chapitre ii : repartition et circulation des richesses

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chapitre ii : repartition et circulation des richesses
CHAPITRE II : RÉPARTITION ET CIRCULATION DES RICHESSES
Comment s’organisent la circulation et la répartition des richesses dans une économie ? Très
tôt dans l’histoire de la pensée économique, on trouve des analyses en terme de circuit dont
l’objectif est de comprendre l’origine des flux de richesses et leurs destinations, c’est-à-dire
leurs affectations entre les différents agents économiques. Ce type de questionnement est en
effet essentiel si l’on veut comprendre les déterminants de la croissance économique.
C’est par ailleurs une question très actuelle : en effet, ces dernières années, on observe une
répartition salaires/profits qui tend à favoriser les détenteurs de capitaux au détriment des
salariés. Or, la question qui est souvent posée est la suivante : quelle catégorie d’agents
économiques doit-elle profiter le plus du partage de la valeur ajoutée (des "fruits de la
croissance") ?
- Les salariés qui à travers leurs dépenses de consommation offrent des débouchés aux
entreprises ? Dans ce cas, il est supposé que les entreprises fondent leurs décisions
d’investissement et d’embauches sur le niveau de la demande qui s’adresse à elles ou qu’elles
anticipent.
- Ou bien les entreprises qui sont supposées créer d’autant plus d’emplois que le niveau de
leurs investissements est élevé ? Or, pour trouver des sources de financement pour ces
investissements, il est souvent nécessaire que les profits augmentent et donc que la rentabilité
de ces investissements progresse dans le temps. Il existe donc un arbitrage très délicat à
obtenir entre la part de la masse salarial et celle des revenus du capital.
Comment la théorie économique a-t-elle analysé ce type de questions d’ordre
macroéconomique ? C’est l’objet de ce chapitre. La première section se penche sur les
analyses fondées sur l’offre. La section suivante présente les approches fondées sur la
demande.
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SECTION 1 : LES APPROCHES FONDÉES SUR L’OFFRE
Les classiques anglais, essentiellement Adam Smith, David Ricardo et Jean-Baptiste Say,
mettent en avant le rôle premier de l’offre dans la répartition des richesses. C’est l’épargne
des entrepreneurs qui enclenche la dynamique de l’accumulation du capital et de la croissance
économique en finançant l’investissement et donc la production de nouvelles marchandises,
cause de l’enrichissement des nations. La production ouvre automatiquement des débouchés
aux marchandises en donnant lieu au versement de revenus et donc à des dépenses de
consommation et d’investissement. Ces théories des classiques feront l’objet de critiques
importantes, à commencer par celles formulées par Karl Marx qui se situe lui-même dans une
approche fondée sur l’offre. On verra par ailleurs dans la section suivante qu’un autre
classique anglais, Malthus, rejette en partie ce schéma d’ensemble, ouvrant ainsi la voie à des
approches fondées sur la demande.
1.1. L’analyse de la répartition par les classiques
L’analyse de la répartition par les classiques découle directement de leur analyse de la valeur.
Pour autant, à la vision somme toute optimiste de Smith et de Say (capacité illimitée de
développement du capitalisme), s’oppose celle pessimiste de Ricardo qui suggère une marche
du système capitaliste vers un « état stationnaire », analyse partagée par Malthus
A. La théorie de la répartition proposée par Adam Smith
Selon Smith, chaque individu est lié à la société de deux façons : dans l’échange et dans la
répartition des revenus. Mais, alors que tous les agents ont avantage à se spécialiser et à
échanger leurs production, les intérêts des classes sociales deviennent antagoniques s’agissant
de la répartition des richesses. La répartition est alors conçue comme un jeu à somme nulle.
En d'autres termes, ce que l’un gagne, l’autre le perd. Comment vont alors se répartir les
richesses ?
Dans l’analyse de Smith, la détermination de la valeur d’échange suppose la détermination
préalable de ses parties constituantes, donc du même coup, du taux naturel des revenus.
Rente, profit, salaire sont les 3 parties constituantes du prix et se distribuent de façon naturelle
entre les individus comme les 3 sources de revenus. Chacune de ces rémunérations comporte
un taux naturel et un taux de marché.
La première forme de revenu : le salaire
Le salaire est le prix du travail. Comme toutes les marchandises, il a un prix naturel et un prix
courant.
Concernant tout d’abord le salaire courant. Sa détermination se fait par conventions (contrats)
entre ouvriers et « maîtres » (les industriels) qui ont des intérêt divergents. Ce qui semble
évident, puisque les premiers veulent le salaire le plus élevé possible, les seconds veulent
minimiser la masse salariale pour obtenir le plus de profit possible.
Mais selon Smith, la détermination des salaires se fait selon un rapport de force qui le plus
souvent est favorable aux entrepreneurs, car :
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•
les entrepreneurs peuvent survivre quelque temps sans les ouvriers, les ouvriers non,
ils n'ont pas de réserve. Les travailleurs n'ont pas les réserves nécessaires pour soutenir
une lutte prolongée avec les employeurs.
•
les détenteurs de capitaux sont moins nombreux et peuvent donc se concerter entre eux
et ce d'autant plus que la loi interdit à l'époque les coalitions ouvrières.
Dans son chapitre sur les salaires, Smith analyse notamment la façon dont les maîtres
s’entendent de façon permanente pour imposer aux ouvriers à qui la coalition est interdite les
conditions de travail les plus dures et les salaires les plus faibles. Il insiste sur les luttes
violentes entre ces deux catégories.
Ce salaire courant est compris entre deux limites.
•
La limite inférieure du salaire
Quoique les maîtres aient presque toujours l'avantage dans leurs querelles avec les
ouvriers, il existe un certain taux minimum en dessous duquel ils ne peuvent pas
réduire les salaires. Smith adopte le point de vue courant de son époque : le salaire
minimum correspond à ce qui est nécessaire pour que l'ouvrier puisse assurer sa
subsistance.
Le taux de salaire est la fraction du produit social destiné à l'entretien des travailleurs :
le prix du travail est réglé par la quantité de biens de subsistance correspondant à un
minimum nécessaire du pt de vue physiologique et social.
- minimum physiologique, il permet au salarié de subsister,
- minimum social, le salaire lui permet non seulement de subsister mais également
d'élever sa famille de façon à ce que la classe ouvrière perdure. Ce n'est donc pas
qu’un minimum physiologique car il varie dans le temps et l'espace.
"Un homme reçoit le px naturel de son T quand ce px est suffisant pour le faire vivre pendant le temps
du T, pour le rembourser des frais de son éducation et pour compenser les risques qu'il court de ne pas
vivre assez longtemps et de ne pas réussir dans son occupation."
Le salaire minimum est donc la limite inférieure du salaire courant.
•
La limite supérieure du salaire
Il existe cependant des circonstances où les salaires peuvent être supérieur à ce taux
minimum. Smith affirme par exemple qu'en Grande Bretagne, les salaires sont au
dessus du niveau de subsistance lorsque la demande de travail excède l'offre Il admet
que le salaire tend à augmenter quand la richesse nationale augmente, car la demande
de travail augmente alors. En effet, en cas de rareté des bras (nombre de bras
nécessaires à la production augmente), il y a concurrence entre les entrepreneurs, ce
qui conduit à l'augmentation des salaires.
Mais cette évolution ne peut pas aller très loin, pour deux raisons :
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o Une augmentation de salaires permet aux salariés de mieux nourrir et soigner
leurs enfants et par conséquent, d'en élever un plus grand nombre.
Remarque : Apparaît une conception qui assimile le travailleur à un objet.
o Surtout, la hausse des salaires diminue les profits, donc les quantités de capital,
et donc la quantité de travailleurs à mettre en œuvre l'année suivante : le salaire
redescend à son taux naturel.
On le voit bien ici, la limite supérieure du salaire dépend du niveau relatif de l'offre et
de la demande de travail.
Finalement, le taux de salaire naturel est égal au salaire de subsistance. En accord avec la
théorie de la valeur, le salaire réel est fonction de la quantité de travail commandé (le salaire
est la quantité de moyen de subsistance qu’il permet de commander). L’individu est traité
comme une marchandise.
Le salaire courant gravite alors autour de ce référentiel qu’est le taux de salaire naturel :
•
•
Lorsque le salaire courant tombe en dessous de son niveau naturel, l’offre de travail
diminue parce que les travailleurs n’ont plus les moyens d’assurer leur subsistance et
celle de leur famille, ce qui entraîne une surmortalité et une émigration vers les pays
où les salaires sont plus élevés, ou du moins permettent aux salariés et à leur famille
de subsister.
Dans le cas inverse, l’amélioration des conditions d’existence qui en résulte diminue la
mortalité (en particulier infantile), ce qui accroît au bout d’un certains temps la
quantité de main d’œuvre offerte sur le marché.
Remarque : Cette analyse sera reprise à la suite de Smith par Thomas Robert Malthus (Pasteur
anglais, 1766-1834, Essai sur le principe de population, 1798). Il en tire des principes de
politique économique : Il indique qu’il y a une opposition entre deux lois d’accroissement :
d’un côté, les moyens de subsistances augmentent de manière arithmétique (progrès limités
dans l’agriculture, 1,2,3,4,…) ; de l’autre la population augmente de manière géométrique
(1,2,4,8,…). Par conséquent, la famine est inéluctable. La seule solution est de favoriser
l'abstinence, le mariage tardif, et surtout, pas d’aide de l’Etat aux pauvres qui sont les
responsables de leur propre malheur !
La deuxième forme de revenu : la rente foncière
La rente est la différence entre le prix de la récolte et la somme des salaires et des profits qui
doivent être normalement dépensés pour obtenir cette récolte étant donné les quantités de
travail et de capital employées. Cette différence est payée au propriétaire parce que celui-ci
donne sa terre en location au fermier le plus offrant. Comme il y a toujours des fermiers qui
cherchent à louer de la terre et que la quantité de terre est limitée le propriétaire foncier profite
d'une situation de monopole.
La rente du sol n'est pas un don de la nature puisqu'elle tient essentiellement à la situation de
monopole dans laquelle se trouvent les propriétaires fonciers. Cela implique que la rente
comme le profit sont des prélèvements sur la valeur créée par le travail.
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La troisième forme de revenu : le profit
Pourquoi le profit apparaît-il ? D'après Smith, pour enclencher un processus de production, les
travailleurs ont besoin le plus souvent d'un agent, le capitaliste, qui leur avance :
- la matière du travail (matière première, outils, etc.)
- les salaires et leur subsistance jusqu'à ce que le produit de leur travail soit fini.
A ce titre le patron prend une part du produit du travail, cette part étant le profit.
Le profit est donc la rémunération des capitalistes. Adam Smith admet qu’une partie du profit
peut être assimilée à une forme de salaires en contrepartie du travail d’inspection et de
direction. Il montre néanmoins que le profit se détermine selon des principes entièrement
différents de ceux qui régissent les salaires, c’est-à-dire qu’il n’est pas en rapport avec la
quantité et la nature de ce prétendu travail d’inspection et de contrôle.
Remarque : Smith cherche ainsi à justifier l'existence de capitalistes et de salariés, d’une
division sociale entre eux. Pour autant, il ne donne pas d'explications sur le fait que certains
sont devenus capitalistes. Autrement dit, aucune explication n’est fournie à propos de
l’accumulation primitive du capital. Pourquoi certains détenaient au départ du capital ?
•
Comment se détermine le taux de profit ?
Les profits ne sont pas seulement une sorte de salaire correspondant à un travail
d'inspection ou de direction, ils sont régis par des principes très différents. Ils dépendent
de la valeur du capital employé. Le profit est le revenu d'un capital avancé par le
capitaliste, il est proportionnel à l’importance de ce capital. Autrement dit, ce surproduit
est distribué entre les capitalistes proportionnellement à l'importance du capital avancé par
chacun, le capital désignant le montant des avances dans le processus de production:
(paiement des salaires et des biens de production). Le taux de profit est le même pour tous
les capitalistes : il s'agit du taux général de profit.
Quand la marchandise est échangée, il faut qu'en plus de ce qui sert à payer le prix des
matériaux et les salaires des ouvriers, il reste quelque chose pour les profits de
l'entrepreneur de l'ouvrage qui hasarde ses capitaux dans cette affaire. Ainsi on peut
diviser la valeur que les ouvriers ajoutent à la matière en deux parties : l'une paye les
salaires, l'autre rémunère les profits. Le taux de profit (c'est à dire le rapport du profit au
capital engagé) tend à être le même pour tous les secteurs, puisque chaque capitaliste
cherche systématiquement à placer ses fonds là où ils rapportent le plus. Cette égalité des
taux de profit est engendrée par la concurrence associée à la libre entrée et sortie des
capitaux.
La conception qui fait du travail la source unique de la valeur d’échange (dont le prix d'un
produit est l'expression) conduit à l'idée que le profit, qui constitue une partie de ce prix,
est un prélèvement sur la valeur créée par le travail.
Ainsi toute la théorie de Smith sur la formation des revenus et donc la répartition de la
richesse montre que les salariés reçoivent une partie du revenu total d'autant plus faible que
les autres revenus sont plus importants. La théorie de la valeur règle l'évolution de la
répartition entre salaire, profit et rente.
Conclusion : la « Richesse des nations » répond à un double objectif :
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(1) Prouver que l’échange est l’origine du bien-être des individus et de la richesse des
nations.
(2) Prouver également que l’échange parvient à ce but par lui-même. Tous ces
mécanismes (détermination de la valeur, gravitation autour du prix naturel) ne
doivent pas être entravés.
B. La répartition des richesses selon David Ricardo
Selon Ricardo :
The proportions of the whole produce of the earth which will be allotted to each of these
classes, under the names of rent, profit, and wages, will be essentially different; depending
mainly on the actual fertility of the soil, on the accumulation of capital and population, and
on the skill, ingenuity, and instruments employed in agriculture. To determine the laws which
regulate this distribution, is the principal problem in Political Economy
La théorie de répartition proposée par David Ricardo diffère de celle de Smith,
essentiellement sur deux points :
•
il met en avant la notion de rente différentielle
•
il soutient qu'il existe une relation inverse entre salaires et profits
A partir de ces deux nouveautés, Ricardo va développer une vision toute différente sur
l’évolution du capitalisme par rapport à la vision somme toute optimiste de Smith.
La rente différentielle
Pour Ricardo comme pour Smith, la propriété privée des terres donne bien naissance à une
rente. Mais au contraire de Smith, elle n'est pas une partie constituante du prix des
marchandises. Il considère en effet que la rente a un caractère non pas absolu, lié au monopole
de la terre, mais différentiel, lié à la fertilité inégale entre les terres.
L'idée est assez simple.
Il ne peut y avoir pour un produit agricole qu'un seul prix naturel autour duquel gravite le prix
unique du marché (Ricardo reprend à son compte le principe de gravitation de Smith). Ce prix
naturel, selon la théorie de la valeur travail incorporé, est déterminé par la quantité de travail
nécessaire à la production de ce bien.
Mais si deux terres de fertilité différente sont mises en culture, la quantité de travail
nécessaire à la production d'une quantité donnée de ce produit agricole est évidemment plus
élevée sur la terre la moins fertile. Puisqu'il ne peut y avoir deux prix naturels simultanément
pour un même bien, un prix naturel unique va se fixer au niveau de la quantité de travail
nécessaire à la production du bien sur la terre la moins fertile, car sinon la production sur cette
terre se ferait à perte.
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Partant, sur la terre la plus fertile apparaît une différence entre :
•
le prix naturel unique quelle que soit la terre d’où provient le produit agricole
•
et la quantité de travail qui a été nécessaire à produire le bien sur cette terre.
Cette différence, c'est précisément la rente.
Illustrons cette idée à travers l’exemple suivant : soient 3 terres A, B, C. La terre la plus fertile
est A, la terre la moins fertile C, et entre les deux se situe la terre B.
On peut représenter ces trois terres sur le graphique suivant représentant le prix naturel, le
coût de production et la rente en fonction des différentes terres classées selon leur ordre de
mise en culture : de la plus fertile à la moins fertile.
rente la plus élevée
rente moins élevée
pas de rente
prix naturel
terre A
terre B
terre C
ordre de mise en culture
On constate ainsi que:
•
Le taux de la rente varie selon la terre : il dépend du degré de fertilité d'une terre par
rapport à la terre la moins fertile,
•
la terre la moins fertile ne paie pas de rente,
•
le px naturel de la marchandise, qui est déterminé uniquement par la quantité de travail
nécessaire à la produire sur la terre la moins fertile, ne comprend pas de rente.
Ricardo montre par ailleurs que cette rente est vouée à s'accroître au cours du temps au
détriment des revenus productifs (salaires et profits). En effet, la pression démographique
pousse à la mise en culture de terres de moins en moins fertiles, ce qui accroît d'autant plus la
rente sur les terres les plus fertiles (cf. également loi de la population de Malthus).
Finalement, pour David Ricardo, l'appropriation privative des terres, si elle est bien
génératrice de rente, n'a en revanche aucun effet sur le prix des marchandises.1
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David Ricardo est-il un marginaliste ? Peut-on assimiler sa théorie de la rente différentielle à la théorie de la productivité marginale ? Selon
Wicksteed (1914), la réponse est négative : les différentes terres ont des caractéristiques (qualité) différentes, contrairement à la théorie
néoclassique qui suppose des unités d'inputs homogènes. Chez Ricardo, le rendement de chaque zone mise en culture est donné quelque soit
la surface totale des terres mises en culture. Pour les néoclassiques, la productivité marginale de chaque input varie en fonction du volume du
facteur déjà employé dans la production.
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La relation inverse entre salaires et profits
Puisque la rente n'entre pas dans la valeur des marchandises, la partie de celle-ci qui résulte
du travail direct se décompose en deux composantes seulement : les salaires et les profits.
Si cette valeur créée par le travail direct a une grandeur donnée, alors le salaire et le profit
seront dans un rapport inversement proportionnel (de la même manière, que dans le partage
d'un gâteau en 2 parts, l'augmentation de l'une implique la diminution de l'autre).
La détermination de la valeur par le travail incorporé fait que la grandeur en valeur du produit
est effectivement donnée dans la production. Elle ne peut donc se modifier sous l'effet d'une
variation de son partage.
Là est le principal intérêt d'une théorie de la valeur travail incorporé pour Ricardo. Son objet
principal n'est pas l'analyse de la valeur de la production, mais celle de sa répartition:
Cette relation inverse entre les salaires et les profits est l'expression analytique des deux traits
essentiels de la représentation de la société par Ricardo :
o les capitalistes et les travailleurs salariés sont les deux classes fondamentales
o leurs intérêts sont opposés
Selon Ricardo, on a affaire à une détermination séquentielle :
•
dans un premier temps : les salaires
Les salaires sont déterminés en premier. Ils dépendent de deux facteurs :
(1) Des quantités de biens de subsistance nécessaires aux salariés (comme Smith).
Mais, dans un état donné de la société, ces quantités sont elles-mêmes données, et elles
ne correspondent donc pas à un minimum physiologique;
(2) Des prix associés à ces Besoins
•
dans un deuxième temps : les profits
Les profits apparaissent alors ensuite, comme résiduels et ils varient en raison inverse
du prix des besoins-salaire.
Puisque les prix des Besoins-salaire sont, comme le prix de toutes les marchandises,
déterminés par leur difficulté de production, on peut en conclure que les profits varient
en sens inverse de la difficulté de production des Besoins-salaire.
