Science sans conscience n`est que ruine de l`âme - Morus

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Science sans conscience n`est que ruine de l`âme - Morus
Science sans conscience n’est que ruine de l’âme:
bonheur, sciences et techniques en Utopie
Raymond Trousson
Université Libre de Bruxelles (Belgio)
Résumée
Quand et comment les sciences et les techniques, si présentes dans les
utopies et dystopies modernes, font-elles leur apparition dans ce genre littéraire?
Absentes dans les récits de l’antiquité, elles se manifestent dès la Renaissance,
mais étroitement reliées à la religion et à la métaphysique et, sauf chez Francis
Bacon, ne conditionnent en rien le mode de vie de la Cité. Jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle, mis à part L’An 2440 de Louis-Sébastien Mercier, les utopies
peuvent tout au plus contenir des informations sur un savoir encore interdit, le
genre romanesque autorisant, par sa fantaisie avouée, des propos inacceptables
ailleurs. Cyrano de Bergerac, par exemple, utilise le biais de la fiction pour
développer les théories de Copernic et célébrer Galilée.
La perspective devait se modifier à partir de la révolution industrielle.
Nombreuses sont alors les utopies qui, jusqu’à la fin du XIXe siècle et au-delà,
manifestent le culte de la science et de la technique, encouragé par le développement
du scientisme et du positivisme. Toutefois, dès 1846, se fait jour une approche
pessimiste du phénomène. Après être apparues comme libératrices, sciences
et techniques se font asservissantes, mécanisent l’humain et ouvrent la voie à la
contre-utopie, dont les exemples sont nombreux, de Zamiatine à Huxley.
Dès lors, la problématique concerne essentiellement une éthique.
L’utopie en vient à s’interroger sur l’utilisation d’un savoir déshumanisant et sur
les méfaits d’une technique que ne régit aucune morale et se trouve inféodée
à un système politico-économique néfaste. Le retour, à la fin du XXe siècle,
vers une certaine forme d’utopie positive, portera condamnation sur l’illusion
d’un progrès indéfini et la promesse d’un “bonheur” grégaire ignorant des
valeurs essentielles.
Raymond Trousson, professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles, est l’auteur de nombreux
articles sur l’histoire du genre utopique et de plusieurs éditions critiques de textes classiques.
Il est aussi l’auteur des Voyages aux Pays de nulle part (3e édition, 1999), des Religions d’Utopie (2001)
et de Sciences, techniques et utopies. Du paradis à l’enfer (2003).
Raymond Trousson
V
ers 1880, Dostoïevski, grand contempteur d’une civilisation occidentale
matérialiste et technique, oublieuse des valeurs essentielles, mettait
en garde contre les promesses fallacieuses d’un bonheur purement
matériel:
Qu’arriverait-il, dites-moi, si les diables montraient d’un seul coup leur
puissance et accablaient l’homme sous ses propres découvertes? […] Oh!
certes, durant le premier moment ce serait un enthousiasme général. Les
hommes […] se sentiraient tout à coup submergés pour ainsi dire de
bonheur, plongés qu’ils seraient dans les jouissances matérielles: peut-être
marcheraient-ils ou voleraient-ils dans les airs […]; ils arracheraient à la
terre des moissons fabuleuses. […] Bref, le mot d’ordre serait: mange, bois
et jouis! […] Mais il est peu probable que ces enthousiasmes durent même
le temps d’une génération. […] Les hommes comprendraient […] que le
bonheur n’est pas dans le bonheur, mais seulement dans sa poursuite. 1
1
F. Dostoïevski, Journal d’un
écrivain, trad. par J. Chuzeville,
Paris, Gallimard, 1951,
p. 273-274.
20
Une telle réflexion en dit long sur le désenchantement de l’écrivain
à l’égard d’un monde moderne où ce qu’il est convenu d’appeler le progrès
a conduit l’humanité à l’abdication de sa liberté au seul bénéfice d’une
jouissance passive. Nostalgie des âges d’or et des pays de Cocagne, paradis
providentialistes où n’existaient ni la maladie, ni le travail, ni l’effort, ni le
souci du lendemain. Ici, chez Hésiode ou Ovide, le bonheur est un don du
paternalisme divin. Avec l’utopie, au contraire, l’homme entreprend d’édifier
son propre paradis par ses seuls moyens. Dans cette perspective, sciences et
techniques pouvaient apparaître à la fois en auxiliaires de l’homme dans sa
conquête du bonheur et en facteurs de progrès.
