (2001 b), p.95 12 Walras se doit pour argumenter son propos, d'une part de démontrer que le modèle d'économie idéale qu'il se représente, le modèle de libre concurrence accompagné de la nationalisation des sols, est compatible avec les exigences de la justice, mais il doit aussi démontrer qu'il existe un certain nombre de forces qui agissent dans le sens d'un développement de la libre concurrence. Si par hasard, le contraire était vrai, si le marché se révélait être le lieu de concentration du capital, la démocratie réelle aurait peu de chance de survivre à la croissance de la richesse. Walras met dans la balance, non seulement toute la théorie économique de la rente du sol, qui justifie la propriété collective de la terre, mais également toute la théorie de l’équilibre économique général qui a pour ambition de résoudre le problème suivant : “Si chacun de nous produisait tout ce qu’il consomme et ne consommait que ce qu’il produit, non seulement sa production serait réglée en vue de ses besoins de consommation, mais sa consommation aussi serait déterminée par l’étendue de sa production. Eh bien ! il ne faut pas que, grâce à la spécialité des occupations, certains d’entre nous qui auront produit peu, consomment beaucoup, tandis que certains autres, qui auront produit beaucoup, consomment peu.”66 Sous l'hypothèse de la libre concurrence, et à la condition que la justice dans la répartition des ressources initiales soit établie, ainsi que l’égalité des chances, Walras démontre que chacun a son dû. Mais l’argumentation est dangereuse : d’une part, s’il est possible de démontrer que les phénomènes de rente dépassent le cadre de l’agriculture, et c’est ce que va faire Walras avec sa théorie du monopole, l’intervention de l’Etat dans l’économie peut devenir la règle, et la libre concurrence l’exception. Dans un cadre non concurrentiel, les échanges ne sont pas neutres par rapport à la répartition initiale des ressources. Autrement dit, dans un cadre non concurrentiel, l’entrepreneur reçoit en sus de son salaire, un revenu ne correspondant à aucun travail ni passé (capital), ni présent. La justice n’est donc pas respectée. D'autre part, le traitement du travail dans le modèle d’équilibre général pose des problèmes complexes. L’ensemble de ces éléments devrait décourager toute théorie de la justice fondée sur le travail. Mais dans le même temps, la théorie de Walras permet de comprendre qu’il n’est pas possible de construire une justification d’un droit de propriété inviolable sans se référer à la notion de travail. Cette théorie constitue donc une critique de la théorie de Nozick, dans la mesure où celui-ci essaie de construire une théorie de ce type. L’utilisation de la théorie de Walras pour critiquer la théorie de Nozick est d’autant plus intéressante que Nozick, comme Walras, part de l'idée d'égalité des conditions, de la nécessité de considérer les individus comme des fins en soi, pour établir l'inégalité des positions67. Elle devrait aussi nous permettre de comprendre que, comme le pensait Walras, là où la science est impuissante face à la réalité, la politique et avec elle la démocratie reprennent tous leurs droits. Une théorie de la propriété fondée sur le travail Comme Jean-Baptiste Say, Walras distingue les capitaux des revenus. Il existe trois types de capitaux : la terre, les facultés personnelles, et les facultés artificielles ; et trois types de revenus qui 66 67 Walras L.( 1988), , p.60. cf. Kymlicka W (1999), p.109 et suivantes. 13 rémunèrent ces capitaux : la rente, le salaire et le profit. Trois principes fondent le droit de propriété sur les capitaux et les revenus : 68 1° “Le propriétaire d'une chose est propriétaire des services de cette chose.” 69 2° “Le propriétaire d'une chose est propriétaire du prix de cette chose.” Celui qui a le droit de consommer une chose a le droit de la vendre. Il sera propriétaire de la chose qu'il aura achetée, ou reçue en retour de celle qu'il aura donnée, “si du moins ce mécanisme ne le favorise pas aux dépens de sa contre-partie. Il faut donc ici démontrer que la libre concurrence ne favorise pas les acheteurs au 70 détriment des vendeurs, ou réciproquement.” Cette proposition est l'objet même de l'économie mathématique qui en permettra la démonstration. 3° Il y a deux origines à la richesse : la terre (plus généralement les ressources naturelles) ; et le travail (les facultés personnelles). Walras considère que le capital est un produit du travail. C'est du travail accumulé. Or, les facultés personnelles sont de droit naturel la propriété de l'individu. Car, du point de vue économique, “dire que l'homme est une personne morale, ayant le droit et le devoir de 71 poursuivre elle-même sa fin, c'est dire que les facultés personnelles appartiennent à l'individu.” L'homme est propriétaire de lui-même et de son travail ; s'il peut vendre son travail en échange d'un salaire, il ne peut aliéner sa vie. L'esclavage va à l'encontre de son libre-arbitre. Dans la mesure où le capital est du travail accumulé antérieurement, le profit rémunère lui aussi légitimement le service dépensé et son immobilisation. Pour Walras, une société juste est une société dans laquelle l'accumulation du capital est fondée sur l'épargne prélevée sur les salaires par les individus qui ont le choix entre consommer et épargner. Et le renoncement à la consommation est rémunéré en fonction de 72 la capacité productive du capital, mesurée par la productivité marginale du capital . Définition de la libre concurrence 73 Pour que l'échange soit neutre du point de vue de la justice, il faut que les individus possèdent après l'échange la même chose (en valeur) que ce qu'ils possédaient avant l'échange, ce qui n'est possible que sous le régime de la libre concurrence. La libre concurrence est définie comme une procédure et comme un état doté de certaines caractéristiques, la procédure permettant de comprendre comment se 74 réalise l'état, mais étant insuffisante en elle-même pour définir la libre concurrence . La procédure est caractérisée par les enchères montantes pour les demandeurs et descendantes pour 75 76 77 les offreurs , où les prix sont criés et où il n'y a aucun échange tant que les prix annoncés ne 68 Walras L. (1990 g), p.178. Walras L., (1990 g), p.178. 