La théorie de la répartition de Ricardo, et en particulier la relation inverse entre salaires et
profits, est très importante pour la compréhension de la dynamique interne de la société. Son
raisonnement s'enchaîne de la manière suivante:
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•
•
•
•
•
Les capitalistes accumulent les profits qu'ils perçoivent
cette accumulation du K suppose une augmentation du nombre de travailleurs
employés
cela nécessite un accroissement de la production des Besoins de subsistance, et donc la
mise en culture de nouvelles terres, de moins en moins fertiles
le prix des produits alimentaires s'accroît (puisque difficulté de production augmente)
(accessoirement, le niveau de la rente s'accroît)
cela induit une hausse des salaires et donc une baisse du taux de profit
puisque le niveau du taux de profit constitue le motif de l'accumulation du K, sa baisse
en dessous d'un certain seuil provoque l'arrêt de cette accumulation et donc l'arrêt de la
progression des richesses
Finalement, il existe dans la société une dynamique qui conduit naturellement à une économie
stationnaire, et ce pour deux raisons:
- la première, interne, tient aux lois de production Capitaliste
- la seconde, externe, tient à la décroissance de fertilité des terres (évoquée plus haut)
Cette dernière raison peut évidement être temporairement enrayée par des perfectionnements
dans les techniques de culture; mais on ne peut l'éviter dans le long terme.
Seule solution pour empêcher ce mécanisme de jouer : obtenir des biens de subsistances à
meilleur prix grâce aux importations. Cela rejoint alors la question plus générale de la
croissance.
C. La loi des débouchés de Say
La théorie partagée par Smith, Ricardo et Say est une théorie basée sur l’offre, c’est-à-dire
une analyse mettant l’accent essentiellement sur la production de marchandises. Cela
s’explique par leur analyse de la valeur, mais également en ce qui concerne Ricardo et Say,
par l’idée selon laquelle l’offre est toujours nécessairement égale à la demande et que par
conséquent, il suffit de focaliser l’analyse sur la production de richesses. La « loi » des
débouchés ou « loi de Say » explicite cet équilibre entre offre et demande de marchandises.
Par rapport à la vision pessimiste de Ricardo, partagée par Malthus, selon qui il existe une
limite naturelle à l’extension de l’économie de marché, la loi des débouchés formulée par Say
(Traité d’économie politique, aboutit à une toute autre perspective quant à la dynamique
d’évolution du système capitaliste. La question posée est la suivante : existe-t-il des limites à
l’accumulation capitaliste ? Une crise générale de surproduction est-elle possible ? En d'autres
termes, y-a-t-il forcément des débouchés pour une production sans cesse croissante ?
La loi des débouchés fournit une réponse affirmative à cette question. Selon Say, c’est la
production elle-même qui ouvre des débouchés aux produits.
Le fait seul de la formation d’un produit ouvre, dès l’instant même, un débouché à d’autres
pour tout le montant de sa valeur.
L’offre globale d’une économie ne peut jamais dépasser la demande globale d’une économie.
L’offre crée sa propre demande. La production d’un produit ouvre par définition des
débouchés d’un montant égal pour d’autres produits. Revient alors aux entrepreneurs
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(différents des capitalistes) la difficile tâche de créer des produits « fort utiles à très bon
marché » et la demande suivra.
On peut représenter la loi des débouchés selon le schéma suivant. Une fois les produits utiles
et bon marché conçus, la production peut être mise en œuvre. Mais pour cela, il est nécessaire
de rémunérer les facteurs de production de ces produits (salaires, rémunération du capital).
Or, ces revenus versés à l’occasion de la production sont dépensés sous deux formes : achat
de biens de consommation par les individus (consommation) et achat de bien de production
par les entreprises (biens de production), sachant que l’investissement est financé par
l’épargne des classes aisées en fonction du taux d’intérêt déterminé sur le marché des fonds
prêtables. Le circuit est alors bouclé, car ces dépenses servent à leur tour de débouchés à la
production.
Facteurs de production
(capital, travail)
PRODUCTION
REVENUS
CONSOMMATION
EPARGNE
INVESTISSEMENT
DEPENSES
servent de débouchés pour la
production
Notons que Say n’exclut pas l’apparition de déséquilibres partiels sur certains marchés,
pouvant s’expliquer notamment par la production de produits dont la valeur d’usage serait
nulle, mais toute hypothèse de surproduction globale est exclue, car les déficits de certains
marchés sont les excédents des autres. Ce qui revient à dire que si le rôle de l’entrepreneur est
minimisé au niveau macroéconomique, il est essentiel au niveau microéconomique lorsque cet
agent économique adapte sa production aux besoins, aux mœurs et à la taille du marché.
Par ailleurs, cette représentation du circuit macroéconomique équilibré revient à exclure toute
thésaurisation : l’épargne sert uniquement à financer l’investissement et n’est pas conservée
de manière oisive. En d’autres termes, la monnaie ne présente un intérêt pour les agents qu’à
travers sa fonction d’intermédiaire des échanges (unité de compte et moyen de règlement des
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transaction). Sa fonction de réserve de valeur est exclue de l’analyse : c’est la conception de la
neutralité de la monnaie.
Pour autant, ce n’est pas cette perspective optimiste que va suivre un autre économiste
fondant lui aussi sa réflexion sur le rôle premier de l’offre : Karl Marx.
1.2. La circulation du capital chez Marx et l’évolution du mode de production capitaliste
Karl Marx va s’inspirer pour une bonne part de l’analyse pessimiste de Ricardo et de Malthus
sur l’évolution du capitalisme. Mais à l’idée d’une marche vers un état stationnaire
(croissance nulle, misère,…), Marx va opposer l’idée de l’avènement d’un nouveau système
économique (le communisme) suite à l’éclatement du mode de production capitaliste du fait
de ses contradictions internes. Pour expliquer cette dynamique, il montre comment évolue le
taux de profit au cours du temps : c’est sa fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de
profit. Au fond, Marx est pessimiste uniquement s’agissant du capitalisme mais optimiste
s’agissant cette fois de l’évolution de la société humaine. Ses recherches ont une visée
politique évidente : il s’agit de dévoiler les « véritables » lois du mode de production
capitaliste, qui contrairement aux lois régissant le système esclavagiste ou féodal, se
dissimulent derrière le niveau des apparences, celui de l’échange marchand et de l’égalité
juridique des individus. Au niveau de la théorie, ses recherches inspireront par la suite Joseph
Schumpeter dans la première phase de ses travaux portant sur l’innovation destructrice.
A. Les différents types de plus-value
Comme nous l’avons déjà mentionné dans le chapitre précédent, le capitaliste achète la force
de travail à sa valeur. Cela lui donne le droit d’exploiter le travailleur (dans la sphère de la
production) et d’obtenir une valeur du travail supérieure à la valeur de la force de travail.
Ainsi une journée de travail se décompose en deux : le travail nécessaire pour payer les
moyens de subsistance (financés par le capital variable) et 1 surtravail (dont le produit n’est
pas payé au salarié et correspond à la plus-value du capitaliste). Le travail nécessaire est la
durée minimale de la journée de travail : c’est celle pour laquelle le capitaliste ne fait aucun
profit. Quant au surtravail , il est forcément limité dans sa durée : limites physiques et
morales.
Or, le capitaliste veut accroître sa richesse de manière infinie. Il veut donc une journée de
travail la plus longue possible : « Le capital est du travail mort qui semblable au vampire ne
s’anime qu’en suçant le travail vivant ». Ce qui pour le capitaliste est accroissement de capital
est accroissement de travail pour les salariés. Donc leurs objectifs sont fondamentalement
antagoniques.
Qui va décider de la durée de la journée de travail ? Le rapport de force ! La durée effective
de la journée de travail est le résultat de la lutte des classes… Par exemple, plus le chômage
est important (l’ « armée industrielle de réserve »), plus les capitalistes sont en position de
force.
Rappel : chez Marx, le taux de profit est donné par CPV
+V .
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L’objectif du capitaliste est d’augmenter ce taux de profit. Pour y parvenir, il dispose de
différentes manières d’intensifier l’exploitation, c’est-à-dire d’augmenter la plus-value . En
d’autres termes, quels sont les moyens dont dispose le capitaliste ? En fait, il existe deux
façons d’augmenter la plus-value :
(1) Le capitaliste peut allonger la durée de la journée de travail : il augmente alors
automatiquement le surtravail. C’est ce que Marx désigne par « plus-value absolue ».
(2) Il peut réduire la valeur de la durée du "travail nécessaire", c’est-à-dire réduire les
montants de capital variable : il faut alors que les moyens de subsistance nécessaires
au travailleur baisse en valeur. C’est ce que Marx désigne sous le terme de « plusvalue relative ». Le capitaliste ne peut bien évidemment pas payer la force de travail
en dessous de sa valeur (sinon le travailleur ne survit pas). Seul moyen : il faut que le
travail gagne en force productive. Il faut qu’il y ait des changements dans les procédés
de fabrication qui baissent le temps de travail socialement nécessaire à la production.
Le capitaliste va ainsi disposer de deux moyens :
•
D’une part, augmenter la plus-value absolue, c’est-à-dire la plus-value produite par
l’augmentation de la journée de travail. Cette solution rencontre néanmoins
rapidement une limite, liée aux capacités physiques des salariés : au-delà d’une
certaine durée de travail quotidienne, ils cessent évidemment d’être productifs.
•
D’autre part, augmenter la plus-value relative, celle qui provient de la réduction du
temps de travail nécessaire. Comment ? En fait, les capitalistes vont chercher à
augmenter la productivité des branches d’industrie dont les produits déterminent la
valeur de la force de travail : celles qui produisent les moyens de subsistance des
ouvriers.
Marx suppose ici que la variation de productivité dans les autres branches n’a pas d’incidence
sur la valeur de la force de travail. Le problème qui apparaît en fait, c’est que tous les
capitalistes vont chercher à augmenter la force productive du travail, qu’il soit dans une
branche produisant les moyens de subsistance des ouvriers ou non.
Ces effets induits par la diffusion progressive d’une innovation dans l’ensemble de la branche
ou de l’économie est analysé sous l’angle de la plus-value extra. Elle apparaît comme une
forme spécifique de plus-value générée par une productivité supérieure lorsqu’un capitaliste
innovateur introduit une nouvelle machine dans le procès de production (en termes plus
contemporains, on parle d’innovations de procédés). Selon Marx :
Le capitaliste qui emploie le mode de production perfectionné s’approprie, par
conséquent, sous forme de surtravail, une plus grande partie de la journée de
l’ouvrier que ses concurrents.
Quand un producteur de chemises investit pour produire plus de chemises en 1 heure que la
moyenne (temps de travail socialement nécessaire), il n’a pas pour objectif direct de faire
baisser le prix de la force de travail, mais bien d’augmenter ses profits. S’il parvient à
produire plus en 1 heure que la moyenne, il réalise une plus-value extra. Chaque capitaliste est
poussé par son intérêt à augmenter la productivité du travail pour faire baisser le prix des
marchandises.
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En d’autres termes, grâce à l’introduction de nouveaux procédés de production, une quantité
réduite de travail produit plus de valeur d’usage. L’augmentation de la productivité du travail
vise donc à obtenir une plus-value extra, donc un avantage sur ses concurrents. Mais cette
« rente » de monopole liée à l’innovation (cf. Schumpeter) est limitée dans le temps. Elle
demeure jusqu’au moment où les concurrents obtiennent des machines aussi performantes,
c’est-à-dire jusqu’à ce que l’innovation de procédé se diffuse de telle manière que tous les
capitalistes obtiennent la même plus-value extra. En d’autres termes, la valeur individuelle
des produits de l’innovateur initialement en dessous de leur valeur sociale (étant donné les
effets positifs de l’innovation en termes de gains de productivité) revient au niveau de la
valeur sociale au fur et à mesure que le progrès technique se diffuse.
Par conséquent, par effet de contagion, les autres capitalistes doivent suivre ou périr. Il
doivent innover eux aussi pour augmenter la force productive du travail et s’aligner sur le prix
du capitaliste innovateur. C’est précisément cette recherche de la plus-value extra qui va
entraîner leur perte…
B. La baisse tendancielle du taux de profit
Rappel : Le taux de profit est donné par CPV
+ V avec V le capital variable (les charges
salariales servant à rémunérer la force de travail, à la renouveler) et C le capital constant
(matière première et biens d’équipement). Quant au taux de plus-value, il est donné par PV
V .
Sur une période donnée, le taux de plus-value peut rester le même et le taux de profit peut
baisser. Prenons un exemple numérique. Supposons initialement qu'une journée de travail est
de12 heures et que les moyens de subsistances nécessitent 6 heures de travail. La plus-value
est donc l’équivalent de 6 heures de surtravail.
Si la production ne requiert dans un premier temps aucun capital constant (pas de machine) :
- le taux de plus-value est égal à 6h/6h, soit100%
- le taux de profit est égal à 6h/6h soit 100 % avec hypothèse que le C = 0
Si maintenant le capitaliste emploie des machines pour un capital constant C équivalent à 6
heures de « travail mort », le taux de plus-value reste inchangé (100%), mais le taux de profit
lui diminue : 6h de surtravail/(6h de capital variable + 6h de capital constant), soit 50%
 le taux d’exploitation n’explique pas le taux de profit directement. C’est l’augmentation du
capital constant par rapport au capital variable qui entraîne la baisse du taux de profit. En
d'autres termes, c’est la recherche par les capitalistes de la plus-value extra qui va entraîner
leur chute. La concurrence entre les capitalistes les force à tenter d’augmenter la force
productive du travail par le recours à l’innovation technique. Grâce à l’emploi toujours
croissant de machines, le même nombre de travailleurs transforme en marchandises une plus
grande quantité de matière première dans le même temps. Moins de travail se cristallise dans
chaque produit. Par conséquent, la fraction non payée du capital diminue.
De plus, l’accumulation du capital entraîne l’augmentation de la population ouvrière. Le
capitaliste en position de force face à cette armée de réserve va alors chercher par tous les
moyens à augmenter la fraction de travail non payée au travailleur. La baisse du taux de profit
constitue donc une tendance à long terme, dont les effets peuvent être temporairement
13
contrecarrer, par le jeu de différents facteurs agissant soit sur le dénominateur (le capital
total), soit sur le numérateur (la plus-value) :
•
L’élévation de la part du capital constant par rapport au capital variable (composition
organique du capital) peut être freinée par la baisse de la valeur unitaire des machines :
après tout, il peut y avoir des innovations techniques dans la production même de
machines (les techniques de production des machines évoluent très positivement).
•
La baisse tendancielle du taux de profit peut être contrecarrée également par une
hausse du taux de plus-value : nous l’avons vu, on joue alors soit sur la durée du
travail selon le mécanisme de la plus-value absolue), soit sur une baisse de la valeur
du panier de subsistance du travailleur, c’est-à-dire sur une baisse des salaires (plusvalue relative).
2 remarques :
(1) L’idée de la tendance à la baisse du taux de profit se trouve déjà chez Ricardo dû
aux rendements décroissants de l’agriculture. Néanmoins, Marx, au contraire de
Ricardo, considère que l’origine de cette tendance ne se trouve pas à la périphérie,
mais au cœur même du système capitaliste.
(2) Marx ne porte pas un jugement complètement négatif sur le mode de production
capitaliste qui selon lui est source de progrès économique par rapport aux systèmes
esclavagiste et féodal : « Un des côtés civilisateurs du capital consiste à faire
produire le surtravail d’une manière et dans des conditions qui sont plus favorables
que l’esclavage et le servage au développement des forces productives, des
relations sociales »
Mais le mode de production capitaliste est dépassé par les forces qu’il a libérées. Il explose
sous ses contradictions internes.
C. Les trois lois d’évolution du mode de production capitaliste
Marx met alors en évidence 3 lois propres au mode de production capitaliste :
•
La loi de la concentration du capital et de la prolétarisation croissante :
La recherche de la plus-value se traduit par une augmentation des investissements en
machines pour augmenter la productivité du travail et donc pour accroître non seulement la
plus-value relative (si production de bien agricole) mais également et surtout la plus-value
extra. Seules s’imposent les entreprises les plus puissantes qui peuvent utiliser au mieux le
nouvel outillage.
 on assiste alors à l'élimination progressive des petites entreprises. Une masse toujours plus
grande de travailleurs indépendants et de petits producteurs familiaux ruinés sera éliminée du
marché et viendra rejoindre les vendeurs de force de travail (grossira les rangs de l’ « armée
industrielle de réserve »). On obtient alors une deuxième loi, consécutive à ce mouvement de
concentration du capital.
•
La loi de l’exploitation et de la paupérisation croissante
14
Le taux d’extorsion va en s’aggravant. Le chômage massif permet de maintenir les salaires au
niveau le plus bas. L'introduction des machines peut être nuisible aux travailleurs. Les
machines remplaçant les hommes, la sous-consommation ouvrière est aggravée tandis que les
entrepreneurs les moins puissants compte tenu de la concurrence deviennent eux aussi des
prolétaires.
L'augmentation du chômage et la constitution d'une « armée industrielle de réserve » est donc
inéluctable. En cas d'expansion, les capitalistes pourront y puiser largement sans pour autant
être contraint d'augmenter le salaire. Le surcroît de chômage entraîne la re-création d'une
armée industrielle de réserve et permet de peser sur les salaires. Il y a accentuation de la
concentration (par fusion d'entreprises en difficultés) et adoption par les entreprises les plus
performantes de procédés de fabrication plus sophistiqués.
Contrairement aux classiques, Marx affirme que la misère et le chômage ne s'expliquent pas
pour des raisons naturelles, a-historiques, comme la fertilité décroissante de la terre ou la
désutilité du travail (cf. les néoclassiques). En fait, ils sont la conséquence du fonctionnement
du mode de production capitaliste.
•
La loi de la baisse tendancielle du taux de profit
Comme nous l’avons vu, cette loi conduit à des crises de surproduction, dues au
surinvestissement des capitalistes. Mais, quelles sont les conséquences de la baisse
tendancielle du taux de profit ? va-t-on vers un état stationnaire, comme le prédisaient les
classiques ?
Pour Marx, la perspective d’un état stationnaire est incompatible avec le MDP capitaliste.
Plus on s’en approche, plus le système est déstabilisé. Comment cela se passe-t-il ?
o En période de croissance, on arrive à contrecarrer cette loi.
o Mais, la baisse inéluctable du taux de profit amène des crises. Certes, dans un premier
temps, la crise constitue un moyen (temporaire) de surmonter cet obstacle. Elle produit
diverses conséquences qui au bout d’un certain temps relance la croissance et le taux
de profit. Par exemple, elle augmente le taux de chômage, ce qui exerce une pression à
la baisse des salaires et cette pression est d'autant plus forte que les normes de la
société sur ce qu'est un salaire de subsistance vont aussi à la baisse (ex : il faut
supprimer les allocations chômage, les jours fériés, la durée légale du travail). In fine,
le salaire minimum ne doit plus permettre que de se nourrir vu le nombre de chômeurs.
Cela relance un temps la dynamique d’accumulation du capital.
o Mais la crise revient, et devient toujours plus difficile à contrecarrer. Marx pense qu’il
y aura une augmentation de la fréquence des crises et une augmentation de la violence
générée qui peut aboutir à une révolution, c’est-à-dire à la mise en place d’un autre
mode de production.
