LA QUÊTE PATHÉTIQUE DES POSTCOLONIAL STUDIES OU LA
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LA QUÊTE PATHÉTIQUE DES POSTCOLONIAL STUDIES OU LA
LA QUÊTE PATHÉTIQUE DES POSTCOLONIAL STUDIES OU LA RÉVOLUTION MANQUÉE Christine Chivallon La Découverte | « Mouvements » 2007/3 n° 51 | pages 32 à 39 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-3-page-32.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Christine Chivallon, « La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée », Mouvements 2007/3 (n° 51), p. 32-39. DOI 10.3917/mouv.051.0032 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte ISSN 1291-6412 ISBN 2707152749 PAR CHRISTINE CHIVALLON* Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte * Chargée de recherche, CEAN-CNRS, (Centre d’Études d’Afrique Noire) IEP de Bordeaux. 1. Ce texte a servi de support de communication au colloque « Que faire des postcolonial studies ? » organisé par le CERI, à Paris, mai 2006. Une version légèrement modifiée est à paraître dans M.C. SMOUTS (éd.), La situation postcoloniale, Paris, Presses de la Fondation des Sciences Politiques. Je remercie chaleureusement MarieClaude Smouts pour avoir permis le présent usage. 32 l MOUVEMENTS N°51 Parallèlement aux mutations sociales et aux émergences politiques qui caractérisent l’actuel moment postcolonial en France, les postcolonial studies d’inspiration anglo-américaine commencent à se faire plus visibles dans la recherche. Christine Chivallon, pionnière de l’étude des peuples afro-caribéens et de leurs migrations « diasporiques », se montre désabusée : si les études postcoloniales possèdent une charge critique potentiellement forte et libératrice dans le contexte universitaire et politique français, elles devraient cependant, selon elle, se méfier de certains travers, notamment la tendance à fétichiser l’hybridité aux dépens d’une pleine compréhension des « constances identitaires ». Ailleurs, les recherches menées sous le signe du postcolonial se sont parfois transformées en exercices de style académiques – et en France ? L es postcolonial studies sont éminemment présentes dans le domaine de recherche qui m’est familier, à savoir les univers culturels de la Caraïbe et plus généralement des Amériques noires1. Ces univers fondés sur l’expérience de la traite transatlantique et de l’esclavage ont notamment été qualifiés de diasporiques – à partir de la mobilisation des notions de dispersion, dislocation, hybridité – en raison de l’influence majeure des cultural studies et des postcolonial studies2. Même si « par définition, la postcolonial theory n’a pas de cadre « ethnique » ou « culturel » particulier3 », la généalogie entre les études relevant du domaine des postcolonial studies et la « pensée afro-moderne » a été bien repérée, aussi importante que celle redevable des auteurs indiens4. Deux des auteurs les plus associés à cette myriade de pensée – Stuart Hall et Paul Gilroy – sont à la fois originaires et spécialistes de la Caraïbe5. Dans l’espace limité de ce texte, le risque de mon propos, consacré à commenter quelques aspects des postcolonial studies, est d’être trop lapidaire, et même caricatural, et de finir par porter tort involontairement à une entreprise intellectuelle que je respecte pour son courage, son engagement et même sa part d’utopie et de rêve. Une part que souligne lui-aussi Achille Mbembe dans un texte très récent qui vient attester septembre-octobre 2007 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée MOUVEMENTS N°51 2. Voir C. CHIVALLON, La diaspora noire des Amériques. Expériences et théories à partir de la Caraïbe, Paris, CNRSÉditions, 2004. La proximité entre les cultural studies et les postcolonial studies est sans doute plus grande que celle qui relie ces dernières aux subaltern studies. Pour l’un des rares ouvrages publiés en français sur les Cultural Studies, voir A. MATTELART et E. NEVEU, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, 2003. 3. Voir A. BERGER, op. cit., 2006, p. 19. 4. Voir A. MBEMBE, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? », Esprit, n° 330, 2006, p. 117-133. 