Contre le monde moderne

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Date de mise en ligne : lundi 2 fvrier 2009
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Contre le monde moderne
Avant-Propos
Contre le monde moderne de Mark Sedwick.
Il existe « un temps pour se taire, et un temps pour parler , si l'on en croit l'Ecclésiaste.
L'ouvrage fondamental et pionnier que Mark Sedgwick consacre à l'histoire du « mouvement traditionaliste », issu
pour l'essentiel de l'impulsion et des publications respectives de René Guénon (1886-1951) et Frithjof Schuon
(1907-1998), s'est fait attendre, mais sans doute vient-il finalement à son heure. Cette heure, au demeurant, n'est
pas seulement celle où l'histoire des courants ésotériques occidentaux modernes acquiert progressivement ses
lettres de noblesse, en tant que spécialité académique nouvelle, bien qu'il faille néanmoins admettre que l'Université,
dans son ensemble, s'est montrée jusqu'à maintenant peu empressée d'examiner sérieusement des profils
intellectuels qui lui paraissaient sans doUte - quoique bien à tort - subalternes, ou attardés à des chimères, et qui, au
demeurant, lui rendaient bien son mépris.
Une telle situation, de même que des prises de position parfois acerbes de part et d'autre, ont donné naissance en
retour, chez certains partisans des perspectives dites « traditionnelles », à une méfiance durable à l'encontre des
adeptes de la démarche scientifique, et ce n'est que très récemment que des travaux comme ceux de X. Accart, S.
Houman, P. Ringgenberg ont commencé à dissiper le mythe complaisant d'un Guénon isolé, « inconnu », car
ostracisé par les milieux intellectuels français de son temps, ou encore celui d'une marginalisation culturelle obstinée
frappant, outre-Atlantique et ailleurs, ce qui s'appelle là-bas le « courant pérennialiste ».
La prétendue étanchéité complète entre itinéraire « traditionnel » et parcours académique est au reste fantaisiste,
jusque dans le cas personnel de Guénon lui-même, comme l'ont montré depuis longtemps les importants travaux de
Jean-Pierre Laurant.
Le présent ouvrage apportera des lumières novatrices sur ce point, glanées dans des ères culturelles parfois
inattendues (Iran, Russie, Turquie) et, à tout le moins, inétudiées jusqu'ici, ainsi que sur l'évolUtion sensible de cette
« culture d'enfermement » qui prévalait encore il y a peu dans les milieux « traditionnels », et qui tend à se dissoudre
aujourd'hui, dans nombre d'entre eux.
En effet, il a longtemps semblé - il semble parfois encore, hélas - à certains qu'établir l'historique des principaux
représentants de la pensée dite « traditionnelle », de leurs Suvres et des groupes divers qui se sont rassemblés
autour des perspectives qu'elles développent, constitue une entreprise incongrue, ou « indiscrète », à laquelle soit la
pertinence intellectuelle, soit l'opportunité feraient défaut, selon les points de vue. On verra que Mark Sedgwick
lui-même, au demeurant, s'est parfois trouvé confronté à ce genre d'attitudes, aussi désuètes d'un côté que de
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l'autre. Il a su toutefois, son livre en témoigne, en surmonter brillamment les inconvénients, qui ne sont pas minces,
en se tenant à égale distance du dénigrement (ou de l'ironie facile) et de l'apologie partisane. Il prouve en outre que
« détachement scientifique » et humour peuvent faire excellent ménage, èn ces graves matières comme en d'autres
!
Ce n'est évidemment pas le lieu d'énumérer les divergences entre méthode historique et approche « traditionnelle ».
On sait suffisamment, en général, que cette dernière suppose, dans l'esprit de ses tenants, une adhésion et un «
investissement » personnels que récuse, pour sa part, la démarche universitaire, ou dont celle-ci estime devoir
s'abstenir. Il pourrait en outre sembler paradoxal de prétendre, comme le veut Mark Sedgwick, appliquer ladite
méthode à des doctrines qui, en apparence du moins, revendiquent d'être anhistoriques, au sens où elles rejettent
toute idée de sources, de « progrès » et de « sens de l'histoire », tout en défendant des options spirituelles
censément pérennes et identiques à elles-mêmes, au moins dans leur nature propre.