70 Walras L., (1990 g), p.178-179. 71 Walras se réfère explicitement à Locke. Walras, (1990 g), p.186 72 Il y a un débat assez technique autour de la théorie de la productivité marginale de Walras. Dans certaines éditions de Eléments, Walras écrit que le taux de rémunération de chaque facteur est égal à sa productivité marginale, dans la dernière édition des Eléments il écrit que les taux de rémunération des facteurs sont proportionnels (et non pas égaux) à leur productivité marginale. Dans tous les cas l'absence de bénéfices est maintenue. cf. Rebeyrol A. (1999), p.59. 73 Sur les aspects sociaux de la théorie de l’équilibre général, on peut se reporter à Colloque de Lausanne (1998). 74 Il s'agit de la concurrence économique, celle qui s'exerce sur la richesse sociale, sur le marché. Walras L. (1996), p.465. 75 Walras L; (1988), p.70. 76 Walras L., (1988), p.200. Sur le rapprochement entre la procédure de libre concurrence et la Bourse, cf. Walker D.A. (2000). 69 14 78 permettent pas d'égaliser l'offre et la demande . Il est indispensable qu'il n'y ait aucun échange, car s'il y avait des échanges avant que l'égalité de l'offre et de la demande ne soit atteinte, rien ne garantirait qu'on se dirige vers un équilibre. Or, c'est seulement à l'équilibre, que d'une part les échanges sont neutres (critère de justice), et d'autre part que la libre concurrence permet d'atteindre le maximum d'utilité (critère d'efficacité). La seconde caractéristique de la procédure est qu'il faut une multiplicité d'offreurs et de demandeurs sur le marché. Comme on l'a déjà souligné, cette condition n'est pas identique à la condition d'atomicité, puisque l'existence de syndicats ouvriers, par exemple, na va pas à l'encontre de la libre concurrence. Il reste que les offreurs et les demandeurs sont assez nombreux pour ne pas fixer le prix. Ils sont, selon l'expression consacrée, des “preneurs de prix”. Enfin, troisième caractéristique de la procédure, les consommateurs cherchent à obtenir la plus grande utilité possible, et les entrepreneurs le plus grand profit possible. L'état de libre concurrence se caractérise par deux conditions fondamentales du point de vue de la justice: - Première condition, “Sous la libre concurrence, les services producteurs s'échangent suivant la 79 double condition de la satisfaction maxima des besoins et de l'unité de prix” . La procédure des enchères garantit l'existence d'un seul prix. L'existence d'un seul prix est relative à la justice : dire qu'il n'y a qu'un seul prix pour tous les échangeurs revient à dire que les services sont échangés en 80 proportion de leur rareté . “Encore une fois, cela est-il juste? Est-il juste par exemple que le ténor, dont les ut de poitrine sont très rares, obtienne en échange de son travail une grande quantité de richesse sociale, tandis que le balayeur des rues dont les aptitudes sont infiniment plus répandues n'obtienne qu'une quantité infiniment moindre ? C'est une question. Cela revient à demander s'il est juste que nous possédions individuellement nos facultés personnelles et leur revenu, et, d'une façon générale comment il est juste que les capitaux producteurs et leurs revenus soient 81 appropriés.” L'unicité de prix est une condition nécessaire à l'existence de l'équilibre. S'il y avait plusieurs prix, l'offre et la demande changerait sans cesse. En effet, les crieurs de prix n'ont aucune raison de laisser plusieurs prix coexister. De plus dans la pratique, les consommateurs et producteurs ont droit de se déplacer afin de profiter des prix qui les avantagent ce qui a pour effet l'apparition d'un 82 prix unique . Enfin, c'est une condition nécessaire à l'existence d'un principe de répartition fondé sur le résultat et non sur la procédure. En effet, une multiplicité de prix impliquerait une multiplicité de 77 cf. Jaffé W. (1967), p.17, WalkerD.A. (1987), p.766, Huck E. (1999), p.116 En fait la solution théorique du modèle d'équilibre général est identique à la solution du marché. “Tout simplement (parce)que la hausse et la baisse sont un mode de résolution par tâtonnement du système des équations d'offre et de demande.” Walras L. 1988, p.189. 79 Walras L. (1996), p.471. 80 Walras L. (1996), p.471. Pour Walras, la rareté est la synthèse de l'utilité que les consommateurs accordent à un bien et de la quantité disponible de ce bien. 81 Walras L. (1996), p.471. 82 Walras L. (1990 g), p.184-185 78 15 rémunérations pour le même travail et viderait donc de son sens l'expression “chacun est propriétaire des fruits de son travail”. En effet si vous fournissez un service et que votre voisin fournissant le même service est rémunéré le double (sous prétexte que c'est un homme par exemple), il est clair, dans le cadre de la théorie walrasienne, que l'échange n'est pas neutre. Après avoir vendu votre travail, vous possédez moins que votre voisin, alors qu'avant vous possédiez la même chose (une force de travail identique). Relativement à lui, l'échange vous a été défavorable83 . - L'unicité de prix est inséparable de la seconde condition fondamentale de la libre concurrence : l'absence de profit. “La condition que les produits soient fabriqués au meilleur marché possible est, elle aussi, une condition conforme à la justice. Si les consommateurs fabriquaient euxmêmes les produits, ils auraient le droit de les confectionner de manière à ce qu'ils leur coûtassent le moins cher possible et, par conséquent, d'acheter, aux prix courants, les services producteurs 84 nécessaires pour cette confection. C'est ce que les entrepreneurs font en leur lieu et place.” Donc la libre concurrence se caractérise comme un état où les entreprises ne font ni bénéfice, ni perte, ce qui signifie que les capitaux artificiels sont tous rémunérés au même taux, qui est le taux de l'intérêt. L'entrepreneur n'a d'autres ressources que celles provenant de son travail ou de son capital, fruit de son épargne. Par contre dans le cas du monopole, correspondant à l'existence sur le marché d'un seul vendeur, ou d'un nombre réduit de vendeurs