LA QUÊTE PATHÉTIQUE DES POSTCOLONIAL STUDIES OU LA

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LA QUÊTE PATHÉTIQUE DES POSTCOLONIAL STUDIES OU LA
LA QUÊTE PATHÉTIQUE DES POSTCOLONIAL STUDIES OU LA
RÉVOLUTION MANQUÉE
Christine Chivallon
La Découverte | « Mouvements »
2007/3 n° 51 | pages 32 à 39
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Christine Chivallon, « La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée »,
Mouvements 2007/3 (n° 51), p. 32-39.
DOI 10.3917/mouv.051.0032
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ISSN 1291-6412
ISBN 2707152749
PAR
CHRISTINE CHIVALLON*
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*
Chargée de recherche,
CEAN-CNRS, (Centre
d’Études d’Afrique
Noire) IEP de
Bordeaux.
1. Ce texte a servi de
support de
communication au
colloque « Que faire des
postcolonial studies ? »
organisé par le CERI, à
Paris, mai 2006. Une
version légèrement
modifiée est à paraître
dans M.C. SMOUTS (éd.),
La situation
postcoloniale, Paris,
Presses de la Fondation
des Sciences Politiques.
Je remercie
chaleureusement MarieClaude Smouts pour
avoir permis le présent
usage.
32 l
MOUVEMENTS N°51
Parallèlement aux mutations sociales et aux émergences
politiques qui caractérisent l’actuel moment postcolonial en
France, les postcolonial studies d’inspiration anglo-américaine
commencent à se faire plus visibles dans la recherche. Christine
Chivallon, pionnière de l’étude des peuples afro-caribéens et de
leurs migrations « diasporiques », se montre désabusée : si les
études postcoloniales possèdent une charge critique
potentiellement forte et libératrice dans le contexte universitaire
et politique français, elles devraient cependant, selon elle, se
méfier de certains travers, notamment la tendance à fétichiser
l’hybridité aux dépens d’une pleine compréhension des
« constances identitaires ». Ailleurs, les recherches menées sous le
signe du postcolonial se sont parfois transformées en exercices de
style académiques – et en France ?
L
es postcolonial studies sont éminemment présentes dans le
domaine de recherche qui m’est familier, à savoir les univers
culturels de la Caraïbe et plus généralement des Amériques
noires1. Ces univers fondés sur l’expérience de la traite transatlantique et de l’esclavage ont notamment été qualifiés de diasporiques –
à partir de la mobilisation des notions de dispersion, dislocation,
hybridité – en raison de l’influence majeure des cultural studies et
des postcolonial studies2. Même si « par définition, la postcolonial
theory n’a pas de cadre « ethnique » ou « culturel » particulier3 », la
généalogie entre les études relevant du domaine des postcolonial studies et la « pensée afro-moderne » a été bien repérée, aussi importante
que celle redevable des auteurs indiens4. Deux des auteurs les plus
associés à cette myriade de pensée – Stuart Hall et Paul Gilroy – sont
à la fois originaires et spécialistes de la Caraïbe5. Dans l’espace limité
de ce texte, le risque de mon propos, consacré à commenter
quelques aspects des postcolonial studies, est d’être trop lapidaire, et
même caricatural, et de finir par porter tort involontairement à une
entreprise intellectuelle que je respecte pour son courage, son engagement et même sa part d’utopie et de rêve. Une part que souligne
lui-aussi Achille Mbembe dans un texte très récent qui vient attester
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La quête pathétique
des postcolonial studies
ou la révolution manquée
La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée
MOUVEMENTS N°51
2. Voir C. CHIVALLON, La
diaspora noire des
Amériques. Expériences
et théories à partir de la
Caraïbe, Paris, CNRSÉditions, 2004. La
proximité entre les
cultural studies et les
postcolonial studies est
sans doute plus grande
que celle qui relie ces
dernières aux subaltern
studies. Pour l’un des
rares ouvrages publiés
en français sur les
Cultural Studies, voir
A. MATTELART et
E. NEVEU, Introduction
aux Cultural Studies,
Paris, La Découverte,
2003.
