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dossier
Journal de Cannes 2013
La quinzaine des réalisateurs
Par Françoise Camet
Léonard de Vinci 1985
Extraits... Une dizaine
d’autres films restant
encore dans « l’enfer »
de chroniques à venir...
The Congress d’Ari Folman (2 h) – Israélien
(coproduit avec la Belgique, le Luxembourg
l’Allemagne et la Pologne.)
Le pitch : Robin Wright, interprète son
propre rôle d’actrice en fin de course,
acceptant de scanner son image et d’en
vendre les droits aux studios Miramont.
Ceux-ci vont l’exploiter ad libitum notam­
ment dans des séries de science-fiction.
Seules seront interdites les utilisations
dans des films pornos ou sur l’Holocauste.
Vingt ans après, elle débarque dans un
congrès de futurologie. Le film, inspiré
du roman de Stanislas Lem, déroule un
propos ambitieux, sur l’avenir du cinéma,
l’évolution des actrices vieillissantes, mais
il s’égare dans plusieurs voies narratives et
perd progressivement de sa force lors de sa
seconde partie animée. Celle-ci, trop datée
et digne de l’album Sergent Pepper des
Beatles, paraît réalisée sous psychotropes
des années 1970.
L’excellent incipit entre Robin Wright
et Harvey Keitel ne tient pas toutes ses
promesses. Dans un long plan fixe sur le
beau visage de l’actrice où perlent les larmes,
on entend la voix off de son agent dresser
un réquisitoire implacable sur ses ratages
successifs jusqu’au mauvais choix... de sa
mère ! L’humour grinçant est également
convoqué pour tourner en dérision acteurs
et actrices ayant connu des embardées
de carrière (N. Kidman et T. Cruise sont
ainsi reconnaissables). Mais le discours
devient rapidement trop long, complexe et
fini par peser des tonnes. On aurait volontiers
amputé le film d’une bonne demi-heure tant
on a l’impression qu’il ne parvient pas à
conclure, même si l’histoire du fils, atteint
d’un syndrome dégénératif le rendant sourd
et aveugle, aurait pu déclencher l’émotion. Il
est vrai qu’après l’absolue réussite de Valse
avec Bachir, changer de registre constituait
une gageure.
Les Garçons et Guillaume… à table de
Guillaume Gallienne (1 h 25) – France.
Deux prix (de la Sacd et l’art cinema award
de la Cicae) ont justement récompensé
ce film tendre, drôle et sensible sur la
question de l’identité sexuelle. Comment
un coming-out hétérosexuel surprend toute
une famille convaincue que le dernier fils
ou frère est homosexuel. L’hommage à
la mère de l’acteur-cinéaste est magnifié
par le fait que le fils endosse le rôle à
l’écran avec un humour ravageur. On rit
sans cesse et on est ému par la profondeur
de la réflexion qu’assume l’auteur. Tiré
de sa pièce autobiographique, Guillaume
Galienne parvient à donner une épaisseur
supplémentaire à son film en multipliant
les effets visuels hilarants. Les leçons de
Sévillanne, les bains en Hongrie sont des
morceaux de bravoure inénarrables.
La Semaine de la critique
Suzanne de Katell Quillévéré (1 h 34)
– France.
Un très beau portrait de femme mené sur 25
ans avec un quatuor d’acteurs passionnants,
au premier rang desquels il faut citer la
grande justesse de Sara Forestier, tour à
tour éperdue de détresse, lumineuse et
retenue. Attachant et émouvant de bout en
bout, le film montre le naufrage du grand
amour d’une jeune fille mère pour un beau
délinquant. Sur fond de peinture sociale
réaliste, la narration romanesque se déploie
progressivement avec deux personnages
« secondaires » dont l’épaisseur nous
envoûte, le père dépassé (François Damiens)
et la sœur cadette solaire (Adèle Haenel,
admirée notamment dans Alyah).
Un Certain regard
L’Inconnu du Lac d’Alain Guiraudie (1 h 37)
– France.
Un beau film dérangeant qui se déroule
au bord d’une plage et d’un bois hanté par
la drague et le désir homosexuel. Franck
tombe sous le charme vénéneux de Michel,
beau mâle attirant mais inquiétant. Il le
surprend en train de noyer délibérément
son compagnon et, quelques jours plus tard,
d’assassiner successivement un ami puis le
commissaire de police. La nuit tombe sur
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dossier
Cinéma & Pouvoirs
cette scène de crime où restent seuls à se
mesurer Michel et Franck. Le générique de
fin apparaît sans révéler l’issue qui promet
toutefois d’être sanglante. Sens du récit et
construction formelle sont au rendez-vous.