susceptibles de s'entendre, apparaît un profit audelà de la rémunération normale du capital (le taux d'intérêt). L'apparition de ce revenu ne correspond à la rémunération d'aucun capital, mais à la rémunération d'une situation de monopole. L'apparition de ce revenu se fait au détriment des consommateurs qui payent le produit plus cher. Le 85 bénéficiaire de cette perte des consommateurs est l'entrepreneur . Les deux définitions se complètent. La définition à partir de la procédure est insuffisante. En effet, on ignore à partir de combien d'offreurs et de demandeurs, il n'y aura ni bénéfice, ni perte, autrement dit à partir de quand l'échange sera neutre. Il est nécessaire de préciser : l'échange est juste lorsqu'il y a suffisamment de vendeurs et d'acheteurs pour qu'il n'y ait ni bénéfice, ni perte. Cette situation correspond à une situation de libre concurrence. C'est une situation où les différentes libertés qui caractérisent la concurrence sont respectées (liberté des entreprises, liberté du fermage, liberté du 86 salaire, liberté de l'intérêt ). La neutralité de l'échange est pour Walras inséparable de sa conception de la justice dans l'échange : - elle correspond bien sûr à l'idée selon laquelle chacun est rémunéré en fonction de ses mérites et que 87 chacun obtient son dû, rien de plus, rien de moins. 83 Il faut que les services soient comparables ce qui n’est possible que lorsque l’offre d’un même service est abondante. A ce moment, l’équilibre des salaires devrait se rétablir spontanément... 84 ibid. 85 Walras L. (1988), pp.280-284. 86 Walras L. (1996), p.465. 87 cf. sur cette question Dockès P. (1996), “3. L'échange et la justice ; “la société n'est pas un pique-nique””, p.116 et suivantes. 16 - Elle correspond aussi à la réduction des inégalités. Les grandes fortunes se faisant grâce à l'appropriation privée de la rente de la terre et aux profits des monopoleurs, la nationalisation des monopoles et des terres fera disparaître ces fortunes faites en un jour. La suppression de ces transferts de propriété par l'intermédiaire de l'échange est une condition de la disparition de la misère. Pour Walras, cela est évident : tant qu'il y aura des riches enrichis indûment, il y aura des pauvres miséreux privés de leurs libertés notamment par l'impôt qui viole le principe de l'égalité des 88 conditions et pèse bien plus lourdement sur les pauvres que sur les riches . Le contrôle par l'Etat du monopole économique, c'est le rétablissement de l'égalité des conditions, de l'équivalence dans l'échange, au profit des consommateurs victimes du pouvoir du monopoleur. La nationalisation des sols, c'est aussi le rétablissement de l'égalité dans l'échange puisque la rente payée sur la terre ira à l'Etat et profitera à tous sous forme de biens publics ; ce qui est normal puisque la terre est un bien collectif qui appartient à tous les hommes présents et futurs. Mais aussi parce qu'elle permettra l'abolition des impôts qui violent tout à la fois la liberté des personnes (inquisition fiscale) et, on l’a vu, l'égalité des conditions. L'idée de la neutralité de l'échange n'est qu'un idéal. Dans la réalité, écrit Walras, il est très rare que les entreprises ne fassent ni bénéfice, ni perte. Mais, pense-t-il, c'est un état vers lequel une société organisée suivant les principes de la libre concurrence tend. La difficulté est de bien comprendre l'articulation de la théorie au réel. Par exemple, dans la réalité, il n'y a pas, à part sur les marchés boursiers, de crieurs de prix. De sorte que les prix ne peuvent être en permanence ceux qui ajustent l'offre et la demande. Dans la mesure où les échanges en déséquilibre créent des effets de 89 répartition , il faut admettre qu’il y aura toujours des profits, ou croire en l’existence fantasmatique de crieurs de prix pour l’ensemble des marchés. Un autre exemple : il faut admettre le réalisme de l'hypothèse des rendements d’échelle constants90 . Les rendements d’échelle constants correspondent à la situation où pour multiplier la production par deux, il est nécessaire de multiplier la quantité de facteurs de production par deux91 . Si on observe, dans l'économie réelle, des activités de production où les rendements d'échelle sont croissants, alors celles-ci mettent, bien entendu, en cause le rêve walrassien de concilier efficacité et justice, démocratie et progrès économique. Qui dit rendements d'échelle croissants, dit concentration d'une branche dans quelques mains de façon durable, autrement dit monopoles, monopoles qui, même s'ils sont efficients puisque de leur taille naît une baisse des coûts de production, génèrent des injustices puisqu'ils représentent, et un pouvoir économique, et un revenu illégitime. Le pouvoir de nuisance du monopole dans la théorie de Walras 88 Walras L.. (1990 g). Comme Bertrand le fait remarquer dans un compte-rendu critique des travaux de Walras et de Cournot : “On doit remarquer que les courbes qui représentent les ordres des acheteurs aux divers cours doivent nécessairement, sans que pour cela leurs intentions aient changé, varier pour chacun d'eux pendant la durée du marché... Le résultat final dépend des circonstances accidentelles.” cité par Rebeyrol A., (1999), p.72. 90 Les rendements doivent être distingués de la productivité marginale qui concerne un seul facteur . cf sur cette question Rebeyrol A., (1999), p.60. 91 L’hypothèse de rendements d’échelle constants est la seule qui soit compatible avec le modèle de Walras. L’hypothèse de rendements décroissants n’est pas compatible avec l’absence de profit. Si les rendements sont décroissants, le profit s’annule pour une quantité déterminée qui ne correspond pas forcément au prix d’équilibre. cf. Rebeyrol (1999), p.60. L’hypothèse de rendements d’échelle croissants est contraire à l’hypothèse de libre concurrence puisque dans ce cas le regroupement d’entreprises permet de produire à moindre coût et d’éliminer les concurrents. 