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bruno migdal petits bonheurs de l’édition journal de stage LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE L Petits bonheurs de l'édition ZEBOOK MAUVAIS.indd 5 24/03/2015 19:25 Lundi 12 janvier 2004 Arrivé pile à l’heure (c’est tout moi) devant l’humble vitrine, sertie dans un étranglement de la rue des Saints-Pères. L’enseigne qui la surplombe, d’un jaune fané, est d’une époque révolue, comme sortie d’un magasin d’accessoires. M’y voici donc. Ce matin le ciel est gris, lourd, et la froidure engourdit tout : on m’invite assez fraîchement à patienter dans l’un des fauteuils en cuir du hall, que de prestigieux fessiers ont patinés au fil des ans. Pour occuper les yeux une étagère est là, sévère, qui présente les dernières publications de la Maison. Par contenance, je feuillette d’un air faussement L Petits bonheurs de l'édition ZEBOOK MAUVAIS.indd 7 7 24/03/2015 19:25 désinvolte un album de la collection Jeunesse – j’ai conservé une curiosité attendrie à l’endroit de la littérature enfantine. Mon hôtesse m’attend au premier étage. Le chemin m’est maintenant familier, l’escalier raide et grinçant, la moquette élimée, éreintée en son milieu, je les ai déjà foulés lors de mes précédents entretiens. De même, à l’étage, le hall un tantinet lugubre, à peine rehaussé de fac-similés de romans qui firent la renommée de la Maison : Cendrars, Poulaille (connaissais pas), les incontournables quatre M : Maurois, Mauriac, Montherlant et Morand, dont le pouvoir de séduction s’est un peu éventé aujourd’hui. Elsa, jeune assistante d’édition, à qui je dois ce stage, est d’un naturel réservé – ce que désavoueraient sa chevelure de feu, ses longs yeux rieurs ; de même sa manie de se rouler elle-même ses cigarettes dans une gestuelle alentie, un rien voluptueuse. Quelques mois plus tôt, ma candidature insolite l’avait amusée ; discrète et opi- L Petits bonheurs de l'édition ZEBOOK MAUVAIS.indd 8 8 24/03/2015 19:25 niâtre, elle a fini par m’imposer à une hiérarchie un peu tiède : Bon, si vous y tenez vraiment, avait-on concédé, mais faites-lui bien savoir qu’il n’y aura pas de contrat au bout. Promis, j’en ai déjà un autre ailleurs de contrat ; je viens là juste pour l’agrément, avais-je jeté en masquant ma joie. Elle me propose de gagner mon local. Nous avalons deux marches, longeons des couloirs aveugles et retors, redescendons un escalier en colimaçon : la Maison, c’est une enfilade de corridors aux lignes brisées, de petites marches assassines, d’escaliers hostiles. C’est surtout, vieil hôtel parisien oblige, une absence de lumière naturelle, tout juste une fine poudre grise ; des recoins obscurs, des murs obliques ; maîtriser cette topographie tracassière et tortueuse s’impose comme un rite initiatique. Nous débouchons au rez-de-chaussée dans un spectaculaire puits de jour, seule source de lumière solaire des lieux : le L Petits bonheurs de l'édition ZEBOOK MAUVAIS.indd 9 9 24/03/2015 19:25 magasin, que chapeaute une grande verrière opaque, à la manière d’un atelier au charme suranné tout droit sorti de l’univers balzacien. Cet espace s’est vu progressivement rogné en son pourtour à coups de cloisons vitrées pour aménager de petits bureaux ; guitounes enchâssées dans cet aquarium, elles évoquent le territoire vachard d’un hypothétique contremaître aux manchettes de lustrine. Elles abritent en fait tout un petit peuple majoritairement féminin : maquettiste, traductrice, assistante domaine étranger, responsable des stocks, chacune d’elles se doublant plus ou moins de sa stagiaire. Le local des stagiaires littéraires sera mon officine de lecteur. Deux bureaux et une vitrine meublent l’intérieur. L’un, encombré de paperasses, de cendriers emplis de trombones désarticulés est, à l’occasion, occupé par un autre stagiaire. Pour le reste, pyramides branlantes de livres fanés, dossiers anté- L Petits bonheurs de l'édition ZEBOOK MAUVAIS.indd 10 10 24/03/2015 19:25 diluviens, cartons désœuvrés, matériel informatique au rebut en dessinent une manière de feston. Seule la vitrine titubante de publications récentes semble se conformer à sa vocation. L’endroit respire une anarchie de belle facture, un je-m’enfoutisme débonnaire et accueillant. S’ensuivent quelques brèves recommandations sur l’organisation pratique du travail : rapports de lecture et, après l’aval de l’encadrant bien sûr, rédaction et enregistrement des lettres – de refus, il va s’en dire. Quelques manuscrits intimidés patientent déjà. De ma chaise, j’ai un regard privilégié sur le magasin. Le monde de l’édition m’est totalement étranger, et je suis précisément là pour le découvrir : à moi de me glisser dans la peau d’un lecteur. La quarantaine bien entamée, séchant sur pied dans ma fonction d’administratif au sein d’un organisme scientifique, j’ai L Petits bonheurs de l'édition ZEBOOK MAUVAIS.indd 11 11 24/03/2015 19:25 souhaité explorer le monde de l’édition. Je lançai des bouteilles à la mer, certaines finirent par atteindre les côtes. José Corti y répondit fort élégamment – à la main – regrettant l’impossibilité d’y donner suite. Et quand mon inclination me portait vers un éditeur discret, studieux – songeant secrètement à Minuit dont je fréquente les austères couvertures et qui, comme tout objet désiré, restera glacial et mutique –, l’empathie d’un premier contact téléphonique débouchait quelques mois plus tard sur une proposition inattendue de stage chez l’un des plus mondains, des plus parisiens de tous les éditeurs. On rêve d’une longue et mystérieuse femme, une petite exubérante et rigolote vous attrape. Mardi 13 janvier Je prends la mesure des textes qui m’attendent, décidé à revoir dans le détail L Petits bonheurs de l'édition ZEBOOK MAUVAIS.indd 12 12 24/03/2015 19:25 les quatre manuscrits parcourus hier avec une hâte irrespectueuse. Le rapport de lecture doit être précis, il faut donc lire soigneusement, même les choses sur lesquelles le regard glisserait salutairement : par égard pour les auteurs et, pourquoi pas, pour les clients qu’ils sont dans le civil. Ici tous les manuscrits sont lus, vraiment lus. Je me concentre donc sur La petite fille qui dansait pieds nus : la Comtesse de Ségur, sortie de la naphtaline, à peine défripée et recyclée en ce troisième millénaire. Bien que je l’aborde posément, avec distanciation, avec philanthropie, mon appréciation se conforme à la précédente. Il s’agit plutôt d’apprendre à arrondir des jugements coupants, d’avancer les aspects encourageants qui seront énoncés avec courtoisie dans la lettre de refus, la Maison, rare dans ce cas, n’hésitant pas à argumenter ses réponses – piège à double détente, les auteurs galvanisés par cet oracle s’en servant pour amender aussitôt leur texte et le soumettre derechef. L Petits bonheurs de l'édition ZEBOOK MAUVAIS.indd 13 13 24/03/2015 19:25 © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2012. L Petits bonheurs de l'édition ZEBOOK MAUVAIS.indd 4 24/03/2015 19:25