3. Voir A. BERGER, op.
cit., 2006, p. 19.
4. Voir A. MBEMBE,
« Qu’est-ce que la
pensée postcoloniale ? »,
Esprit, n° 330, 2006,
p. 117-133.
5. Stuart Hall, l’un des
« pères fondateurs » des
cultural studies, est
aussi l’auteur d’un texte
majeur pour les
courants postcoloniaux :
« Cultural Identity and
Diaspora », in
P. WILLIAMS et
L. CHRISMAS (éds.),
Colonial Discourse and
Post-Colonial Theory. A
Reader, London,
Harvester-Wheatsheaf,
1990. Paul Gilroy,
disciple de Hall, est
l’auteur de The Black
Atlantic. Modernity and
Double Consciousness,
1993, Londres, Verso
(trad. française :
L’Atlantique noir.
Modernité et double
conscience, Paris,
Kargo, 2003).
6. A. MBEMBE, op. cit.,
2006, p. 131.
7. C. GHASARIAN, « À
propos des
épistémologies
postmodernes »,
Ethnologie française,
septembre-octobre 2007 l 33
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du fait que la compréhension de ces pensées demande en premier
lieu d’en saisir le projet éthique tendu vers l’utopie d’un éclatement
de tout ce qui pourrait enfermer une présence du sujet dans de
l’étrangeté par rapport à un Autre : « La pensée postcoloniale est également une pensée du rêve : le rêve d’une nouvelle forme d’humanisme – un humanisme critique qui serait fondé avant tout sur le partage de ce qui nous différencie, en deçà des absolus6. »
Il y a eu et il y a encore une « ignorance » en France vis-à-vis du
courant des postcolonial studies. Cette ignorance s’accompagne
d’une défiance qui touche par ailleurs tous les « post » : poststructuralisme, postmodernisme… On peut même se demander si la
défiance ne l’emporte pas sur l’ignorance, ce qui voudrait dire que
les postcolonial studies ne sont pas tant méconnues que rejetées. Il
a fallu attendre la fin des années 1990 pour voir, dans les revues de
langue française, les premiers articles consacrés à ces courants,
avec notamment, pour l’anthropologie, la contribution de Christian
Ghasarian sur les épistémologies postmodernes doublée de
quelques entreprises similaires dans le champ de la géographie
sociale et culturelle7. À la date de ces premières parutions, près de
quinze ans nous séparent déjà de l’éclosion des mouvances postmodernes côté anglo-américain à condition que l’on s’accorde toutefois pour prendre acte du départ de cette éclosion avec l’article
de Frederic Jameson publié en 19848. Consacré à la « nouvelle
logique culturelle du capitalisme avancé », cet article a considérablement favorisé l’émergence des deux faces bien typées du mouvement « post » : postmodernité, c’est-à-dire la démarche de décryptage des caractéristiques d’une époque, et postmodernisme, à
savoir le mouvement de pensée lui-même, attaché à la remise en
cause des catégories de la modernité. Dans le numéro de L’Homme
d’octobre-décembre 2000, consacré aux « Intellectuels en diasporas » et aux « théories nomades », numéro qui introduit prudemment
les postcolonial studies dans l’anthropologie française, Jacky
Assayag et Véronique Bénéï le disent très bien : se situer en France
dans le champ « post », c’est prendre le risque d’attirer sur soi le
désaveu arbitraire, « le préfixe générique « post » valant ipso facto
stigmatisation9 ». L’espace français reste effectivement rétif à la
portée des débats qui animent les sphères intellectuelles anglophones comme en attestent des initiatives des plus récentes destinées à comprendre pourquoi cette vaste constellation que recouvrent les « cultural studies » ont-elles si peu pénétré les champs
académiques francophones10.