89 17 est tellement grand, qu’on ne peut que s’étonner qu’il n’envisage pas la possibilité de rendements croissants (hormis le cas du monopole naturel). Il est vrai que, dans son optique, il n'est pas possible d'imposer des conditions de prix à trop d'entreprises sans violer le principe de liberté de l'industrie. Il faut donc que les monopoles soient temporaires (innovations) ou qu'ils aient un caractère “naturel” (industrie de réseau où il est irrationnel de construire plusieurs réseaux côte à côte). Non seulement, il n'est pas démontré que l'échange est neutre, mais l'idée que si tel était le cas, 92 chacun serait rémunéré suivant son travail (mérite), pose de nombreux problèmes . Walras pourrait-il se passer de cette référence si problématique au travail (mérite) ? La question est d'importance. Elle interroge non seulement les théories de la propriété fondées sur le mérite, mais aussi les théories de la propriété absolue qui refusent ce critère Le modèle de répartition walrassien Si on veut se passer d'un principe de répartition tel que le mérite, ou le principe de différence, ou encore le principe de maximisation de l'utilité moyenne, et préserver une théorie du droit de propriété absolu, la tâche n'est pas simple. Premièrement, il faut trouver une définition de la propriété de soimême qui n'implique pas la propriété de son travail et surtout des fruits de son travail. Deuxièmement, il faut trouver une définition des conditions de l'échange permettant de définir un juste prix ou démontrer qu'il est possible de s'en passer. Troisièmement, il faut trouver une justification à l'appropriation des ressources naturelles. On peut prendre la théorie de l'habilitation de Nozick comme exemple de ce genre de tentative. Nozick partage avec Walras une conception absolue du droit de propriété, celui-ci étant considéré comme inviolable. Mais, contrairement à Walras, Nozick cherche à se passer d'un “modèle” de répartition, et à éviter les références au marché de libre concurrence. L'objectif étant bien sûr, en ne prenant pas une norme comme idéal, de ne pas ouvrir la porte à l'intervention de l'Etat lorsque la norme est hors d'atteinte spontanément. Autrement dit, il s'agit bien pour Nozick ne pas tomber dans les travers de l'analyse de Walras qui autorise l'intervention de l'Etat afin que la société se rapproche de son idéal, et ce dès que l'homme est privé de sa dignité morale. En fait, la notion de propriété de soi qui sert de fondement à la théorie de la propriété de Nozick et de Walras est inséparable de la notion de propriété de son activité et des fruits de son activité. La théorie de Nozick se défend d'être une théorie reposant sur la propriété de son travail et des fruits de son travail, mais en fait, il est pratiquement impossible de raisonner sans faire référence au travail tant la notion de propriété de soi reste vague, seule : elle permet tout juste de distinguer l'esclave du non esclave, elle n'est déjà pas suffisante pour distinguer le serf de l'ouvrier, dans la mesure où le seigneur n'a pas acheté le serf. C'est ce qu'exprime assez bien Walras lorsqu'il écrit : “Si, à titre d'homme raisonnable et libre, je suis une personne morale, je m'appartiens à moi-même, et l'esclavage est injuste. Si mes facultés personnelles sont à moi, le service de ces facultés est à moi et 92 Qui sont pour partie examinés par Rawls J.(1997), p. et Nozick (1988). 18 le servage est injuste. Si j'ai un droit absolu de propriété individuelle sur mon travail, j'ai le même 93 droit sur mon salaire, et l'impôt mis sur ce salaire est injuste.” Par conséquent, pour évoquer le cas célèbre des talents : pour Walras, l’homme est bien sûr propriétaire de ses talents, même si, sans la société, ces talents n’auraient pas pu s’exprimer. Mais si l’impôt est injuste, ce n’est pas parce qu’il prend aux hommes une partie d’eux-mêmes, mais une partie des fruits de leur travail provenant de leurs talents. Nozick tente de répondre à cette objection en établissant un lien entre les fruits du travail et le travail (ce qui est assez facile) et le travail et la propriété de soi-même (ce qui est plus difficile) : les fruits du travail sont convertis en heures de travail (il me faut travailler un certain temps pour obtenir un certain salaire me permettant d'obtenir un certain nombre de produits), le passage du travail à la propriété de soi-même se fait par l'intermédiaire des décisions que l'on exerce sur moi-même: “Si les gens vous forcent à faire un certain travail, ou vous donnent un travail sans récompense, pendant une certaine période de temps, ils décident de ce que vous devez faire et des buts que votre travail doit servir, sans s'occuper de vos propres décisions. Le processus par lequel ils prennent des décisions sur vous en fait, pour ainsi dire, les propriétaires partiels de vous-mêmes.”94 En fait, Walras répondrait qu'il ne s'agit pas des gens mais de l'Etat, et qu'il n'existe aucune société sans autorité. Bien que Walras soit hostile à l'impôt, il ne pense pas contrairement à ce que laisse entendre Nozick que les ouvriers ont un statut aussi peu enviable que les esclaves (il partage d'ailleurs, comme il le souligne, cette opinion avec Marx). L'idée qu'il pourrait y avoir des propriétaires partiels de vousmême dont vous ignoreriez jusqu'au nom (des gens) est assez déroutante (1/4 esclave-3/4 homme libre? Ou moitié-moitié?). La force de Walras par rapport aux libertariens est d'avoir des catégories dans lesquelles les libertés substantielles fondamentales, telle par exemple que la propriété formelle de soi-même, ne se dissolvent pas. En fait, comme le dit Kymlicka, “Nozick a tort de penser que la propriété de soi entraîne nécessairement des droits de propriété absolus.”95 . Concernant le juste prix, la question qui se pose est simple : est-il possible que n’importe quel prix soit juste du moment qu’il est le résultat d’un échange sur le marché (le marché étant défini de façon la moins normative possible comme le lieu où les personnes achètent et vendent des biens) ? Nozick refuse la notion de libre concurrence, mais il ne peut toutefois pas se résoudre à abandonner tous les biens à un marché relativement indéfini puisque qu’on ne connaît pas ses règles de fonctionnement. L’exemple des sources dans le désert est particulièrement frappant de ce point de vue : tant qu’il y a plusieurs sources (combien ?), il n’y a pas de problème, à condition toutefois que cette appropriation ne détériore pas la situation des autres personnes (on se demande bien comment c’est possible !). Le premier arrivé peut s’approprier la source et faire payer son eau. Mais si les sources s’assèchent et qu’il n’y en a plus qu’une seule alors il y aura un véritable problème, car à ce moment-là, le dédommagement ne sera plus possible. L’exemple est tout à fait curieux, à l’instar de multiples autres petites fables que l’on rencontre dès que l’on parle de justice et d’économie, il met en scène une 93 Walras L. (1996), p.201. Nozick R. (1988), p.215. 