15
Chez Marx, deux questions demeurent fondamentales :
•
Comment en arrive-t-on au mode de production capitaliste ?
C’est le problème de l’accumulation primitive. On l’a vu, ce qui caractérise le mode de
production capitaliste, c’est l’existence d’un marché de la force de travail. Pour cela, une
frange importante de la population doit être dépossédée des moyens de production. Le
moyens de production ont été arrachés aux producteurs pour les transformer en salariés.
Cela n’a rien à voir avec de pseudo lois naturelles. Résultat d’un processus historique.
•
La spécificité du mode de production capitaliste : des rapports d'exploitation occultes
Le MPC s'oppose à tous les MP précédents. Sa spécificité n'est ni l'existence de lutte de
classes (elle existe dans ts les types de société), ni l'existence d'échanges marchands. C'est
la non transparence des rapports productifs découlant de la généralisation de l'échange
marchand à toutes les catégories de biens, en particulier la force de travail qui devient une
marchandise comme les autres.
Le capital peut être défini dans un sens étroit (capital argent), mais Marx le définit
essentiellement comme un rapport social de production déterminé lié à une structure sociale
précise qui permet de passer de A à A' grâce à l'exploitation. Les rapports d'exploitation étant
occultes, la plus-value n'apparaît pas directement, d'où la nécessité de faire la critique de
l’économie politique pour ne pas se contenter des apparences, pour dévoiler la réalité des
rapports d'exploitation. L’économie capitaliste cache dans le principe de l'échange travail
contre salaire, une injustice essentielle : l'appropriation de la plus-value.
En quoi les rapports de dépendance personnels ne sont-ils plus transparents ?
•
Le féodalisme se caractérise par une classe de propriétaires fonciers (les seigneurs ) et
une classe paysanne dont la dépendance à l'égard du seigneur a varié au cours de
l'histoire (servage, métayage, corvées, redevance). Mais dans la société féodale, le serf
sait toujours que la corvée par exemple est une quantité déterminée de sa FT
personnelle qu'il dépense au service de son maître;
•
Dans la société esclavagiste, l'esclave semble travailler toute la journée pour son
maître. En réalité, il travaille une partie du temps pour créer la valeur de ses propres
subsistances : tout son travail apparaît non payé, alors qu’en fait, ce n’est pas le cas.
•
La situation exactement contraire dans la société capitaliste : même le travail non payé
a l'apparence du travail payé, il dissimule le travail gratuit pour le capitaliste.
Conclusion :
Marx met en évidence deux choses : la spécificité du mode de production capitaliste dans
l’histoire et sa fin inéluctable. Mais en fait il a sous-estimé la capacité du système capitaliste à
se renouveler et à surmonter ses contradictions. Le mode de production capitaliste est toujours
là alors que Marx s’attendait à le voir disparaître là où les sociétés étaient les plus moderne
(en Angleterre à l’époque).
16
SECTION 2 : LES APPROCHES FONDÉES SUR LA DEMANDE
Le concept de circuit en économie remonte aux néo-mercantilistes et aux Physiocrates qui
s’attachaient à étudier la façon dont la richesse est créée et distribuée dans l’économie en
considérant la production comme un processus circulaire nécessitant la dépense d’avances
qu’il reconstitue. Dans sa version moderne, la théorie du circuit se réfère notamment à
Keynes, qui montre que pour mettre en œuvre une production les entrepreneurs font des
anticipations sur la demande effective et ont besoin de s’assurer du concours des banques qui
créent de la monnaie à cet effet. Keynes se réfère explicitement à la critique formulée par
Malthus qui, de même que les néo-mercantilistes et les Physiocrates, mettait en avant le rôle
premier de la demande par rapport à l’offre.
2.1. Des précurseurs (Boisguillebert, Cantillon, Quesnay) à la critique de Malthus
A. Le circuit économique selon les néo-mercantilistes Boisguillebert et Cantillon
A travers les critiques qu’ils formulent à l’encontre des doctrines mercantilistes,
Boisguillebert et Cantillon proposent tous deux des analyses en terme de circuit, représentant
les flux de richesses qui circulent entre différents groupes sociaux qu’ils identifient au
préalable.
Pour Boisguillebert, faisant le même constat que Vauban (1633-1707, Projet d’une dîme
royale, 1707), le système de la fiscalité en France ne tenait pas compte des inégalités de
richesses et donc de la différence entre les capacités contributives des individus. Tous deux
proposent d’unifier le système fiscal en remplaçant les différentes formes d’imposition par un
seul impôt dont l’assiette serait le revenu des personnes aptes à payer. Il s’agit alors de mettre
fin aux privilèges de certaines catégories sociales influentes (dont les fermiers généraux). A
travers ce constat et cette proposition de réforme fiscale, Boisguillebert mène une analyse tout
à fait originale à son époque, basé sur une représentation de l’économie en terme de circuit
économique et mettant en avant le rôle essentiel de la consommation dans la croissance
économique.
Dans son circuit, Boisguillebert distingue trois pôles, trois catégories d’agents : les laboureurs
dont le travail est à la base de la société, les marchands dont les activités recoupent l’industrie
et le commerce, et le « beau-monde », c’est-à-dire le souverain et les propriétaires terriens.
Les revenus des deux premières catégories sont tirés de leur travail, tandis que le troisième
groupe social vit des impôts et des revenus fonciers. Cette représentation de l’économie en
circuit permet de saisir l’importance de la consommation, notamment pour expliquer la baisse
de l’activité économique suite à la baisse des ventes des produits agricoles.
Son analyse montre ainsi l’effet multiplicateur d’une diminution de la consommation :
Ceux qui avaient mille livres de rentes en fonds n’en ayant plus que cinq cents, n’emploient
plus des ouvriers que pour la moitié de ce qu’ils faisaient autrefois ; lesquels en usent de
même, à leur tour, à l’égard de ceux desquels ils se procuraient leurs besoins, par une
circulation naturelle, qui fait que les fonds commençant le mouvement, il faut que l’argent
qu’ils forment pour faire sortir les denrées qu’ils produisent, passe par une infinité de mains
auparavant que, son circuit achevé, il revienne à eux ; de manière que, ne faisant ces
passages que pour autant qu’il en est sorti la première fois, on peut dire qu’une diminution
17
de cinq cents livres par an, en pure perte dans un fonds, en produit une de plus de trois mille
livres par an au corps de la République.
Boisguillebert montre que l’effet multiplicateur peut jouer dans le sens d’un enrichissement
de la nation et donc du souverain et des propriétaires fonciers, à condition de prendre des
mesures favorisant la consommation. Ce qui par effet multiplicateur augmente plus que
proportionnellement le revenu national.
Richard Cantillon enrichit considérable l’analyse économique, notamment en élargissant le
circuit à d’autres catégories d’agents : les salariés et les entrepreneurs, ces derniers étant les
individus dont le revenu est le profit et donc s’avère incertain :
Le Fermier est un Entrepreneur qui promet de païer au Propriétaire, pour sa Ferme ou
Terre, une somme fixe d'argent (qu'on suppose ordinairement égale en valeur au tiers du
produit de la Terre), sans avoir de certitude de l'avantage qu'il tirera de cette entreprise. I1
emploie une partie de cette Terre à nourrir des Troupeaux, à produire du grain, du vin, des
foins, &c. suivant ses idées, sans pouvoir prévoir laquelle des especes de ces denrées
rapportera le meilleur prix. Ce prix des denrées dépendra en partie des Saisons & en partie
de la consommation; s'il y a abondance de blé par rapport à la consommation, il sera à vil
prix, s'il y a rareté, il sera cher. Qui est celui qui peut prévoir le nombre des naissances &
morts des Habitans de l'État, dans le courant de l'année ? Qui peut prévoir l'augmentation ou
la diminution de dépense qui peut survenir dans les Familles? cependant le prix des denrées
du Fermier dépend naturellement de ces événemens qu'il ne sauroit prévoir, & parconséquent
il conduit l'entreprise de sa Ferme avec incertitude.
De plus, Cantillon distingue les flux réels de marchandises des flux monétaires qui en sont la
contrepartie. Les propriétaires fonciers sont le point de départ de la circulation monétaire à
travers leur demande de monnaie pour régler leurs achats de marchandises auprès des autres
catégories sociales. A cet égard, l’analyse des « économistes » français, que l’on appellera
ensuite les Physiocrates est nettement plus poussée, tant du point de vue de la méthode et des
résultats que de la réflexion théorique sous-jacente.
B. Le Tableau économique de Quesnay
Dans le Tableau économique (1758), François Quesnay reprend un certain nombre des
principes des néo-mercantilistes : l’idée d’ordre naturel émise par John Locke (Deux Traités
du gouvernement civil, 1690), le principe selon lequel la terre est source de toute richesse
(Cantillon), la recommandation d’un impôt unique (Vauban, Cantillon,…) ou encore pour ce
qui nous intéresse ici, la représentation de l’économie en terme de circuit économique. Mais
son apport théorique est très net : modélisation du circuit (formule du « zigzag »),
introduction de l’idée d’interdépendance générale au moyen d’une modélisation simplifiée du
système économique reliant trois classes sociales, qui annonce déjà en partie l’équilibre
général de Walras et surtout la matrice input-output de Leontief (voir Blaug, p.36, 5ème éd.).
Selon Quesnay, la société est divisée en trois classes :
•
La classe productive : les fermiers constituent la seule classe productive. Elle « fait
renaître par la culture du territoire les richesses annuelles de la nation (…) »
18
•
La classe des propriétaires fonciers : souverains et possesseurs de la terre vivent du
produit net perçu comme fermage. Il s’agit de ceux qui font les avances nécessaire à la
production : les dépenses d’équipements (bétails, bâtiments, outils) et les avances
annuelles (semences, engrais,…).
•
La classe stérile : « tous les citoyens occupés à d’autres services et d’autres travaux
que ceux de l’agriculture ».
La société est alors caractérisée par les échanges qui s’effectuent entre classes. Elle est
analysée en terme de circulation des richesses (cf. textes à la suite du chapitre). La richesse
nationale brute est de 5 milliards, exclusivement d’origine agricole, est générée par les seules
avances de 2 milliards de la classe productive. Une fois les avances des agriculteurs déduites,
la production nette est donc de 3 milliards, qui est vendue pour 1 milliard à la classe des
propriétaires et pour 2 milliards à la classe stérile. En contrepartie de ces ventes, la classe
productive retire donc des recettes de 3 milliards qui sert à acheter 1 milliard de marchandises
à la classe stérile (remplacement du matériel usé) et à payer 2 milliards à la classes des
propriétaires (produit net selon Quesnay). Ces recettes de la classe des propriétaires sert à
financer leurs dépenses, soit des achats de 1 milliards à la classe productive et des achats de 1
milliard à la classe stérile. Ce dernier milliard ajouté à 1 milliard d’achat de la classe
productive constituent les recettes de la classe stérile qui achète des biens agricoles pour 1
milliard à la classe productive et 1 milliard de matières premières (ou avances primitives).
Donc on constate que tous les comptes sont équilibrés : « tout ce qui est acheté est vendu et
tout ce qui est vendu est acheté ».
Selon Quesnay, trois principes gouvernent la mécanique économique :
•
•
•
Les dépenses sont à la source de la production. Sensiblement égale à l’idée selon
laquelle c’est la demande qui crée l’offre.
La production crée des revenus
Les revenus alimentent les dépenses.
DEPENSES
REVENUS
PRODUCTION
Il s’agit du circuit économique le plus simple qui soit, sans relation avec le reste du monde,
une économie agraire vivant en autarcie. Il est différent de celui de la loi des débouchés, car
ce sont les dépenses et non la production qui amorcent la circulation des richesses. L’erreur
capitale qui expliquera que ce type de représentation sera vite dépassée, oublié du reste
jusqu’à sa redécouverte par Marx, tient à la conception contestable de la classe stérile. Ce
dénigrement des activités industrielles s’explique par le rejet du colbertisme, du
mercantilisme industrialiste français initié par Louis XIV, mais en même par la mise en avant
du modèle agraire anglais traduisant le succès de la réforme agraire dans ce pays face à un
paysage agricole français morcelé et miné par le nombre d’obligations héritées du système
féodal. A côté de la réforme fiscale, les Physiocrates se fondent sur le modèle anglais pour
19
proposer le remembrement des petites propriétés et la libéralisation des échanges de produits
agraires, en particulier le blé. La préoccupation du Tableau de Quesnay est donc de justifier
cette réforme agraire.
C. La critique de la loi des débouchés par Malthus
Si Malthus admet que les perspectives de débouchés et donc de profits stimulent les
entrepreneurs, s’il admet partant que l’épargne est générée par le profit et s’avère
indispensable au financement de l’investissement, pour autant, selon lui, un excès d’épargne
peut anéantir l’incitation à produire. En fait, reprenant en partie l’idée de la fable des abeilles
de Bernard de Mandeville, Malthus observe que la seule classe sociale ayant les possibilités
d’épargner est celle des détenteurs de capitaux. Si ce groupe réduit ses dépenses pour
davantage épargner et ainsi favoriser l’investissement global (comportement moralement
souhaitable selon Smith et Ricardo), alors la contrepartie est le risque de réduction des
débouchés pour les nouvelles productions de marchandises d’autant plus que les travailleurs
n’augmenteront pas pour autant leur consommation (leur salaire étant fixé au minimum de
subsistance). Par conséquent, le risque associé à un excès d’épargne est la baisse des prix,
l’annulation des profits, l’arrêt de l’accumulation de capital et donc de l’investissement, et
pour finir, une croissance nulle.
L’idée sous-jacente à ce raisonnement et reprise par Keynes par la suite est tirée de
l’observation des faits : les industriels et les agriculteurs ne décident pas de produire en
supposant que toute leur production ouvrira forcément des débouchés, donc en se basant sur le
raisonnement abstrait de la loi des débouchés. En fait, lorsqu’ils fixent le niveau de leur
production et le nombre de salariés qu’ils vont embaucher, ils se basent plus simplement sur
la demande existante, sur leur chiffre d’affaires habituel, et non sur le surcroît de demande
que leur production pourrait engendrer par la suite via la distribution de revenus et les
dépenses subséquentes.
Quelle solution alors pour éviter l’arrêt de la croissance ? Malthus rejette catégoriquement
l’idée d’augmenter les salaires pour favoriser cette demande effective. En effet, cette solution
induirait une diminution des profits et donc une moindre incitation à produire. Malthus
suppose que les entrepreneurs ne prennent leurs décisions que sur le très court terme et ne
cherchent pas à anticiper les effets futurs d’une augmentation des salaires (de même qu’ils ne
cherchent pas à anticiper les effets d’une augmentation de leur échelle de production). A la
place de l’augmentation des salaires, Malthus préconise l’emploi de travailleurs
supplémentaires, soit pour construire et entretenir des infrastructures publiques (routes,…),
soit comme domestiques embauchés par les individus aisés.
On l’aura compris, les travaux de Malthus vont largement inspirer ceux plus tard de Keynes
qui considère le pasteur anglais comme un économiste moderne par opposition à tous les
autres qu’il qualifia de « classiques ».
20
2.2. Le circuit keynésien
Le circuit keynésien s’inscrit pleinement dans la tradition ouverte par Quesnay. Cependant,
l’analyse est nettement plus poussée et fonde la macroéconomie moderne, notamment à la
suite des travaux de Hicks-Hansen sur le modèle IS-LM (cf. cours de macroéconomie de 1 ère
année). Nous nous contentons dans cette partie d’analyser la théorie telle qu’elle fut présentée
par Keynes dans la Théorie générale en 1936.
A. Le principe de la demande effective
Pour Keynes, un chômage involontaire peut apparaître de façon durable sans que le libre
fonctionnement du marché ne permette de le faire disparaître. Ce chômage persistant
s'explique alors par une insuffisance de la demande effective.
Une nouvelle conception du chômage et de la crise
Comment le chômage est-il pensé avant Keynes ? Le chômage involontaire est exclu
théoriquement. Il n’y a que du chômage volontaire ou des rigidités qui contrarient les
ajustements concurrentiels pour les « Classiques ». Pour eux, les seules possibilités de
chômage sont donc :
•
Le chômage de frottement ou "chômage frictionnel" : inadéquation temporaire de
l’offre et de la demande, due à imperfection du marché du travail comme la nonhomogénéité du marché, le manque d'informations, ou encore la faible mobilité
géographique ou professionnelle des individus.
•
Le chômage volontaire : refus d’accepter un salaire égal au produit attribuable à la
productivité marginale du travail. Cela peut résulter de la législation, des usages
sociaux (entrave à la libre concurrence) et des syndicat. Cela résulte plus généralement
– et notamment en cas de marché concurrentiel du travail – des calculs de l’offreur de
services de travail qui compare la désutilité du travail par rapport au taux de salaire qui
lui propose (et l’utilité des biens et des services qu’il peut acquérir sur cette base). Si
la désutilité du travail est trop importante, l’individu rationnel ne sera pas offreur à ce
prix sur le marché du travail. Le chômage résulte donc d’un choix volontaire.
Dans ce type d’analyses, il n’y a pas de place pour un autre type de chômage.
Dès lors, s’il y a chômage, que peut-on faire pour revenir au plein-emploi ? Dans une
perspective libérale, les politiques peuvent être les suivantes :
(1) Améliorer l’organisation ou la prévision (formation) pour réduire le chômage de
frottement.
(2) Abaisser la désutilité marginale du travail : abaisser le seuil de salaire en dessous
duquel la main d’œuvre cesse de s’offrir.
(3) Accroître la productivité marginale du travail dans les industries produisant les
biens de consommation = augmente l’utilité des salires nominaux.
21
(4) Augmenter les prix à la consommation pour les non travailleurs comparé aux
travailleurs pour inciter les premiers à accepter un travail.
Face à ces positions, l’idée principale de l’ouvrage de Keynes est qu’il peut exister dans les
économies de marché des équilibres de sous-emploi durables, c’est-à-dire des périodes de
chômage involontaire même si ces économies ne sont soumises à aucune entrave. Son idée est
similaire au constat que fait Marx lorsque ce dernier montre que le mode de production
capitaliste génère lui-même la crise. Mais Keynes va y apporter des solutions pour y remédier
et permettre au système capitaliste de fonctionner correctement.
Non seulement Keynes introduit l'idée de chômage involontaire, mais également il rejette la
loi des débouchés formulée par J.B. Say. Comment expliquer les crises de surproduction ?
La loi de Say a été avancé justement pour montrer qu’il ne peut y avoir de telle crise : s’il
existe des capacités de production et de main d’œuvre excédentaires, elles peuvent être à
l’origine de nouvelles offres, qui sont elles même sources de demandes. Autrement dit, dans
certains secteurs, il peut y avoir une production trop forte par rapport à la demande. Mais cela
ne peut être que temporaire. Pourquoi ? Parce que, s’il y a surproduction dans certains
secteurs de l’économie, d’autres secteurs seront en sous-production, ce qui augmentera le prix
de ces biens où la demande est plus forte que l’offre. Cela provoquera des déplacements des
capitaux des secteurs sinistrés vers les secteurs où l’on peut faire du sur-profit. La loi de Say
implique que s’il y a sur production dan certains secteurs il y a forcément sous-production
dans d’autres… Sans entrave ni intervention politique, tout doit s'autoréguler à terme.