Sous nos yeux s’égrènent quelques jours de
vacances au rythme des baignades dans ce
lac paisible en apparence. Chaque séquence
s’ouvre sur le ballet des voitures qui se
garent, ronde précurseuse des échanges
entre protagonistes venus chercher la bonne
fortune sexuelle et peut-être l’amour, puis
un plan fixe sur les eaux vient conclure la
« journée ». L’amitié peut aussi germer sur
ces galets peu hospitaliers. Ainsi, Patrick
d’Assumçao campe un Henri peu sexy
mais pétri d’une humanité attachante. La
crainte du silure, monstre lacustre sans
cesse mentionné, paraît surtout évoquer le
spectre du sida. Il y a du Georges Bataille
dans cet affrontement de l’amour et de la
mort comme dans cet extrait du Divin :
« Mon ami, la volupté fut toujours le plus
cher de mes biens, je l’ai encensé toute
ma vie, et j’ai voulu la terminer dans ses
bras ». Justement récompensé par le prix
de la mise en scène.
Grand Central de Rébecca Zlotowski (1 h 34)
– France.
L’action se déroule dans l’enceinte
d’une centrale nucléaire avec le risque
de contamination démultiplié pour les
travailleurs temporaires qui y officient.
L’histoire de cœur entre deux jeunes gens
irradie le film et agit comme une « surdose » d’amour. L’allégorie avec la réaction
nucléaire vient naturellement à l’esprit et
lorsque l’amour est en marche plus rien ne
l’arrête. Tahar Rahim, toujours aussi puissant
est associé cette fois ci à la pulpeuse Léa
Seydoux au magnétisme irrésistible. Ils
forment un couple d’anthologie à la « Casque
d’or ». Olivier Gourmet campe un chef
d’équipe fatigué. Le trio de grande qualité
et la cohorte de seconds rôles prometteurs
évoluent sous la direction efficace de la
jeune Rébecca Zlotowski. La réalisatrice
conduit une narration rigoureuse et dresse
une peinture réussie de ces travailleurs de
seconde zone qui interviennent de plus en
plus sur les centrales nucléaires d’EDF. Le
film développe un propos romantique mais
aussi écologique et politique sur la condition
sociale réservée à ces salariés. Récompensé
par le prix François Chalais.
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Wakolda de Lucia Puenzo (1 h 30)
– Argentine.
Argentine année 1960 : la longue route de
la Patagonie à Bariloche va permettre à un
étrange inconnu de s’incruster dans la vie
d’une famille pour y pratiquer d’inquiétantes
expériences sur une jeune fille en retard
de croissance et deux jumeaux à naître. Il
s’agit en fait de Mengele, qui parviendra à
échapper in extremis à ses poursuivants
du Mossad. Les ravages de ces pratiques
scientifiques déviantes avaient déjà été
décrits dans le roman éponyme de l’auteur
qui les portent ici avec succès à l’écran leur
réservant le splendide écrin des paysages
naturels argentins.
l’image sourdement éclairée. Une relation
sensuelle brute et sauvage s’installe entre
Vincent Lindon et Chiara Mastroianni, mais
une histoire glauque de relations perverses
et incestueuses peine à convaincre dans la
dernière partie. La belle Lola Creton révélée
par Hans Mia Love erre nue dans les rues,
les jambes ensanglantées. L’oncle (Vincent
Lindon) découvre au terme de l’histoire que
ces blessures intimes lui ont été infligées
par son père. Le salaud est en chacun de
nous, semble nous rappeler Claire Denis,
mais les riches s’affranchissent encore plus
aisément de toutes règles morales. Un film
bien construit dont le final tortueux détourne
cependant d’une adhésion pleine et entière.
La Jaula de oro de Diego Quemada-Diez
(1 h 50) – Espagne.