On pourrait être tenté, sans grand profit, de dresser l’inventaire
des découvertes scientifiques et techniques mentionnées au fil des siècles
dans les utopies: chars à voiles, machines volantes, bateaux sans voiles ni
rames chez Campanella; chez Bacon, navigation aérienne et sous-marine,
machines merveilleuses annonçant le téléphone, le cinéma, la télévision et
la radio; chez Cyrano de Bergerac, un “livre sonore”, ancêtre de nos bandes
enregistrées; chez Tiphaigne de La Roche, au XVIIIe siècle, pressentiment
de la photographie, et, chez L. -S. Mercier, dès 1770, celui du phonographe et
du télégraphe. Un tel inventaire conduit à faire des utopistes, déjà prophètes
en politique, des visionnaires en matière de sciences et de techniques.
En réalité, jusqu’au XIXe siècle au moins, jamais ces merveilles ne prennent
la moindre consistance, parce que le support des connaissances réelles est
encore trop mince pour qu’il s’agisse de véritables prévisions. Ces pseudoanticipations, ou bien sont le reflet de vieux rêves - voler, guérir toutes les
maladies, etc. - ou bien procèdent de la pure fantaisie philosophique. Lorsque
Gabriel de Foigny ou Cyrano au XVIIe siècle et Rétif de la Bretonne au
XVIIIe imaginent des mutations biologiques ou de nouvelles espèces, nous
sommes loin des spéculations autorisées plus tard par le darwinisme et
qu’exploiteront Wells, Shaw, Haldane ou Stapledon.
Une autre enquête, plus sérieuse celle-là, consisterait à chercher chez
les utopistes un projet de vulgarisation des connaissances scientifiques et
techniques. Dans un siècle qui va voir le développement de l’astronomie,
Science sans conscience n’estue ruine de l’âme
les Utopiens de More s’intéressent “au cours des astres et au mouvement
des corps célestes”; dans la Christianopolis d’Andreæ et La Cité du Soleil de
Campanella, on fait allusion au télescope, tandis que le microscope permet
aux savants de Bacon d’observer “la figure et la couleur des plus petits insectes”
et même “la nature intime de l’urine et du sang”. En 1638, The Man in the
Moon, de Francis Godwin, expose les théories de Copernic sur la rotation
de la terre; Cyrano de Bergerac citera Tycho Brahé, Copernic ou Galilée;
à la suite des expériences de Malpighi, Swammerdam et Leeuwenhoek,
Tyssot de Patot disserte sur les infiniments petits et réfute la génération
spontanée; Tiphaigne de la Roche s’intéresse à la préformation des germes
et à l’épigénèse, évoque les travaux de Réaumur sur les couveuses artificielles
et ceux de Poissonnier sur les moyens de dessaler l’eau de mer. Sans doute
convient-il, ici encore, de nuancer: s’ils ont vulgarisé parfois des découvertes
d’une science authentique, ils n’ont pas été moins que d’autres à l’abri des
erreurs de leur temps. Tyssot de Patot récuse la génération spontanée, mais
préfère aux Principes de Newton la théorie des tourbillons cartésiens; Mercier
vante les bienfaits de l’inoculation, mais rejette les molécules organiques de
Buffon pour faire confiance à la théorie de la préexistence des germes et il
n’hésitera pas, en 1806, à affirmer l’impossibilité du système astronomique
de Copernic et de Newton. S’ils se sont quelquefois montrés attentifs aux
découvertes scientifiques, il serait donc erroné de prêter aux utopistes une
compétence et un discernement exceptionnels. Ce n’est donc ni comme
inventeurs ou découvreurs, ni comme vulgarisateurs particulièrement
qualifiés que les auteurs d’utopies doivent retenir l’attention.
En ce qui nous concerne ici, la perspective la plus intéressante
est différente. Dans les constructions politiques, sociales et économiques
des utopistes, quelle a pu être la fonction des sciences et des techniques,
dans la mesure où elles affectaient la condition humaine et, plus tard,
la nature humaine elle-même?
L’idée que la science peut servir le progrès social est présente dès
le XVIe siècle. Et pourtant, ce n’était pas une évidence. Pour en venir
à cette conception, il fallait que se soient préalablement évanouis ou
affaiblis certains préjugés tenaces d’origine religieuse. En premier lieu
devait s’effacer la conviction que le meilleur des mondes, depuis le péché
originel, reposait sur une sotériologie et une eschatologie, sur une attente
millénariste au terme de laquelle le seul salut nécessaire était le salut de l’âme.
Il convenait ensuite que l’étude des phénomènes naturels et la poursuite de
la connaissance cessent d’être interdites parce que d’inspiration diabolique.