De plus, la loi de Say implique la neutralité de la monnaie. En effet, le revenu issu de la
production se partage entre consommation et épargne. L'épargne est donc perçue comme une
renonciation à consommer immédiatement (consommation différée). Elle varie alors dans le
même sens que le taux d’intérêt qui résulte de la libre confrontation de l’offre et de la
demande de fonds prêtables. Dans cette conception, la monnaie n’a pas un rôle actif et ne peut
être désirée pour elle-même. Elle n’est qu’un voile, masquant le fait que l’on échange des
produits contre des produits.
•
En quoi cette représentation pose alors problème selon Keynes ?
La loi de Say suppose, de fait, que le désir de vendre se réalise dans une vente effective. Or,
dans les faits, les acteurs n’évoluent pas dans un monde certain. Si le producteur n’est pas sûr
de vendre, il ne produit pas Et l'introduction de l'incertitude remet donc en cause la loi de Say
et la neutralité de la monnaie. En effet, dans un monde où l’incertitude est radicale, non
seulement on sait mal de quoi sera fait l’avenir, mais de plus, contrairement à un jeu de loterie
on ne sait même pas quelles sont les probabilités de réalisation des événements futurs : en
réalité, on ne connaît même pas la liste des événements futurs potentiels. C’est en ce sens
qu’on parle d’incertitude radicale.
Dans ce contexte, la monnaie va jouer un rôle psychologique. De cette méfiance pour le futur
découle un comportement de préférence pour la liquidité. Entre deux actifs, un individu
préfère toujours le plus liquide des deux (celui qui est mobilisable le plus rapidement et au
moindre coût pour effectuer des règlements). Ce comportement observable dans la vie réelle
n’aurait aucune place dans un monde sans incertitude comme celui que nous décrivent les
classiques.
22
Keynes en conclut que la monnaie est recherchée pour elle-même. Il existe un besoin
d’encaisses monétaires de nature psychologique, pour faire face à l’incertitude. Par
conséquent, le taux d’intérêt rémunère non pas la renonciation pour le présent (pour la
consommation présente), mais la renonciation pour la liquidité. La conversion de monnaie en
titre financier a un coût psychologique pour ceux qui y procèdent, du fait de la perte de
liquidité qu’ils subissent.
 Ce constat ruine la loi des débouchés. La dépense cesse d’apparaître comme la
conséquence nécessaire de la perception d’un revenu monétaire. Keynes inverse le
raisonnement. C’est la production qui s’adapte à la dépense (c'est la demande qui fait l’offre),
et non l’inverse. Il en résulte la possibilité de fluctuation de l’activité sous l’effet de variation
de la demande effective, et d’un chômage involontaire lorsque cette demande est insuffisante
pour employer tous ceux qui souhaiteraient trouver du travail au taux de salaire en vigueur.
Qu'est-ce que cette demande effective et comment en détermine-t-on le niveau ?
La détermination du niveau de demande effective
Selon Keynes, ce n'est pas l'offre qui détermine le niveau de la production et de l'emploi. Pour
lui, le niveau des revenus et de l’emploi dépend du volume de la production, qui dépend luimême de la demande effective, c'est-à-dire des prévisions des entrepreneurs sur la demande
globale de biens de consommation et d'investissement pour le futur proche. La question est
donc de savoir comment se détermine cette demande effective, c'est-à-dire la demande telle
que l’anticipent les entrepreneurs.
Comment va fonctionner notre entrepreneur ?
Son objectif est de maximiser ses profits qui sont donnés par :
profit =
valeur de la production
- coût des facteurs (salaires, intérêts)
- coût d’usage (CI + usure des machines)
Comment est déterminé le volume de l’emploi ?
Il est déterminé par le montant du produit que les entrepreneurs espèrent tirer de la
production. Le niveau de production et d’emploi ne sont pas le résultat d’une confrontation
entre l’offre et la demande. Ils sont plutôt le résultat d’un processus de décisions des
entrepreneurs qui met en œuvre leurs anticipations. Ils dépendent de la demande effective,
c'est-à-dire la demande solvable telle qu'elle est perçue par les entrepreneurs, celle qui est
supposée rencontrer une offre.
23
La demande effective est donc une variable prévisionnelle, anticipée. On peut la déterminer
graphiquement de la manière suivante.
Px/Cts
Offre globale
Demande globale
D*
N*

Emploi
La courbe d’offre globale : produit (recettes) minimum pour produire avec N
personnes. C'est donc le montant de la recette globale (valeur de la production) juste
suffisant pour décider les entrepreneurs à embaucher le nombre de salariés qui permette
d'obtenir cette valeur. Il s'agit d'une donnée objective : les recettes permettant de
couvrir les coûts qui sont connus.
Offre globale : Z= Z(N)
•
La courbe de demande globale : produit que les entrepreneurs espèrent tirer de l’emploi
de N personnes. Chaque point de cette courbe indique donc pour chaque niveau
d'emploi, le montant de la recette globale que les entrepreneurs prévoient d'obtenir de
la vente du volume de production correspondant. Il s'agit ici d'une donnée subjective :
les recettes espérées.
Demande globale : D=D(N)
Si D>Z, les profits sont supérieurs au profit minimum. Les entrepreneurs sont incités à
augmenter le volume de la production et par conséquent, ils emploient jusqu’au niveau où
l’offre globale (les recettes minimales pour employer N personnes) est égale à la demande
globale (aux recettes prévues). C'est un raisonnement à la marge (Keynes reste fidèle ici à la
méthode de l’école de Cambridge et de Marshall) : pour un niveau d’emploi N<N*, le profit
espéré est positif. La production, et donc le niveau d’emploi continue à augmenter jusqu’à ce
que le dernier employé ne rapporte plus rien.
Au niveau N* qui en résulte correspond la demande effective : c'est le niveau de recettes
attendu qui décide les entrepreneurs à engager le volume de facteurs de production
correspondant. D* est le montant du produit attendu au point de rencontre entre l’offre et la
demande globale : c’est la demande solvable.
Donc le niveau de l'emploi ne se détermine pas sur le marché du travail, mais des décisions
des entreprises. La demande effective est le niveau de la demande solvable prévue par les
entrepreneurs qu'ils décident de satisfaire : c’est le niveau que les entrepreneurs s’attendent à
24
voir la communauté, ménages et entreprises, dépenser en consommation et en
investissements. C'est donc la demande qui est appuyée par un pouvoir d'achat : elle équivaut
à l'ensemble des dépenses qui peuvent être accomplies à un moment donné.
Tout est donc affaire de prévision : de pessimisme ou d’optimisme des entrepreneurs.
•
Comment expliquer la forme des courbes d’offre et de demande globales ?
La forme de la courbe d’offre globale s’explique par la décroissance de la productivité
marginale du travail. Le salaire est égale à la productivité marginale du travail, laquelle est
décroissante. Donc la valeur du produit augmente à un rythme qui est supérieur aux coûts de
production. En d'autres termes, lorsque la PmL diminue, le salaire diminue et les recettes
augmentent.
En revanche, comment expliquer la forme de la courbe de demande globale ?
La demande globale se décompose en deux éléments : consommation (demande en biens de
consommation) et investissement (demande en biens d'équipement). D = C+ I
Nous allons d'abord voir de quoi dépend la consommation.
B. La circulation des flux de revenus et l’équilibre de sous-emploi
Propension à consommer et conception keynésienne de l'épargne
La consommation chez Keynes ne dépend que du revenu des ménages.
C =C(R)
Selon Keynes, il existe une « loi psychologique fondamentale » (étayée par aucune
justification empirique) qui dit qu'en moyenne et la plupart du temps, les individus tendent à
accroître leur consommation à mesure que le revenu croit (Consommation fonction croissante
du revenu on l'a vu) mais non d'une quantité aussi grande que l'accroissement du revenu. En
d'autres termes, tout accroissement de revenu se traduit par une augmentation moins que
proportionnelle de la consommation.
Ex : si le revenu augmente d'1 euro, la consommation va augmente dans une proportion
comprise entre 0 et 1. Cette propension est appelée la propension marginale à consommer.
Donc la propension marginale à consommer est décroissante par rapport au revenu. Donc,
lorsque le revenu croit, la consommation croit dans une moindre mesure. C’est pourquoi la
courbe de demande globale est tracée avec une pente inférieure à la courbe d’offre globale.
C=aR avec a<1
a<1 : Les consommateurs ne consomment pas tout leur revenu !
Remarque :
La propension est un concept keynésien qui traduit la tendance, l'inclinaison, le penchant à la
consommation, à l'épargne, à l'investissement des agents économiques (ménages, entreprises)
25
pour un revenu donné; c'est donc un indicateur de comportement. On peut calculer des
propensions :
o pour toutes les composantes du revenu national, pour expliquer comment les
agents économiques partagent leur revenu entre les différents emplois.
o au niveau macro et au niveau catégoriel : la propension à consommer des ouvriers,
des cadres supérieurs, de la nation.
Dans la théorie keynésienne :
Revenu des ménages X Propension à consommer = Niveau de la Consommation
Keynes insiste sur la prise en compte au plan global de la répartition du revenu. Les
classes les plus riches ont 1 propension marginale à consommer plus faible que les
classes pauvres. L'excédent de leurs ressources sur leurs dépenses est tel qu'elles en
orientent une partie vers l'épargne, ce qui constitue un risque pour la politique de plein
emploi (baisse de la demande effective) : ce sont des fuites du système économique,
de l’argent productif (en emploi) qui sort du système.
En fait, Keynes développe une nouvelle conception de l'épargne par rapport à la théorie
néoclassique. L'épargne, la prévoyance ne sont plus des vertus en soi : tout dépend de
l'utilisation qui leur est réservée. Contrairement à la thèse de Smith, l'épargne n'est pas un
préalable à l'accumulation. En période de sous emploi, une faible propension à consommer
ralentit l'investissement et la croissance du capital. Ce n'est que dans une situation de plein
emploi qu'une faible propension à consommer est favorable. La croissance de la richesse ne
dépend absolument pas de l'abstinence des milieux aisés. Il fait ainsi disparaître une des
principales justifications de très fortes inégalités de revenus et de fortune.
De plus, il justifie son approche macroéconomique par le paradoxe de l’épargne : le fait
d'épargner, certes, peut enrichir l'individu qui économise, mais peut en même temps appauvrir
la communauté dans son ensemble en restreignant à la fois les débouchés présents et
anticipés, donc l'investissement et l'emploi. Par conséquent, l'accroissement du bien-être
individuel ne conduit pas forcément à une augmentation du bien-être de la collectivité. D'une
manière générale, la macroéconomie keynésienne ne cherche pas à tirer d'enseignements
globaux à partir d'expériences individuelles et évite ainsi le risque de sophisme de
composition (ce qui est vrai de la partie d'un tout est nécessairement vrai pour l'ensemble :
une récolté localement exceptionnelle peut apporter à un paysan un surcroît de récolte. Mais
une récolte exceptionnelle au niveau de la Nation a toutes les chances de provoquer une baisse
des prix et donc une diminution des recettes des agriculteurs). Dans cette perspective, la
macroéconomie keynésienne ne dérive pas une demande globale ex ante de la somme des
demandes individuelles, mais cette théorie se base d'emblée sur des grandeurs globales. De
même, le comportement supposé par la "loi psychologique fondamentale" n'est pas déduit
d'une analyse microéconomique, mais un comportement moyen fondé sur une régularité.
La courbe de demande globale s’explique donc par le fait que la demande solvable anticipée
croît avec le niveau de revenu (donc avec le niveau de l’emploi) mais dans une proportion
moins que proportionnelle en vertu de la loi psychologique fondamentale. Le point
d’intersection de la courbe de demande globale et de la courbe d’offre globale détermine alors
la demande effective telle que l’anticipent les entrepreneurs et à partir de laquelle ils fixent le
niveau de la production et donc celui de l’emploi à travers leur décision d’embauche.
26
Quel rôle la demande effective joue-t-elle alors dans le circuit macroéconomique proposée par
Keynes ?
L’équilibre de sous-emploi
Si les entrepreneurs ont fait de bonnes prévisions, alors D(N) =O(N) : l’économie est en
équilibre. Or, l’environnement est incertain. Les entrepreneurs risquent de se tromper dans
leurs prévisions et l’équilibre non atteint. Mais plus fondamentalement encore, rien ne dit que
l’équilibre prévu par les entrepreneurs (avec D*, le niveau de demande globale qu’ils
anticipent) ait été fixé au niveau de production correspondant au plein emploi. N ne dépend
donc pas de la main d’œuvre disponible, mais de la demande prévue par les entreprises.
Le circuit keynésien peut être schématisé de façon simplifié (sans tenir compte du taux
d’intérêt, de l’efficacité marginale du capital et du marché de la monnaie) :
dépenses prévues de
biens de consommation
anticipations de
entrepreneurs
niveau de la
demande effective
dépenses prévues de
biens d'équipement
feed-back
(rétroaction)
niveau de
production
dépenses réelles
revenus
niveau de
l'emploi
propension à consommer
Deux constats donc :
•
Si la propension à consommer et le montant des investissements nouveaux engendrent
une demande effective insuffisante, le volume effectif de l’emploi sera inférieur à
l’offre de travail.
•
Le niveau de l'emploi est fonction de la propension à consommer, du montant de
l’investissement et du coût de l’offre globale, puis à son tour, le niveau d’emploi
détermine le niveau des salaires réels ; et non l’inverse. A toute valeur de l’emploi
correspond une productivité marginale du travail. C’est cette Pm du travail qui
détermine le salaire réel.
Quelles sont les implications en termes de politique économique ?
27
Par exemple, une solution avancée par certains néoclassiques pour relancer l’emploi consiste
à flexibiliser le marché du travail, et notamment favoriser les mesures permettant une baisse
des salaires en cas d’excès de l’offre de travail de la part des individus sur la demande de
travail de la part des entreprises. Que va-t-il se passer si l’on se place dans le cadre d’analyse
keynésien ? En fait, si les salaires diminuent, les entreprises n'auront pas forcément besoin de
plus d’emploi. Il n’existe aucune raison pour que les entrepreneurs emploient plus. La
situation peut même s’en trouver empirée si les entrepreneurs anticipent que cette baisse de
salaires peut avoir des effets néfastes sur le niveau de la demande effective (baisse de la
demande solvable).
On obtient ainsi l’enchaînement suivant :
Baisse des salaires  baisse des revenus baisse de l’emploi
Problème : à l'inverse, plus le niveau de l’emploi augmente, plus le revenu global de
l’économie augmente, moins la demande effective suit l’offre globale. La consommation ne
croît que d'un montant inférieur à l'augmentation du revenu : C = a R + C0 avec 0<a<1. Donc
il y a perte pour le système d’une partie des revenus. En fait, seul l’investissement peut alors
faire augmenter la demande effective, afin que le niveau d’emploi continue d’augmenter. Si
l’investissement n’augmente pas, l’économie peut se retrouver dans une situation d’équilibre
de sous-emploi.
Plus la communauté est riche, plus la marge tend à s’élargir entre son revenu et sa
consommation, c’est-à-dire entre sa production potentielle et réelle, plus on a besoin d’un fort
investissement pour combler l'écart. C’est justement dans les sociétés riches, que les
opportunités d’investissements rentables sont les moins nombreuses. Paradoxe, car à
l’inverse, dans une société pauvre, a=0.999, il y a besoin seulement d’un très faible
investissement pour combler cet écart et assurer le plein-emploi alors que les opportunités
d’investissements sont immenses et l'épargne est rare.
28
SECTION 3 : L’ANALYSE EN TERME D’ÉQUILIBRE GÉNÉRAL
La répartition des richesses peut s’analyser sous l’angle de la théorie de l’équilibre général
(EG). Les revenus que les agents économiques perçoivent et les dépenses qu’ils effectuent
sont étudiés dans le cadre d’un système complet de marchés interdépendants sur lesquels
chacun peut être tantôt offreur, tantôt demandeur d’un bien ou d’un service. Les néoclassiques
et en particulier Léon Walras, s’opposent aux classiques et à Marx sur la question de la
répartition : le profit n’est plus analysé comme un résidu une fois les salaires versés en
fonction du minimum de subsistance.
D'après Walras, les revenus d’un individu ou d’une organisation (salaire, rente, profit,
dividendes, intérêts) sont alors fonctions des prix d’équilibre qui se déterminent sur les
marchés des « services producteurs » (les facteurs de production : travail non qualifié, travail
qualifié, capital, technologie,…). On distingue ainsi les marchés de biens de consommation
(biens et services destinés à satisfaire directement les besoins) et les marchés des « services
producteurs » permettant d’acquérir les ressources nécessaires à la production des biens de
consommation finale (servant à satisfaire indirectement les besoins des individus).
Les néoclassiques vont alors déplacer le questionnement de la problématique de la dynamique
de la richesse des nations et de l’accumulation du capital à celle de la satisfaction des
individus et de l’allocation optimale des ressources, sans gaspillage, afin de lutter au mieux
contre la rareté des ressources. Cherchant à réfuter notamment les critiques des socialistes
contre le régime capitaliste, Léon Walras va tenter de démontrer que le régime de la libre
concurrence entre les individus et les entreprises procure le meilleur résultat possible pour la
société. C’est le projet ambitieux de l’équilibre général.
3.1. L’équilibre général walrassien : le cadre d’analyse
La théorie de l’EG est due aux travaux fondateurs de Léon Walras. Au sein du paradigme
néoclassique (marginalisme et individualisme méthodologique), il propose une vision globale
de l’activité économique basée sur l’analyse des comportements individuels. Mais
contrairement à l’approche autrichienne, il ne se focalise pas uniquement sur le comportement
du producteur ou du consommateur. De même, son analyse s’oppose à la théorie de
l’équilibre partiel initiés bien après Walras par Alfred Marshall et l’école de Cambridge.
Alors que Marshall se focalise sur l’étude de l’équilibre s’établissant sur des marchés
considérés en particulier, indépendamment les uns des autres, Walras s’attache à étudier les
mécanismes de réalisation de l’équilibre simultané sur l’ensemble des marchés prenant en
compte leur interdépendance : marché des services producteurs et marché des biens de
consommation finale. Selon Walras :
C’est avec la monnaie qu’ils ont reçue sur le premier que les propriétaires fonciers, les
travailleurs et capitalistes-consommateurs vont sur le second acheter des produits, et c’est
avec la monnaie qu’ils ont reçus sur le second que les entrepreneurs-producteurs vont sur le
premier acheter les services producteurs.
L’équilibre général est alors défini comme l’équilibre simultané de l’ensemble des marchés
interdépendants tel qu’aucun agent économique ne désire modifier le niveau de ses échanges
avec chacun des autres agents économiques. En d’autres termes, la répartition des biens et des
services est telle que la réalisation des plans de chaque agent est conforme à ses attentes
(préférences individuelles, niveau de rémunération, niveau de profit). Comme le montrera
29
clairement Vilfredo Pareto à la suite de Walras, c’est une situation telle que ni les
consommateurs, ni les producteurs n’ont intérêt à modifier les quantités de biens et de
services qu’ils demandent ou qu’ils offrent sur les différents marchés.
L'objectif de Walras est de formaliser le principe de la main invisible en montrant
mathématiquement que la concurrence pure et parfaite conduit à la maximisation du bien-être
social.