Des postcolonial studies, on pourrait dire la même chose que des
deux versants de la postmodernité/postmodernisme. Un versant est
voué à décrire les conditions de l’après colonialisme (ce serait la
postcolonialité) ; l’autre s’essaye à bâtir une épistémologie nouvelle,
dégagée d’une prétention de vérité, tendue vers le relativisme (le
postcolonialisme). Le premier versant n’est pas absent en France : on
(4), 1998, p. 563577. Voir aussi
C. CHIVALLON, « La
géographie britannique
et ses diagnostics sur
l’époque
postmoderne », Cahiers
de Géographie du
Québec, 43 (118), 1999,
p. 97-119.
XXVIII
8. F. JAMESON,
« Postmodernism, or
The Cultural Logic of
Late Capitalism », New
Left Review, n° 46, 1984.
9. J. ASSAYAG et V. BÉNÉÏ,
« À demeure en
diaspora », L’Homme,
156, 2000, p. 15-28,
p. 23.
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10. En mai 2007
l’Association
francophone pour le
savoir (ACFAS) a lancé
un appel à
communications sur le
thème des « Cultural
Studies dans le monde
francophone » en
partant du constat de
leur quasi absence et
pour en expliquer la
raison.
11. P. BLANCHARD,
N. BANCEL et S. LEMAIRE
(éds.), La fracture
coloniale, Paris, La
Découverte, 2005. On
trouvera dans la
rubrique « Autour d’un
livre » de Politique
Africaine (n° 102, 2006,
p. 189-207) les éléments
du débat contradictoire
suscité par cet ouvrage.
Voir aussi G. LEMÉNAGER,
« Des études
(postcoloniales) à la
française », Labyrinthe,
n° 24, 2006, p. 85-90.
12. A. MBEMBE, « La
République et l’impensé
de la « race » », in
P. BLANCHARD, N. BANCEL
et S. LEMAIRE (éds.), op.
cit., 2005, p. 150. Dans
son entretien pour
Esprit (décembre 2005,
op. cit., p. 130),
Mbembe situe son
34 l
MOUVEMENTS N°51
qualifie volontiers de « postcoloniales » diverses situations. L’ouvrage
La fracture coloniale pourrait être pris comme témoin de cette présence mobilisée par le projet de la description des conséquences du
colonialisme en se réclamant d’une approche dite postcoloniale11. Le
second versant est quant à lui quasi absent et se heurte, comme le dit
Achille Mbembe, « contre le mur de narcissisme politique, culturel et
intellectuel » français12. C’est ce que Pierre-André Taguieff, celui de la
période si courageuse de l’étude de toutes les formes de racisme,
pourrait désigner comme une des expressions de « l’impératif d’assimilation universelle » si propice à créer des formes silencieuses de
minorisation des minorités13.
Nul doute que si les postcolonial studies dans leur version d’épistémologie critique, et j’insiste sur cette qualification qui accompagne
la suite de ce texte, avaient largement pénétré l’espace français, nous
n’aurions pas eu affaire au contexte intellectuel délétère qui a succédé aux émeutes de novembre 2005, avec l’apparition d’un redoutable repli républicain sur des valeurs dont l’orthodoxie est en passe
de créer une culture politique en total décalage avec l’idéal de justice
du fond républicain lequel est forcément dynamique et évolutif, à
partir du moment où l’égalité pour tous reste encore à conquérir. Le
souci de la responsabilité éthique des intellectuels a été mis à mal
tout au long de cette période marquée notamment par les « guerres
mémorielles » et continue de l’être. Nul doute non plus que si les
postcolonial studies avaient été plus présentes dans notre hexagone,
l’affaire de l’historien Pétré-Grenouilleau aurait pris une toute autre
tournure14. L’ampleur médiatique de cette affaire a été telle qu’elle a
rendu impossible, comme le souligne Françoise Vergés15, tout débat
critique sur cet ouvrage, alors que bon nombre des spécialistes dont
la voix n’a pas été suffisamment entendue n’en partageaient pas les
analyses et encore moins la posture. Cette affaire témoigne à sa
manière du manque qu’a représenté l’apport des postcolonial studies
dans ce débat pour un ouvrage auquel il devait rester possible d’apporter la contradiction du strict point de vue de son contenu et des
stratégies d’écriture dont tout exposé scientifique est le lieu, « l’essai
d’histoire globale des traites négrières » n’échappant pas à cette intentionnalité qui structure le texte scientifique, hors de l’utopie d’un
savoir « pur » ou « épuré » des subjectivités de son auteur, même si
celui-ci continue d’adhérer à ce principe fort de croyance en une
connaissance extraite de son réseau de significations sociales16. Ce
travail méritait d’être déconstruit à partir d’une démarche le replaçant
dans son contexte de possibilité d’énonciation, démarche familière
aux postcolonial studies. Quel contraste entre l’espace académique
français où le débat est placé sous le sceau de l’imparable vérité
accessible au chercheur et l’espace académique anglophone où la
capacité à établir la vérité ne cesse d’être interrogée.