Il était nécessaire enfin que triomphât l’opinion que le destin de l’homme
dépend de lui et non de la Providence2.
Ces conditions semblent réunies déjà lorsque, en 1516, Thomas
More publie son Utopie. La conception de la science à l’honneur chez les
Utopiens témoigne de l’esprit nouveau. Ils respectent les mathématiques
et l’astronomie, alors qu’ils n’ont que dédain pour la scolastique et les
impostures de l’astrologie. Ils ont pour le savoir un goût ardent et bien
humaniste, comme le prouve leur intérêt pour les sciences naturelles et
en particulier pour la médecine. On n’a toutefois nullement affaire à une
2
Voir R. P. Adams, « The social
responsabilities of science in
Utopia, New Atlantis and after
“, Journal of the history of ideas,
X, 1949, p. 375-376.
21
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3
F. Bacon, La Nouvelle
Atlantide, nouv. trad. par M.
Le Doeuff et M. Liasera, Paris,
Payot, 1983, p. 72.
22
science pratique, opérative. Elle dévoile “les secrets de la nature” qui leur
font mieux comprendre la Création et aimer le Créateur; mais cette science,
si elle élève et enrichit l’esprit, ne “sert” à rien, elle n’est pas “appliquée”
et n’a aucun impact social. Elle ne donne pas non plus naissance à de
quelconques perfectionnements techniques et le travail humain ne bénéficie
de nul soutien mécanique. Certes, l’Utopien ne travaille que six heures par
jour, mais c’est grâce à son ascétisme et à la suppression de tout parasitisme.
L’amélioration de la condition sociale repose sur l’excellence de la morale et
des institutions, non sur les sciences et les techniques.
Avec Tommaso Campanella, s’ouvre le monde du savoir hypostasié,
l’enseignement de l’État mettant les Solariens en contact avec toutes les
branches du savoir dans un système d’éducation encyclopédique. Techniciens
avertis en agriculture, en astronomie, en météorologie, les Solariens utilisent
aussi des bateaux à soufflets ou à aubes, des charrues à voiles et même des
machines volantes et l’astrologie et la médecine renforcent le dirigisme de
l’État. Ici se fait jour l’idée que la science contribue à façonner le citoyen
d’Utopie, mais le communisme agricole et la frugalité sont aussi stricts que
chez More et si l’on ne travaille que quatre heures par jour, c’est que nul
n’est exempté de la besogne.
Aussi convient-il de restituer à la science chez Campanella sa véritable
portée, avant tout métaphysique. La Cité du Soleil vit selon la loi de Dieu,
et l’on comprend mieux ainsi le rôle attribué par Campanella à l’astrologie.
Puisque tout vient de Dieu, rien n’est dû au hasard; la connaissance, la science
sont sacrées parce qu’elles mènent à lui, dont on lit les décrets dans la nature.
L’astrologie n’est pas autre chose, ici, qu’une science du déterminisme, tant
historique que physique. L’invraisemblable eugénisme auquel elle conduit
ne procède pas du despotisme: il est consenti par les citoyens qui y trouvent
l’accord avec le plan divin, manière de concilier la religion avec les exigences
de la culture scientifique. C’est bien pourquoi, en dépit de l’éloge qui en est
fait, la technique ne modifie pas l’organisation du travail, toujours régie par
des critères moraux.
Ce n’est qu’avec la New Atlantis du chancelier Francis Bacon que
se découvre un nouveau paysage mental, où la technique relaie la grâce et
le salut dans la conception du destin humain. Les finalités de la Maison
de Salomon sont clairement définies: “Notre Fondation a pour fin de
connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les
bornes de l’empire humain en vue de réaliser toutes les choses possibles3”.
Savoir considérable et cependant limité. D’abord, il s’agit d’un savoir
utile, expérimental; en outre, ces lumières sont réservées à une caste: non
seulement le peuple n’y participe pas, mais le pouvoir lui-même n’a qu’un
droit d’inspection restreint: conception aristocratique et ésotérique du
savoir. Il n’en demeure pas moins que le principe de la stricte division du
travail scientifique, exposé dans l’Instauratio magna et mis ici en application,
affranchissait la recherche scientifique de la dépendance de l’individu génial
et accroissait ses pouvoirs.
