Al-Qaïda,la construction d`un mythe - François

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Al-Qaïda,la construction d`un mythe - François
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HISTOIRE VIVANTE
LA LIBERTÉ
VENDREDI 12 SEPTEMBRE 2008
Al-Qaïda,la construction d’un mythe
STRATÉGIE • En vingt ans, la nébuleuse terroriste a réussi à se faire connaître jusqu’aux confins de la terre,
s’infiltrant dans les esprits grâce à une machine médiatique redoutable. Les explications d’un spécialiste.
PROPOS RECUEILLIS PAR
PASCAL FLEURY
REPÈRES
20 ans de djihad
Sans
médiatisation,
que serait le terrorisme? Que serait le mouvement al-Qaïda? Car
dans l’optique terroriste, les médias sont des
armes qui doivent porter bien plus loin que les bombes. Une
stratégie redoutable, qui a fait la notoriété mondiale d’al-Qaïda, permettant à la
nébuleuse djihadiste de s’élever au rang
de mythe. Décryptage du phénomène
par François-Bernard Huygue1, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), à Paris, où il enseigne la stratégie de
l’information.
Quelle est la stratégie médiatique du mouvement al-Qaïda?
François-Bernard Huygue: C’est d’abord
celle de tout mouvement terroriste: faire
connaître ses proclamations soit par les
médias de «l’ennemi», soit par les siens
propres. Mais aussi recruter, permettre
à la mouvance des sympathisants de
s’exprimer et d’être informée, fonction
que remplissent très largement les forums islamistes. S’ajoute une fonction
particulièrement développée avec alQaïda: humilier l’adversaire par des
images symboliques. Le plus grand défi
de tous les temps fut l’attentat contre les
Twin Towers, qui représentaient l’orgueil de l’Amérique, l’idolâtrie, l’argent,
la mondialisation...
Reste que la capacité d’al-Qaïda est
étonnante, notamment à travers son
«agence de communication par l’image»,
as-Sahab, et sa production d’images numériques: assassinats d’otages, testaments filmés de kamikazes, moudjahidin
en pleine action, prêches enflammés...
Tout semble calculé dans la propagande
d’al-Qaïda, jusqu’à la longueur des barbes.
De véritables pros de la communication?
Cette communication est à la fois très
moderne et archaïque. Elle maîtrise le
montage numérique et la diffusion sur
Internet. Tout est mis en scène pour un
maximum d’impact et de visibilité. Mais
Ben Laden parle un arabe littéraire truffé
de citations de poèmes et renvoie sans
cesse à la situation d’avant 1258 (la chute du califat de Bagdad pris par les Mongols). Comme si l’Histoire n’avait plus
été qu’une catastrophe depuis lors.
Al-Qaïda est quasiment aussi connu que
Coca-Cola, et Ben Laden que Che Guevara.
Comment expliquer pareille visibilité?
Ses ennemis ont beaucoup fait pour sa
publicité, à commencer par le fait de la
désigner sous le «logo» d’al-Qaïda, «la
base». Ce terme a été choisi par les Américains – certains disent d’après un fichier
informatique (la base de données),
d’autres d’après une brochure sur la base
(au sens des fondements) du djihad. Ici, la
stratégie du «branding» s’applique. Il
s’agit de créer une marque qui parle plus à
La maison de production as-Sahab diffuse les messages d’al-Qaïda à destination du monde entier via Internet et d’autres supports. KEYSTONE
l’imaginaire que le produit lui-même. AlQaïda est comme une franchise que reprennent des «boutiques locales». Seule
différence: certains attentats lui sont attribués par leurs auteurs, qui trouvent l’étiquette prestigieuse, tandis que d’autres le
sont par les médias. Sans aller jusqu’à dire
qu’al-Qaïda n’existe pas, je dirais que c’est
plutôt un mélange de mythes que chacun
s’approprie et de relations très distendues
entre unités très autonomes.
chiste et presse à imprimer, nationaliste
ou anticolonialiste et radio, international anti-impérialiste et télévision mondiale (depuis la prise d’otage des JO de
Munich). Et maintenant djihadiste avec
la télévision par satellite et la Toile.