Trois jeunes candidats à l’immigration vers
les États-Unis quittent le Guatemala et
leur Chiapas natal pour rejoindre la terre
promise. La longue fresque qui présente leur
tentative retrace fidèlement les malheurs
qui pavent leur itinéraire à risques. Ils
sont expulsés dès leur entrée au Mexique
avec retour à la case départ qui laissera
sur place un des premiers protagonistes
finalement désireux de conserver le très
relatif confort de sa vie au pays plutôt que
subir les violences policières et celles des
prédateurs qui accompagnent les tribulations
des migrants. Le voyage reprend avec les
deux Guatémaltèques et un jeune indien
volubile qui ne comprend pas l’espagnol. Le
cauchemar va s’abattre sur eux à commencer
par la jeune fille qui, bien que déguisée en
garçon, va être kidnappée par des voleurs
de train et violeurs en série. Les deux jeunes
gens, d’abord antagonistes car amoureux
de leur jeune compagne, vont se sauver
mutuellement la vie. Toutefois, l’indien va
la perdre brutalement une fois franchie
la frontière des États-Unis. Les dernières
images montrent le survivant astreint à un
travail dur et harassant dans un dépôt de
carcasses de viande. La « décomposition »
devient totale. Prix « Un Certain talent »
attribué au jeune trio d’acteurs tour à tour
exalté puis accablé par la dure réalité qui
s’impose à eux.
My Sweet pepperland d’Inneh Saleem
(1 h 35) – kurde.
Ce western aux confins du Kurdistan fron­
talier de l’Irak et de l’Iran met en scène dans
une nature superbe une douce romance
entre un jeune chef de police, ancien héros
de guerre, et la belle Golshifteh Farahani,
institutrice de son état. Elle doit faire face
aux résistances de ses douze frères (!) de
même qu’à celles de l’entourage local très
rétif à confier cette fonction à une femme.
Le film constitue une œuvre d’émancipation
politique et sociale qui permet notamment
à la jeune célibataire éduquée de passer
une nuit dans les bras de son amant. La
scène introductive atteint des sommets
de cocasserie grinçante avec les ratés de
la pendaison d’un voleur qui finit sur une
potence par défaut de places disponibles
dans les prisons encore peu nombreuses.
L’humour traverse cette fresque qui met en
lumière les failles de la construction d’un
tout jeune État de droit face aux coutumes
tribales. Dans cet univers âpre, les tendres
mélopées composées par l’actrice iranienne
s’égrènent dans un splendide cadre
montagneux insufflant douceur et poésie.
Les salauds de Claire Denis (1 h 45) – France.
Le traitement formel de grande qualité donne
à voir une belle scène introductive noyée
sous la pluie, des bruns cuivrés nappent
Compétition officielle
Le Passé d’Asghar Farhadi (2 h 10)
– Franco-italo-iranien.
L’auteur du célèbre Une Séparation sait
incontestablement raconter l’intime et
fouiller dans l’univers familial pour examiner
avec une précision clinique le champ clos
de nos passions. Le film rappelle avec
force que nul n’échappe à son passé et
ne peut construire une nouvelle relation
sans regarder ses actes avec l’apaisement
dossier
que confère la maturité. L’excellente
interprétation masculine entraînée par le
talentueux Ali Mosaffa - Ahmad (plus Tahar
Rahim et Elyes Agui) réjouit tout au long
de ce long parcours introspectif. L’ex-mari
iranien venu à Paris conclure un divorce à la
demande de sa femme, joue les bons offices
entre mère, adolescente en rupture de ban,
futur beau-fils, nouveau compagnon, etc.
Calme et mesuré, il paraît seul susceptible
de faire face à la situation chaotique qu’il
découvre à sa descente d’avion.
L’appartement de banlieue est en chantier
à l’image de la vie de tous les protagonistes
qui l’habitent. L’épouse de Tahar Rahim
s’avère en réanimation après une tentative
de suicide... ce qui corse le tableau. D’autant
que chacun détient une partie de vérité sur
les causes de ce passage à l’acte. Culpabilité,
anxiété et mensonges rongent les différents
protagonistes qui restent seuls face à leurs
contradictions. À signaler également une
interprétation de Bérénice Béjo, diversement
appréciée mais distinguée par la palme de
la meilleure actrice.
Jimmy P. d’Arnaud Desplechin (1h 56) –
France.