Surtout, Bacon déplace le centre de gravité de l’utopie. S’il se
passionne pour la nature, ce n’est pas, comme ses prédécesseurs, pour en
Science sans conscience n’estue ruine de l’âme
extraire une loi morale, mais pour en tirer un profit matériel destiné à
accroître le bien-être, et il envisage un progrès des conditions de vie grâce
au développement des sciences et des techniques. Il est significatif, chez
lui, que l’État dépasse l’économie de subsistance dans laquelle se confine
habituellement l’utopie. Aussi la science n’a-t-elle pas chez lui une portée
métaphysique, comme chez Campanella, mais pratique, et cette conception
toute pragmatique de la science entraîne l’idée qu’une société n’a pas droit
seulement au nécessaire, comme chez More, mais aussi au confort et au
superflu; se dessine ainsi l’image d’un monde qui “consomme” ses produits
et en souhaite toujours davantage. Le premier, il a conscience que la science
peut faire progresser l’homme vers la réalisation du rêve utopique.
Ce survol du genre utopique à la Renaissance n’autorise que des
conclusions nuancées. Seul Bacon émancipe la science de la tutelle religieuse,
morale ou politique. Nous restons dans un univers où l’éthique domine.
Bacon mis à part, la science, dans ces premières utopies, reflète un appétit
de savoir, une volonté de comprendre, elle est épistémologie et non praxis.
Ni le XVIIe siècle, ni même le XVIIIe n’apporteront d’éléments
nouveaux. Chez Fénelon, Lesconvel, Lassay ou même Fontenelle, nulle part
ne se fait jour le soupçon que la science pourrait opérer une transformation
de la société, ni même que la technique - les “arts mécaniques” - puisse
modifier les conditions de vie.
La science dans les utopies n’est guère présente que pour opposer le
rationalisme et l’expérience à l’obscurantisme et au dogmatisme religieux:
Denis Veiras ou Tyssot de Patot brandissent le système héliocentrique
de Copernic contre les enseignements de la Bible ou démontrent par les
mathématiques l’impossibilité matérielle de la résurrection des corps.
Mercier seul, peut-être, dans L’An 2440, retrouve quelque chose de l’esprit de
Bacon. Chez lui aussi, la science a pour premier effet de révéler la grandeur
de Dieu, mais il n’hésite pas, à la suite des Encyclopédistes, à célébrer la
dignité des techniques et à élever des statues aux inventeurs de la scie,
du rabot, du cabestan, de la poulie. Il va même jusqu’à suggérer l’impact
social de cette technique: “e vis des machines de toute espèce faites pour
soulager les bras de l’homme”. Encore ne conditionnent-elles en rien
l’organisation politique, économique et sociale. Institutions, morale et vertu
demeurent, en Utopie, les seuls véritables facteurs du progrès humain et
seuls garants du bien-être social.
On pouvait s’y attendre, la perspective change dès la première
moitié du XIXe siècle, grâce à la révolution industrielle et aux progrès du
machinisme.
En France, c’est Etienne Cabet, auteur du Voyage en Icarie (1839),
qui donne à l’utopie une orientation nouvelle. Certes, l’institutionnalisme,
le moralisme et la pédagogie continuent d’y occuper une place essentielle
et c’est d’eux que l’on attend encore la réforme de la nature humaine,
rectifiée par la raison. Dans ce monde de l’égalitarisme et du communisme
intransigeants, à côté des merveilles institutionnelles, apparaissent
cependant des merveilles techniques. Il s’agit enfin de véritables machines,
dont le rôle est de transformer les conditions de vie et de production.
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Elles ont leur place dans l’agriculture et l’industrie, où elle remplacent
l’homme dans les travaux pénibles, et Cabet célèbre les bienfaits du bateau
à vapeur et du chemin de fer, annonce les promesses de l’électricité. Surtout
se fait jour ici la conviction qu’il existe un lien étroit entre progrès technique
et progrès social:
Les grandes découvertes dans les sciences et dans l’industrie ne font pas
seulement des révolutions scientifiques et industrielles, mais aussi des
révolutions sociales et politiques; car tout se tient, tout se lie. L’industrie
n’agit-elle pas sur le commerce et le commerce sur l’industrie? L’industrie et
le commerce n’amènent-ils pas la liberté et la liberté n’enfante-t-elle pas le
commerce et l’industrie? La liberté n’est-elle pas mère ou fille de l’égalité,
comme celle-ci fille ou mère de la liberté?4
4
E. Cabet, Voyage en Icarie,
Paris, Anthropos, 1970, p. 468.
24
La question du bon usage de la science et de la technique ne se
pose pas plus pour Cabet que pour More ou Bacon, cet usage demeurant
subordonné à une politique et à une morale, si bien que les Icariens n’utilisent
leurs loisirs que pour s’instruire et se cultiver. Cabet est persuadé que le
développement de la technique doit accélérer l’avènement de la démocratie.