Pour analyser l’économie de marché, Walras distingue l’économie pure de l’économie
appliquée. Dans le premier cas, le cadre d’analyse est la concurrence parfaite, le référentiel à
partir duquel on peut évaluer les faits, les marchés existants caractérisés par la concurrence
imparfaite. Selon Walras, "l'économie pure est la théorie de la détermination des prix sous un
régime hypothétique de libre concurrence absolue". L’économie politique pure de Walras
consiste alors dans l’élaboration d’un modèle mathématique permettant de caractériser la
situation dans laquelle tend à s’établir une économie fondée sur la liberté des échanges des
produits, des services du travail, des capitaux et de la terre.
 Economie pure, économie appliquée, économie sociale : voir J. Lallement, in Béraud et
Faccarello, Nouvelle histoire de la pensée économique, tome 2, pp.450-466.
Pour Walras, l'homo-œconomicus est supposé doté d'un comportement dit rationnel de
recherche du maximum de satisfaction de ses besoins, c’est-à-dire du désir d'obtenir un
maximum d'utilité. La filiation avec A. Smith est ici évidente : il s’agit d’un individu égoïste
qui recherche son bien-être. Le raisonnement de Walras se situe dans le cadre de la
concurrence parfaite. L'économie étudiée est une économie fondée sur les règles du "laissez
faire, laissez aller", caractérisée par les hypothèse d’atomicité des agents (aucun offreur ni
demandeur ne dispose du pouvoir de marché suffisant pour modifier à lui seul les prix : les
agents sont preneurs de prix), de fluidité de l’offre et de la demande (liberté d’établissement,
aucune barrière à la mobilité des biens et des services), de transparence (les prix sont
annoncés de manière gratuite aux agents, l’information a un coût nul) et d’homogénéité des
biens et des services (deux produits dont une seule des caractéristiques différeraient
correspondent à deux marchés distincts ; de même, deux services producteurs de qualité
différentes correspond à deux marchés distincts : un ingénieur avec 10 ans d’expérience ne
relève pas du même marché qu’un jeune élève-ingénieur).
La théorie de la détermination des prix s'intéresse aux lois régissant l'Offre et la Demande,
comme à des lois d'établissement des prix d'équilibre sur les marchés. Pour formuler cette
théorie, Walras choisit un langage qui l'oblige à la neutralité, du moins le prétend-il, le
langage mathématique : il construit son modèle d’EG à partir d'un système d'équations qui
traduisent cet EG des prix et des échanges. Il fournit ainsi à l’analyse économique une
démonstration de l'existence de l'équilibre sur l'ensemble des marchés et de l'interdépendance
des équilibre sur chaque marché particulier.
30
3.2. Les différents types de marchés et le processus du tâtonnement
Pour déterminer l’EG, Walras établit au préalable un catalogue des grands types de marchés
interdépendants :
- le marché des biens de consommation (biens finals) : l’offre est le fait des entreprises et la
demande des ménages. Il sont d’abord analysés comme une économie d’échange pur avec des
quantités données et des prix relatifs dépendant des goûts et des quantités respectives. Le prix
est alors un indicateur de la rareté relative d’un bien. Problème : d’où viennent ces biens ? On
passe alors à une économie de production, car l’économie d’échange pur est très rare.
- le marché des services producteurs : les biens finals (visant à satisfaire directement les
besoins) sont obtenus par la combinaison des services producteurs échangés sur les marchés
où les offreurs sont les ménages (ceux qui possèdent les ressources : le travail,…) et les
demandeurs les entrepreneurs-producteurs (ceux qui combinent les services producteurs).
Pour chaque service producteur, il existe un marché. Question : d’où viennent ces services
producteurs ? De ceux qui possèdent des capitaux.
- le marché des capitaux :
Contrairement à Marshall, selon qui il n’existe qu’un concept – les facteurs de production –
regroupant à la fois services producteurs et capitaux, Walras distingue les services rendus par
les capitaux et les capitaux eux-mêmes. Plus précisément, il distingue trois types de capitaux :
(1) Les capitaux fonciers (la terre) : on distingue donc entre la terre et le service que
fournit la terre (la fertilité). Les terres se distinguent alors en fonction de leur fertilité.
Sur cette base, s’établit la distinction entre le marché des terres (relation entre vendeur
et acheteur de terres) et le marché des services producteurs associé à telle ou telle terre
(relation entre les propriétaires fonciers et les fermiers : les premiers encaisses le
fermage, donc vendent la fertilité de sa terre, les seconds achètent la fertilité de la terre
louée).
(2) Les capitaux personnels (les personnes, leurs capacités,…) : le service producteur est
évidemment le travail. Pour la théorie du capital humain (contemporaine), même s’il
n’y a pas de marché pour les personnes (pas d’esclavage), chaque individu a une
valeur dépendant de sa formation, de sa dexterité, de ses emplois antérieurs…. Il
existe ainsi une offre et une demande de travailleurs de telle ou telle compétence. Par
exemple, la valeur d'un médecin peut augmenter en période d'épidémie,
indépendamment du prix de son service producteur.
(3) Les capitaux proprement dits (les biens capitaux) : ce sont les biens qui ne permettent
pas directement la satisfaction d’un besoin, mais qui permettent la création des biens
visant à satisfaire directement les besoins. Tous les capitaux peuvent fournir des
services qui, eux-mêmes combinés avec les services de personnes et de la terre, vont
donner les biens de production ou de consommation. Contrairement à la terre et aux
personnes, les capitaux sont produits et partant, leur quantité peut varier sous l’effet de
la production. En fait, hormis les conquêtes coloniales et la croissance démographique,
il n’y a pas d’activité économique permettant de faire varier la quantité de terres ou de
personnes. Il existe ainsi un marché pour les machines (transfert de propriété) et un
31
marché pour les services producteurs de ces machines. La valeur d'une machine va
varier en fonction des technologies employées et des marchés de biens finals.
Type de capital
Naturel ou
produit
Consommable
Services
producteurs
Prix
Capital foncier
(la terre)
Naturel (éternel)
Non
La fertilité
Fermage
Capital
personnel
naturel
Oui, les
individus sont
mortels
Le travail
Salaire
produit
Périssables,
coûts
d’amortissement
et dépréciation
Services
mobilier (par
exemple, le
Intérêt
transport si le
bien est un train)
Capital mobilier
(les biens
capitaux)
Problème : pour investir, les entreprises doivent trouver des financements.
- Le marché financier : S’y échangent les moyens de financement des biens capitaux
supplémentaires. Les actifs financiers par émission de titres ne sont donc pas des objets
matériels comme les biens capitaux, mais des objets immatériels qui représentent une source
de financement. Les entreprises forment la demande et les ménages l’offre des moyens de
financements à travers leur épargne. Les individus rationnels trouvent avantage à épargner en
renonçant à la consommation immédiate : toute leur épargne est donc effectuée sous la forme
d’achats de titres financiers. La thésaurisation est donc exclue, car conserver de la monnaie en
tant que telle ne permet pas d’augmenter la consommation future.
Sur chacun de ces marchés, les agents rationnels, disposant d’une information parfaite sur
l’état de chaque marché à tout moment, interviennent soit comme offreurs, soit comme
demandeurs. La détermination de l’équilibre de tout marché est donc fonction de l’équilibre
des autres marchés.
3.3. L’existence et l’obtention de l’équilibre
Les hypothèses de départ
Quel est les hypothèses de base du raisonnement ?
•
La concurrence parfaite, impliquant que le profit extra soit nul.
•
L’EG est un équilibre simultané sur tous les marchés interdépendants.
•
Le principe de dichotomie: une économie " réelle", où tous les prix sont relatifs et
où une marchandise sera choisie comme numéraire.
•
La centralisation des échanges analogue à la Bourse: un processus de tâtonnement
avec un crieur tel qu'il n'existe pas d'échange effectif en dehors de l'équilibre.
•
Une liste donnée de biens et de services producteurs connus de tous les agents.
32
Sur cette base, Walras recherche les quantités échangées et les prix d'équilibre tels que les
individus obtiennent le maximum de bien-être. L'équilibre sur chaque marché est double pour
chaque prix d'équilibre :
quantité échangée = quantité demandée
et quantité échangée= quantité offerte.
Walras distingue deux marchés : un marché de n biens de consommation et un marché de m
services producteurs avec, sur chacun d’eux, le double équilibre vérifié.
Sur le plan mathématique, les prix d’équilibre correspondent à la solution d’un système
d’équations. Walras démontre alors l’unicité de ce système de prix.
Formellement, on obtient quatre systèmes d’équations à partir d’un certain nombre de
variables et de paramètres.
Au niveau des variables :
•
n biens de consommation notés {1,2,…,n} avec :
- quantités respectives de ces biens de consommation : Y1,Y2,…,Yn
- prix respectifs de ces biens de consommation : P1,P2,…,Pn
•
m services producteurs notés {1,2,…,m} avec :
- quantités respectives de ces services producteurs : X1,X2,…,Xm
- prix respectifs de ces services producteurs : V1,V2,…,Vm
Donc le nombre d’inconnues est 2n+2m.2
Au niveau des paramètres :
•
n fonctions de préférences pour les biens finals désignées par f1,f2,…,fn
•
m fonctions de combinaisons optimales pour les services producteurs notées g1,g2,…,
gm
•
aij les coefficients de production avec i : le service producteur utilisé dans la
production du bien de consommation j
Par exemple, a12 est la quantité utilisée du service producteur 1 dans la production du
bien de consommation 2.
Les aij sont donc des coefficients de fabrication, c’est-à-dire les quantités de services
producteurs qui entrent dans la production de chaque unité de marchandise.
2
En fait, à ces deux marchés, il faudrait ajouter le marché des k capitaux neufs qui dépend de l'épargne tel que:
- épargne réalisée = épargne offerte.
- épargne réalisée = demande de biens capitaux neufs.
Le système d'échange comprend alors :
(2m + 2n - 1) + ( 2k + 2) équations indépendantes.
(2m + 2n - 1) + ( 2k + 2) inconnues
(compte tenu du montant de l'épargne E et du taux de revenu net r)
avec m + n + k - 1 prix en termes de numéraire.
33
Comment l’EG est-il formalisé ?
L’objectif de Walras, rappelons-le, est d’expliquer comment se déterminent les prix sur tous
les marchés considérés simultanément, à savoir comment se fixent :
- les n quantités et les n prix des biens de consommation
- les m quantités et les m prix des services producteurs
- et comment sont utilisés les quantités des services producteurs pour la fabrication
des biens.
Caractérisons alors le marché des biens de consommation :
I
Y1=(p1,…,pn ; v1,…,vm)
Y2=(p1,…,pn ; v1,…,vm)
.
.
Yn=(p1,…,pn ; v1,…,vm)
L’équilibre de l’agent en tant que consommateur (acheteur d’outputs) est donné par ce
système d’équations : dans ce cas, les quantités demandées de chaque bien résulte d’un
arbitrage que fait l’individu avec la demande d’autres biens (qui lui coûtent P1,…,Pn selon le
bien) et l’offre de ses services producteurs (qui lui rapportent v1,…,vm selon le service
producteur). Cette arbitrage obéit au principe d’égalisation des utilités et des désutilités
marginales pondérées par les prix selon le même type de raisonnement que Jevons ou Menger
(cf. chapitre précédent). La fonction de préférence de l’agent est déterminée par les différentes
marchandises présentes dans l’économie sous contrainte de son revenu (tiré de l’offre de ses
services producteurs).
Par exemple, Y1 (la quantité consommée de pain par ex.) est fonction du prix du bien 1 (le
prix de la baguette de pain), du prix du bien 2 (le prix d'un bien complémentaire : le beurre ou
le prix d'un bien substituable : le riz), etc… et du prix du service producteur 1 (le salaire par
ex.), du prix du service producteur 2 (le revenu des placements financiers par ex.), etc.
Ce système d’équations montre donc qu’à l’équilibre, la quantité produite et offerte de chaque
bien est égale à la quantité demandée.
Walras caractérise ensuite le comportement de l’agent économique en tant qu’entrepreneur,
c’est-à-dire celui qui gère les affaires en achetant les inputs (au plus bas prix) :
II
P1=a11.v1+a21.v2+…+am1.vm
P2=a12.v1+a22.v2+...+am2.vm
.
.
Pn=a1n.v1+a2n.v2+…+amn.vm
Par exemple, le prix du bien de consommation 1 (P1) est donné par la quantité du service
producteur 1 utilisée dans sa production (le travail par ex.) multipliée par le prix de ce service
producteur 1 (le salaire) plus la quantité du service producteur 2 utilisée dans sa production
34
(le service produit par un machine-outil par ex.) multipliée par le prix de ce service
producteur 2 (le prix de sa location ou le coût de son fonctionnement) etc…
L’égalité entre la quantité échangée et la quantité offerte réalise l’équilibre de l’agent en tant
qu’entrepreneur. Il est obtenu lorsque celui-ci ne fait ni bénéfices, ni pertes, car le profit extra
est éliminé par la concurrence et la production n’est pas entreprise en cas de perte. Cette
égalité exprime que le prix de vente ne peut être ni supérieur, ni inférieur au prix de revient.
En d’autres termes, le prix de vente est de chaque produit est égal à son prix de revient en
services producteurs. Ici, les productivités marginales des facteurs de production doivent
partout être égales à leurs prix.
Caractérisons dans un troisième temps l’équilibre de l’agent économique en tant que
possesseur de capitaux (et donc offreur de services producteurs). C’est donc celui qui vend les
inputs. Ce système obéit aux mêmes principes que le système I :
III
X1=(p1,…,pn ; v1,…,vm)
X2=(p1,…,pn ; v1,…,vm)
.
.
Xm=(p1,…,pn ; v1,…,vm)
Par exemple, la quantité du service producteur 1 (X1) est fonction du prix du bien 1, de celui
du bien 2, etc… et de son propre prix v1, de celui du service producteur 2 (qui peut être un
service producteur complémentaire, on a donc une relation positive, ou concurrent, on obtient
alors une relation négative), etc…
On détermine ainsi les m quantités optimales de services producteurs. Ces équations indiquent
que les quantités vendues des services producteurs sont des fonctions déterminées des prix des
services et des prix des biens sachant que chaque offreurs de services producteurs doit
égaliser les utilités marginales des services qu’il conserve au prix de ces services et sachant
que ces utilités marginales dépendent de ce qu’il peut consommer, c’est-à-dire des prix des
biens.
Walras caractérise enfin l’équilibre de l’agent économique en tant que producteur qui doit
obtenir chaque service producteur en quantité requise pour produire les biens de
consommation dans leur quantité d’équilibre. C’est donc celui qui effectue les meilleures
combinaisons quantitatives des inputs pour produire un maximum d’output. La quantité de
chaque service vendu sur le marché doit être égale à la quantité employée dans la fabrication
des différents biens.
IV
X1=a11.Y1+a12.Y2+…+a1n.Yn
X2=a21.Y1+a22.Y2+...+a2n.Yn
.
.
Xm=am1.Y1+am2.Y2+…+amn.Yn
Par exemple, la quantité du service producteur 1 (X1) se répartit pour a11 dans la production
de la quantité Y1 du bien de consommation finale 1, pour a12 dans la production de la quantité
Y2 du bien de consommation finale 2, etc…
35
A l'équilibre général, l’offre globale est égale à la demande globale.
L’offre globale d’output est égale à la demande globale des inputs.
P1.Y1+P2.Y2+…+PnYn = V1.X1+V2.X2+…+Vm.Xm
Ou, sous forme agrégée :
n
m
j= 1
i= 1
∑ PjYj= ∑ ViXi
Si l’on choisit le bien 1 comme numéraire (étalon de mesure : P1=1), alors il est possible de
mesurer la valeur des autres marchandises à partir de ce bien. Le nombre d’inconnues devient
alors (2m + 2n – 1) et autant d'équations : toutes n'étant pas indépendantes, on en retire une
solution unique puisque le respect des contraintes budgétaires individuelles nous donne la
contrainte générale par sommation.
Partant, Walras estime avoir démontrer l’existence d’un EG unique puisque le système
d’équation peut être. Plus tard, il sera montré au contraire que tel n’est pas le cas. En effet,
l'existence de l'équilibre général ne se limite pas au fait qu'il y ait autant d'équations que
d'inconnues (voir Blaug, p.707). En fait, un tel système peut avoir des points d'équilibre
multiple si les courbes qu’il définit se coupent plusieurs fois. De plus, il faut que les prix
soient finis et non négatifs. Un tel système peut donc ne pas comporter de solution unique.
C. Libre concurrence, stabilité de l’équilibre et processus de tâtonnement
Sur le plan économique, il convient ensuite de montrer selon quel processus en pratique le
système de marché parvient à ces prix d’équilibre. Cela pose deux questions : celle de la libre
concurrence et celle de la stabilité et du tâtonnement.
La libre concurrence
La libre concurrence apparaît comme une condition essentielle de validité de toute la
construction théorique de Walras. Le rôle de l’Etat est à cet égard selon Walras d’ « instituer
et maintenir la libre concurrence économique », car la tendance spontanée des agents est de
rechercher et d’instaurer des situations de monopoles pouvant conduire à des défaillances du
point de vue collectif.
Dans la pensée walrassienne, la concurrence n’est pas seulement une structure de l’offre et de
la demande (définie par les conditions de la concurrence parfaite), mais également un type de
comportement des agents. Ainsi, sur un marché de libre concurrence, les acheteurs demandent
« à l’enchère » et les vendeurs offrent « au rabais ». La concurrence est alors définie par les
réactions des agents économiques à des désajustements entre l’offre et la demande. En
d’autres termes, demander à l’enchère ou offrir au rabais revient à augmenter le prix en cas de
demande excédentaire (D>O) et à diminuer le prix en cas d’offre excédentaire (O>D). Le type
de marché idéal selon Walras correspond à la Bourse des valeurs mobilières.
Plus généralement, dans l’analyse de Walras, la concurrence si elle s’étend à tout type de
marché peut jouer un rôle essentiel en permettant l’ajustement des quantités offertes aux
quantités demandées. Ce mécanisme garantit ainsi l’efficacité du système productif. Les
produits sont vendus à leur prix de revient, sans bénéfice, ni perte, à l’avantage des
36
consommateurs. Par conséquent, la libre concurrence assure à la fois l’efficacité et la justice
dans l’échange.
Stabilité et tâtonnement
Se posent ensuite la double question de la stabilité et du tâtonnement.
S’agissant de la stabilité, la question est la suivante : le système étant en position d’équilibre,
toute perturbation engendre-t-elle forcément des forces qui le ramènent à sa position initiale
d’équilibre ? Cette question rejoindrait celle du tâtonnement qui consiste quant à elle à savoir
si, à partir d’un point de départ arbitrairement choisi, le fonctionnement du marché conduit
systématiquement à une position d’équilibre. Walras répond par l’affirmative à ces deux
questions intimement liées, en montrant qu’un excès d’offre ou de demande va susciter des
réactions de la part des offreurs et des demandeurs et que l’ajustement consécutif du prix
conduit finalement à l’équilibre.