En 1948, un Indien blackfoot souffre de
troubles physiques et psychiques après
une blessure de guerre. Il est hospitalisé
à Topeka (Kansas) dans le plus grand
établissement militaire de l’époque. Le film
commence comme une fresque naturaliste
américaine et conte ensuite par le menu la
psychanalyse de Jimmy Picard menée par
le professeur Georges Devereux, médecin
français d’origine roumaine (né dans la
province de Banat, appartenant à l’époque
à l’Empire austro-hongrois).
Dans le déroulement de la cure, les deux
protagonistes sont sur un pied d’égalité.
On voit se former les questions-réponses
qui ont donné lieu au développement de
l’ethno-psychiatrie. C’est la mise au jour de
cette nouvelle science qui fait tout l’intérêt
du film. Les correspondances s’établissent
entre l’univers onirique ancestral de l’Indien
et sa résonance dans sa vie quotidienne
d’Américain du XXe siècle. On est réjoui par
la magistrale interprétation d’un Benicio del
Toro, lent et réfléchi et d’un Mathieu Amalric
exalté qui brûle de fièvre et ne trouve son
précaire équilibre que lors de la venue de sa
belle amante, interprétée par Gina Mac Kee.
Certains spectateurs ont déploré l’ennui que
je n’ai pour ma part aucunement ressenti
au cours de ces deux heures de projection.
J’ai plutôt apprécié la maîtrise avec laquelle
ce long processus introspectif parvenait à
être mis en scène tel un thriller.
Un Château en Italie de Valeria BruniTedeschi (1 h 30) – France
Film sensible bien qu’un peu foutraque,
qui offre de bien jolies scènes hilarantes
mais également tristes et tragiques.
L’actrice-réalisatrice livre ses obsessions
sur la maternité, la religion et les relations
familiales endeuillées par la mort d’un frère
merveilleusement tendre et attachant.
La mère et l’amant (Louis Garrel) jouent
leur propre rôle et l’on apprécie toute la
palette de jeu de Marisa Borini, qui nous
permet d’apprécier également ses talents
de pianiste-concertiste. Un film personnel
au charme ténu mais durable.
Behind the candelabra de Steven Soderbergh
(1 h 58) – USA.
Un opus kitchissime qui permet de découvrir
la vie amoureuse de Liberace un pianiste
virtuose aux tenues étincelantes, roi de
l’entertainment, cachant son homosexualité
à ses nombreuses admiratrices. Le biopic
retrace les cinq années de sa relation avec
Scott Thorson joué à l’écran par un Matt
Damon surprenant en blondinet enrobé.
La performance de haute volée de Michael
Douglas tout à fait sidérante le hisse
définitivement au rang des grands acteurs
après une filmographie un peu erratique.
Nebraska de John Payne (1 h 50) – USA.
Un road movie entre père et fils assorti
d’une superbe photographie en noir et
blanc. Robert Dern (prix d’interprétation
masculine) est convaincu qu’il possède le
billet gagnant d’une loterie lui permettant de
toucher un million de dollars au Nebraska.
Il s’obstine avec une volonté sénile à faire
le voyage à pied pour toucher son gain. Son
plus jeune fils, séparé depuis peu, décide
finalement de l’accompagner dans cette
quête improbable. Suite à une blessure
du père ils séjournent dans la famille à
Hawthorne et retrouvent les traces de son
passé. Le but du voyage dévoilé suscite
alors les appétits des parents et amis. Cette
chronique douce-amère raconte avec une
précision ethnographique la balade des deux
hommes dans cette Amérique profonde
frappée par la crise. La mère, tonique et
parlant cru, donne du souffle au récit qui
se construit en partie sur ses frustrations.
Le plus beau plan présente la fratrie du
« héros », des hommes alignés sur une
banquette, mutiques, se gavant de ribs
and chips devant une série TV : une photo
digne de Robert Adams ou Victor Friedman.
La séquence finale offre également une
jolie conclusion. Le fils a finalement acquis
un truck d’occasion et permet au père de
réaliser son rêve : parader au volant de
l’engin dans l’artère principale de sa ville
natale. Les chimères gardent vivants plus
longtemps.
The Immigrant de James Gray (2 h) – USA.
Ewa (Marion Cotillard) et Magda arrivent de
leur Silésie natale à Ellis Island mais l’aînée
doit laisser sa soeur tuberculeuse derrière
elle. Pour la sauver et lui permettre de
gagner à son tour la terre promise, Marion
Cotillard va remettre son sort aux mains
de Bruno, le maquereau sans scrupule
campé par Joaquim Phoenix, et se prostituer.