Industrie et machinisme bien employés, c’est-à-dire en dehors du système
capitaliste, doivent “réaliser l’Égalité d’abondance et de bonheur” (p. 466).
Pour la première fois, conditions sociales et économie se trouvent modifiées
mais par le progrès technique. Hier, le bonheur utopique se fondait sur une
économie “naturelle”, c’est-à-dire de simple subsistance. Aujourd’hui, à la
perfectibilité morale s’ajoute un appétit de jouissance. En somme, l’utopie
s’imprègne des idées ambiantes: que l’industrie et la technique servent
l’abondance dans la justice et que tous, désormais, vivent en bourgeois.
En dépit de la déception engendrée par les excès d’un libéralisme
agressif, ce changement de perspective s’accentue dans la seconde moitié
du XIXe siècle. La science a remplacé même la religion comme perspective
d’avenir, la connaissance scientifique est tenue pour la clé du bien-être
collectif et même du perfectionnement individuel. Marcellin Berthelot
peut affirmer, dans Science et Morale: “La science domine tout: elle rend
des services définitifs. Nul homme, nulle institution désormais n’aura
une autorité durable, s’il ne se conforme à ses enseignements. [...] Quand
l’éducation scientifique aura produit tous ses effets, la politique elle-même
en sera transformée, comme l’industrie l’a déjà été si profondément. L’une
comme l’autre deviendra, suivant un mot célèbre, expérimentale”.
Une telle confiance aveugle s’observe dans les utopies positivistes et
scientistes de l’époque, dans L’An 7860 de l’ère chrétienne (1860) de Hubert
Le Hon, dans le Fragment d’histoire future (1884) du philosophe Gabriel
Tarde où dans le Looking backward (1888) de Edward Bellamy, où l’on devine
la technique au service d’une société libérée de l’exploitation industrielle et
permettant à l’individu de disposer de loisirs culturels; il y a là une confiance
dans la nature humaine que démentira cruellement l’anti-utopie.
Bien d’autres témoignages pourraient être invoqués pour souligner
cette prise de conscience du rôle social attribué à une technique exploitée
par un régime politico-économique qui ne se soucie pas du profit, mais de
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l’amélioration réelle de la condition humaine, qu’il s’agisse de la société
rigoureusement libérale et fonctionnant sur les principes de Bentham et
d’Adam Smith, comme dans le Freiland (1889) de l’économiste Theodor
Hertzka, où dans l’Altneuland de Theodor Herzl, où l’un des personnages
affirme: “La science est tout!” Même apologie dans les Lettres de Malaisie
(1898) de Paul Adam, dans le monde de l’an 2270 décrit par Anatole France
dans Sur la pierre blanche (1903), ou dans la bienheureuse Limanora (1903)
de John Macmillan Brown. Ici, longtemps avant Huxley, on a appris a
travailler sur l’embryon pour le conditionner au bien. Enthousiasme parfois
surprenant, qui conduira le Dr Binet-Sanglé, en 1918, dans Le Haras
humain, à proposer l’action directe sur le matériel humain par “procréation
rationnelle”, “anthropo-génétique”, “élevage des enfants”, euthanasie,
castration et avortement pour les mauvais générateurs ou mariages arrangés
par de compétents “zoogénistes”, ou le behavioriste américain B. F. Skinner,
dans Walden Two (1948), à proposer une culture planifiée et la rectitude
sociale obtenue par un judicieux conditionnement. Ici la science ne se
propose plus d’aider l’homme, mais de le remodeler.
Dans cet élan de confiance dans le machinisme qui caractérise la
seconde moitié du XIXe siècle, on aurait tort, en dépit des apparences, de ne
pas réserver une place aux News from Nowhere (1891) de William Morris.
Ici, les ateliers ne produisent plus ni bruit ni fumée, trains et péniches sont
propulsés par une “force” inconnue et non polluante. Le bon usage de la
machine est fonction du système économique: dans le capitalisme, sciences et
techniques, soumises à la loi du rendement, asservissaient l’homme, qu’elles
libèrent dans un système socialiste. Au XXIIe siècle, tout travail fastidieux
ou pénible est accompli par la machine, génératrice de bien-être matériel et
social. Morris ne condamne pas le travail des machines, mais la production
mécanique d’œuvres d’art, qui ne peuvent naître que du travail humain.