Les terroristes exploitent efficacement
Internet pour propager leurs idées et recruter des membres. Existe-t-il des parades à
pareille croisade médiatique?
Pas la censure, difficile
techniquement et politiquement contre-productive. Le discours «occidental»
sur les valeurs passe mal.
Voyez l’échec des chaînes
de radio ou de télévision en
arabe contre les idées islamistes. La contre-offensive
FRANÇOIS-BERNARD HUYGHE
devrait venir des autorités
religieuses musulmanes. Certaines ont
Les médias occidentaux peuvent-ils être
condamné les pires délires théologiques.
tenus responsables de la propagation de la
Mais le niveau de formation religieuse
terreur engendrée par al-Qaïda?
Tout terrorisme est destiné, selon Ray- de jeunes musulmans qui se rallient au
mond Aron, à provoquer un impact psy- djihad est souvent déplorable. Leur dire
chologique supérieur à son impact mili- que le Coran ne recommande pas l’attaire. Et pour cela, il faut être relayé par tentat à la voiture piégée, c’est souvent
les médias «du système»: ils véhicule- se heurter à un mur.
ront à la fois la réputation et le message
des terroristes, plus une peur conta- Al-Qaïda pratique le culte du martyre. Doitgieuse. Il faut fournir aux médias ce on s’attendre à l’émergence d’un terrorisme
qu’ils attendent: une histoire avec «sus- spontané?
pense», des images fortes et du drame C’est déjà fait. Certains des attentats attribués à al-Qaïda, comme à Londres en
humain. Bref du spectacle.
L’histoire du terrorisme est parallèle 2005, sont le fait de «jeunes» sans lien
à l’histoire des médias: terrorisme anar- avec les vrais djihadistes (pour ne pas
Al-Qaïda est comme
une franchise que
reprennent des
boutiques locales
parler des chefs d’al-Qaïda), et qui n’ont
pas été s’aguerrir en Tchétchénie ou en
Irak avant de prendre des initiatives. Les
forums servent beaucoup à s’exalter en
retrouvant des «frères». Mais une toute
petite minorité passera à l’acte en «rejoignant la caravane» des combattants.
Aujourd’hui, les craintes d’attentats se sont
au peu dissipées aux Etats-Unis et dans les
capitales européennes. La nébuleuse alQaïda serait-elle sur le déclin?
Pas en nombre d’attentats. Il y en a eu
davantage depuis 2001 qu’avant, de
l’aveu même de la RAND (think tank de
l’establishment militaire). On a envahi
deux pays, arrêté des milliers de combattants et mobilisé plus de moyens militaires que ceux qui ont vaincu Hitler.
Mais on n’a pas empêché al-Qaïda de
survivre, de communiquer et de lancer
des offensives… Vu la situation de ses alliés, les talibans afghans et pakistanais,
la question du déclin d’al-Qaïda est loin
d’être tranchée. Même si elle n’exerce
plus guère de contrôle sur les actes qui
lui sont attribués, elle progresse «virtuellement» comme mythe et fantasme. I
François-Bernard Huygue est l’auteur, entre
autres, de «Quatrième guerre mondiale» (Rocher),
«Comprendre le pouvoir stratégique des médias»
(Eyrolles) et «Machines à faire croire. De la propagande à l’influence» (Vuibert, octobre 2008). Site:
www.huyghe.fr.
Voir aussi le documentaire «Al-Qaïda Code», ce dimanche 14 septembre sur TSR2.
1
Explosions sanglantes plutôt que cyber-attentats
Oussama Ben Laden: un langage
fleuri, sans fleur au fusil. KEYSTONE
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, vous parlez de
«quatrième guerre mondiale»...
François-Bernard Huygue: En
fait l’expression a été lancée par
des idéologues néoconservateurs américains. Pour eux,
après la troisième guerre – la
guerre froide –, les USA devraient mener la guerre à l’islamisme, conflit que d’autres
nomment plutôt «guerre globale au terrorisme» (Global War
On Terror).
