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bruno migdal
petits bonheurs
de l’édition
journal de stage
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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Lundi 12 janvier 2004
Arrivé pile à l’heure (c’est tout moi)
devant l’humble vitrine, sertie dans un
étranglement de la rue des Saints-Pères.
L’enseigne qui la surplombe, d’un jaune
fané, est d’une époque révolue, comme
sortie d’un magasin d’accessoires.
M’y voici donc.
Ce matin le ciel est gris, lourd, et la froidure engourdit tout : on m’invite assez fraîchement à patienter dans l’un des fauteuils
en cuir du hall, que de prestigieux fessiers
ont patinés au fil des ans. Pour occuper les
yeux une étagère est là, sévère, qui présente
les dernières publications de la Maison. Par
contenance, je feuillette d’un air faussement
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désinvolte un album de la collection Jeunesse – j’ai conservé une curiosité attendrie
à l’endroit de la littérature enfantine.
Mon hôtesse m’attend au premier étage.
Le chemin m’est maintenant familier, l’escalier raide et grinçant, la moquette élimée,
éreintée en son milieu, je les ai déjà foulés
lors de mes précédents entretiens. De même,
à l’étage, le hall un tantinet lugubre, à peine
rehaussé de fac-similés de romans qui firent
la renommée de la Maison : Cendrars, Poulaille (connaissais pas), les incontournables
quatre M : Maurois, Mauriac, Montherlant
et Morand, dont le pouvoir de séduction
s’est un peu éventé aujourd’hui.
Elsa, jeune assistante d’édition, à qui je
dois ce stage, est d’un naturel réservé – ce
que désavoueraient sa chevelure de feu,
ses longs yeux rieurs ; de même sa manie
de se rouler elle-même ses cigarettes dans
une gestuelle alentie, un rien voluptueuse.
Quelques mois plus tôt, ma candidature
insolite l’avait amusée ; discrète et opi-
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niâtre, elle a fini par m’imposer à une hiérarchie un peu tiède : Bon, si vous y tenez
vraiment, avait-on concédé, mais faites-lui
bien savoir qu’il n’y aura pas de contrat au
bout. Promis, j’en ai déjà un autre ailleurs
de contrat ; je viens là juste pour l’agrément, avais-je jeté en masquant ma joie.
Elle me propose de gagner mon local.
Nous avalons deux marches, longeons des
couloirs aveugles et retors, redescendons
un escalier en colimaçon : la Maison,
c’est une enfilade de corridors aux lignes
brisées, de petites marches assassines,
d’escaliers hostiles. C’est surtout, vieil
hôtel parisien oblige, une absence de
lumière naturelle, tout juste une fine
poudre grise ; des recoins obscurs, des
murs obliques ; maîtriser cette topographie
tracassière et tortueuse s’impose comme
un rite initiatique.
Nous débouchons au rez-de-chaussée
dans un spectaculaire puits de jour, seule
source de lumière solaire des lieux : le
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magasin, que chapeaute une grande verrière opaque, à la manière d’un atelier au
charme suranné tout droit sorti de l’univers
balzacien.
Cet espace s’est vu progressivement
rogné en son pourtour à coups de cloisons
vitrées pour aménager de petits bureaux ;
guitounes enchâssées dans cet aquarium,
elles évoquent le territoire vachard d’un
hypothétique contremaître aux manchettes
de lustrine. Elles abritent en fait tout un petit
peuple majoritairement féminin : maquettiste, traductrice, assistante domaine étranger, responsable des stocks, chacune d’elles
se doublant plus ou moins de sa stagiaire.
Le local des stagiaires littéraires sera
mon officine de lecteur.
Deux bureaux et une vitrine meublent
l’intérieur. L’un, encombré de paperasses,
de cendriers emplis de trombones désarticulés est, à l’occasion, occupé par un
autre stagiaire. Pour le reste, pyramides
branlantes de livres fanés, dossiers anté-
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diluviens, cartons désœuvrés, matériel
informatique au rebut en dessinent une
manière de feston. Seule la vitrine titubante de publications récentes semble se
conformer à sa vocation. L’endroit respire
une anarchie de belle facture, un je-m’enfoutisme débonnaire et accueillant.
S’ensuivent quelques brèves recommandations sur l’organisation pratique du
travail : rapports de lecture et, après l’aval
de l’encadrant bien sûr, rédaction et enregistrement des lettres – de refus, il va s’en dire.
Quelques manuscrits intimidés patientent déjà.
De ma chaise, j’ai un regard privilégié
sur le magasin. Le monde de l’édition
m’est totalement étranger, et je suis précisément là pour le découvrir : à moi de me
glisser dans la peau d’un lecteur. La quarantaine bien entamée, séchant
sur pied dans ma fonction d’administratif
au sein d’un organisme scientifique, j’ai
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souhaité explorer le monde de l’édition.
Je lançai des bouteilles à la mer, certaines
finirent par atteindre les côtes. José Corti
y répondit fort élégamment – à la main –
regrettant l’impossibilité d’y donner suite.
Et quand mon inclination me portait vers
un éditeur discret, studieux – songeant
secrètement à Minuit dont je fréquente les
austères couvertures et qui, comme tout
objet désiré, restera glacial et mutique –,
l’empathie d’un premier contact téléphonique débouchait quelques mois plus tard
sur une proposition inattendue de stage
chez l’un des plus mondains, des plus parisiens de tous les éditeurs. On rêve d’une
longue et mystérieuse femme, une petite
exubérante et rigolote vous attrape.
Mardi 13 janvier
Je prends la mesure des textes qui
m’attendent, décidé à revoir dans le détail
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les quatre manuscrits parcourus hier avec
une hâte irrespectueuse. Le rapport de
lecture doit être précis, il faut donc lire
soigneusement, même les choses sur lesquelles le regard glisserait salutairement :
par égard pour les auteurs et, pourquoi pas,
pour les clients qu’ils sont dans le civil. Ici
tous les manuscrits sont lus, vraiment lus.
Je me concentre donc sur La petite fille
qui dansait pieds nus : la Comtesse de Ségur, sortie de la naphtaline, à peine défripée
et recyclée en ce troisième millénaire. Bien
que je l’aborde posément, avec distanciation, avec philanthropie, mon appréciation
se conforme à la précédente. Il s’agit plutôt
d’apprendre à arrondir des jugements coupants, d’avancer les aspects encourageants
qui seront énoncés avec courtoisie dans la
lettre de refus, la Maison, rare dans ce cas,
n’hésitant pas à argumenter ses réponses –
piège à double détente, les auteurs galvanisés par cet oracle s’en servant pour amender
aussitôt leur texte et le soumettre derechef.
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Paris, 2012.
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