Bien que je sois une inconditionnelle de la
filmographie de James Gray, je suis cette
fois conduite à dénoncer l’ennui qui suinte
très vite de cette reconstitution en costumes
pourtant sans faux plis. Rien n’y fait : la
lumière travaillée, les ressorts dramatiques
dignes d’une Traviata, la diction polonaise
impeccable, les deux acteurs ne parviennent
pas à transmettre une émotion. Ewa paraît
nunuche et J. Phoenix devient inutilement
grandiloquent sans être crédible. Jéremy
Renner est le seul à tirer son épingle du
jeu, car il incarne le personnage plus léger
d’Orlando, « le magicien » prêt à risquer
toutes les aventures. L’académisme du film
ne lui permet à aucun moment de décoller
vers ce qui nous submergeait à la vision
du superbe América América d’Elia Kazan.
Une déception à la hauteur des espérances
pourtant placées dans ce réalisateur si
apprécié de ce côté de l’Atlantique.
La Vie d’Adèle Abdellatif Kechiche
(2 h 59) – France.
La passion torride qui se noue entre Adèle
et Emma la belle fille aux cheveux bleus,
nous touche et nous bouleverse, tant A.
Kechiche a su faire montre d’une justesse
parfaite dans les dialogues et prises de
vue. Le film s’ouvre sur les premiers émois
d’Adèle relayés par La Vie de Marianne
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dossier
Cinéma & Pouvoirs
de Marivaux. Avec le même talent que
celui exposé dans L’Esquive, il montre cette
jeunesse sous la pression du conformisme
de ses pairs. Les très belles scènes se
succèdent qui montrent la meneuse de
service de la cour de récréation orchestrer
les rencontres et en commenter longuement
les suites. L’éclosion de la sexualité d’Adèle
est traitée avec un délicat impressionnisme.
Les gros plans montrent sa lèvre humide,
ses cheveux épars, ses formes généreuses.
La suite appartient désormais aux torrents
de commentaires élogieux qui ont conduit
l’auteur vers la Palme d’or. Les scènes
d’amour explicites cadrées avec élégance
laissent monter le flot de plaisir comme une
onde de jouvence. Les deux jeunes femmes
se quitteront toutefois sans doute en raison
des différences sociales qui conduiront
chacune vers d’autres aspirations, voire
d’autres ambitions. Emma, la peintre,
assouvira son désir de fonder une famille et
retrouvera l’alliance « naturelle » qui l’unis­
sait à sa précédente compagne, galeriste
enceinte d’une petite fille.
La Vénus à la fourrure de Roman Polanski
(1 h 39) – Pologne.
Il s’agit d’un huis clos dans un théâtre
désert où se déroule une audition pour La
Vénus à la fourrure, alors que subsiste le
décor d’un Texas de pacotille qui va offrir
nombre de références sexuelles, dont son
cactus érectif. Emmanuelle Seigner (Wanda)
arrive bien après l’heure, trempée jusqu’aux
os, affichant un look de bombasse porté
à son incandescence. Mathieu-Amalric
(Thomas) devenu double de Roman Polanski
s’apprête à rejoindre sa fiancée dépeinte
sous les traits d’une quasi-Jeanne Balibar.
Le scénario burlesque souligne dans un
premier temps les différences sociales entre
le metteur en scène et l’actrice-candidate
puis transforme progressivement Wanda
en dominatrice ensorcelante possédant
son texte à la perfection. Le spectateurvoyeur assiste à une séance de drague entre
Polanski et sa femme. Le déroulement met
à nu tous les fantasmes qui le taraudent
depuis toujours : sadisme et masochisme
sont au rendez vous puisque évoqués par
l’auteur du célèbre roman autrichien du
XIXe siècle, dont l’œuvre est adaptée à la
scène. Amalric prête sa voix et son physique
gemellaire à cette entreprise. L’humour
dévastateur tombe juste.
Et quelques autres pépites en réserve pour
les mois qui viennent...