Le processus de tâtonnement vers l’équilibre ne renvoie à aucune réalité observable. C’est une
abstraction, un ensemble d’institutions et de règles idéales, par lesquelles Walras cherche le
processus idéal qui permette sur un marché lui-même idéal de parvenir « pratiquement » aux
prix d’équilibre idéaux théoriquement déterminés de façon à maximiser le bien-être de tous
les agents et de parvenir à un idéal de justice. Walras suppose un marché unique réunissant
l’ensemble des offreurs et des demandeurs et fonctionnant avec un « crieur de marché » (il
n’emploie jamais cette expression, ni même celle de commissaire-priseur). Il s’agit d’un agent
fictif qui centralise toute l'information sur les prix, les offres et les demandes, la diffuse et
propose des prix qui se rapprochent peu à peu des prix de l'Equilibre général. Les oscillations
de prix sont, en quelque sorte, des propositions successives, des tâtonnements qui acheminent
les échanges vers les prix définitifs de l'équilibre général où toutes les offres vont être égales à
toutes les demandes.
Plus précisément, le processus d’évolution vers l’équilibre suppose la présence d’un agent
centralisateur de marché situé au-dessus du marché et dont la fonction est d'annoncer des prix
jusqu’à ce que les demandes nettes (la demande effective moins l’offre effective sur chaque
marché) et les offres nettes (l’offre effective moins la demande effective sur chaque marché)
soient nulles sur tous les marchés. Ce « crieur de marché » fait des propositions de prix
auxquelles réagissent les offreurs et les demandeurs ; l’agent centralise les informations sur la
situation du marché : si l’offre et la demande s’équilibrent du premier coup (ce qui est
évidemment hautement improbable), alors l’ajustement est terminé et les échanges peuvent
avoir lieu. Si certains biens sont trop demandés et d’autres pas assez (s’il apparaît des
demandes excédentaires ou des offres excédentaires), alors le crieur modifie en conséquence
les prix pour provoquer une variation de l’offre et de la demande, les agents fixent sur la base
de ces nouveaux prix leurs quantités offertes et demandées de manière à atteindre leur objectif
(maximisation leurs fonctions-objectif individuelles en respectant leur contrainte budgétaire
donnée). En prenant compte des excédents d’offres et de demandes que cette nouvelle
situation génère, de nouveaux prix sont criés (ou non si l’équilibre est atteint). Et ainsi de
suite jusqu’à l’établissement de l’EG.
Une condition essentielle à l’efficacité du processus de tâtonnement (c’est-à-dire qu’il
parvienne à l’EG) est l’hypothèse d’échanges suspendus tant que l’EG n’est pas atteint. En
effet, si des échanges ont lieu alors que les prix annoncés ne permettent pas d’établir un
équilibre qui satisfasse l’ensemble des agents économiques, alors ces « faux » prix
37
modifieraient les dotations individuelles, et partant, les demandes et les offres réciproques.
Toutes les solutions changeraient en permanence créant un déséquilibre perpétuel, donc
rendant tout équilibre impossible.
Pour que le processus de tâtonnement fonctionne correctement, il faut donc que 5 éléments
soient réunis :
1. Il faut qu’il existe un marché unique ouvert simultanément pour toutes les
marchandises : un espace de communication transparent où l’information circule
librement et sans coût.
2. La concurrence est postulée comme un comportement des agents qui demandent à
l’enchère et offre au rabais.
3. Il faut que des prix soient criés au début du processus, avant même que les quantités
soient décidées. Le problème du marché walrassien ici est qu’y sont traitées toutes les
marchandises, simultanément et sans monnaie : la fonction du crieur de marché est
alors compliquée, car il doit exprimer tous les prix dans un même numéraire et
annoncer pour chaque marchandise un prix unique s’imposant à tous les agents
comme base de leurs calculs.
4. L’EG fait abstraction du temps : il n’existe pas de délai. L’analyse est purement
statique.
5. Aucun échange n’a lieu en dehors de l’équilibre : c’est une condition de validité
essentielle au modèle d’EG proposé par Walras, comme nous venons de le voir.
Le crieur de marché jouerait ainsi en première analyse le rôle de la « main invisible » de
Adam Smith. L’objectif de la théorie néoclassique d’en faire une loi scientifique semble
atteint. Mais ce mécanisme peut fort bien fonctionner dans une économie planifiée : le bureau
central idéal jouerait le même rôle. La question de la stabilité de l’EG pose de ce point de vue
deux problèmes :
• D’une part, le tâtonnement walrassien s’oppose à la spontanéité et au pouvoir
autorégulateur du marché : tout au long du processus de tâtonnement, il n’y a pas
d’échange (l’échange reste virtuel) et c’est seulement au prix d’équilibre que les
échanges peuvent avoir lieu.
• D’autre part, il s’agit d’un marché centralisé. Selon Smith, le fonctionnement du
marché reposait sur la réunion des marchands dont les relations d’échanges suffisaient
et limitaient le rôle de l’Etat à un rôle d’arbitre. Qui plus est, le marché était un ordre
qui s’est mis en place progressivement par des expériences successives, des relations
répétées entre les vendeurs et les acheteurs. Dans le cadre walrassien, le marché est
centralisé par un agent non privé, qui ne prend pas part aux échanges, qui n’est pas
price-taker (preneur de prix).
Finalement, contrairement à ce que voulait Walras, on peut soutenir que l’EG walrassien est
une remise en cause de l’idée de Smith selon laquelle c’est à travers les échanges que le
système marchand parvient à l’équilibre. Si l’EG peut être obtenu, c’est au prix d’une
organisation particulière du marché reposant sur une institution non privée et le fait que les
échanges n’ont lieu qu’à l’équilibre. En extrapolant un peu, ce système pourrait correspondre
à une planification indicative de l’Etat, renvoyant à l’idée de centralisation contraire aux
échanges décentralisés permis par le marché.
38
Conclusion du chapitre 2 :
L'Equilibre général qu'obtient Walras est un état idéal et non réel. Cela n'est pas surprenant
dans la mesure où Walras veut faire de l'économie une science, c’est-à-dire un modèle
d'explication des phénomènes qui ne soit pas prisonnier des contingences de la réalité. C'est
pourquoi, il distingue soigneusement cette économie pure, qu'il veut élaborer, de l'économie
appliquée. Les travaux de Léon Walras seront repris par la suite par Keneith Arrow et Gérard
Debreu dans les années 50.
Néanmoins, outre les critiques « internes » au modèle d’EG déjà évoquées, sa théorie donnera
lieu à d’autres critiques importantes. En voulant expliquer tous les phénomènes économiques
à travers l’application de la seule loi de l’offre et de la demande, le modèle s’écarte bien
souvent de la réalité. Elle suppose par exemple un profit extra nul, ce qui est évidemment très
peu vérifié. Plus fondamentalement, l’hypothèse d’équilibre sur le marché du travail toujours
compatible avec l’équilibre sur le marché des produits peut être remise en question surtout si
l’on admet l’interdépendance de tous les marchés.
La critique de Keynes à l’encontre de l’EG qu’il renvoie dos à dos avec la loi des débouchés
revient alors à montrer que le nombre de salariés employés dépend des quantités de biens
produites par les entreprises. En particulier, quand bien même la concurrence règnerait sur le
marché du travail (pas de salaire minimum, pas de syndicat,…), rien ne garantit que les
quantités de travail recherchées par les entrepreneurs soient égales aux quantités proposées
par les individus. En effet, les quantités de biens dont la production procure aux producteurs
le maximum de profit ne sont pas forcément celles dont la production exige l’emploi de tous
les salariés disponibles. Il faudrait alors que soit les marchés des biens soient en équilibre et
qu’il y ait du chômage, soit que le plein emploi soit atteint, mais que l’on ait des crises de
surproduction, d’excès d’offre sur le marché des biens. L’équilibre général n’est pas alors
réalisé et l’intervention de l’Etat pourrait bel et bien être nécessaire. C’est l’objet du chapitre
suivant.
39
TEXTES CHAPITRE 2
Texte : Le tableau économique de F. Quesnay (1758), 3ème version
La Nation est réduite à trois classes de Citoyens : la classe productive, la classe des propriétaires & la classe
stérile.
La classe productive est celle qui fait renaître par la culture du territoire les richesses annuelles de la Nation, qui
fait les avances des dépenses des travaux de l'agriculture, & qui paye annuellement les revenus des propriétaires
des terres. On renferme dans la dépendance de cette classe tous les travaux & toutes les dépenses qui s'y font
jusqu'à la vente des productions à la premiere main : c'est par cette vente qu'on connoît la valeur de la
reproduction annuelle des richesses de la Nation.
La classe des propriétaires comprend le Souverain, les Possesseurs des terres & les Décimateurs.
La classe stérile est formée de tous les citoyens occupés à d'autres services & à d'autres travaux que ceux de
l'agriculture ; & dont les dépenses sont payées par la classe productive & par la classe des propriétaires, qui euxmêmes tirent leurs revenus de la classe productive.
On considère dans la formule du Tableau économique,
D'abord,
LES AVANCES ANNUELLES de la classe productive, montantes à deux milliards
qui ont produit cinq milliards, dont deux milliards sont en produit net ou revenu.
Ensuite
LE REVENU de deux milliards pour les propriétaires, dont un milliard se dépense
en achats à la classe productive & l'autre milliard en achats à la classe stérile.
Enfin
LES AVANCES de la classe stérile de la somme d'un milliard qui se dépense par la
classe stérile en achats de matieres premieres à la classe productive.
Ainsi la classe productive vend pour un milliard de productions aux propriétaires du
revenu, & pour un milliard à la classe stérile qui y achete les matieres premieres de
ses ouvrages, ci
2 milliards.
Le milliard que les propriétaires du revenu,ont dépensé en achats à la classe stérile,
est employé par cette classe pour la subsistance des Agens dont elle est composée,
en achats de productions prises à la classe productive, ci
1 milliard.
TOTAL des achats faits par les propriétaires du revenu, & par la classe stérile à la
classe productive, ci- contre
3 milliards.
De ces trois milliards reçus par la classe productive pour trois milliards de productions qu'elle a vendues, elle en
doit deux milliards aux propriétaires pour l'année courante du revenu, & elle en dépense un milliard en achats
d'ouvrages pris à la classe stérile. Cette dernière classe retient cette somme pour le remplacement de ses avances,
qui ont été dépensées d'abord à la classe productive en achats de matieres premieres qu'elle a employées dans ses
ouvrages, ainsi ses avances ne produisent rien ; elle les dépense, elles lui sont rendues, & restent toujours en
réserve.
Les matieres premieres & le travail pour les ouvrages montent les ventes de la classe stérile à deux milliards,
dont un milliard est dépensé pour la subsistance des agens dont cette classe est composée ; il n'y a là que
consommation ou anéantissement de productions & point de réproduction. Cette classe ne subsiste que du
payement successif de la rétribution dûe à son travail, qui est inséparable d'une dépense employée en
subsistances, sans régénération de ce qui s'anéantit par la consommation. L'autre milliard est réservé pour le
remplacement de ses avances, qui, l'année suivante seront employées de nouveau à la classe productive en achats
de matieres premieres pour les ouvrages que la classe stérile fabrique.
La marche de ce commerce entre les différentes classes, & ses conditions essentielles ne sont point
hypothétiques. Quiconque voudra réfléchir, verra qu'elles sont fidèlement copiées d'après la nature : mais les
données, & l'on en a prévenu, ne sont qu'une hypothèse.
Les divers états de prospérité ou de dépérissement d'une Nation agricole, offrent une multitude d'autres données,
dont chacune est le fondement d'un calcul particulier qui lui est propre en toute rigueur.
Celles d'où nous sommes partis fixent la règle la plus constante dans l'ordre naturel, à cinq milliards la
reproduction totale que la classe productive fait renaître annuellement avec deux milliards d'avances annuelles
sur un territoire tel que celui que nous avons décrit. Selon cette hypothèse, les avances annuelles reproduisent
deux cent cinquante pour cent. Le revenu des propriétaires peut être alors égal aux avances annuelles. Mais ces
données ont des conditions sine quabus non, elles supposent que la liberté du commerce soutient le débit des
productions à un bon prix, par exemple, le prix du blé à 18 liv. le septier ; elles supposent d'ailleurs que le
cultivateur n'ait à payer directement ou indirectement d'autres charges que le revenu, dont une partie, par
40
exemple, les deux septiemes, doit former le revenu du Souverain. Selon ces données sur un revenu total de deux
milliards, la part du Souverain seroit de 572 millions ; celle des propriétaires seroit de quatre septiemes ou un
milliard 144 millions ; celle des Décimateurs d'un septieme ou 286 millions, l'impôt compris. Il n'y a aucune
manière d'établir l'impôt qui puisse fournir un aussi grand revenu public, sans causer aucun dépérissement dans
la réproduction annuelle des richesses de la Nation. S'il y avoit des biens fonds exempts de la contribution de
l'impôt, ce ne devroit être qu'en considération de quelques avantages pour le bien de l'Etat, & alors cela devroit
être compté comme faisant partie du revenu public ; aussi de telles exemptions ne doivent avoir lieu qu'à bon
titre.
Les Propriétaires, le Souverain & toute la Nation ont un grand intérêt que l'impôt soit établi en entier sur le
revenu des terres immédiatement ; car toute autre forme d'imposition seroit contre l'ordre naturel, parce qu'elle
seroit préjudiciable à la réproduction & à l'impôt, & que l'impôt retomberoit sur l'impôt même. Tout est assujetti
ici bas aux loix de la nature : les hommes sont doués de l'intelligence nécessaire pour les connoître & les
observer ; mais la multiplicité des objets exige de grandes combinaisons qui forment le fond d'une science
évidente fort étendue, dont l'étude est indispensable pour éviter les méprises dans la pratique.
Des cinq milliards de réproduction totale, les propriétaires du revenu & la classe stérile en ont acheté pour trois
milliards pour leur consommation : ainsi il reste encore à la classe productive pour deux milliards de productions
; cette classe a en outre pour un milliard d'ouvrages qu'elle a acheté à la classe stérile, ce qui lui fait un fonds
annuel de trois milliards qui sont consommés par les divers agens occupés aux différens travaux de cette classe
qui sont payés par les avances annuelles de la culture, & aux diverses réparations journalieres du fonds de
l'établissement qui sont payés par les intérêts dont on va parler. Ainsi la dépense annuelle de la classe productive
est de trois milliards, sçavoir deux milliards de productions qu'elle retient pour sa consommation, & un milliard
d'ouvrages qu'elle a acheté à la classe stérile.
Ces trois milliards forment ce qu'on appelle LES REPRISES de la classe productive dont deux milliards
constituent les avances annuelles qui se consomment pour le travail direct de la réproduction des cinq milliards
que cette classe fait renaître annuellement pour restituer & perpétuer les dépenses qui s'anéantissent par la
consommation : l'autre milliard est prélevé par cette même classe sur ses ventes pour les intérêts de ses avances
primitives et annuelles. On va faire sentir la nécessité de ces intérêts.
1° Le fonds des richesses d'exploitation qui constitue les avances primitives, est sujet à un dépérissement
journalier qui exige des réparations continuelles indispensablement nécessaires pour que ce fonds important reste
dans le même état, & ne marche pas progressivement vers un anéantissement total qui détruiroit la culture & par
conséquent la reproduction, & par conséquent la population.
2° La culture est inséparable de plusieurs grands accidens qui détruisent quelquefois presqu'entièrement la
récolte ; telles sont la gélée, la grêle, la niéle, les innondations, la mortalité des bestiaux, &c., &c. Si les
cultivateurs n'avoient aucun fonds en réserve, il s'ensuivroit qu'après de tels accidens non-seulement ils ne
pourroient pas payer les Propriétaires & le Souverain, mais qu'ils ne pourroient pas même subvenir aux dépenses
de leur culture l'année suivante : on sent les conséquences funestes d'un pareil anéantissement de culture.
Les intérêts des avances primitives et annuelles de leur établissement que les cultivateurs doivent retirer dans
leurs reprises annuelles leur servent à faire face à ces grands accidens & à l'entretien journalier des richesses
d'exploitation qui demandent à être réparées sans cesse.
On a remarqué plus haut (note 2, page 13) que les avances primitives étoient d'environ cinq fois plus fortes que
les avances annuelles : dans l'hypothèse actuelle où les avances annuelles sont de deux milliards, les avances
primitives sont donc de dix milliards, les intérêts annuels d'un milliard ne sont que sur le taux de dix pour cent.
Si l'on considere la quantité de dépenses auxquels ils doivent subvenir ; si l'on songe à l'importance de leur
destination ; si l'on réfléchit que sans eux le payement des fermages & de l'impôt ne seroit jamais assuré, que
toutes les dépenses de la société seroient souvent interrompue, que le fonds de richesses d'exploitation & par
conséquent, la culture marcheroient par une pente invincible vers leur destruction qui anéantiroit la plus grande
partie du genre humain, & renverroit l'autre vivre dans les forêts ; on sentira qu'il s'en faut beaucoup que le taux
de dix pour cent pour les intérêts des avances périssables de la culture, soit un taux trop fort.
Nous ne disons pas que tous les cultivateurs retirent annuellement, outre leurs avances annuelles, dix pour cent,
pour les intérêts de leurs avances primitives : mais nous disons que telle est une des principales conditions d'un
état de prospérité ; que toutes les fois que cela n'est pas ainsi chez une Nation, cette Nation n'a qu'une existence
précaire, & qu'elle est sans cesse exposée à des malheurs effrayants.
La somme totale de ces intérêts se dépense annuellement, parce que si quelques cultivateurs en gardent une
petite partie pour l'occasion, d'autres à qui cette occasion est arrivée & qui viennent d'éprouver quelque accident,
remettent en dépense tout ce qu'ils avaient réservé ; ce qui fait balance. Voilà pourquoi on les compte dans la
somme des dépenses annuelles.
(…)
Le total des cinq milliards partagé d'abord entre la classe productive & la classe des propriétaires, étant dépensé
annuellement dans un ordre régulier qui assure perpétuellement la même réproduction annuelle, il y a un
milliard qui est dépensé par les propriétaires en achats faits à la classe productive, & un milliard en achats faits
41
à la classe stérile : la classe productive en dépense aussi un milliard en achats qu'elle fait à la classe stérile ; :
ainsi la classe stérile reçoit deux milliards qu'elle emploie à la classe productive en achats pour la subsistance de
ses agens & en achats pour les matieres premieres de ses ouvrages.
Texte : Adam Smith (Livre I, conclusion)
I shall conclude this very long chapter with observing that every improvement in the circumstances of the
society tends either directly or indirectly to raise the real rent of land, to increase the real wealth of the landlord,
his power of purchasing the labour, or the produce of the labour of other people.
The extension of improvement and cultivation tends to raise it directly. The landlord's share of the produce
necessarily increases with the increase of the produce.
That rise in the real price of those parts of the rude produce of land, which is first the effect of extended
improvement and cultivation, and afterwards the cause of their being still further extended, the rise in the price
of cattle, for example, tends too to raise the rent of land directly, and in a still greater proportion. The real value
of the landlord's share, his real command of the labour of other people, not only rises with the real value of the
produce, but the proportion of his share to the whole produce rises with it. That produce, after the rise in its real
price, requires no more labour to collect it than before. A smaller proportion of it will, therefore, be sufficient to
replace, with the ordinary profit, the stock which employs that labour. A greater proportion of it must,
consequently, belong to the landlord.
All those improvements in the productive powers of labour, which tend directly to reduce the real price of
manufactures, tend indirectly to raise the real rent of land. The landlord exchanges that part of his rude produce,
which is over and above his own consumption, or what comes to the same thing, the price of that part of it, for
manufactured produce. Whatever reduces the real price of the latter, raises that of the former. An equal quantity
of the former becomes thereby equivalent to a greater quantity of the latter; and the landlord is enabled to
purchase a greater quantity of the conveniences, ornaments, or luxuries, which he has occasion for.
