Des mots pour ne pas pouvoir le dire

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Des mots pour ne pas pouvoir le dire
Des mots pour ne pas pouvoir le dire
Le VIH, virus de l'immunodéficience humaine, devenant dans la bouche d'un candidat au baccalauréat le Virus de
l'Infection Humanitaire, on pourrait imaginer, à notre époque de contrôle des media, qu'une pathologie aussi lourde
que le SIDA pourrait aisément se définir par Syndrome d'Indépendance De l'Audiovisuel. Perle ou confusion ?
Outre une collusion évidente avec une réalité somme toute assez médiatique, un tel exemple rend surtout compte
des pertes de sens qui régissent une grande partie de notre système d'éducation.
Les perles n'existent pas chez le Prince de Motordu !
Il est de bon ton, après chaque baccalauréat, de répertorier ce qu'on a toujours appelé des perles.
L'absorption intestinale des graisses par la voie lactée en est une d'une rare poésie. Mais ce qui fait
la qualité d'une perle, c'est sa rareté. Or, actuellement, il n'est plus question de rareté et encore
moins de poésie. Nous sommes bien dans les domaines du Prince de Motordu. La confusion y règne
mais les frontières en sont sévèrement gardées. Les mots y prennent le sens d'une destruction psychique dont la gravité est largement soulignée par un certain nombre d'auteurs. Bien sûr, les nombreux exemples qui seront fournis ci-après ne proviennent pas de candidats issus des lycées Henri
IV, Louis le Grand ou d'autres bons (lire "protégés") lycées qu'ils soient parisiens ou d'autres centre
villes. Il y a déjà longtemps que la principale fonction des enseignants (mais chut !) est d'être les
garants de la ségrégation sociale en fournissant des cerveaux disponibles ou des élites suivant le
cas. La généralisation des QCM dans les sujets d'examens, les corrections à la grille obligeant les
examinateurs à attribuer des points à un mot déterminé, quel que soit le sens qui lui est donné ou,
très fréquemment, l'absence de sens de la phrase, n'en sont peut-être pas qu'un des cache-misère,
accepté par la très grande majorité, mais bien une technique parmi d'autres. L'objectif n'est pas
d'évaluer un savoir, ni des capacités de réflexion ou d'écriture, mais bien de faire du chiffre, même
si ce dernier n'a aucun sens (on peut, au baccalauréat, offrir par différentes techniques jusqu'à 20%
du maximum de points attribuables). Mais comment peut-on penser qu'une telle tromperie ne soit
pas alors trop brutalement vécue lors de la confrontation à la réalité, soit de la poursuite d'études
soit du travail (cf. S. BAUD – 80% au bac et après).
Des mots pour d'autres : la grande confusion de l'esprit.
L'absence de maîtrise d'un vocabulaire courant, voire la méconnaissance de mots simples, pour la
grande majorité des élèves dans certains lycées autres que ceux précédemment cités, les difficultés
pour des élèves ayant eu le baccalauréat, et parfois avec mention, à lire un article simple tiré d'un
quotidien (une heure par page sans pouvoir en faire apparaître le sens) sont le lot habituel de
nombre d'enseignants. Les quelques exemples qui suivent en rendent très faiblement compte. Ainsi
les missions de service public deviennent l'émission de services publics ; une paire en contient trois
– il est évident que le mot apparier n'a alors aucun sens pour ces élèves - ; incision prend la place
d'ablation, peut-être en association d'idée avec le terme excision ; la confusion entre lésion et liaison est très fréquente ;une substitution devient une inversion ; un échiquier devient un échéancier ;
un symptôme peut être un examen médical voire un prélèvement ; un élève décrit sans broncher un
tube péritubulaire ; une autre un cortex médullaire ; scission, station, sont des mots inconnus ; inutile d'insister sur les confusions entre cellule, molécule ou fonction, phase ou structure, pour des
sections à fort coefficient en biologie. On voit aussi que la confusion de mots vient souvent de leur
voisinage phonétique. Il n'est plus question de sens, mais d'apparence. L'habitude du clip et du zapping, à l'origine de l'impossibilité pour l'enseignant de capter une réelle attention, renforce une telle
confusion dans la mesure où l'élève, ne prenant du discours que des bouts de phrases, ne peut alors
associer souvent que des mots qui n'ont rien à voir entre eux, dans une syntaxe par ailleurs très déficiente. Il est là impossible de ne pas citer ce propos d'une élève technicienne supérieure, assez
bonne élève par ailleurs et dans un excellent relationnel avec ses enseignants : "Mais cela ne vous
pose pas de problème de parler pendant deux ans à des élèves qui ne comprennent rien à ce que
vous dites ?". Le propos n'est pas récent (il date des années 1990), concernait un langage technique
et était alors très empreint de second degré complice. Mais déjà les prémisses de la situation actuelle étaient en place. Comment aussi ne pas rappeler non plus le questionnement résigné d'une
élève de terminale à son professeur cité dans la chronique précédente : "la phrase que j'ai écrite là at-elle un sens ?"
Attention : une réalité peut en cacher une autre ! Confusion des mots, confusion de sens : on fait
tout à l'envers.
Immigration, inégalités culturelles, économiques et sociales, progression globale du niveau malgré
les nécessaires conséquences de la massification, tous ces vrais-faux arguments cachent des pratiques, conscientes ou inconscientes, dont le moins qu'on puisse moralement souhaiter c'est qu'elles
ne font que manquer de clarté. L'absence de production écrite, l'inversion des processus d'acquisition par la demande de maîtrise de notions ou de mécanismes sans que les fondamentaux aient été
installés (abus de l'approche inductive), les méthodes d'évaluation qui, dans certains cas, excluent
explicitement les contenus, la pratique des polycopiés à trou comme processus d'acquisition ou
d'évaluation, la généralisation de l'acceptation du copier-coller (un exposé peut être fait avec internet sans que l'élève ne maîtrise le moindre mot de ce qu'il a imprimé), y compris dans les examens,
toutes ces pratiques bloquent à la fois l'attention profonde nécessaire à l'acquisition d'une meilleure
intelligence des choses et la maîtrise des mots pour le dire. D'ailleurs les consignes officielles ne
sont-elles pas explicitement d'intéresser les élèves, la captation de l'attention se calquant sur une
approche médiatique, voire marketing ?
Citer cette élève de première qui en vue de travaux personnels présentés à l'oral interroge un médecin sur l'échographie, présente au jury son sujet en insistant bien sur le fait qu'elle a tout compris
alors qu'elle produit un quart d'heure de non sens absolus, n'est pas du tout une caricature.
Mais citer cette élève de seconde générale d'un bon lycée parisien en dit tout aussi long ! Après un
cours particulier destiné reprendre ce qui venait d'être fait au lycée elle s'exclame : "Mais alors, on
fait tout à l'envers ?" "Eh oui ! Vous avez tout compris !" lui répondit son répétiteur.
Comment nommer les choses si les choses n'ont pas de réalité et comment donner une réalité
aux choses sans mots pour les nommer ?
Comment comprendre le monde sans pouvoir le nommer ? La bataille de l'intelligence seraitelle d'ores et déjà perdue ?
Le Gypaète barbu