C’est pourquoi son utopie est la seule où coexistent harmonieusement
machinisme et artisanat, et ce n’est un paradoxe qu’en apparence que de
faire de Morris le champion éclairé d’un machinisme bien compris.
Le XIXe siècle a donc consacré une nette transformation de la
perspective utopique. On y trouve moins la science en tant que connaissance
et explication du monde, c’est-à-dire à portée métaphysique, que la science
appliquée et la technique en tant que puissances au service du progrès
matériel et social. L’utopiste s’est convaincu que le progrès technique était
la clé d’un affranchissement, qu’il levait enfin l’antique malédiction jetée
sur le travail. Cette technique elle-même apparaît maintenant subordonnée,
non plus à la morale ou aux institutions, mais à un système économique qui
en conditionne l’usage.
Il serait erroné cependant de penser que l’utopie du XIXe siècle a
sans réserves partagé cette foi mélioriste et n’a émis aucun doute sur le
mythe d’un progrès indéfiniment ouvert, et la critique de l’utopie positiviste
se manifeste dès les débuts de la révolution industrielle.
Dans Le Monde tel qu’il sera (1846), d’Émile Souvestre, apparaît
la crainte que sciences et techniques pourraient bien ne pas se limiter à
modifier les conditions de vie et de travail, mais affecter en profondeur
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la nature humaine elle-même. Les années passant, certains en viennent à
désespérer de la révolution politique et sociale qui rendrait enfin la technique
libératrice, alors qu’ils y voient un moyen perfectionné d’asservir de plus
en plus étroitement le prolétariat industriel. C’est le cas d’Anatole France,
dont la vision des “Temps futurs” dans le dernier chapitre de L’Ile des Pingouins
(1908), prend des dimensions apocalyptiques: le capitalisme industriel
arrivé à son apogée a transformé le monde en un enfer des machines et de la
production; le prolétariat, toujours plus exploité, forme maintenant, comme
chez Wells, une véritable race sous-développée, tout est devenu synthétique
et factice. Naissent maintenant d’angoissants cauchemars où la technique
n’élève plus mais dégrade, enchaîne l’homme à une machine qui détruit
l’individu sans même améliorer ses conditions d’existence. Aussi, dès les
environs de 1870, l’utopie met-elle sérieusement en question la valeur d’une
civilisation qui s’édifie aux dépens de l’humain. Et commence à se poser, de
plus en plus sombre, le problème essentiel de la fin et des moyens: de quel
prix faudrait-il payer ce bonheur que prophétise l’utopie optimiste? S’ouvre
ainsi la crise de l’humanisme.
Machinisme, sciences et techniques, dont Bacon et Cabet attendaient
merveilles, deviennent maintenant de redoutables menaces, chez BulwerLytton, dans The Coming race (1871), ou chez Samuel Butler dans Erewhon
(1872). La terreur de cet asservissement ira croissant jusqu’à la veille de
la première Guerre mondiale, tandis que s’approfondit la certitude que
sciences et techniques mèneront au désastre, certitude présente L’An 330
de la République (1894), de Maurice Spronck, ou dans The Machine stops
(1912) de E. M. Forster.
Il est clair, du reste, que, vers le tournant du siècle, quelque chose est
en train de changer. Jusqu’ici, les utopies avaient été situées, soit dans un
imaginaire géographique qui en faisait des mondes parallèles au nôtre, soit
dans un futur passablement rapproché, où les transformations affectaient
surtout, non la nature humaine, mais les structures sociales. Or, à partir
de la fin du XIXe siècle, l’utopiste se jette délibérément dans un avenir de
plus en plus éloigné, qu’il s’agisse de Wells, de G. B. Shaw, de F. Werfel,
de Haldane ou de Stapledon.
À de telles distances, que deviennent nos problèmes d’organisation
socio-politique? Ce qui est désormais au centre de ces utopies lointaines,
c’est le devenir psycho-biologique de l’homme, son histoire en tant
qu’espèce et non plus en tant qu’être social. Quelle est la signification de
notre aventure et dans quelle mesure sommes-nous capables d’influencer
son cours? La question du machinisme, caractéristique du XIXe siècle,
va faire place à celle de l’utilisation d’un savoir plus étendu, plus profond et
plus sournois, qui autorise une véritable manipulation de l’individu: sciences
du comportement, chimie, biologie, médecine, psychologie vont concourir à
adapter l’homme à l’univers qu’on lui construit.