5. Stuart Hall, l’un des « pères fondateurs » des cultural studies, est aussi l’auteur d’un texte majeur pour les courants postcoloniaux : « Cultural Identity and Diaspora », in P. WILLIAMS et L. CHRISMAS (éds.), Colonial Discourse and Post-Colonial Theory. A Reader, London, Harvester-Wheatsheaf, 1990. Paul Gilroy, disciple de Hall, est l’auteur de The Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness, 1993, Londres, Verso (trad. française : L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Paris, Kargo, 2003). 6. A. MBEMBE, op. cit., 2006, p. 131. 7. C. GHASARIAN, « À propos des épistémologies postmodernes », Ethnologie française, septembre-octobre 2007 l 33 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte du fait que la compréhension de ces pensées demande en premier lieu d’en saisir le projet éthique tendu vers l’utopie d’un éclatement de tout ce qui pourrait enfermer une présence du sujet dans de l’étrangeté par rapport à un Autre : « La pensée postcoloniale est également une pensée du rêve : le rêve d’une nouvelle forme d’humanisme – un humanisme critique qui serait fondé avant tout sur le partage de ce qui nous différencie, en deçà des absolus6. » Il y a eu et il y a encore une « ignorance » en France vis-à-vis du courant des postcolonial studies. Cette ignorance s’accompagne d’une défiance qui touche par ailleurs tous les « post » : poststructuralisme, postmodernisme… On peut même se demander si la défiance ne l’emporte pas sur l’ignorance, ce qui voudrait dire que les postcolonial studies ne sont pas tant méconnues que rejetées. Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour voir, dans les revues de langue française, les premiers articles consacrés à ces courants, avec notamment, pour l’anthropologie, la contribution de Christian Ghasarian sur les épistémologies postmodernes doublée de quelques entreprises similaires dans le champ de la géographie sociale et culturelle7. À la date de ces premières parutions, près de quinze ans nous séparent déjà de l’éclosion des mouvances postmodernes côté anglo-américain à condition que l’on s’accorde toutefois pour prendre acte du départ de cette éclosion avec l’article de Frederic Jameson publié en 19848. Consacré à la « nouvelle logique culturelle du capitalisme avancé », cet article a considérablement favorisé l’émergence des deux faces bien typées du mouvement « post » : postmodernité, c’est-à-dire la démarche de décryptage des caractéristiques d’une époque, et postmodernisme, à savoir le mouvement de pensée lui-même, attaché à la remise en cause des catégories de la modernité. Dans le numéro de L’Homme d’octobre-décembre 2000, consacré aux « Intellectuels en diasporas » et aux « théories nomades », numéro qui introduit prudemment les postcolonial studies dans l’anthropologie française, Jacky Assayag et Véronique Bénéï le disent très bien : se situer en France dans le champ « post », c’est prendre le risque d’attirer sur soi le désaveu arbitraire, « le préfixe générique « post » valant ipso facto stigmatisation9 ». L’espace français reste effectivement rétif à la portée des débats qui animent les sphères intellectuelles anglophones comme en attestent des initiatives des plus récentes destinées à comprendre pourquoi cette vaste constellation que recouvrent les « cultural studies » ont-elles si peu pénétré les champs académiques francophones10. Des postcolonial studies, on pourrait dire la même chose que des deux versants de la postmodernité/postmodernisme. Un versant est voué à décrire les conditions de l’après colonialisme (ce serait la postcolonialité) ; l’autre s’essaye à bâtir une épistémologie nouvelle, dégagée d’une prétention de vérité, tendue vers le relativisme (le postcolonialisme). Le premier versant n’est pas absent en France : on (4), 1998, p. 563577. Voir aussi C. CHIVALLON, « La géographie britannique et ses diagnostics sur l’époque postmoderne », Cahiers de Géographie du Québec, 43 (118), 1999, p. 97-119. XXVIII 8. F. JAMESON, « Postmodernism, or The Cultural Logic of Late Capitalism », New Left Review, n° 46, 1984. 9. J. ASSAYAG et V. BÉNÉÏ, « À demeure en diaspora », L’Homme, 156, 2000, p. 15-28, p. 23. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte 10. En mai 2007 l’Association francophone pour le savoir (ACFAS) a lancé un appel à communications sur le thème des « Cultural Studies dans le monde francophone » en partant du constat de leur quasi absence et pour en expliquer la raison. 