Si je devais répondre à la question de la place qu’il convient de
réserver en France aux postcolonial studies 17, je dirais : « la plus
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Qui a peur du postcolonial ?
La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée
MOUVEMENTS N°51
ouvrage sur la
« postcolonie » comme
se démarquant « à bien
des égards » de la
pensée postcoloniale.
Signalons toutefois la
grande proximité
intellectuelle de
Mbembe avec ce qu’il
désigne par « la pensée
postcoloniale ».
13. P.-A. TAGUIEFF, Les
fins de l’antiracisme,
Paris, Éditions
Michalon, 1995, p. 388.
14. Affaire relative à
l’ouvrage d’O. PÉTRÉGRENOUILLEAU, Les traites
négrières. Essai
d’histoire globale, Paris,
Gallimard, 2004.
15. F. VERGÈS, La
mémoire enchaînée,
Paris, Albin Michel,
2006, p. 126.
16. Pour une approche
critique de l’essai de
O. PÉTRÉ-GRENOUILLEAU
(2004, op. cit.),
M. DORIGNY, « Traites
négrières et esclavage :
les enjeux d’un livre
récent », Hommes et
libertés,
septembre 2005. Et
C. CHIVALLON, « Sur une
relecture de l’histoire de
la traite négrière »,
Revue d’histoire
moderne et
contemporaine (RHMC),
n° 52-4 bis, 2005, p. 4553.
17. Question posée lors
du colloque du CERI de
mai 2006.
18. P. BOURDIEU, « La
pratique de
l’anthropologie
réflexive », P. BOURDIEU
(avec L. WACQUANT),
Réponses, Paris, Seuil,
1992, p. 208.
19. Ibid., p. 211.
20. Sur les significations
du langage
muséographique pour
la modernité
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grande », simplement pour faire contrepoids à une tendance de
plus en plus imposante où se perd le combat contre les formes
intellectuelles de la domination et où se lit l’arrogance d’une nouvelle assurance en soi qui n’a rien de commun avec le doute que
notre pratique de recherche appelle incessamment, tant il est vrai
qu’une « pratique scientifique qui omet de se mettre elle-même en
question ne sait pas à proprement parler ce qu’elle fait18 ». En ce
sens, avant même d’évaluer la pertinence et d’opérer la nécessaire
critique des postcolonial studies, il y a tout lieu d’interroger le sens
de leur rareté au sein du paysage académique français, rareté qu’il
serait facile de voir comme le simple résultat de la difficile pénétration d’écrits de langue anglaise, alors qu’elle pourrait traduire le
rejet d’un champ de réflexion intense sur la constitution des savoirs
qui met en danger ce que Bourdieu appelle « le corps de certitudes
partagées qui fonde la communis doctorum opinio19 ». En d’autres
mots, ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est de comprendre en
quoi la quasi absence des postcolonial studies est une des modalités du fonctionnement des relations qui articulent le champ d’effectuation de notre pratique scientifique.