95 Kymlicka W. (1999), p.122. Elle est même compatible, si on en croit Godwin, avec un régime communiste, puisque pour Godwin, le premier commandement de la propriété de soi est à chacun selon ses besoins; la propriété fondée sur le travail étant une condition plus faible et correspondant à l'adage “à chacun selon ses moyens.” cf.Halévy E. (1901), p98 et suivantes. 94 19 situation qui n’a de valeur que symbolique. Il est évident que personne ne peut accepter que l’eau, qui permet la vie, soit entre les mains d’une seule personne ; et c’est seulement parce que l’existence de plusieurs sources ressemble à une situation de concurrence que l’appropriation semble tolérable lorsqu’il y a plusieurs sources. Dans tous les cas, il est évident que l’appropriation privée de la ressource eau dans un contexte de rareté peut priver d’accès à cette ressource toutes les personnes dépourvues de monnaie. Si on impose aux personnes propriétaires l’accès de tous à la ressource ne va-t-on pas à l’encontre de leur droit de propriété ? N'impose-t-on pas un principe de répartition “de type état final”?96 Et si l’exploitation trop intensive de la ressource prive une région entière d’eau (c’est peut-être pour cela d’ailleurs que toutes les sources sauf une sont asséchées) et bien c’est l’ensemble des personnes qui seront privées d’eau... Comme l'écrit Walras, “Non : les destinées humaines ne sont point aussi complètement solidaires. Mais il est certain qu'elles ne sont pas non plus complètement indépendantes, que chacune d'elle n'est point à l'instar d'une monade isolée, ainsi que l'énoncerait l'absolu individualisme...97 C'est donc précisément l'objet le plus direct de la science sociale que de dire au plus juste en quoi les destinées de tous les hommes sont indépendantes, en quoi elles sont solidaires les unes des autres. Toujours est-il que l'idée d'une certaine solidarité déterminable et définissable des destinées humaines constitue l'essence de l'idée de société.”98 Pour Walras, le fait que l'homme en s'appropriant la terre, s'approprie tout à fait autre chose que son travail ne prouve pas, contrairement à ce que pense Nozick, que le travail ne peut être aux fondements de la théorie de la propriété, mais prouve que la terre (les ressources naturelles) ne peut pas être l'objet d'appropriation privée99 . Plusieurs motifs s'opposent à l'appropriation privée des terres : 1. Les terres produisent un service dont le prix est la rente, contrairement à ce que prétendent les théoriciens de la valeur travail, et ce service est rendu par la terre. Il n'est en aucun cas le fruit d'un travail humain. Il est un produit de la fertilité naturelle des sols ; Walras se réfère aux physiocrates, qui considèrent que l'Etat est copropriétaire des terres et de ce fait peut prélever une part de la rente. Pour Walras, c'est toute la rente qui doit revenir à l'Etat si l'on veut rétablir l'égalité des conditions entre les hommes, puisque la terre leur appartient à tous. La théorie de la valeur et la théorie de la rente fournissent (lorsqu'on admet leur présupposé, c'est-à-dire qu'il n'y a pas que les hommes qui produisent de la richesse, que l'ensemble des facteurs de production rares produisent de la richesse) la justification rationnelle à la théorie de la propriété collective de Walras100 . 96 Fleurbaey (1996), p.150 Il se réfère à Emile Vacherot (1858), p.679. 98 Walras L. (2001), p.94. 99 “Nozick n'envisage jamais cette option, mais d'autres auteurs, y compris certains libertariens soutiennent qu'il s'agit de la vision la moins indéfendable de la propriété initiale du monde extérieur. Locke lui-même pensait que le monde extérieur appartenait à l'origine à tout le monde plutôt qu'à personne, car Dieu “a donné aux hommes le monde en propriété commune”.” Kymlicka W. (1999), p.134. 100 Il ne souhaite pas pour autant la confiscation des sols, puisque les propriétaires les ont achetées à un prix incluant leur rémunération future (la rente), mais le rachat des terres par l'Etat. De manière assez étrange, Walras nie l'existence de rentes sur les transactions concernant les appartements et les maisons et feint de croire que la concurrence entre les capitaux peut s'exercer librement dans l'immobilier ! Walras L. (1987 c), p.94. 97 20 2. La clause lockéenne, telle que Nozick la reformule, qui stipule que l’appropriation privée des ressources naturelles est autorisée si nul n’y perd, est un non-sens pour Walras. D'une part parce que, comme nous venons de le voir, l'appropriation privée de la terre ne peut être justifiée. D'autre part, parce qu'il est impossible de comparer la situation des hommes avant et après l'appropriation privée des sols. Walras cite en l'approuvant Jean-Baptiste Say : l’impossibilité de construire des instruments de mesure du bien-être interdit de comparer deux époques ou de deux nations différentes.”101 La remarque est d'importance. On n'a aucun moyen de connaître l'avantage que les hommes retirent de l'appropriation privée des sols. Il est au demeurant très variable suivant le mode d'appropriation (petite ou grande propriété). L'appropriation des sols remonte à la nuit des temps. De plus aucun intérêt ne peut justifier une pareille atteinte à l'égalité des conditions. Personne ne peut me prendre mon droit à l’usage des ressources naturelles sans me demander mon avis et l’avis des générations précédentes et suivantes. Ce qui est bien sûr impossible, d’autant que Walras réfute l'artifice du contrat social pour établir le lieu d'égalité entre les hommes dans la mesure où le