Si je cite souvent ces expressions, c’est de façon critique:
on ne fait pas la guerre au terrorisme qui est un moyen, pas
une entité politique. C’est une
affaire de renseignement, de
police, de propagation idéologique et d’influence médiatique ou autre, mais certainement pas une guerre. Du reste
l’histoire se charge en ce moment de nous rappeler qu’alQaïda n’est pas l’ennemi
unique du genre humain nous
obligeant à nous ranger en
deux camps et que d’autres réalités géopolitiques engendrent
d’autres conflits.
Reste que les attentats terroristes se poursuivent. Doit-on
s’attendre à de nouveaux types
d’attaques?
Depuis les années 1990, on annonce qu’ils utiliseront le nucléaire «sale», des armes biolo-
giques et chimiques, ou qu’ils
commettront des cyber-attaques. En fait, ils se «contentent» – sauf avancées technologiques secondaires – de
bombes humaines. Ils n’ont
d’ailleurs aucun problème à recruter. En revanche, on parle de
façon récurrente d’une «cyberguerre» en Géorgie et, il y a
quelques mois, en Estonie.
Mais pas de cyberterrorisme?
A cela, il faut objecter deux
choses. Les cyber-attaques
connues jusqu’à présent ont
surtout consisté en «dénis de
service partagés», qui bloquent
le fonctionnement d’un site
gouvernemental. Elles ont duré
quelques heures et n’ont jamais
tué personne.
D’autre part, un supervirus
informatique ou une attaque
contre des infrastructures de
communications dites «vitales»
ne satisferait peut-être pas les
djihadistes – à supposer qu’ils
en soient techniquement capables, ce qui n’est pas si
simple. Ils semblent préférer le
spectacle des explosions, des
membres déchirés et du sang.
Cela correspond davantage à
leur imaginaire de la vengeance
divine.
Le
cyber-attentat
semble souffrir, à leurs yeux,
d’un déficit symbolique: il est
peut-être efficace, mais pas assez éloquent. PFY
> Al-Qaïda (La Base) a
été fondée à la fin des
années 1980, comme
émanation de la résistance moudjahidine
contre les forces
soviétiques en Afghanistan. Sa création
pourrait dater de 1987
ou 1988 à Peshawar
(Pakistan), avec l’établissement d’un
groupe de djihadistes
réunis autour du cheik
palestinien Abdullah
Azzam, d’extrémistes
égyptiens et du Saoudien Oussama Ben
Laden. Des opérations
d’entraînement sont
menées en Afghanistan et ailleurs.
> Dès 1993, de nombreux attentats sont
attribués à al-Qaïda, à
commencer par l’attaque à l’explosif du
World Trade Center à
New York. Al-Qaïda est
considérée d’abord
comme une organisation terroriste, puis
plutôt comme une
«nébuleuse» de groupuscules autonomes.
> Les attentats se
multiplient avec de
nombreuses voitures
piégées et opérationssuicides contre des
Américains en Arabie
saoudite, au Kenya, en
Tanzanie ou au Yémen.
> 11 septembre 2001:
le monde est sous le
choc avec le détournement de quatre avions
de ligne, dont trois
percutent les tours
jumelles du WorldTrade Center à New
York et le Pentagone à
Washington, faisant
2986 victimes. Ben
Laden, recherché
«mort ou vif» par les
USA, n’a jamais revendiqué cet attentat, se
contentant de remercier Dieu d’avoir permis à ces jeunes héros
d’avoir accompli pareil
exploit. «C’est bien
dans sa manière d’attribuer à la volonté
divine les résultats de
ses propres entreprises», note FrançoisBernard Huyghe.
> La liste des attentats attribués à alQaïda n’a cessé de
s’allonger depuis. On
en dénombrerait déjà
plus de trente, dont
ceux de Madrid en
2004 et de Londres en
2005. Tous n’ont pas
été revendiqués. PFY
LA SEMAINE PROCHAINE
LA FIN DE YASSER ARAFAT
Véritable emblème du peuple
palestinien, Yasser Arafat a
miraculeusement échappé à la
mort à plusieurs reprises. La
semaine prochaine, «Histoire
vivante» évoquera le parcours
hors du commun de ce dirigeant charismatique, haï par
les uns, adulé par les autres, et
dont la mort politique a été
méthodiquement orchestrée.
RSR-La Première
Du lundi au vendredi
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