On notera toutefois qu'en dehors d'ouvrages ou de considérations qui se veulent d'ordre purement métaphysique, un
auteur comme R. Guénon a cependant estimé opportun d'écrire Orient et Occident (1924), La Crise du Monde
moderne (1927) ou Le Règne de la quantité et les signes des temps (1945), dans lesquels le déploiement historique
- et, en particulier, celui du monde contemporain -, pour être essentiellement envisagé en fonction de finalités
spirituelles, et non en termes d'investigation socio-politique ou académique, n'en est pas moins jugé digne d'un
examen approfondi. Le « rejet de l'Histoire », qui caractériserait les positions « traditionnelles », s'en trouve ainsi
fortement relativisé, même si ces positions adoptent fréquemment l'allure d'un « providentialisme pessimiste », au
sein duquel l'Histoire, tout en représentant l'expression des desseins divins, épouse néanmoins les méandres d'un
éloignement du Principe et d'une déchéance spirituelle croissants et inéluctables.
Against the Modern World, intitulé original de l'ouvrage qui nous occupe, est un exposé qui tient - de par la nature
même de sa thématique et des milieux qui en sont la cible - de l'enquête historique et de l'investigation
anthropologique, au meilleur sens de ce dernier terme, qui implique entretiens et travail de terrain aux quatre coins
du monde ; l'on verra que l'auteur, sous ce rapport et d'autres, n'a pas ménagé sa peine.
Or, Mark Sedgwick ne fait pas que retracer en détail, fort utilement du reste, l'existence de R. Guénon et F. Schuon,
ainsi que les circonstances qui ont présidé à l'élaboration de leurs Suvres respectives ; il examine également, avec
clarté et érudition, la mise en place des milieux et des réseaux se réclamant de celles-ci, le schéma de leurs
principales orientations directrices, ainsi que la nature de leurs activités qui prennent, dans les pays les plus divers,
en Europe, Amérique ou Asie, les formes usuelles de la publication d'ouvrages et de revues, ou la mise en ligne de
blogs et sites internet innombrables, ainsi que celles, moins accoutumées peut-être, et surtout moins innocemment
culturelles, du militantisme et du lobbying politique directs.
L'histoire de certains acteurs ou milieux « traditionnels » contemporains est en effet, pro parte au moins, celle de la «
récupération » de l'anhistorique par l'Histoire, parfois la plus engagée. Le « providentialisme » très spécifique que
nous avons évoqué ci-dessus, assez différent au demeurant de celui qui a pu inspirer, au siècle en particulier,
certains courants politiques français par exemple, et qui entendait - chez un Guénon ou même un Schuon - rester
au-dessus de toute implication politique, qu'elle soit idéologique ou - a fortiori - concrète, se retrouve de la sorte
instrumentalisé au profit d'options politico-religieuses souvent hétéroclites, mouvantes, parfois relativement radicales,
chrétiennes, islamiques ou néo-païennes, associées le cas échéant à des positions nationalistes et conservatrices.
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On doit reconnaître à cet égard la fine capacité de l'auteur à évaluer ces différentes tendances de façon nuancée,
en fonction de leurs contextes respectifs, montrant au passage que la coloration « droitière », voire réactionnaire,
xénophobe ou fascisante, qui s'attache malheureusement à certaines d'entre elles, ou à certains auteurs phares du «
traditionalisme » (le cas le plus célèbre, sous ce rapport, est évidemment celui de J. Evola), ne représente pas pour
autant une composante intrinsèque, nécessaire ou constitutive de celui-ci (elle est de fait absente chez un Guénon
ou un Schuon), et moins encore des « courants ésotériques » en général ; elle est en réalité, au carrefour des
circonstances historiques et des subjectivités individuelles, un facteur aléatoire, quoique trop souvent menaçant, et
qu'il ne faut pas confondre systématiquement avec les postures critiques envers la démocratie ou l'« égalitarisme »,
fréquentes dans la littérature concernée, mais qui peuvent néanmoins répondre à des motivations d'un autre ordre
que la tentation d'un pseudo-élitisme gourmé, autoritaire et passéiste. Against the Modern World - « Contre le monde
moderne », ne se contente donc pas de retracer l'évolution d'un certain nombre de courants « traditionnels »
contemporains ; il étudie également, et peut-être surtout, la manière qu'ont quelques-uns d'entre eux (dont les
représentants les plus en vue sont fréquemment des intellectuels, voire des universitaires de carrière) de retourner
contre le monde actuel et ses options culturelles, éthiques, économiques et politiques dominantes, la critique
élaborée par leurs inspirateurs originels, au premier chef R. Guénon.