contrat met en scène des individus isolés, égoïstes etc., alors que l’homme poursuit toujours et son intérêt privé et un intérêt collectif. Parce que les hommes sont fondamentalement égaux102 , la nature leur appartient en commun, parce qu’ils sont fondamentalement différents, leur travail leur appartient en propre. La rémunération de chacun selon ses mérites : grandeur et impuissance de la théorie économique Dire que leur travail leur appartient en propre ne signifie pas seulement pour Walras que leurs efforts leur appartiennent en propre : “En tant qu'ils accomplissent librement leur destinée d'une manière plus ou moins heureuse ou plus ou moins méritoire, il se révèle chez les hommes des différences d'aptitudes, de talent, d'application, de persévérance, de succès qui les font inégaux ; et cette inégalité est le fait sur qui se fonde la justice distributive...”103 C'est cette inégalité de notre liberté que Walras appelle le mérite. La célèbre phrase de Rawls selon laquelle “Personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures ni un point de départ plus favorable dans la société”104 est totalement opposée au système walrassien. Le système walrassien peut être rattaché au système que Rawls appelle le système de l'égalité libérale qui, s'il laisse subsister les inégalités naturelles, suppose que peuvent être corrigées les inégalités sociales de départ (la place que la loterie lui attribue à la naissance dans la société)105 . S'il est supérieur au système de la liberté naturelle, il reste, nous dit Rawls, arbitraire du point de vue moral, et donc inférieur au principe d'égalité démocratique, puisque non seulement personne ne mérite ses avantages naturels, mais aussi, et peut être surtout, parce que “les plus avantagés, quand ils examinent le problème d'un point de vue général, reconnaissent que le bien-être 101 J.B. Say, Traité d'économie politique, 1803, cité par Walras L. (1988), p.225. Conformément à la justice commutative définie à partir d'une métaphore : c'est celle qui veut que dans une course soit assigné à tous les joueurs le même point de départ au même moment. Walras L. (1996), p.215. 103 Walras L. (2001 c), p.171. 104 Rawls J. (1997), p.132. 105 Rawls J. (1997), p.p.104-105. 102 21 de chacun dépend d'un système de coopération sociale sans lequel personne ne pourrait avoir une vie satisfaisante...”106 Ce point est particulièrement important parce qu'il met en évidence une contradiction du discours walrassien. En effet, Walras ne cesse de le souligner: l'homme en dehors de la société n'est rien. “A ce point de vue déjà il est certain que, pour l'homme, l'état de nature, c'est l'état social, et que quant à l'état d'isolement c'est la misère et la mort.”107 La production a donc un caractère social: le travail de l'homme en dehors de la division du travail ne produit rien ou presque rien, tandis que dans le cadre de la division du travail, il permet le développement de la richesse sociale. Aussi lorsque Walras écrit “Si chacun de nous produisait tout ce qu'il consomme et consommait tout ce qu'il produit...” afin de justifier l'objectif de neutralité de l'échange (cf. plus haut), est-il obligé de se référer à un état primitif des sociétés “un état sauvage, qui est l'état de chasse et de pêche”108 où la propriété de la terre est collective, mais où chacun est propriétaire des fruits de son travail, et où, suppose-t-on il n'y a pas encore d'échange. “En somme, dans ces états, la richesse est-elle médiocre, mais est-elle répartie de façon rationnelle.”109 . Autrement dit, afin de concilier une conception collective de la production de la richesse sociale avec une conception individualiste de sa répartition sans utiliser de critère utilitariste, il est nécessaire de recourir à des fables110 . Là où Walras reste sage, c'est qu'il est effectivement impossible de redistribuer la richesse provenant des talents différents des individus et de leur laisser les fruits de leur travail. En effet, nul n'a la mesure des efforts que je fournis : il y a le temps consacré à mes études (très variable d'un individu à l'autre) qui modifie la productivité de mon travail, l'intensité du travail que je fournis, le temps de travail que je fournis, plus facile à connaître, mais pas toujours, et mes talents naturels que nul ne connaît (et surtout pas moi). Ces constatations sont tellement banales qu'on se demande comment une littérature économique a pu se développer se proposant d'étudier la mise en place de systèmes publics forfaitaires de compensation des avantages innés des uns et des autres, pour ensuite constater que la puissance publique ne dispose pas des informations nécessaires et que les agents (supposés eux les connaître !) ont tout intérêt à leur dissimuler. Les pouvoirs publics sont donc confrontés à un problème d'anti-sélection, encore appelé aléa moral111 . L'exemple est anecdotique, mais il pointe du doigt un problème grave des théories économiques de la justice qui s'appliquent à mettre en équation des principes extraits des théories de la justice sans se soucier de la cohérence du traitement imposé avec le système philosophique dont le principe est issu ni de l'intérêt pratique du traitement proposé. Aucun principe de la justice ne devrait faire l'objet d'une modélisation mathématique sauf à tomber dans l'illusion d'une solution scientifique à la question sociale et de faire de ces principes des dogmes ! 106 Rawls J. (1997), p.133 Walras L. (1996), p.121. 108 Walras L. (1990 g), p.189. 109 Walras L. (1990 g), p.190. 110 Pierre Dockès insiste sur le fait que pour Walras, c'est l'aptitude à la division du travail qui est inhérente à l'homme ; aux premiers stades de l'humanité, elle reste embryonnaire. Il se réfère à Rebeyrol. Dockès P. (1996), p.93, note 102; Rebeyrol A. (1999), pp.33 et suivantes. La seconde fable étant bien sûr la possibilité d'établir l'égalité des chances dans le cadre d'une société reposant sur la famille. 111 cf Piketty T. (1994), chapitre 2. 