Every increase in the real wealth of the society, every increase in the quantity of useful labour employed
within it, tends indirectly to raise the real rent of land. A certain proportion of this labour naturally goes to the
land. A greater number of men and cattle are employed in its cultivation, the produce increases with the increase
of the stock which is thus employed in raising it, and the rent increases with the produce.
The contrary circumstances, the neglect of cultivation and improvement, the fall in the real price of any part
of the rude produce of land, the rise in the real price of manufactures from
the decay of manufacturing art and industry, the declension of the real wealth of the society, all tend, on the other
hand, to lower the real rent of land, to reduce the real wealth of the landlord, to diminish his power of purchasing
either the labour, or the produce of the labour of other people.
The whole annual produce of the land and labour of every country, or what comes to the same thing, the
whole price of that annual produce, naturally divides itself, it has already been
observed, into three parts; the rent of land, the wages of labour, and the profits of stock; and constitutes a
revenue to three different orders of people; to those who live by rent, to those who live by wages, and to those
who live by profit. These are the three great, original, and constituent orders of every civilised society, from
whose revenue that of every other order is ultimately derived.
The interest of the first of those three great orders, it appears from what has been just now said, is strictly and
inseparably connected with the general interest of the society. Whatever either promotes or obstructs the one,
necessarily promotes or obstructs the other. When the public deliberates concerning any regulation of commerce
or police, the proprietors of land never can mislead it, with a view to promote the interest of their own particular
order; at least, if they have any tolerable knowledge of that interest. They are, indeed, too often defective in this
tolerable knowledge. They are the only one of the three orders whose revenue costs them neither labour nor care,
but comes to them, as it were, of its own accord, and independent of any plan or project of their own. That
indolence, which is the natural effect of the ease and security of their situation, renders them too often, not only
ignorant, but incapable of that application of mind which is necessary in order to foresee and understand the
consequences of any public regulation.
The interest of the second order, that of those who live by wages, is as strictly connected with the interest of
the society as that of the first. The wages of the labourer, it has already been shown, are never so high as when
the demand for labour is continually rising, or when the quantity employed is every year increasing considerably.
When this real wealth of the society becomes stationary, his wages are soon reduced to what is barely enough to
enable him to bring up a family, or to continue the race of labourers. When the society declines, they fall even
below this. The order of proprietors may, perhaps, gain more by the prosperity of the society than that of
labourers: but there is no order that suffers so cruelly from its decline. But though the interest of the labourer is
strictly connected with that of the society, he is incapable either of comprehending that interest or of
understanding its connection with his own. His condition leaves him no time to receive the necessary
information, and his education and habits are commonly such as to render him unfit to judge even though he was
42
fully informed. In the public deliberations, therefore, his voice is little heard and less regarded, except upon some
particular occasions, when his clamour is animated, set on and supported by his employers, not for his, but their
own particular purposes.
His employers constitute the third order, that of those who live by profit. It is the stock that is employed for
the sake of profit which puts into motion the greater part of the useful labour of every society. The plans and
projects of the employers of stock regulate and direct all the most important operations of labour, and profit is
the end proposed by all those plans and projects. But the rate of profit does not, like rent and wages, rise with the
prosperity and fall with the declension of the society. On the contrary, it is naturally low in rich and high in poor
countries, and it is always highest in the countries which are going fastest to ruin. The interest of this third order,
therefore, has not the same connection with the general interest of the society as that of the other two. Merchants
and master manufacturers are, in this order, the two classes of people who commonly employ the largest capitals,
and who by their wealth draw to themselves the greatest share of the public consideration. As during their whole
lives they are engaged in plans and projects, they have frequently more acuteness of understanding than the
greater part of country gentlemen. As their thoughts, however, are commonly exercised rather about the interest
of their own particular branch of business, than about that of the society, their judgment, even when given with
the greatest candour (which it has not been upon every occasion) is much more to be depended upon with regard
to the former of those two objects than with regard to the latter. Their superiority over the country gentleman is
not so much in their knowledge of the public interest, as in their having a better knowledge of their own interest
than he has of his. It is by this superior knowledge of their own interest that they have frequently imposed upon
his generosity, and persuaded him to give up both his own interest and that of the public, from a very simple but
honest conviction that their interest, and not his, was the interest of the public. The interest of the dealers,
however, in any
particular branch of trade or manufactures, is always in some respects different from, and even opposite to, that
of the public. To widen the market and to narrow the competition, is always the interest of the dealers. To widen
the market may frequently be agreeable enough to the interest of the public; but to narrow the competition must
always be against it, and can serve only to enable the dealers, by raising their profits above what they naturally
would be, to levy, for their own benefit, an absurd tax upon the rest of their fellow-citizens. The proposal of any
new law or regulation of commerce which comes from this order ought always to be listened to with great
precaution, and ought never to be adopted till after having been long and carefully examined, not only with the
most scrupulous, but with the most suspicious attention. It comes from an order of men whose interest is never
exactly the same with that of the public, who have generally an interest to deceive and even to oppress the
public, and who accordingly have, upon many occasions, both deceived and oppressed it.
Texte : J.B. Say, Traité d'économie politique, Chapitre 15
Les entrepreneurs des diverses branches d' industrie ont coutume de dire que la difficulté n' est pas de produire,
mais de vendre ; qu' on produirait toujours assez de marchandises, si l' on pouvait facilement en trouver le débit.
Lorsque le placement de leurs produits est lent, pénible, peu avantageux, ils disent que l' argent est rare ; l' objet
de leurs désirs est une consommation active qui multiplie les ventes et soutienne les prix. Mais si on leur
demande quelles circonstances, quelles causes sont favorables au placement de leurs produits, on s' aperçoit que
le plus grand nombre n' a que des idées confuses sur ces matières, observe mal les faits et les explique plus mal
encore, tient pour constant ce qui est douteux, souhaite ce qui est directement contraire à ses intérêts, et cherche
à obtenir de l' autorité une protection féconde en mauvais résultats.
Pour nous former des idées plus sûres, et d' une haute application, relativement à ce qui ouvre des débouchés
aux produits de l' industrie, poursuivons l' analyse des faits les plus connus, les plus constans ; rapprochons-les
de ce que nous avons déjà appris par la même voie ; et peut-être découvrirons-nous des vérités neuves,
importantes, propres à éclairer les désirs des hommes industrieux, et de nature à assurer la marche des
gouvernemens jaloux de les protéger. L' homme dont l' industrie s' applique à donner de la valeur aux choses en
leur créant un usage quelconque, ne peut espérer que cette valeur sera appréciée et payée, que là ou d' autres
hommes auront les moyens d' en faire l' acquisition. Ces moyens, en quoi consistent-ils ? En d' autres valeurs, d'
autres produits, fruits de leur industrie, de leurs capitaux, de leurs terres : d' où il résulte, quoiqu' au premier
aperçu cela semble un paradoxe, que c' est la production qui ouvre des débouchés aux produits. Que si un
marchand d' étoffes s' avisait de dire : ce ne sont pas d' autres produits que je demande en échange des miens, c'
est de l' argent, on lui prouverait aisément que son acheteur n' est mis en état de le payer en argent que par des
marchandises qu' il vend de son côté. " tel fermier, peut-on lui répondre, achètera vos étoffes si ses récoltes sont
bonnes ; il achètera d' autant plus qu' il aura produit davantage. Il ne pourra rien acheter, s' il ne produit rien. "
vous-mêmes, vous n' êtes mis à même de lui acheter son froment et ses laines, qu’autant que vous produisez des
étoffes. Vous prétendez que c' est de l' argent qu' il vous faut : je vous dis, moi, que ce sont d' autres produits. En
effet, pourquoi désirez-vous cet argent ? N' est-ce pas dans le but d' acheter des matières premières pour votre
industrie, ou des comestibles pour votre bouche ? Vous voyez bien que ce sont des produits qu' il vous faut, et
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non de l' argent. La monnaie d' argent qui aura servi dans la vente de vos produits, et dans l' achat que vous aurez
fait des produits d' un autre, ira, un moment après, servir au même usage entre deux autres contractans ; elle
servira ensuite à d' autres ; et à d' autres encore, sans fin : de même qu' une voiture qui, après avoir transporté le
produit que vous aurez vendu, en transportera un autre, puis un autre. Lorsque vous ne vendez pas facilement vos
produits, dites-vous que c' est parce que les acquéreurs manquent de voitures pour les emporter ? Eh bien ! L'
argent n' est que la voiture de la valeur des produits. Tout son usage a té de voiturer chez vous la valeur des
produits que l' acheteur avait vendus pour acheter les vôtres ; de même, il transportera chez celui auquel vous
ferez un achat, la valeur des produits que vous aurez vendus à d' autres. " c' est donc avec la valeur de vos
produits, transformée momentanément en une somme d' argent, que vous achetez, que tout le monde achète les
choses dont chacun à besoin. Autrement comment ferait-on pour acheter maintenant en France, dans une année,
six ou huit fois plus de choses qu' on n' en achetait sous le règne misérable de Charles Vi ? Il est évident que c'
est parce qu' on y produit six ou huit fois plus de choses, et qu' on achète ces choses les unes avec les autres. "
lors donc qu' on dit : la vente ne va pas, parce que l' argent est rare, on prend le moyen pour la cause ; on
commet une erreur qui provient de ce que presque tous les produits se résolvent en argent avant de s' échanger
contre d' autres marchandises, et de ce qu' une marchandise qui se montre si souvent, paraît au vulgaire être la
marchandise par excellence, le terme de toutes les transactions dont elle n' est que l' intermédiaire. On ne devrait
pas dire : la vente ne va pas, parce que l' argent est rare, mais parce que les autres produits le sont. Il y a toujours
assez d' argent pour servir à la circulation et à l' échange réciproque des autres valeurs, lorsque ces valeurs
existent réellement. Quand l' argent vient à manquer à la masse des affaires, on y supplée aisément, et la
nécessité d' y suppléer est l' indication d' une circonstance bien favorable : elle est une preuve qu' il y a une
grande quantité de valeurs produites, avec lesquelles on désire se procurer une grande quantité d' autres valeurs.
La marchandise intermédiaire, qui facilite tous les échanges (la monnaie), se remplace aisément dans ce cas-là
par des moyens connus des négocians, et bientôt la monnaie afflue, par la raison que la monnaie est une
marchandise, et que toute espèce de marchandise se rend aux lieux où l' on en a besoin. C' est un bon signe
quand l' argent manque aux transactions, de même que c' est un bon signe quand les magasins manquent aux
marchandises. Lorsqu' une marchandise surabondante ne trouve point d' acheteurs, c' est si peu le défaut d' argent
qui en arrête la vente, que les vendeurs de cette marchandise s' estimeraient heureux d' en recevoir la valeur en
ces denrées qui servent à leur consommation, évaluées au cours du jour ; ils ne chercheraient point de numéraire,
et n' en auraient nul besoin, puisqu' ils ne le souhaitaient que pour le transformer en denrées de leur
consommation. Le producteur qui croirait que ses consommateurs se composent, outre ceux qui produisent de
leur côté, de beaucoup d' autres classes qui ne produisent pas matériellement, comme des fonctionnaires publics,
des médecins, des gens de loi, des prêtres, etc., et qui de là tirerait cette induction, qu' il y a des débouchés autres
que ceux que présentent les personnes qui produisent elles-mêmes ; le producteur, dis-je, qui raisonnerait ainsi,
prouverait qu' il s' attache aux apparences, et ne pénètre pas le fond des choses. En effet, un prêtre va chez un
marchand pour y acheter une étole ou un surplis. La valeur qu' il y porte est sous la forme d' une somme d' argent
: de qui la tient-il ? D' un percepteur qui l' avait levée sur un contribuable. De qui le contribuable la tenait-il ?
Elle avait été produite par lui. C' est cette valeur produite, échangée d' abord contre des écus, puis donnée à un
prêtre, qui a permis à celui-ci d' aller faire son achat. Le prêtre a été substitué au producteur ; et le producteur,
sans cela, aurait pu acheter pour lui-même, avec la valeur de son produit, non pas une étole ou un surplis, mais
tout autre produit plus utile. La consommation qui a été faite du produit appelé surplis, a eu lieu aux dépens d'
une autre consommation. De toute manière, l' achat d' un produit ne peut être fait qu' avec la valeur d' un autre.
La première conséquence qu' on peut tirer de cette importante vérité, c' est que, dans tout état, plus les
producteurs sont nombreux et les productions multipliées, et plus les débouchés sont faciles, variés et vastes.
Dans les lieux qui produisent beaucoup, se crée la substance avec laquelle seule on achète : je veux dire la valeur
. L' argent ne remplit qu' un office passager dans ce double échange ; et, les échanges terminés, il se trouve
toujours qu' on a payé des produits avec des produits. Il est bon de remarquer qu' un produit terminé offre, dès
cet instant, un débouché à d' autres produits pour tout le montant de sa valeur. En effet, lorsque le dernier
producteur a terminé un produit, son plus grand désir est de le vendre, pour que la valeur de ce produit ne chôme
pas entre ses mans. Mais il n' est pas moins empressé de se défaire de l' argent que lui procure sa vente, pour que
la valeur de l' argent ne chôe pas non plus. Or, on ne peut se défaire de son argent qu' en demandant à acheter un
produit quelconque. On voit donc que le fait seul de la formation d' un produit ouvre, dès l' instant même, un
débouché à d' autres produits.
C'est pour cela qu' une bonne récolte n' est pas seulement favorable aux cultivateurs, et qu' elle l' est en même
temps aux marchands de tous les autres produits. On achète davantage toutes les fois qu' on recueille davantage.
Une mauvaise récolte, au contraire, nuit à toutes les ventes. Il en est de même des récoltes faites par les arts et le
commerce. Une branche de commerce qui prospère fournit de quoi acheter, et procure conséquemment des
ventes à tous les autres commerces ; et d' un autre côté, quand une partie des anufactures ou des genres de
commerce devient languissante, la plupart des autres en souffrent. Cela étant ainsi, d' où vient, demandera-t-on,
cette quantité de marchandises qui, à certaines époques, encombrent la circulation, sans pouvoir trouver d'
acheteurs ? Pourquoi ces marchandises ne s' achètent-elles pas les unes les autres ? Je répondrai que des
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marchandises qui ne se vendent pas, ou qui se vendent à perte, excèdent la somme des besoins qu' on a de ces
marchandises, soit parce qu' on en a produit des quantités trop considérables, soit plutôt parce que d' autres
productions ont souffert. Certains produits surabondent, parce que d' autres sont venus à manquer. En termes
plus vulgaires, beaucoup de gens ont moins acheté, parce qu' ils ont moins gagné ; et ils ont moins gagné, parce
qu' ils ont trouvé des difficultés dans l' emploi de leurs moyens de production, ou bien parce que ces moyens leur
ont manqué. Aussi l' on peut remarquer que les temps où certaines denrées ne se vendent pas bien, sont
précisément ceux où d' autres denrées montent à des prix excessifs ; et comme ces prix élevés seraient des motifs
pour en favoriser la production, il faut que des causes majeures ou des moyens violens, comme des désastres
naturls ou politiques, l' avidité ou l' impéritie des gouvernemens, maintiennent forcément d' un côté cette pénurie,
qui cause un engorgement de l' autre. Cette cause de maladie politique vient-elle à cesser, les moyens de
production se portent vers les routes où la production est demeurée en arrière ; en avançant dans ces voies-là, elle
favorise l' avancementde la production dans toutes les autres. Un genre de production devancerait rarement les
autres, et ses produits seraient rarement avilis, si tous étaient toujours laissés à leur entière liberté.
Une seconde conséquence du même principe, c' est que chacun est intéressé à la prospérité de tous, et que la
prospérité d' un genre d' industrie est favorable à la prospérité de tous les autres. En effet, quels que soient l'
industrie qu' on cultive, le talent qu' on exerce, on en trouve d' autant mieux l' emploi, et l' on en tire un profit d'
autant meilleur, qu' on est plus entouré de gens qui gagnent eux-mêmes. Un homme à talent, que vous voyez
tristement végéter dans un pays qui décline, trouverait mille emplois de ses facultés dans un pays productif, où l'
on pourrait employer et payer sa capacité. Un marchand, placé dans une ville industrieuse et riche, vend pour des
sommes bien plus considérables que celui qui habite un canton pauvre où dominent l' insouciance et la paresse.
Que feraient un actif manufacturier, un habile négociant dans une ville mal peuplée et mal civilisée de certaines
portions de l' Espagne ou de la Pologne ? Quoiqu' il n' y rencontrât aucun concurrent, il y vendrait peu, parce qu'
on y produit peu ; tandis qu' à Paris, à Amsterdam, à Londres, malgré la concurrence de cent marchands comme
lui, il pourra faire d' immenses affaires. La raison en est simple : il est entouré de gens qui produisent beaucoup
dans une multitude de genres, et qui font des achats avec ce qu' ils ont produit, c' est-à-dire, avec l' argent
provenant de la vente de ce qu' ils ont produit.
Telle est la source des profits que les gens des villes font sur les gens des campagnes, et que ceux-ci font sur les
premiers : les uns et les autres ont d' autant plus de quoi acheter qu' ils produisent davantage. Une ville entourée
de riches campagnes, y trouve de nombreux et riches acheteurs, et dans le voisinage d' une ville opulente, les
produits de la campagne ont bien plus de valeur. C' est par une distinction futile qu' on classe les nations en
nations agricoles, manufacturières et commerçantes. Si une nation réussit dans l' agriculture, c' est une raison
pour que ses manufactures et son commerce prospèrent ; si ses manufactures et son commerce sont florissans,
son agriculture s' en trouvera mieux.