Pourtant, les postcolonial studies ne sont pas à l’abri des critiques
qu’elles permettent elles-mêmes de formuler. La question de l’intérêt des postcolonial studies pour le débat français doit être déplacée
vers le débat académique lui-même : qu’apportent ces théories à
nos manières de construire le savoir ? Parler des postcolonial studies
comme d’une quête pathétique et suggérer l’idée d’une révolution
manquée, c’est évoquer le rapport entre la formulation d’un projet
éthique de connaissance et le champ de pratiques des producteurs
de savoirs. Je ne peux m’empêcher de mettre en relation un tel
regard porté sur ces courants de pensée avec une situation que j’ai
connue, il y a peu de temps. C’était à Washington, au cours d’un
colloque sur la muséographie et les mémoires de l’immigration. À
cette occasion, nous avons fait la visite d’un de ces grands musées
de la Smithsonian Institution, sur le grand Mall, le Musée National
des Indiens Américains. Lors de cette visite, une de mes collègues
était particulièrement bouleversée par le discours de son guide,
d’origine indienne américaine qui, me disait-elle, parvenait à
donner au lieu une dimension vivante, tangible, réelle. Tous les
objets réunis, les effets architecturaux lui paraissaient alors retranscrire la profondeur et l’émotion des cultures amérindiennes. Je me
suis beaucoup reproché de venir briser l’approche sensible de ma
collègue en lui rappelant que nous étions quand même dans une
bulle artefact fichée en plein cœur de la ville la plus puissante du
monde, une bulle structurée par le langage muséographique classificatoire cher à la modernité occidentale20 et que les Indiens américains d’aujourd’hui n’avaient guère d’autre choix, en ces lieux, que
de se fondre dans le simulacre de cultures bel et bien anéanties. J’ai
le même sentiment avec les postcolonial studies. Si l’on reste à l’in-
occidentale, voir
D. PREZIOSI, « Brain of
the Earth’s Body.
Museums and the
Framing of Modernity »,
in B. M. CARBONELL
(éd.), Museum Studies.
An Anthology of
Contexts, Oxford,
Blackwell Publishing,
2004, p. 71-84.
21. H. BHABHA, The
Location of Culture,
London, Routledge,
1994 [2006], p. 248.
22. G. DELEUZE,
Pourparlers, 1972-1990,
Paris, Minuit, 2003
[1990], p. 36.
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23. Pour C. BARNETT le
« tournant culturel » est
marqué par une
personnification forte
des théories autour
d’auteurs internationaux
plus mobiles. Voir « The
Cultural Turn : Fashion
or Progress in Human
Geography ? », Antipode,
1998, p. 379-394,
citation p. 386-387).
36 l
MOUVEMENTS N°51
térieur du discours qu’elles formulent, on risque de perdre le sens
qu’elles nous livrent, les questions qu’elles nous renvoient. Comme
avec le musée, il faut rétablir les connexions avec le contexte qui
les rend possibles et les contraint.
Les postcolonial studies sont fondamentalement basées sur le postulat qu’il existe un univers culturel rétif à l’usage des catégories de
l’entendement scientifique ordinaire. Le « Third space » de Homi
Bhabha – « l’espace d’énonciation » où est localisée cette fameuse
« hybridité » accessible seulement si l’on consent à se départir de la
« tradition sociologique » élaborée selon « une structure binaire d’opposition »21 – concentre le sens de la quête des postcolonial studies :
parvenir à dévoiler un univers définitivement soustrait à la seule autorité de nos modes de pensée inspirés de la métaphysique occidentale. J’y lis le même souci que celui de Gilles Deleuze qui dit chercher
dans un livre, dans un texte, ce qui échappe aux codes : « des flux,
des lignes de fuite actives, révolutionnaires, des lignes de décodage
absolu qui s’opposent à la culture »22. Le problème avec les postcolonial studies est qu’elles opèrent ce travail de dévoilement à l’intérieur
d’un dispositif qui reste celui de la science. Dispositif qui les mine par
les contradictions qu’il lui impose, mais qui pourrait, si on veut bien
l’envisager ainsi, les renforcer par l’exercice critique qu’il rend malgré
tout possible.