11. P. BLANCHARD, N. BANCEL et S. LEMAIRE (éds.), La fracture coloniale, Paris, La Découverte, 2005. On trouvera dans la rubrique « Autour d’un livre » de Politique Africaine (n° 102, 2006, p. 189-207) les éléments du débat contradictoire suscité par cet ouvrage. Voir aussi G. LEMÉNAGER, « Des études (postcoloniales) à la française », Labyrinthe, n° 24, 2006, p. 85-90. 12. A. MBEMBE, « La République et l’impensé de la « race » », in P. BLANCHARD, N. BANCEL et S. LEMAIRE (éds.), op. cit., 2005, p. 150. Dans son entretien pour Esprit (décembre 2005, op. cit., p. 130), Mbembe situe son 34 l MOUVEMENTS N°51 qualifie volontiers de « postcoloniales » diverses situations. L’ouvrage La fracture coloniale pourrait être pris comme témoin de cette présence mobilisée par le projet de la description des conséquences du colonialisme en se réclamant d’une approche dite postcoloniale11. Le second versant est quant à lui quasi absent et se heurte, comme le dit Achille Mbembe, « contre le mur de narcissisme politique, culturel et intellectuel » français12. C’est ce que Pierre-André Taguieff, celui de la période si courageuse de l’étude de toutes les formes de racisme, pourrait désigner comme une des expressions de « l’impératif d’assimilation universelle » si propice à créer des formes silencieuses de minorisation des minorités13. Nul doute que si les postcolonial studies dans leur version d’épistémologie critique, et j’insiste sur cette qualification qui accompagne la suite de ce texte, avaient largement pénétré l’espace français, nous n’aurions pas eu affaire au contexte intellectuel délétère qui a succédé aux émeutes de novembre 2005, avec l’apparition d’un redoutable repli républicain sur des valeurs dont l’orthodoxie est en passe de créer une culture politique en total décalage avec l’idéal de justice du fond républicain lequel est forcément dynamique et évolutif, à partir du moment où l’égalité pour tous reste encore à conquérir. Le souci de la responsabilité éthique des intellectuels a été mis à mal tout au long de cette période marquée notamment par les « guerres mémorielles » et continue de l’être. Nul doute non plus que si les postcolonial studies avaient été plus présentes dans notre hexagone, l’affaire de l’historien Pétré-Grenouilleau aurait pris une toute autre tournure14. L’ampleur médiatique de cette affaire a été telle qu’elle a rendu impossible, comme le souligne Françoise Vergés15, tout débat critique sur cet ouvrage, alors que bon nombre des spécialistes dont la voix n’a pas été suffisamment entendue n’en partageaient pas les analyses et encore moins la posture. Cette affaire témoigne à sa manière du manque qu’a représenté l’apport des postcolonial studies dans ce débat pour un ouvrage auquel il devait rester possible d’apporter la contradiction du strict point de vue de son contenu et des stratégies d’écriture dont tout exposé scientifique est le lieu, « l’essai d’histoire globale des traites négrières » n’échappant pas à cette intentionnalité qui structure le texte scientifique, hors de l’utopie d’un savoir « pur » ou « épuré » des subjectivités de son auteur, même si celui-ci continue d’adhérer à ce principe fort de croyance en une connaissance extraite de son réseau de significations sociales16. Ce travail méritait d’être déconstruit à partir d’une démarche le replaçant dans son contexte de possibilité d’énonciation, démarche familière aux postcolonial studies. Quel contraste entre l’espace académique français où le débat est placé sous le sceau de l’imparable vérité accessible au chercheur et l’espace académique anglophone où la capacité à établir la vérité ne cesse d’être interrogée. Si je devais répondre à la question de la place qu’il convient de réserver en France aux postcolonial studies 17, je dirais : « la plus septembre-octobre 2007 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte Qui a peur du postcolonial ? La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée MOUVEMENTS N°51 ouvrage sur la « postcolonie » comme se démarquant « à bien des égards » de la pensée postcoloniale. Signalons toutefois la grande proximité intellectuelle de Mbembe avec ce qu’il désigne par « la pensée postcoloniale ». 13. P.-A. TAGUIEFF, Les fins de l’antiracisme, Paris, Éditions Michalon, 1995, p. 388. 14. Affaire relative à l’ouvrage d’O. PÉTRÉGRENOUILLEAU, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004. 