H. G. Wells représente sans doute la charnière décisive entre les deux
époques, dans ce qui constitue un vaste cycle utopique ouvert en 1895 avec
The Time Machine et clos en 1933 avec Shape of things to come, en passant par
When the Sleeper wakes (1899), où Wells montre comment le progrès agira
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d’abord sur les conditions matérielles de la vie avant de donner naissance à
une élite technocratique.
Au lendemain de la première Guerre mondiale, les utopies s’ouvrent
à un pessimisme amer et ne conservent guère d’illusions, ni sur le sens du
“progrès”, ni même sur l’aptitude de l’homme à échapper à la catastrophe
qui le guette et qu’il a lui-même préparée. Certes, sciences et techniques
ne sont pas seules mises en cause et il arrive, chez Zamiatine ou Orwell
par exemple, que leur usage dépende étroitement, comme autrefois, d’un
système politique criminel; elles sont l’instrument de la domination et
permettent une maîtrise absolue de l’individu qu’elles préparent à intérioriser,
à consentir, voire à souhaiter sa servitude. Mais elles ont, de plus en plus, un
rôle fondamental dans l’univers utopique.
À la crainte de la dénaturation par les sciences et les techniques
s’unit celle d’un État oppressif, où les auxiliaires du progrès peuvent se
transformer en moyens de contrôle sans cesse plus sophistiqués: la théorie
du bien commun entraîne la mise au pas de l’individu, son intégration sans
réserves à l’organisme dont il n’est qu’une parcelle.
Dès 1920, Nous autres, d’Eugène Zamiatine, en propose un bon
exemple en créant le couple indissociable du pouvoir et de la science, bâti
sur un modèle mécaniste, animé d’une dynamique unilinéaire et irréversible.
L’avertissement le plus fameux demeure cependant celui d’Aldous Huxley,
en 1932, dans Brave New World. La notion même de progrès apparaît ici
comme la pire des illusions, en même temps que s’effondre l’idée que la
science pourrait être la libératrice de l’humanité. Mieux encore que chez
Zamiatine, la technique s’est substituée à la morale et l’hypnopédie est
tenue pour “la plus grande force moralisatrice et socialisatrice de tous les
temps”. C’est que la science n’est plus ici instrument de connaissance,
comme autrefois chez More ou Campanella, mais instrument de pouvoir,
tandis que le conditionnement désormais façonne l’homme pour le milieu
qui lui est préparé: “Là est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu’on
est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement: faire aimer aux
gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper”. Le temps
est passé où les utopistes donnaient la science pour libératrice, parce qu’elle
ne s’est pas accompagnée d’une éthique qui en contrôlerait les effets et les
procédés, parce qu’elle a cessé de modifier les conditions de vie pour altérer
la nature humaine elle-même. La suite des événements ne devait pas apaiser
le pessimisme de Huxley, en 1949 dans Ape and Essence, en 1958 dans
Brave New World Revisited, et même l’univers essentiellement politique de
G. Orwell dans 1984 (1949) n’ignore pas l’utilité d’une technique au service
du pouvoir: ici le “newspeak” n’a même plus de mot pour désigner la science
et ce qu’il en reste ne sert qu’à contrôler et détruire l’individu.
Un peu partout, sciences et techniques, apportant certes sécurité et
confort, sont rendues responsables de l’extinction de la civilisation, dans
le fameux Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury, dans Un Saint au néon
(1956) de Jean-Louis Curtis ou dans L’Ile aux oiseaux de fer (1956) d’André
Dhôtel, dans Die gläserne Bienen (1957) d’Ernst Jünger, dans This perfect day
(1970) de Ira Levin, dans La Planète des singes et Les Jeux de l’esprit (1971)
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Raymond Trousson
de Pierre Boulle ou le 1985 (1978) d’Anthony Burgess. Partout sciences
et techniques mal utilisées, séparées de l’humanisme et de l’éthique, sont
données pour responsables de l’instauration d’une société grégaire, esclave
de la publicité, des produits chimiques, dépourvues de valeurs individuelles,
asservie aux jouissances immédiates, proie facile tous les totalitarismes.
Sans parler de la hantise nucléaire, exploitée par Walter M. Miller dans
A Canticle for Leibowitz (1960) ou par Robert Merle dans Malevil (1972) et
Jean Dutourd dans 2024 (1975).
Catastrophisme et misérabilisme ont ainsi conduit la dystopie aussi
loin qu’elle pouvait aller et ses procédés ne se renouvellent guère. Il existe
pourtant une tendance à la réaction et à un retour à l’utopie positive, fondée
sur les valeurs de l’existence simple et naturelle.