Au rang des contradictions, il y a le constat aisé qui consiste à
voir, comme pour le Musée, la place occupée par les postcolonial
studies au sein de l’institution fétiche et toute puissante du monde
occidental qu’est la science. Les postcolonial studies ont acquis une
position de pouvoir au sein même de l’institution qu’elles s’apprêtent à condamner sans pour autant la révolutionner. En rétablissant
les connections avec le contexte d’énonciation du discours postcolonial, on voit se maintenir la logique si caractéristique du champ
académique, avec une simple succession de paradigmes portant sur
les identités, celui de l’hybridité, de l’imagination, de la fluidité, en
lieu et place de celui basé sur les constances identitaires, les habitus, les transmissions intergénérationnelles, devenus des marqueurs
d’un essentialisme rejeté, alors que, autre contradiction, l’hybridité
est elle-même devenue essentialisante. Ce changement paradigmatique qui marque l’évolution « normale » de la science s’opère dans
un appareillage structurel resté identique, avec, comme pour le
musée, un espace hautement borné, terriblement codifié. Les
normes d’acceptabilité du discours scientifique ont bougé, mais pas
la manière d’imposer ces normes et de générer les modes d’autorité
du discours scientifique.
On en voit la trace évidente et si facile à décrier, dans la logique de
capitalisation de renommée, toujours autant liée aux carrières, celles
des plus grands s’achevant aux États-Unis, dans le turn-over amplifié
des figures intellectuelles dominantes23. On repère aussi cette permanence structurelle dans la manière de discipliner le discours. Il
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Qui a peur du postcolonial ?
La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée
MOUVEMENTS N°51
24. L. DUBREUIL, « Alter,
inter : académisme et
postcolonial studies »,
Labyrinthe, n° 24, 2006,
p. 47-61, p. 52.
25. P. GILROY, op. cit.,
1993. Pour une
discussion plus détaillée
du « modèle » de Gilroy,
voir C. CHIVALLON,
« L’expérience de la
diaspora noire des
Amériques. Réflexions
sur le modèle de
l’hybridité de Paul
Gilroy », L’Homme, 161,
2002, p. 51-74.
26. C’est là l’apport le
plus contesté du
structuralisme lévistraussien, mais qui
reste pourtant bien
difficile à dépasser :
comment le sens
communicable peut-il
être produit sans
l’utilisation de ce qui
reste une mécanique du
sens (et non le sens
produit par cette
mécanique), à savoir le
schème de séparation et
d’opposition qui opère
le passage de l’indistinct
au distinct ?
27. M. FOUCAULT, L’ordre
du discours, Paris,
Gallimard, 1971.
28. J. CLIFFORD,
« Diasporas », Cultural
Anthropology, vol. 9,
n° 3, 1994, p. 302-338,
citation p. 307.
29. Sur ce sujet, voir
C. CHIVALLON (2004, op.
cit.), pp. 121-125. Pour
une tentative
d’évaluation scientifique
du contenu du discours
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suffit de consulter n’importe quelle bibliographie d’article de postcolonial studies pour se rendre compte des limites de l’espace conceptuel qui formatent ce discours, discours qui devient du coup très
encadré et même très surveillé. Ce changement qui nourrit la permanence n’a pas échappé non plus à Laurent Dubreuil qui, commentant
la posture de Gayatri Spivak, dit « qu’aucune bombe n’éclatera, aucun
train ne déraillera, les saboteurs ne détruiront rien. L’Academia au
sens anglo-saxon n’a plus qu’à faire place à la postcolonial critique24 ».