■
Bilan de la sélection
du
Festival de Cannes 2013
Par Christophe Witchitz
Jean-Jacques Rousseau 2011
Inspecteur des finances
20
/ juillet-août 2013 / n°433
L’édition 2013 du Festival
de Cannes n’a pas fait que
couronner le cinéma français
en remettant sa Palme d’or
à La Vie d’Adèle. Elle en a
surtout démontré, au gré des
projections et des sélections
parfois parallèles, la rutilante
santé, la vitalité protéiforme, la
roborative poussée de sève de
toute une génération qui ne peut
que réconforter sur l’avenir d’un
cinéma qui, s’il incarne plus que
jamais l’exception culturelle,
fait néanmoins toujours l’objet
d’interrogations récurrentes sur
sa capacité à créer des formes
nouvelles et à faire preuve
d’audace tout en assumant
l’héritage de son passé.
D
e l’audace, Abdellatif Kechiche n’en a
pas manqué. Chronique intime d’une
passion homosexuelle adolescente étalée
sur plusieurs années, son Adèle constitue
la réussite éclatante d’un cinéma unique
dans la cartographie mondiale, capable de
faire la jonction entre le naturalisme des
grands anciens (Renoir et Pialat, au premier
chef) et une approche lyrique et quasi
épique du quotidien et de la temporalité.
Kechiche travaille en effet comme personne
la durée et les corps, poussant chaque
scène jusqu’à son épuisement terminal
avec une voracité inouïe qui subsume ses
actrices au bout du sentiment amoureux
et de l’orgasme. Et c’est à raison que le
jury présidé par Steven Spielberg a sacré
ce film qui aura dominé la sélection,
récompensant une ambition peu commune
tissée à trois par le réalisateur et ses deux
actrices, Léa Seydoux et la révélation Adèle
Exarchopoulos, qu’il couve trois heures
durant d’un regard démiurgique à la fois
dossier
bienveillant et prédateur : concurrencer
la vie par le cinéma en la sublimant, en
faisant de la naissance et de l’étiolement
d’un amour, de l’embrasement de la passion
et de la déchirure de la séparation, de la
mue de l’adolescence à l’âge adulte, une
fresque universelle.
C’est de cette même audace dont ont fait
montre Alain Guiraudie et Serge Bozon.
Le premier, à Un certain regard, a donné
à travers L’Inconnu du lac l’un des grands
temps forts du festival : l’acuité de sa mise
en scène y transfigure un thriller naturiste
explicite dans les milieux gays en une
danse radicale entre Eros et Thanatos, à
la fois exercice de style hitchcockien et
bouleversant chant de solitude. Le second
a marqué les esprits à la Quinzaine des
réalisateurs avec l’humour non-sensique
et brutal d’un Tip top hanté par le sexe
et la politique, qui réussit l’exploit de
radiographier une France contemporaine
à bout de nerfs et de violence tout en
multipliant les moments de burlesque pur
(lunaires François Damiens et Isabelle
Huppert).
Le cinéma français aura ainsi donné le la
à une sélection travaillée par la sexualité,
sous sa double acception, celle de l’acte
sexuel et celle des genres.
Le sexe, la violence, l’exil
Le sexe, tout d’abord : les ébats y ont
souvent été tarifés, soit par choix ludique,
comme la Jeune et jolie héroïne de Francois
Ozon, soit pour survivre dans un monde de
lucre en recourant à la prostitution, à l’instar
de l’immigrante de James Gray ou de la
reine de la nuit du Grigris de MahamatSaleh Haroun. Sur les genres, ensuite :
l’homosexualité, abordée frontalement chez
Kechiche comme chez Guiraudie, était
aussi, bien qu’abordée sur un mode mineur,
le centre de gravité à la fois ostensible et
caché du biopic de Steven Soderbergh sur
le pianiste américain de charme Liberace
et son amant, campés respectivement
par Michaël Douglas et Matt Damon avec
kitsch, élégance et une délicatesse peu
commune dans Ma vie avec Liberace.
La confusion des genres a enfin connu
son acmé avec la pochade faussement
jubilatoire de Polanski, variation méta
sclérosante d’ennui et de lourdeur sur La
Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch, au
gré d’une joute rhétorique desséchée en
huis clos sur les rapports de domination
homme-femme entre une Emmanuelle
Seigner hystérique et un Matthieu Amalric
plus histrionique que jamais.