107 22 Plus fondamentalement, la théorie de Walras souffre d'une très grande difficulté : la difficulté de concilier un marché de libre concurrence dont la principale caractéristique est qu'il échappe à la volonté humaine, les lois économiques ont le caractère de lois naturelles, avec une théorie de la répartition fondée sur le mérite individuel. Comment concilier les deux ? C'est en fait impossible pour deux raisons : la première, c'est que la confrontation de l'offre et la demande fixe les prix sur le marché de façon aveugle. La seconde, c'est que la notion de libre concurrence n'a pas de sens pour le concept de travail, pas plus qu'elle n'en a pour le concept de terre. Supposons que vous décidiez de devenir ingénieur. Vous savez qu'il vous faudra investir pendant plusieurs années d'études du temps et de l'argent afin de subvenir à vos besoins. Vous pouvez faire le calcul du coût et estimer que la rémunération connue des ingénieurs compense le coût. Si trop de personne font le même calcul que vous et se dirige vers le même métier, les salaires vont baisser, et il faudra accepter que l'effort fourni soit moins rémunéré. Ou encore supposons que la population active augmente pour des raisons exogènes au fonctionnement de l'économie (culturelles, ou encore une guerre...). La confrontation de l'offre et de la demande sur le marché va entraîner une baisse des salaires sans que votre compétence ait baissé. Vous serez certes toujours rémunéré à votre productivité marginale, mais celle-ci aura baissé, parce que, par exemple, face à l'abondance de main d'œuvre, l'entrepreneur aura substitué du travail au capital. Autrement dit, votre rémunération dépend, d'une part de mouvements aléatoires, et d'autre part, de décisions qui sont prises par d'autres que vous. La productivité marginale du travail est un phénomène collectif, même si théoriquement on peut déterminer son niveau pour chaque travailleur, elle est la conséquence des fluctuations du marché, et il est donc difficile d'y rattacher une idée quelconque de mérite. De plus, la notion de concurrence n'a pas de sens en ce qui concerne le travail. “S'il n'y avait au monde qu'une seule et unique cantatrice, on la rémunérerait peut-être à raison de 20 000 francs la séance. Et s'il y avait des cantatrices en nombre indéfini, on les aurait pour rien. D'une façon générale, les services valent suivant qu'ils sont plus demandés et moins offerts, ou proportionnellement à leur rareté relative sur le marché.”112 Mais la différence entre le capital (artificiel) et le travail, c'est que le capital est produit par le travail. Les capitaux peuvent donc se faire concurrence entre eux, l'épargne, aller se placer sur les lieux les mieux rémunérés et ainsi s'établit un taux de rémunération des capitaux unique, le taux de l'intérêt. Le travail par contre est une ressource naturelle, et de ce fait il est hétérogène. Sur le marché, lorsqu'une qualification est abondante l'hétérogénéité s'efface, un taux de salaire unique se dégage. Mais lorsque l'offre est rare, il y aura autant de prix que d'offres. Il faut donc considérer que le prix de marché est le juste prix. Et le marché n'est plus défini puisque les caractéristiques qui avaient permis de définir la concurrence (unicité de prix, prix de revient égal le prix de vente, multiplicité de vendeurs et d'acheteurs...) n'existent pas sur ce marché. Aussi il ne reste plus à l'analyse que les ressources de l'indignation contre la ligue des patrons par exemple, et les propositions d'ordre politique en faveur de la constitution des syndicats. 112 Walras L. (2001), p.133. 23 C'est le moment où Walras, privé des recours de la science, peut retourner à une conception de la démocratie plus participative. Le second espace qu'il laisse ouvert, c'est l'espace des associations populaires de production de coopération et de crédit, dans la mesure où, cet espace, bien qu'initié par les individus, est un espace collectif, les ouvriers siégeant en assemblées générales et étant propriétaires du capital collectivement. Le troisième espace qu'il laisse ouvert, et celui-ci est vaste, très vaste, c'est l'espace de l'imperfection du marché qui autorise lorsque la condition humaine est bafouée, la violation des règles de la justice, l'intervention de l'Etat dans la sphère privée. Parce qu'il est légitime de corriger une grande injustice par un moins grande. Enfin le dernier espace, c'est celui que Walras crée autour de lui. Walras ne se contente pas d'attendre ou de faire œuvre de savant dans son cabinet. Il participe aux grands débats politiques de son temps, les débats sur la propriété, sur le socialisme, sur le collectivisme et le communisme, sur le rôle de l'économie de marché, sur la liberté... Et il s'engage dans le mouvement coopératif113, s'entoure d'amis qui partagent ses idées et avec lesquels il envisage même de former un parti dont le nom pourrait être le parti du socialisme scientifique ou le parti de la démocratie libérale114. Peu lui chaux, ces deux termes sont pour lui équivalents. bibliographie des articles et ouvrages cités Berthoud A. (1988), “Liberté et libéralisme économique chez Walras, Hayek et Keynes”, Cahiers d'économie politique, n°16-17, pp. 43-67 Boson M. (1963), La pensée sociale et coopérative de Walras, Paris Institut des études coopératives. Clemente V. (1997), Les théories égalitaristes contemporaines de la justice, réflexions méthodologiques et proposition de validation empirique, Doctorat de Sciences économiques, Montpellier I, 351 p. Colloque de Lausanne (1998) "L'équilibre général: entre économie et sociologie" in Revue européenne des sciences sociales, Tome XXXVIII, N.116, 1999, pp. 5-10. Cournot A.A. (1877), Revue sommaire des doctrines économiques, Paris Hachette Dworkin R., (1981a), “What is Equality? Part 1 : Equality of Welfare”, Philosophy and Public Affairs, vol. 10, pp.185246 Dworkin R., (1981b), “What is Equality? Part 1 : Equality of Ressources”, Philosophy and Public Affairs, vol. 10, pp. 283-345 Fleurbaey M. (1996), Théories économiques de la justice, Economica, 246 p. Greffe X. (1994), Economie des politiques publiques, Dalloz, 546p. Halévy E. (1901), La formation du radicalisme philosophique 3T., TII, Paris Felix Alcan 1901. Huck E. (1999), Justice et neutralité de la concurrence au regard de la répartition des richesses dans l’œeuvre de Léon Walras, Doctorat ès Sciences économiques, Université de Nice , octobre 1999. Jaffé W. (1967), “Walras’s Theory of Tâtonnement : a Critic of Recent Interpretations”, Journal of Political Economy, 75, feb., pp.1-19. Jaffé W. ed. (1965), Correspondence of Léon Walras and Related.papers, 3 vol, vol 1 1857-1883, 599 p., vol 2 18841897, 763 p., vol 3 1898-1909, Royal Netherlands Academy of Sciences and Letters, 538 p. Kymlicka W. (1999), Les théories de la justice, une introduction, traduit de l'anglais par Marc Saint Upéry, “ Contemporary Political Philosophy : an Introduction”, La Découverte, 363 p. Luciani J., “ La question sociale en France ”, in L’économie politique en France au XIX° siècle, sous la direction de Y. Breton et M. Lutfalla, Economica 1991, pp.555-588 Ménard C.