Cette quête tendue vers la critique de l’appareil de vérité occidental devient pathétique quand elle est confrontée à l’immense impossibilité de réaliser ce à quoi elle se consacre. De ce point de vue, l’ouvrage phare sur la diaspora noire des Amériques de Paul Gilroy est
un exemple particulièrement significatif25. Le leitmotiv, à vocation
épistémologique, de dépasser l’encodage de la pensée binaire parcourt l’ensemble de la démarche du sociologue, vouée à désenclaver
d’autres imaginaires sociaux que ceux redevables à l’ethnicisme et au
nationalisme. Et pourtant, à moins de rentrer dans une démarche
purement esthétique, l’objectif ne peut être atteint, car comment
rendre encore intelligible ce message du refus du binaire, sinon en
passant par le recours à un encodage linguistique si mobilisateur du
principe de séparation et d’opposition par lequel aucune pensée ne
semble pouvoir être en mesure de se transmettre26 : l’hybride ne peut
se dire que parce qu’il s’oppose à la pureté. Dans l’incapacité de réaliser son projet épistémologique, Paul Gilroy n’a plus comme solution
que de faire porter à « l’objet » diaspora (jamais nommé ainsi bien sûr)
les qualités de cet objectif hors de portée : c’est alors cette diaspora,
et elle seule, qui devient infiniment fluide, baroque, polyphonique,
multiculturelle et hybride. La déconstruction qu’il ne peut effectuer
au sein de cet espace si limité de l’énonciation scientifique, Paul
Gilroy l’effectue « par procuration », en fabriquant une diaspora
conformée à sa visée épistémologique. De manière plus dramatique,
le sociologue en vient à faire jouer des normes strictes d’inclusion et
d’exclusion pour définir cet ensemble diasporique : on peut voir là, à
la manière de Michel Foucault, comment la production du discours
s’organise selon des procédures de contrôle et de sélection27. Dans le
discours postcolonial de Gilroy, l’exclusion vise toute manifestation
culturelle du monde noir qui contredit la représentation hybride.
L’afrocentrisme, émanant pourtant de cet ensemble culturel, n’a pas
droit de cité dans la nébuleuse de l’hybridité noire atlantique au nom
du principe énoncé clairement par l’anthropologue James Clifford,
inspiré par Gilroy : « Quelles que soient leurs idéologies de pureté, les
formes culturelles diasporiques ne peuvent jamais en pratique être
nationalistes28. » Le diasporique, le postcolonial ou le subalterne doit
être hybride ou ne pas être. Et pourtant, sans tomber dans la provocation, on pourrait se demander si cet afrocentrisme29 aux penchants
nationalistes rendus inacceptables et inacceptés, n’a pas été l’élément
véritablement perturbateur de l’académisme occidental. N’a-t-il pas
afrocentriste, voir
S. HOWE, Afrocentrism.
Mythical Pasts and
Imagined Homes,
Londres, Verso, 1999.
En français, voir
F.X. FAUVELLE-AYMAR,
J.-P. CHRÉTIEN,
C.H. PERROT,
Afrocentrismes.
L’histoire des Africains
entre Égypte et
Amérique, Paris,
Karthala, 2000.
30. É. GLISSANT, Le
discours antillais, Paris,
Seuil, 1981, citation
p. 366.
31. Ethnicities, vol. 5,
n° 3, 2005. Et
notamment I. ANG,
B. ST.-LOUIS, « The
predicament of
difference », pp. 291304.
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32. C. CASTORIADIS,
L’institution imaginaire
de la société, Paris,
Seuil, 1975.
33. Sur les
positionnements de
Spivak et Bhabha
proposés par
L. DUBREUIL, op. cit.,
2006.
38 l
MOUVEMENTS N°51
porté jusqu’au cœur des universités nord-américaines un discours
que l’on pourrait dire « délirant », au sens que l’écrivain martiniquais
Édouard Glissant donne à ce terme pour exprimer, aux Antilles, un
discours de compensation qui porte à son paroxysme l’agrégat chaotique d’une idéologie importée, rendue à sa facticité au terme de
transpositions violentes, agrégat qui ne donne aucune autre forme « à
la conception d’un Nous qui ne soit pas de caricature30 » ?