15. F. VERGÈS, La mémoire enchaînée, Paris, Albin Michel, 2006, p. 126. 16. Pour une approche critique de l’essai de O. PÉTRÉ-GRENOUILLEAU (2004, op. cit.), M. DORIGNY, « Traites négrières et esclavage : les enjeux d’un livre récent », Hommes et libertés, septembre 2005. Et C. CHIVALLON, « Sur une relecture de l’histoire de la traite négrière », Revue d’histoire moderne et contemporaine (RHMC), n° 52-4 bis, 2005, p. 4553. 17. Question posée lors du colloque du CERI de mai 2006. 18. P. BOURDIEU, « La pratique de l’anthropologie réflexive », P. BOURDIEU (avec L. WACQUANT), Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 208. 19. Ibid., p. 211. 20. Sur les significations du langage muséographique pour la modernité septembre-octobre 2007 l 35 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte grande », simplement pour faire contrepoids à une tendance de plus en plus imposante où se perd le combat contre les formes intellectuelles de la domination et où se lit l’arrogance d’une nouvelle assurance en soi qui n’a rien de commun avec le doute que notre pratique de recherche appelle incessamment, tant il est vrai qu’une « pratique scientifique qui omet de se mettre elle-même en question ne sait pas à proprement parler ce qu’elle fait18 ». En ce sens, avant même d’évaluer la pertinence et d’opérer la nécessaire critique des postcolonial studies, il y a tout lieu d’interroger le sens de leur rareté au sein du paysage académique français, rareté qu’il serait facile de voir comme le simple résultat de la difficile pénétration d’écrits de langue anglaise, alors qu’elle pourrait traduire le rejet d’un champ de réflexion intense sur la constitution des savoirs qui met en danger ce que Bourdieu appelle « le corps de certitudes partagées qui fonde la communis doctorum opinio19 ». En d’autres mots, ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est de comprendre en quoi la quasi absence des postcolonial studies est une des modalités du fonctionnement des relations qui articulent le champ d’effectuation de notre pratique scientifique. Pourtant, les postcolonial studies ne sont pas à l’abri des critiques qu’elles permettent elles-mêmes de formuler. La question de l’intérêt des postcolonial studies pour le débat français doit être déplacée vers le débat académique lui-même : qu’apportent ces théories à nos manières de construire le savoir ? Parler des postcolonial studies comme d’une quête pathétique et suggérer l’idée d’une révolution manquée, c’est évoquer le rapport entre la formulation d’un projet éthique de connaissance et le champ de pratiques des producteurs de savoirs. Je ne peux m’empêcher de mettre en relation un tel regard porté sur ces courants de pensée avec une situation que j’ai connue, il y a peu de temps. C’était à Washington, au cours d’un colloque sur la muséographie et les mémoires de l’immigration. À cette occasion, nous avons fait la visite d’un de ces grands musées de la Smithsonian Institution, sur le grand Mall, le Musée National des Indiens Américains. Lors de cette visite, une de mes collègues était particulièrement bouleversée par le discours de son guide, d’origine indienne américaine qui, me disait-elle, parvenait à donner au lieu une dimension vivante, tangible, réelle. Tous les objets réunis, les effets architecturaux lui paraissaient alors retranscrire la profondeur et l’émotion des cultures amérindiennes. Je me suis beaucoup reproché de venir briser l’approche sensible de ma collègue en lui rappelant que nous étions quand même dans une bulle artefact fichée en plein cœur de la ville la plus puissante du monde, une bulle structurée par le langage muséographique classificatoire cher à la modernité occidentale20 et que les Indiens américains d’aujourd’hui n’avaient guère d’autre choix, en ces lieux, que de se fondre dans le simulacre de cultures bel et bien anéanties. J’ai le même sentiment avec les postcolonial studies. Si l’on reste à l’in- occidentale, voir D. PREZIOSI, « Brain of the Earth’s Body. Museums and the Framing of Modernity », in B. M. CARBONELL (éd.), Museum Studies. An Anthology of Contexts, Oxford, Blackwell Publishing, 2004, p. 71-84. 21. H. BHABHA, The Location of Culture, London, Routledge, 1994 [2006], p. 248. 22. G. DELEUZE, Pourparlers, 1972-1990, Paris, Minuit, 2003 [1990], p. 36. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte 23. Pour C. BARNETT le « tournant culturel » est marqué par une personnification forte des théories autour d’auteurs internationaux plus mobiles. Voir « The Cultural Turn : Fashion or Progress in Human Geography ? », Antipode, 1998, p. 379-394, citation p. 386-387). 36 l MOUVEMENTS N°51 térieur du discours qu’elles formulent, on risque de perdre le sens qu’elles nous livrent, les questions qu’elles nous renvoient. Comme avec le musée, il faut rétablir les connexions avec le contexte qui les rend possibles et les contraint. Les postcolonial studies sont fondamentalement basées sur le postulat qu’il existe un univers culturel rétif à l’usage des catégories de l’entendement scientifique ordinaire. Le « Third space » de Homi Bhabha – « l’espace d’énonciation » où est localisée cette fameuse « hybridité » accessible seulement si l’on consent à se départir de la « tradition sociologique » élaborée selon « une structure binaire d’opposition »21 – concentre le sens de la quête des postcolonial studies : parvenir à dévoiler un univers définitivement soustrait à la seule autorité de nos modes de pensée inspirés de la métaphysique occidentale. J’y lis le même souci que celui de Gilles Deleuze qui dit chercher dans un livre, dans un texte, ce qui échappe aux codes : « des flux, des lignes de fuite actives, révolutionnaires, des lignes de décodage absolu qui s’opposent à la culture »22. Le problème avec les postcolonial studies est qu’elles opèrent ce travail de dévoilement à l’intérieur d’un dispositif qui reste celui de la science. Dispositif qui les mine par les contradictions qu’il lui impose, mais qui pourrait, si on veut bien l’envisager ainsi, les renforcer par l’exercice critique qu’il rend malgré tout possible. Au rang des contradictions, il y a le constat aisé qui consiste à voir, comme pour le Musée, la place occupée par les postcolonial studies au sein de l’institution fétiche et toute puissante du monde occidental qu’est la science. Les postcolonial studies ont acquis une position de pouvoir au sein même de l’institution qu’elles s’apprêtent à condamner sans pour autant la révolutionner. En rétablissant les connections avec le contexte d’énonciation du discours postcolonial, on voit se maintenir la logique si caractéristique du champ académique, avec une simple succession de paradigmes portant sur les identités, celui de l’hybridité, de l’imagination, de la fluidité, en lieu et place de celui basé sur les constances identitaires, les habitus, les transmissions intergénérationnelles, devenus des marqueurs d’un essentialisme rejeté, alors que, autre contradiction, l’hybridité est elle-même devenue essentialisante. Ce changement paradigmatique qui marque l’évolution « normale » de la science s’opère dans un appareillage structurel resté identique, avec, comme pour le musée, un espace hautement borné, terriblement codifié. Les normes d’acceptabilité du discours scientifique ont bougé, mais pas la manière d’imposer ces normes et de générer les modes d’autorité du discours scientifique. On en voit la trace évidente et si facile à décrier, dans la logique de capitalisation de renommée, toujours autant liée aux carrières, celles des plus grands s’achevant aux États-Unis, dans le turn-over amplifié des figures intellectuelles dominantes23. On repère aussi cette permanence structurelle dans la manière de discipliner le discours. Il septembre-octobre 2007 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte Qui a peur du postcolonial ? La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée MOUVEMENTS N°51 24. L. DUBREUIL, « Alter, inter : académisme et postcolonial studies », Labyrinthe, n° 24, 2006, p. 47-61, p. 52. 25. P. GILROY, op. cit., 1993. Pour une discussion plus détaillée du « modèle » de Gilroy, voir C. CHIVALLON, « L’expérience de la diaspora noire des Amériques. Réflexions sur le modèle de l’hybridité de Paul Gilroy », L’Homme, 161, 2002, p. 51-74. 26. C’est là l’apport le plus contesté du structuralisme lévistraussien, mais qui reste pourtant bien difficile à dépasser : comment le sens communicable peut-il être produit sans l’utilisation de ce qui reste une mécanique du sens (et non le sens produit par cette mécanique), à savoir le schème de séparation et d’opposition qui opère le passage de l’indistinct au distinct ? 