A ce stade, il ne s'agit toutefois plus - on l'a bien saisi - de se satisfaire d'une simple opposition doctrinale, de
principe en quelque sorte, mais de rechercher les moyens concrets d'appliquer cette critique au fonctionnement de
nos sociétés contemporaines, dans le but d'en modifier les orientations d'ensemble, et d'entraîner à terme un nouvel
équilibre sur l'échiquier mondial, en constituant des groupes d'inluence ou de pression, voire de nouveaux partis
politiques. Un tel activisme est évidemment étranger en soi à l'attitude prônée par un Guénon ou un Schuon, qui
récusent pour l'essentiel la pertinence de l'« action », assimilée à une forme inférieure de l'activité humaine,
comparée à la connaissance pure, et donc incapable selon eux d'apporter aucun résultat positif durable, si ce n'est
au contraire une accentuation du désordre.
C'est ainsi, dans l'Histoire - et même, en quelque mesure, contre elle -, que s'élaborent de nouvelles utopies
d'inspiration « traditionnelle », qui entendent ne pas demeuter cantonées au-dessus de la mêlée mais tentent au
contraire de se faire une place et de jouer un rôle déterminant dans une « réorientation » du politique qui se voudrait
qualitative, voire spirituelle. Leurs promoteurs - on ne s'en étonnera guère - sont issus généralement de milieux
contestataires ou en délicatesse avec les idéologies dominantes dans leur pays d'origine. qu'ils s'agissent des
démocraties occidentales ou de l'ancienne Russie soviétique, ce qui ne signifie nullement pour autant que leur
discours contemporain soit nécessairement discret, ni marginal, dans tous les cas.
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Avec grande richesse d'information et excellent sens des nuances, Mark Sedgwick montre parfaitement les
différences de ton, d'accent et de contenu qu'accusent ces discours en fonction des pays et des régimes au sein
desquels ils interviennent, ainsi que les facteurs très variables qui conditionnent leur réception et leur succès
éventuel, selon qu'il s'agit par exemple de la Turquie ou de l'Iran, des pays du Maghreb ou de l'Égypte, de l'Europe
occidentale ou de la Russie. Contrairement à ce que l'on imaginerait volontiers, l'imprégnation de la modernité n'est
nullement un obstacle, au contraire, à l'intérêt pour les perspectives « traditionalistes » et, le cas échéant, pour leur
traduction politique : c'est là où une telle imprégnation fait défaut, ou se montre peu avancée, à l'inverse, que l'impact
de ces courants se trouve souvent le plus faible. Il existe donc une dialectique de rapports plus subtile qu'il n'y paraît
entre l'extension de la modernité dans une zone ou un pays donné, le développement des critiques ou de l'aliénation
qu'elle génère, et l'écho rencontré par la diffusion du « traditionalisme », sous ses différentes facettes.
En ce sens, si l'on a pu dire que la mise en cause de l'hégémonie du rationalisme scientifique et du technocentrisme,
par exemple, représentait une réaction « post-moderne » typique, il semble bien que l'on soit désormais fondé
àparler, particulièrement avec sa version politique, d'un véritable « post-traditionalisme », qualificatif qui pourrait
également s'étendre aux aspects plus strictement « spirituels » du courant en question (évolution du groupe
schuonien aux USA et ailleurs), tout comme à ses nouvelles variantes universitaires et culturelles (Eliade, Nasr, H.