L’afrocentrisme ne serait-il pas discours du paroxysme, du chaos et
de la caricature de modèles « scientifiques » ?
Avec la mise en œuvre de ces procédures d’exclusion, on voit ainsi
poindre un régime d’autorité qui valorise et dévalorise et, en définitive, continue de hiérarchiser de la même manière que les présupposés ethnocentristes, en procédant ici au classique renversement de
l’ordre des valeurs : le mauvais national contre le bon hybride. On
retrouvera décrit dans un numéro de la revue Ethnicities de 200531,
ce malaise que fait naître la survalorisation des valeurs attachées au
thème de la différence, de l’hybridité, du cosmopolitisme.
Ces contradictions rendent ainsi pathétique la quête des postcolonial studies, leur potentiel subversif se trouvant comme neutralisé par
le canal de communication qui rend énonçable leur discours. Depuis
une perspective empruntée à Castoriadis32, on peut suggérer que les
postcolonial studies continuent en fait de travailler à l’intérieur de l’un
des produits de l’imaginaire radical, à l’intérieur d’une des créations
de cet imaginaire premier qui serait à la base de toute construction
sociale. Ce produit est précisément le couple « rationnel-imaginaire ».
En convoquant un imaginaire social réputé différent et que condense
le vocable de l’hybridité, les postcolonial studies n’ont pas pour
autant évacué la catégorie qui permet de se saisir d’un tel imaginaire.
Comme au Musée de Washington, elles traduisent dans le langage de
la modernité occidentale quelque chose qui n’est déjà plus, qui est
transfiguré par ces opérations d’encodage, même si l’illusion d’une
accession à l’Autre différent – jusqu’à n’être plus l’Autre d’un Même
– peut être entretenue.
Faut-il alors rejeter les postcolonial studies ? Non, bien au contraire,
car leur potentiel d’une critique subversive est justement ce qui les
arme le mieux pour explorer les conditions de possibilité des savoirs.
Les postcolonial studies, en révélant leur faiblesse, forment un effet
miroir riche d’enseignement sur les procédures de construction des
catégories et sur les modalités de leur légitimation à l’œuvre dans
tous les savoirs. Elles ne ramènent pas à la fragilité de leurs propres
savoirs, mais à la fragilité de tous les savoirs. Elles sont aussi disposées à pousser au plus loin l’exigence réflexive et la question du positionnement ce qui est très présent chez Gayatri Spivak ou Homi
Bhabha par exemple33. C’est de cet élan réflexif dont nous avons le
plus besoin aujourd’hui pour entreprendre, avec les « post » les plus
soucieux de ce retour sur soi, cette interrogation sur nos modes d’intellection, pour pratiquer « le doute radical » que Pierre Bourdieu –
septembre-octobre 2007
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Qui a peur du postcolonial ?
La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée
34. P. BOURDIEU, op. cit.,
1992, p. 207 et
suivantes.
35. Ibid p.215
36. C. CASTORIDADIS op.
cit., 1975, p.230.
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dont on connaît par ailleurs le penchant à déconstruire la déconstruction – posait comme condition de l’effectuation de la pratique de
recherche34, même s’il faudra assurément établir les réseaux de compatibilité entre cette « réflexivité obsessionnelle » à la Bourdieu et les
mouvances que ce dernier était tenté d’envelopper sous l’étiquette du
« faux radicalisme des mises en question de la science »35. On pourra
alors certainement mieux assumer nos positions et contradictions
dans l’espace académique et envisager, comme le formule si bien
Castoriadis, « ce qui en retour revient dans les catégories du rationnel-imaginaire, les relativise et nous aide à dépasser l’asservissement
à nos propres formes d’imaginaire et même de rationalité.35 l
MOUVEMENTS N°51
septembre-octobre 2007 l 39