Outre le sexe, la violence a également
été à l’honneur dans cette édition d’une
brutalité inusitée. Heli, d’Amat Escalante,
qui a reçu le prix de la mise en scène,
a sonné la charge en captant, avec un
indéniable sens du cadrage mais également
une complaisance douteuse, la litanie de
supplices infligés à une famille pris dans les
rets du narcotrafic mexicain, et ce jusqu’à
la nausée. Jia Zhang-Ke, l’un des plus
grands cinéastes actuels, a pour sa part
opéré avec sa fresque chorale A touch of
sin (prix du scénario) un virage sidérant
dans sa filmographie en multipliant les
explosions de violence stylisée empruntées
au cinéma de genre et au western pour
rendre compte de la désespérance de
la Chine contemporaine, et de la rage
accumulée par tous les humiliés et offensés
exclus du développement économique du
pays.
Révolte : tel était également le mot d’ordre
du marchand de chevaux inventé par Kleist
et revisité par Arnaud Des Pallières avec une
raideur formelle toute janséniste, Michael
Koolhaas, en guerre contre l’injustice
commise contre lui par un roitelet médiéval
et qui met en branle d’autres damnés de
la terre pour obtenir réparation. Des films
d’intérêt inégal, parfois contestables dans
leur représentation de la violence, mais qui
ont eu au moins pour mérite de trancher
avec l’antipathique oisiveté suintant des
portraits de l’aristocratie décadente de
Paolo Sorrentino (La Grande bellezza et son
habituel cortège de visions néo-felliniennes
tournant à vide), de Valeria Bruni-Tedeschi
(Un Château en Italie et sa solipsiste autofiction névrotique aux confins du risible) et,
plus étonnamment, de Jim Jarmusch et de
son pathétique couple de vampires dandys
pétris d’ennui (Only lovers left alive).
Enfin, au-delà de films davantage aimables
mais foncièrement anecdotiques ancrés
dans une géographie donnée (Nebraska
d’Alexander Payne dans l’État du même
nom, Inside Llewyn Davis des frères Coen
dans le Greenwich Village pré-dylanien),
une tendance de fond s’est affirmée avec
une ampleur inédite, entérinant une
dynamique profonde du cinéma mondial :
la déterritorialisation est devenue le sujet de
nombreux films, eux-mêmes transnationaux
et brassant plusieurs langues. Si Jimmy P.,
de Arnaud Desplechin, n’a que partiellement
convaincu de par son didactisme quelque
peu démonstratif, son ambition d’organiser
la rencontre entre la France, l’Amérique, les
Indiens et la psychopathologie freudienne
était emblématique d’une sélection où les
thématiques du déplacement et de l’exil
ont été récurrentes. Le divorcé iranien du
Passé, d’Ashgar Farhadi (dont la mécanique
narrative a été plus inspirée), a ainsi campé
un étranger de passage dans une banlieue
pavillonnaire française, tandis que Ryan
Gosling incarnait un Œdipe contemporain
échoué à Bangkok dans le déceptif et
hiératique Only god forgives de Nicolas
Winding Refn, ultra-formaliste autant
qu’ultra-violent.
Mais c’est surtout à travers The Immigrant
que toutes ces thématiques (le sexe, la
violence, l’exil) ont trouvé leur point
d’accomplissement ultime. Plus beau film
de la sélection avec le Kechiche, il n’en est
pas moins reparti bredouille, le jury ayant
sans doute été désarmé par le classicisme
au cordeau de James Gray, pourtant d’une
fluidité hors pair, que d’aucuns ont trop
vite pris pour de l’académisme. À travers
le portrait d’une jeune catholique polonaise
qui débarque dans le New York des années
1920, contrainte à la déchéance et à la
prostitution sous la coupe d’un maquereau
qui l’aime autant qu’elle l’abhorre pour
sauver sa sœur retenue en quarantaine
à Ellis Island, James Gray a tourné un
mélodrame magnifique, digne héritier
des chefs-d’œuvre de Raoul Walsh et
Michael Curtiz. D’une retenue et d’une
linéarité parfaites, le film prend des atours
de tragédie dostoïevskienne, avant de
se révéler comme une parabole d’une
rare finesse sur la foi et l’espérance, la
rédemption et la purification. Le duo Marion
Cotillard-Joaquim Phoenix aura ainsi
été, d’une certaine manière, le pendant
opératique et douloureux du couple solaire
de La Vie d’Adèle : deux films-sommes et
deux sommets de cette édition 2013, car
deux chefs-d’œuvre humanistes.
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/ juillet-août 2013 / n°433 21

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