Smith) dont l'apparition, quelque peu inattendue en regard des prémices du mouvement, constitUe à elle seule un «
signe des temps » relativement éloquent. On est loin de l'apolitisme déclaré de Guénon, comme de son rejet réitéré
de la « mentalité académique » et de ses méthodes intellectuelles.
L'histoire de ce « post-traditionalisme » dépasse au demeurant la simple description de sa confrontation aux défis
idéologiques et sociétaux jetés par la « post-modernité » ; elle concerne aussi son rapport à différentes religions,
dont l'islam et le christianisme orthodoxe russe, qui elles aussi doivent s'adapter à la société post-moderne et à la
globalisation, et dont l'appréhension doctrinale, autant que la réalité collective, doivent désormais s'apprécier à une
aune différente et complexe, peu compatible avec l'« immobilisme » métaphysique prônépar la Sophia perennis, non
plus qu'avec les polarisations surannées entre contemplation et action, Orient éternel et Occident matérialiste.
L'apport majeur du présent ouvrage, pour la version française duquel il faut remercier autant les efforts désintéressés
du traducteur que le courage et la clairvoyance de l'éditeur, consiste évidemment dans le fait de démontrer pour la
première fois, et avec une lisibilité parfaite, l'impact et la fécondité - qu'on ne peut réduire à une influence seulement
souterraine ou marginale - de ce qu'on est convenu d'appeler le « traditionalisme ». Que ce soit au sein de la culture
occidentale où il prend naissance, ou maintenant à l'échelle planétaire qui est devenue la sienne (comme il en va
d'ailleurs aujourd'hui pour la plupart des autres phénomènes du même ordre), Mark Sedgwick montre que ses
développements doivent nécessairement être pris en compte, si l'on n'entend pas continuer à se priver de l'analyse
d'un facteur important dans l'histoire et l'évolution de la vie intellectuelle des XX et XXI. siècles.
Voir aussi le livre de Stephane François, les Néo-paganismes et la Nouvelle droite.
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Si le « traditionalisme », au moins dans certaines de ses différents branches, prend aujourd'hui des visages
différenciés et parfois peu conformes à ses paramètres initiaux, cela peut s'interpréter comme la preuve qu'il n'est
pas, d'une part, un « mouvement » homogène répondant à une direction uniforme (ce qui est au demeurant avéré),
d'autre part qu'il est toujours vivace et, comme tel, en phase de croissance organique. S'il est vivant, et se veut en
certains cas en prise directe avec les dimensions les plus concrètes de la réalité, c'est aussi parce que son évolution
générale - même là où ses tenants préfèrent se concentrer plus exclusivement sur les finalités propres à la « vie
spiritUelle » - s'est effectUée dans le sens d'une plus grande implication pratique, religieuse, culturelle ou autre, de
ses membres, répondant de la sorte à des impératifs (typiquement post-modernes, eux aussi) de visibilité publique,
voire de prosélytisme, ou même de simple « participation citoyenne » à la vie collective.
Enfin, s'il est agissant, c'est sans doute parce que, tentant de dépasser le clivage paralysant entre « ésotérisme » et
« progrès », entre immutabilité principielle et irréductible élan vital, le « traditionalisme » a éprouvé que l'attachement
aux origines ne constitUait pas une fin en soi, que l'immobilisme n'est pas intrinsèquement plus rassurant que
l'action, et que l'« archéologie » peut se révéler tout aussi artificielle que la mode ou le maquillage. Pour continuer à
se vouloir dans une certaine mesure hors du temps, tout en demeurant néanmoins une force de proposition féconde
et constructive, il se devait dès lors d'investir des problématiques qui caractérisent notre temps, parce qu'elles sont,
sous une forme ou sous une autre - et comme la « Tradition » elle-même - de tout temps.
Voir le livre ici
Jean-Pierre BRACH - Chaire d'Histoire des courants ésotériques dans l'Europe moderne et contemporaine,
École Pratique des Hautes Études (Section des Sciences religieuses, Sorbonne)
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