(1978), La formation d'une rationalité économique : A.A. Cournot, Flammarion, 331 p. Nozick R., (1988), Anarchie, Etat et utopie, PUF Paris, traduction française de “Anarchy, State, and Utopia”, N.Y., 1974, 442 p. Pazner E., (1977), “Pitfalls in the Theory of Fairness”, Journal of Economic Theory, vol. 14 (2), pp.458-466 Pénin M. (1997), Charles Gide 1847-1932, l'esprit critique, Comité pour l'édition des œuvres de Charles Gide, L'harmattan, 347 p. 113 Il partage cet engagement dans le mouvement associatif avec deux économistes connus: Léon Say (le petit fils de Jean-Baptiste) et Charles Gide. Cf. à ce propos, Pénin M. (1997). 24 Piketty T. (1994), Introduction à la théorie de la redistribution de la richesse, Economica, 124 p. Rawls J. (1997), Théorie de la justice, traduit de l'anglais par Catherine Audart, “A Theory of Justice”, 1971, éditions du Seuil, Collection Essais, 666 p. Rebeyrol A. (1999), La pensée économique de Walras, Dunod, 264 p. Sen A (2000), Un nouveau modèle économique, développement, justice, liberté, traduction française de “Development as Freedom”, 1999, par Michel Bessières, éditions Odile Jacob, 356 p. Sen A., “Dix vérités sur la mondialisation”, Le Monde, 18/07/2001 Vacherot E. (1858), La métaphysique et la science (ou principes de métaphysique positive), tome II Varian H. (1974), “Equity, efficiency and envy”, Journal of Economic Theory, vol.9, pp.63-91 Vatin F. (1998), Economie politique et économie naturelle chez Antoine-Augustin Cournot, PUF 1998 Walker D. (2000), “La relation entre la Bourse au XIX° siècle et le modèle de Léon Walras d’un marché organisé”, in Les traditions économiques française 1848-1939, sous la direction de Pierre Dockès, Ludovic Frobert, Gérard Klotz, Jean-Pierre Potier, André Tiran, CNRS éditions, Paris 2000. Walker D. A. (1987), “Walras’s Theory of Tâtonnement”, Journal of political Economy, vol.95, n°4, August, pp.758774 Walras L. (1987 a), Mélanges d'économie politique et sociale, édité par Dockès P., Goutte P.H., Hébert C., Mouchot C., Potier J.P., Servet J.M., sous les auspices du centre Auguste et Léon Walras, Economica, 573 p. Walras L. (1987 b), “La loi fédérale sur le travail dans les fabriques”, Gazette des tribunaux suisses, vol.2, n°5, 10 février 1876, in Walras L. (1987 a), pp.219-229 Walras L. (1987 c), “De la cherté des loyers à Paris”, 19-26-29 octobre et 10 novembre, La presse, in Walras L. (1987 a), pp.91-110 Walras L. (1988), Eléments d’économie pure, 1874-1926 (l'édition reproduit les éditions successives des éléments), édité par Dockès P., Goutte P.H., Hébert C., Mouchot C., Potier J.P., Servet J.M., sous les auspices du centre Auguste et Léon Walras, Economica, 888 p. Walras L. (1990 a), Les associations populaires coopératives, 1909, édité par Dockès P., Goutte P.H., Hébert C., Mouchot C., Potier J.P., Servet J.M., sous les auspices du centre Auguste et Léon Walras, Economica, 562 p. Walras L. (1990 b), les associations populaires de production de consommation et de crédit, 1865, in Walras (1990 a), pp.11-191. Walras L. (1990 c), La science et le socialisme. Le socialisme scientifique, ensemble de lettres que Walras a regroupées pour publication, in Walras (1990a) Walras L. (1990 d), “Programme économique et politique”, “Le Travail, n°1, 31/07/1866, in Walras L. (1990 a), pp. 131-141 Walras L. (1990 e), Etudes d'économie sociale (théorie de la répartition de la richesse sociale), 1896, édité par Dockès P., Goutte P.H., Hébert C., Mouchot C., Potier J.P., Servet J.M., sous les auspices du centre Auguste et Léon Walras, 535 p. Walras L. (1990 f), “Le problème fiscal”, Revue socialiste, 15/10-15/11/1896, in Walras (1990 e), pp.391-424 Walras L. (1990 g), “Théorie de la propriété”, Revue socialiste, 15/07-15/08/1896, in Walras L. (1990 e), pp.177-226 Walras L. (1990 h), Théorie générale de la société, leçons publiques faites à Paris, (1867-1868), in Walras L (1990 a), pp.pp.26-172 Walras L. (1992 a), Etudes d’économie appliquée, 1936, édité par Dockès P., Goutte P.H., Hébert C., Mouchot C., Potier J.P., Servet J.M., sous les auspices du centre Auguste et Léon Walras, Economica, 571p. Walras L. (1992 b), “L'Etat et les chemins de fer”, Revue du droit public et de la science politique, 05/06et 07/08 1897, in Walras (1992 a), pp.183-214 Walras L. (1992 c), “La bourse, la spéculation et l'agiotage”, Bibliothèque universelle, mars-avril 1880, in Walras L. (1992 a), pp.365-401 Walras L. (1992 d), Esquisse d’une doctrine économique et sociale, 1898, in Walras L. (1992 a) Walras L. (1992 e), “L'économique politique appliquée et la défense des salaires”, Revue d'Economie politique, décembre 1897, in Walras L. (1992 a), pp.245-262 Walras L. (1992 f), “Théorie du libre-échange”, Revue d’économie politique 07/1897, in Walras L.(1992a), pp.263-279 Walras L. (1996), Cours, 1886, édité par Dockès P., Goutte P.H., Hébert C., Mouchot C., Potier J.P., Servet J.M., sous les auspices du centre Auguste et Léon Walras, Economica, 939 p. Walras L. (2001 a), L'économie politique et la justice, édité par Dockès P., Goutte P.H., Hébert C., Mouchot C., Potier J.P., Servet J.M., sous les auspices du centre Auguste et Léon Walras, 1860, 752 p. Walras L. (2001 b), Introduction à l'étude de la question sociale , 1860, in Walras (2001 a), pp.86-143 Walras L. (2001 c), L'économie politique et la justice, 1860, in Walras (2001 a), pp.147-313