27. M. FOUCAULT, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. 28. J. CLIFFORD, « Diasporas », Cultural Anthropology, vol. 9, n° 3, 1994, p. 302-338, citation p. 307. 29. Sur ce sujet, voir C. CHIVALLON (2004, op. cit.), pp. 121-125. Pour une tentative d’évaluation scientifique du contenu du discours septembre-octobre 2007 l 37 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte suffit de consulter n’importe quelle bibliographie d’article de postcolonial studies pour se rendre compte des limites de l’espace conceptuel qui formatent ce discours, discours qui devient du coup très encadré et même très surveillé. Ce changement qui nourrit la permanence n’a pas échappé non plus à Laurent Dubreuil qui, commentant la posture de Gayatri Spivak, dit « qu’aucune bombe n’éclatera, aucun train ne déraillera, les saboteurs ne détruiront rien. L’Academia au sens anglo-saxon n’a plus qu’à faire place à la postcolonial critique24 ». Cette quête tendue vers la critique de l’appareil de vérité occidental devient pathétique quand elle est confrontée à l’immense impossibilité de réaliser ce à quoi elle se consacre. De ce point de vue, l’ouvrage phare sur la diaspora noire des Amériques de Paul Gilroy est un exemple particulièrement significatif25. Le leitmotiv, à vocation épistémologique, de dépasser l’encodage de la pensée binaire parcourt l’ensemble de la démarche du sociologue, vouée à désenclaver d’autres imaginaires sociaux que ceux redevables à l’ethnicisme et au nationalisme. Et pourtant, à moins de rentrer dans une démarche purement esthétique, l’objectif ne peut être atteint, car comment rendre encore intelligible ce message du refus du binaire, sinon en passant par le recours à un encodage linguistique si mobilisateur du principe de séparation et d’opposition par lequel aucune pensée ne semble pouvoir être en mesure de se transmettre26 : l’hybride ne peut se dire que parce qu’il s’oppose à la pureté. Dans l’incapacité de réaliser son projet épistémologique, Paul Gilroy n’a plus comme solution que de faire porter à « l’objet » diaspora (jamais nommé ainsi bien sûr) les qualités de cet objectif hors de portée : c’est alors cette diaspora, et elle seule, qui devient infiniment fluide, baroque, polyphonique, multiculturelle et hybride. La déconstruction qu’il ne peut effectuer au sein de cet espace si limité de l’énonciation scientifique, Paul Gilroy l’effectue « par procuration », en fabriquant une diaspora conformée à sa visée épistémologique. De manière plus dramatique, le sociologue en vient à faire jouer des normes strictes d’inclusion et d’exclusion pour définir cet ensemble diasporique : on peut voir là, à la manière de Michel Foucault, comment la production du discours s’organise selon des procédures de contrôle et de sélection27. Dans le discours postcolonial de Gilroy, l’exclusion vise toute manifestation culturelle du monde noir qui contredit la représentation hybride. L’afrocentrisme, émanant pourtant de cet ensemble culturel, n’a pas droit de cité dans la nébuleuse de l’hybridité noire atlantique au nom du principe énoncé clairement par l’anthropologue James Clifford, inspiré par Gilroy : « Quelles que soient leurs idéologies de pureté, les formes culturelles diasporiques ne peuvent jamais en pratique être nationalistes28. » Le diasporique, le postcolonial ou le subalterne doit être hybride ou ne pas être. Et pourtant, sans tomber dans la provocation, on pourrait se demander si cet afrocentrisme29 aux penchants nationalistes rendus inacceptables et inacceptés, n’a pas été l’élément véritablement perturbateur de l’académisme occidental. N’a-t-il pas afrocentriste, voir S. HOWE, Afrocentrism. Mythical Pasts and Imagined Homes, Londres, Verso, 1999. En français, voir F.X. FAUVELLE-AYMAR, J.-P. CHRÉTIEN, C.H. PERROT, Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Paris, Karthala, 2000. 30. É. GLISSANT, Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981, citation p. 366. 31. Ethnicities, vol. 5, n° 3, 2005. Et notamment I. ANG, B. ST.-LOUIS, « The predicament of difference », pp. 291304. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte 32. C. CASTORIADIS, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975. 33. Sur les positionnements de Spivak et Bhabha proposés par L. DUBREUIL, op. cit., 2006. 