Une nation, par rapport à la nation voisine, est dans le même cas qu' une province par rapport à une autre
province, qu' une ville par rapport ax campagnes : elle est intéressée à la voir prospérer, et assurée de profiter de
son opulence. C' est donc avec raison que les états-Unis ont toujours cherché à donner de l' industrie aux tribus
sauvages dont ils sont entourés : ils ont voulu qu' elles eussent quelque chose à donner en échange, car on ne
gagne rien avec des peuples qui n' ont rien à vous donner. Il est précieux pour l' humanité qu' une nation, entre
les autres, se conduise, en chaque circonstance, d' après des principes libéraux. Il sera démontré, par les brillans
résultats qu' elle en obtiendra, que les vains systèmes , les funestes théories , sont les maximes exclusives et
jalouses des vieux états de l' Europe qu' ils décorent effrontément du nom de vérités pratiques , parce qu' ils les
mettent malheureusement en pratique. L' union américaine aura la gloire de prouver, par l' expérience, que la
plus haute politique est d' accord avec la modération et avec l' humanité. Une troisième conséquence de ce
principe fécond, c' est que l' importation des produits étrangers est favorable à la vente des produits indigènes ;
car nous ne pouvons acheter les marchandises étrangères qu' avec des produits de notre industrie, de nos terres et
de nos capitaux, auxquels ce commerce par conséquent procure un débouché. -c' est en argent, dira-t-on, que
nous payons les marchandises étrangères. -quand cela serait, notre sol ne produisant point d' argent, il faut
acheter cet argent avec des produits de notre industrie ; ainsi donc, soit que les achats qu' on fait à l' étranger
soient acquittés en marchandises ou en argent, ils procurent à l' industrie nationale des débouchés pareils. Par
une quatrième conséquence du même principe, la consommation pure et simle, celle qui n' a d' autre objet que de
provoquer de nouveaux produits, ne contribue point à la richesse du pays. Elle détruit d' un côté ce qu' elle fait
produire d' un autre côté. Pour que la consommation soit favorable, il faut qu' elle remplisse son objet essentiel,
qui est de satisfaire à des besoins. Lorsque Napoléon exigeait qu' on parût à sa cour avec des habits brodés, il
causait à ses courtisans une perte égale, tout au moins, aux gains qu' il procurait à ses brodeurs. C' était pis
encore lorsqu' il autorisait par des licences un commerce clandestin avec l' Angleterre, à la charge d' exporter en
marchandises françaises une valeur égale à celle qu' on voulait importer. Les négocians qui fesaient usage de ces
licences, chargeaient sur leurs navires des marchandises qui, ne pouvant être admises de l' autre côté du détroit,
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étaient jetées à la mer en sortant du port. Le gouvernement, tout-à-fait ignorant en économie politique, s'
applaudissait de cette manoeuvre comme étant favorable à nos manufactures. Mais quel en était l' effet réel ? Le
négociant, obligé de perdre la valeur entière des marchandises françaises qu' il exportait, vendait en conséquence
le sucre et le café qu' il rapportait d' Angleterre, le consommateur français payait le montant des produits dont il
n' avait pas joui. C' était comme si, pour encourager les fabriques, on avait acheté, aux dépens des contribuables,
les produits manufacturés pour les jeter à la mer. Pour encourager l' industrie, il ne suffit pas de la consommation
pure et simple ; il faut favoriser le développement des goûts et des besoins qui font naître parmi les popuuations
l' envie de consommer ; de même que, pour favoriser la vente, il faut aider les consommateurs à faire des gains
qui les mettent en état d' acheter. Ce sont les besoins généraux et constans d' une nation qui l' excitent à produire,
afin de se mettre en pouvoir d' acheter, et qui par là donnent lieu à des consommations constamment renouvelées
et favorables au bien-être des familles.
Après avoir compris que la demande des produits en général est d' autant plus vive que la production est plus
active, vérité constante malgré sa tournure paradoxale, on doit peu se mettre en peine de savoir vers quelle
branche d' industrie il est à désirer que la production se dirige. Les produits créés font naître des demandes
diverses, déterminées par les moeurs, les besoins, l' état des capitaux, de l' industrie, des agens naturels du pays ;
les marchandises les plus demandées sont celles qui présentent, par la concurrence des demandeurs, de plus forts
intérêts pour les capitaux qui y sont consacrés, de plus gros profits pour les entrepreneurs, de meilleurs salaires
pour les ouvriers ; et ce sont celles-là qui sont produites de préférence. On voudra savoir peut-être quel serait le
terme d' une production croissante et où des produits, chaque jour plus considérables, s' échangeraient
constamment les uns contre les autres ; car enfin ce n' est que dans les quantités abstraites qu' il y a des
progressions infinies, et dans la pratique la nature des choses met des bornes à tous les excès. Or, c' est l'
économie politique pratique que nous étudions ici. L' expérience ne nous a jamais offert encore l' exemple d' une
nation complètement pourvue de tous les produits qu' elle est en état de créer et de consommer ; mais nous
pouvons étendre par la pensée à tous les produits successivement, ce que nous avons observé sur quelques-uns.
Au-delà d' un certain point, les difficultés qui accompagnent la production, et qui sont en général surmontées par
les services productifs, s' accroissent dans une proportion plus rapide, et ne tardent pas à srpasser la satisfaction
qui peut résulter de l' usage qu' on fait du produit. Alors on peut bien créer une chose utile, mais son utilité ne
vaut pas ce qu' elle coûte, et elle ne remplit pas la condition essentielle d' un produit, qui est d' égaler tout au
moins en valeur ses frais de production. Quand on a obtenu d' un territoire toutes les denrées alimentaires qu' on
en peut obtenir, si l' on fait venir de plus loin de nouvelles denrées alimentaires, leur production peut se trouver
tellement dispendieuse que la chose procurée ne vaille pas ce qu' elle coûte. Si le travail de trente journées d'
hommes ne pouvait les nourrir que pendant vingt jours, il ne serait pas possible de se livrer à une semblable
production ; elle ne favoriserait pas le développement de nouveaux individus, qui par conséquent ne formeraient
pas la demande de nouveaux vêtemens, de nouvelles habitations, etc. à la vérité, le nombre des consommateurs
étant borné par les denrées alimentaires, leurs autres besoins peuvent se multiplier indéfiniment, et les produits
capables de les satisfaire peuvent se multiplier de même et s' échanger entre eux. Ils peuvent se multiplier
également pour former des accumulations et des capitaux. Toutefois, les besoins devenant de moins en moins
pressans, on conçoit que les consommateurs feraient graduellement moins de sacrifices pour les satisfaire ; c' està-dire qu' il serait de plus en plus difficile de trouver dans le prix des produits une juste indemnité de leurs frais
de production. Toujours est-il vrai que les produits se vendent d' autant mieux que les nations ont plus de
besoins, et qu' elles peuvent offrir plus d' objets en échange ; c' est-à-dire qu' elles sont plus généralement
civilisées.
Texte : Malthus, Lettres de Malthus à Ricardo, extraits
Dans presque toutes les parties du monde on voit d'immenses forces productives qui ne sont pas mises en oeuvre
; nous expliquons ce phénomène en disant que, faute d'une bonne distribution des produits existants, il n'y a pas
de motifs suffisants de continuer à produire... Nous affirmons expressément qu'un très grand effort de capitalisation, qui implique une diminution considérable de la consommation improductive, doit, en affaiblissant
grandement les motifs habituels de la production, entraîner un arrêt prématuré du développement de la richesse...
Mais, s'il est vrai qu'un très grand effort de capitalisation provoque entre le travail et le profit un divorce assez
profond pour faire disparaître presque complètement le motif et le moyen de s'enrichir par la suite, pour
supprimer par conséquent la possibilité de maintenir une population croissante et de lui fournir de l'emploi, ne
faut-il pas reconnaître qu'un tel effort de capitalisation, ou en d'autres termes une épargne exagérée, peut causer à
un pays un réel préjudice ?
La question est de savoir si cette stagnation du capital et la stagnation subséquente de la demande de maind'œuvre, due à un accroissement de la production qui n'est pas accompagné d'un accroissement suffisant de la
consommation improductive chez les propriétaires et les capitalistes, peut se produire sans qu'il en résulte un
dommage pour le pays, un affaiblissement du degré de bonheur et de prospérité par rapport à celui qui eût existé
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si la consommation improductive des propriétaires et des capitalistes avait été proportionnée au surplus naturel
de ressources de la société, de manière à maintenir une parfaite continuité dans les motifs de la production et à
empêcher d'abord l'élévation anormale de la demande de main-d'œuvre, puis son fléchissement nécessaire et
soudain. Mais, s'il en est ainsi, comment serait-il exact de dire que la parcimonie, qui est préjudiciable aux
producteurs, ne peut être préjudiciable à l'État ; ou que l'accroissement de la consommation improductive des
propriétaires et des capitalistes n'est jamais le remède spécifique à un état de choses caractérisé par
l'affaiblissement des motifs à produire.
Texte : Malthus, Principles of Political Economy, extraits
Adam Smith a affirmé que la parcimonie développe le capital, qu'un homme économe est un bienfaiteur public et
que l'accroissement de la richesse dépend de l'excédent de la production sur la consommation. Il est indubitable
que ces propositions contiennent une grande part de vérité... Mais il est bien évident qu'elles sont vraies
seulement dans certaines limites, et que le principe de l'épargne, poussé à l'extrême, détruirait le motif de la
production. Si chacun se contentait de la nourriture la plus simple, du vêtement le plus pauvre et de la maison la
plus humble, il est certain qu'il n'existerait pas d'autre sorte de nourriture, de vêtement ni de maisons... Les deux
extrêmes sont évidents, il existe donc nécessairement un point intermédiaire, même si les moyens de l’économie
politique ne permettent pas de le déterminer, ou compte tenu de la capacité du production et de la volonté de
consommer le motif à accroître la richesse est maximum.
(…)
De toutes les opinions que nous avons rencontrées chez des hommes intelligents et inventifs, celle de M. Say qui
déclare qu'un produit consommé ou détruit est un débouché fermé (1, 1, chap. 15) nous semble la plus
directement contraire à une saine doctrine et la plus invariablement contredite par l'expérience. Elle découle
immédiatement de la théorie nouvelle qu'il faut considérer les marchandises les unes par rapport aux autres et
non dans leurs rapports avec les consommateurs. Qu'on nous dise ce que deviendrait la demande de
marchandises, si toute consommation autre que celle de pain et d'eau était suspendue pour six mois. Quelle
accumulation de marchandise ! Quels débouchés ! Quel prodigieux marché cet événement ferait surgir !
Texte : J.M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, extraits
Dans l'Économie Ricardienne, qui est à la base de tout ce qui a été enseigné depuis plus d'un siècle, l'idée
qu'on a le droit de négliger la fonction de la demande globale est fondamentale. A vrai dire, la thèse de Ricardo
que la demande effective ne peut être insuffisante avait été vivement combattue par Malthus, mais sans succès.
Car, faute d'expliquer (si ce n'est par les faits d'observation courante) comment et pourquoi la demande effective
pouvait être insuffisante, Malthus n'est pas parvenu à fournir une thèse capable de remplacer celle qu'il attaquait
; et Ricardo conquit l'Angleterre aussi complètement que la Sainte Inquisition avait conquis l'Espagne. Non
seulement sa théorie fut acceptée par la Cité, les hommes d'État et l'Université, mais toute controverse s'arrêta ;
l'autre conception tomba dans l'oubli le plus complet et cessa même d'être discutée. La grande énigme de la
demande effective, à laquelle Malthus s'était attaqué, disparut de la littérature économique.
(…)
Les grandes lignes de notre théorie peuvent être décrites comme suit. Lorsque l'emploi croît, le revenu réel
global augmente. Or l'état d'esprit de la communauté est tel que, lorsque le revenu réel global croit, la
consommation globale augmente, mais non du même montant que le revenu. Par suite les employeurs
réaliseraient une perte, si l'emploi supplémentaire était consacré en totalité à produire des biens de consommation. Pour qu'un certain volume d'emploi soit justifié il faut donc qu'il existe un montant d'investissement
courant suffisant pour, absorber l'excès de la production totale sur la fraction de la production que la
communauté désire consommer lorsque l'emploi se trouve à ce niveau. Car, faute d'Un tel montant
d'investissement, les recettes des entrepreneurs seraient inférieures au chiffre nécessaire pour les décider à offrir
ce volume d'emploi. Il s'ensuit que, pour une valeur donnée de ce que nous appellerons la propension de la
communauté à consommer , c'est le montant de l'investissement courant qui détermine le niveau d'équilibre de
l'emploi, i. e. le niveau où rien n'incite plus les entrepreneurs pris dans leur ensemble à développer ni à contracter l'emploi. Le montant de l'investissement courant dépend lui-même de ce que nous appellerons l'incitation à
investir et nous verrons que l'incitation à investir dépend de la relation entre la courbe de l'efficacité marginale
du capital et la gamme des taux d'intérêt afférents aux prêts d'échéances et de garanties diverses.
Ainsi, la propension à consommer et le montant de l'investissement nouveau étant donnés, il n'y aura qu'un
seul volume de l'emploi compatible avec l'équilibre ; tout autre volume conduirait à une inégalité entre le prix de
l'offre globale et le prix de la demande globale de la production considérée dans son ensemble. Ce volume ne
peut être plus grand que le plein emploi ; en d'autres termes le salaire réel ne peut être moindre que la désutilité
marginale du travail. Mais en général il n'y a pas de raison de penser qu'il doive être égal au plein emploi. C'est
seulement dans un cas spécial que la demande effective se trouve associée au plein emploi; et pour que ce cas se
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réalise il faut qu'il y ait entre la propension à consommer et l'incitation à investir une relation particulière. Cette
relation particulière, qui correspond aux hypothèses de la théorie classique, est, en un certain sens, une relation
optimum. Mais elle ne peut exister que si, pour des raisons fortuites ou voulues, l'investissement courant assure
un montant de demande exactement égal à l'excès du prix de l'offre globale de la production résultant du plein
emploi sur le montant que la communauté désire dépenser pour la consommation lorsqu'elle est employée à
plein.
Cette théorie peut être résumée dans les propositions suivantes :
1° Dans un état donné de la technique, des ressources et des coûts, le revenu (tant nominal que réel) dépend
du volume de l'emploi N.
2° La relation entre le revenu d'une communauté et la somme, désignée par DI, qu'on peut s'attendre à la
voir dépenser pour la consommation, dépend d'une de ses caractéristiques psychologiques que nous appellerons
sa propension à consommer. En d'autres termes, tant que la propension à consommer ne varie pas, la consommation dépend du montant du revenu global, c'est-à-dire du volume de l'emploi N.
3° La quantité de main-d’œuvre N que les entrepreneurs décident d'employer dépend de la somme (D) de
deux quantités : D1 le montant qu'on s'attend à voir la communauté dépenser pour la consommation et D 2 le
montant qu'on s'attend à la voir consacrer à l'investissement nouveau. D est ce que nous avons appelé
précédemment la demande effective.
4° Puisque D1, + D2 = D = ϕ( N ) , où ϕ est la fonction (le l'offre globale, et puisque, nous l'avons vu. au §
2, D1, est une fonction de N, représentée par x(N), qui dépend de la propension à consommer, il s'ensuit que ϕ
(N) - z(N) = D2.
5° Par suite le volume d'équilibre de l'emploi dépend: a) de la fonction de l'offre globale ϕ , b) de la
propension à consommer x, et c) du montant de l'investissement D2. C'est là l'essentiel de la Théorie Générale de
l'Emploi.
6° A tout volume de l'emploi N correspond un certain rendement marginal du travail dans les industries
produisant les biens de consommation ouvrière; et c'est ce rendement qui détermine le salaire réel. Ainsi le
cinquièmement se trouve soumis à la condition que N ne peut dépasser le chiffre pour lequel le salaire réel
tombe au niveau de la désutilité marginale du travail. Ceci signifie que les variations de D ne sont pas toutes
compatibles avec notre hypothèse temporaire que les salaires nominaux sont constants. L'exposé complet de
notre théorie exige donc que nous nous libérions de cette hypothèse.
7° Selon la théorie classique d'après laquelle pour toute valeur de N la demande globale D est égale à l'offre
globale [lettre grecque] (N), le volume de l'emploi est en équilibre indifférent pour toute valeur de N inférieure à
sa valeur maximum; on peut donc supposer que le jeu de la concurrence entre les entrepreneurs porte le volume
de l'emploi à cette valeur maximum. C'est seulement à ce point qu'il peut y avoir selon la théorie classique un
équilibre stable.
8° Lorsque l'emploi augmente, la dépense de consommation D1 augmente aussi, mais non du même montant
que la demande effective D ; car, lorsque le revenu croît, la consommation croit aussi, mais dans une mesure
moindre. La clé de notre problème pratique réside dans cette loi psychologique.
Il en découle que, plus le volume de l'emploi est grand, plus il y a de marge entre le prix de l'offre globale
(Z) de la production qui lui correspond et la somme (D1) que les entrepreneurs peuvent espérer voir rentrer du
fait de la dépense des consommateurs. Par suite, lorsque la propension à consommer ne change pas, l'emploi ne
peut croître que si la dépense d'investissement D2 croit elle aussi, de manière à combler l'écart grandissant entre
l'offre globale Z et la dépense de consommation D1. Si on exclut les hypothèses spéciales de la théorie, classique
où, lorsque l'emploi augmente, il existe une certaine force qui oblige toujours D 2 à croître suffisamment pour
combler l'écart grandissant entre Z et D1, le système économique peut donc se trouver en équilibre stable pour un
volume de N inférieur au plein emploi et plus, précisément pour le volume de N qui correspond à l'intersection
de la courbe de la demande globale et de la courbe de l'offre globale.
Ce n'est donc pas la désutilité marginale du travail, exprimée en salaires réels, qui détermine le volume de
l'emploi, sauf que l'offre de main-d'œuvre disposée à travailler en échange d'un certain salaire réel fixe un
maximum que l'emploi ne saurait dépasser. Ce sont la propension à consommer et le montant de l'investissement
nouveau qui déterminent conjointement le volume de l'emploi et c'est le volume de l'emploi qui détermine de
façon unique le niveau des salaires réels - non l'inverse. Si la propension à consommer et le montant de
l'investissement nouveau engendrent une demande effective insuffisante, le volume effectif de l'emploi sera
inférieur à l'offre de travail qui existe en puissance au salaire réel en vigueur et le salaire réel d'équilibre sera
supérieur à la désutilité marginale du volume d'équilibre de l'emploi.
Cette analyse nous explique le paradoxe de la pauvreté au sein de l'abondance. Le seul fait qu'il existe une
insuffisance de la demande effective peut arrêter et arrête souvent l'augmentation de l'emploi avant qu'il ait
atteint son maximum. L'insuffisance de là demande effective met un frein au progrès de la production alors que
la productivité marginale du travail est encore supérieure à sa désutilité.
Plus la communauté est riche, plus la marge tend à s'élargir entre sa production potentielle et sa production
réelle ; et plus par conséquent les défauts du système économique sont apparents et choquants. Car une
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communauté pauvre a tendance à consommer la part de beaucoup la plus importante de sa production et un très
faible montant d'investissement suffit à y assurer le plein emploi. Une communauté riche, au contraire, est
obligée de découvrir des occasions d'investissement beaucoup plus nombreuses, pour pouvoir concilier la
propension à épargner de ses membres les plus riches avec l'emploi de ses membres les plus pauvres. Si dans
une communauté qui est riche en puissance l'incitation à investir est faible, l'insuffisance de la demande effective
l'obligera à réduire sa production jusqu'à ce que, en dépit de sa richesse potentielle, elle soit devenue assez
pauvre pour que l'excès de sa production sur sa consommation tombe au niveau qui correspond à sa faible
incitation à investir .
Pis encore ; non seulement dans une communauté riche la propension marginale à consommer est plus
faible, mais, du fait que le capital déjà accumulé est plus considérable, les occasions d'investissements
supplémentaires sont moins attrayantes, sauf si le taux de l'intérêt fléchit à une cadence assez rapide. Ceci nous
amène à la théorie du taux de l'intérêt et aux raisons pour lesquelles il ne baisse pas de lui-même au niveau
adéquat, sujet qui occupera le Livre IV.
Ainsi dans nos connaissances actuelles l'analyse de la propension à consommer, la définition de
l'efficacité marginale du capital et la théorie du taux de l'intérêt sont les trois lacunes principales qu'il
importe de combler. Quand ce sera fait, il apparaîtra que la vraie place de la Théorie des Prix est en
annexe de notre théorie générale. Nous constaterons d'ailleurs que, dans notre théorie du taux de
l'intérêt, la monnaie joue un rôle essentiel; et nous nous efforcerons de démêler les caractéristiques
particulières qui la distinguent des autres richesses.
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