Il appartenait à Aldous Huxley, créateur du modèle classique de la
dystopie moderne, de fournir aussi l’antidote à son propre cauchemar en
revenant à l’utopie, en 1962, avec Island. N’y voit-on pas à l’œuvre tous les
éléments inquiétants de Brave New World, avec cette différence qu’ils sont
ici maîtrisés par la spiritualité du bouddhisme pour faire accéder l’homme au
déploiement harmonieux de son individu. Peu avant de mourir, Huxley en
appelait à une synthèse, à une sagesse qui assimilerait l’apport des sciences
et des techniques sans en faire des fins en soi: “La science ne suffit pas,
la religion ne suffit pas, l’art ne suffit, la politique et l’économie ne suffisent
pas. Pas plus que l’amour, pas plus que le devoir, pas plus que l’action, même
désintéressée; pas plus que - même sublime - la contemplation. Rien de ce
qui se veut exclusif ne convient réellement”.
Sans doute la résurgence de l’utopie positive est-elle liée à l’expansion
du mouvement écologique à partir des années ‘50. Elle apparaissait cependant
en U. R. S. S., dès 1920, l’année même du Nous autres de Zamiatine, dans
le Voyage de mon frère Alexis au pays de l’utopie paysanne d’Alaexandre
Tchayanov, mal convaincu des bienfaits des plans quinquennaux et de la
mécanisation des tâches. Si les dystopistes peignaient les conséquences
effrayantes de l’usage anarchique des sciences et des techniques, d’autres
souhaitent brosser le tableau d’un monde délivré de ses hantises et ramené à
la raison: les premiers procédaient de Wells, de Zamiatine ou de Huxley, les
autres sont les héritiers des déjà lointaines News from Nowhere de William
Morris. L’écologie a produit sans doute davantage d’ouvrages théoriques
que de mises en scène littéraires, mais celles-ci ne sont pas absentes. Dune
(1965), de Frank Herbert, enseigne comment dominer, par des procédés
naturels, un environnement aride et inhospitalier; Stand on Zanzibar (1969)
ou The Sheep look up (1972) de John Brunner abordent le problème de la
surpopulation et des mesures à prendre. Retrouvera-t-on l’ordre naturel au
prix d’une réaction violente, comme l’imagine Jacques Sternberg dans Mai
86 (1978)? L’Américain Ernest Callenbach a donné dans Ecotopia (1975) le
tableau le plus élaboré de ce que serait une société rénovée rejetant “le culte du
Progrès, la croyance aux bienfaits de l’industrialisation et de l’accroissement
du produit national brut”, pour revenir au mode de vie naturel et fonder
un nouvel humanisme. Parce qu’on a consenti à réduire les besoins et à
abaisser le niveau de vie, vingt heures de travail hebdomadaires suffisent,
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Science sans conscience n’estue ruine de l’âme
malgré la disparition des machines, et les gens ont retrouvé, comme chez
Morris, le goût de l’artisanat et l’amour du bel objet. De semblables principes
se retrouveront en 1979 dans le Voyage au pays de l’utopie rustique de Henri
Mendras, spécialiste de la sociologie rurale, ou en 1999 dans le 2099 de
Yorick Blumenfeld, significativement sous-titré “Eutopia”.
Tout au long de son histoire aux XIXe et XXe siècles, le genre
utopique a dit ainsi successivement les espoirs et les angoisses d’un monde
en mutation et à la recherche de son équilibre. Les vieilles espérances en
une science et une technique libératrices ont fait place progressivement
au cauchemar de leur utilisation moins par l’homme, que contre l’homme.
Condamnées dans la dystopie, elles se voient récupérées dans la nouvelle
utopie écologique, à condition de cesser d’être des fins pour redevenir des
moyens au service de l’épanouissement. Ce qui ne revient pas à dire que
les utopies littéraires contiennent la clé d’un avenir meilleur: elles ne sont
aujourd’hui, comme elles l’ont toujours été, que la représentation d’un
manque, d’un rêve de méliorisme politique, social, économique désintéressé,
le lieu de cristallisation d’espoirs diffus et d’imaginaires sociaux. Le mythe du
progrès ne s’y est pas éteint, mais il y a pris une autre signification à la lumière
de l’expérience. En un siècle nouveau sur lequel pèse quotidiennement la
mondialisation des échanges, l’accroissement incontrôlé de la production et
de la consommation, l’effet de serre ou le réchauffement climatique, l’utopie
vient rappeler le vieil aphorisme de Rabelais, un médecin qui croyait en
la science et dans le progrès, mais qui avertissait déjà que “science sans
conscience n’est que ruine de l’âme”.
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