38 l MOUVEMENTS N°51 porté jusqu’au cœur des universités nord-américaines un discours que l’on pourrait dire « délirant », au sens que l’écrivain martiniquais Édouard Glissant donne à ce terme pour exprimer, aux Antilles, un discours de compensation qui porte à son paroxysme l’agrégat chaotique d’une idéologie importée, rendue à sa facticité au terme de transpositions violentes, agrégat qui ne donne aucune autre forme « à la conception d’un Nous qui ne soit pas de caricature30 » ? L’afrocentrisme ne serait-il pas discours du paroxysme, du chaos et de la caricature de modèles « scientifiques » ? Avec la mise en œuvre de ces procédures d’exclusion, on voit ainsi poindre un régime d’autorité qui valorise et dévalorise et, en définitive, continue de hiérarchiser de la même manière que les présupposés ethnocentristes, en procédant ici au classique renversement de l’ordre des valeurs : le mauvais national contre le bon hybride. On retrouvera décrit dans un numéro de la revue Ethnicities de 200531, ce malaise que fait naître la survalorisation des valeurs attachées au thème de la différence, de l’hybridité, du cosmopolitisme. Ces contradictions rendent ainsi pathétique la quête des postcolonial studies, leur potentiel subversif se trouvant comme neutralisé par le canal de communication qui rend énonçable leur discours. Depuis une perspective empruntée à Castoriadis32, on peut suggérer que les postcolonial studies continuent en fait de travailler à l’intérieur de l’un des produits de l’imaginaire radical, à l’intérieur d’une des créations de cet imaginaire premier qui serait à la base de toute construction sociale. Ce produit est précisément le couple « rationnel-imaginaire ». En convoquant un imaginaire social réputé différent et que condense le vocable de l’hybridité, les postcolonial studies n’ont pas pour autant évacué la catégorie qui permet de se saisir d’un tel imaginaire. Comme au Musée de Washington, elles traduisent dans le langage de la modernité occidentale quelque chose qui n’est déjà plus, qui est transfiguré par ces opérations d’encodage, même si l’illusion d’une accession à l’Autre différent – jusqu’à n’être plus l’Autre d’un Même – peut être entretenue. Faut-il alors rejeter les postcolonial studies ? Non, bien au contraire, car leur potentiel d’une critique subversive est justement ce qui les arme le mieux pour explorer les conditions de possibilité des savoirs. Les postcolonial studies, en révélant leur faiblesse, forment un effet miroir riche d’enseignement sur les procédures de construction des catégories et sur les modalités de leur légitimation à l’œuvre dans tous les savoirs. Elles ne ramènent pas à la fragilité de leurs propres savoirs, mais à la fragilité de tous les savoirs. Elles sont aussi disposées à pousser au plus loin l’exigence réflexive et la question du positionnement ce qui est très présent chez Gayatri Spivak ou Homi Bhabha par exemple33. C’est de cet élan réflexif dont nous avons le plus besoin aujourd’hui pour entreprendre, avec les « post » les plus soucieux de ce retour sur soi, cette interrogation sur nos modes d’intellection, pour pratiquer « le doute radical » que Pierre Bourdieu – septembre-octobre 2007 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte Qui a peur du postcolonial ? La quête pathétique des postcolonial studies ou la révolution manquée 34. P. BOURDIEU, op. cit., 1992, p. 207 et suivantes. 35. Ibid p.215 36. C. CASTORIDADIS op. cit., 1975, p.230. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h12. © La Découverte dont on connaît par ailleurs le penchant à déconstruire la déconstruction – posait comme condition de l’effectuation de la pratique de recherche34, même s’il faudra assurément établir les réseaux de compatibilité entre cette « réflexivité obsessionnelle » à la Bourdieu et les mouvances que ce dernier était tenté d’envelopper sous l’étiquette du « faux radicalisme des mises en question de la science »35. On pourra alors certainement mieux assumer nos positions et contradictions dans l’espace académique et envisager, comme le formule si bien Castoriadis, « ce qui en retour revient dans les catégories du rationnel-imaginaire, les relativise et nous aide à dépasser l’asservissement à nos propres formes d’imaginaire et même de rationalité.35 l MOUVEMENTS N°51 septembre-octobre 2007 l 39