Le carnet de Bianca.

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Le carnet de Bianca.
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Bianca avait vécu seule. Bianca, la trentaine florissante, avait écumé avec une
ferveur presque scientifique les sites de rencontre, avant, et frotté son corps et sa
vie aux corps et aux vies d’hommes qui l’avaient épuisée, à moins que ce ne fut
l’inverse : Bianca n’était pas quelqu’un de « facile », au sens premier du terme.
Certes, elle donnait son corps « facilement ». Certes, elle donnait l’image de
quelqu’un de « facile à vivre », enjouée, dynamique, drôle en diable, efficace. Mais
c’était un être d’apparences, et elle connaissait elle-même infiniment bien les
strates de son mythe de la caverne personnel… Il y avait la Bianca sociale,
charismatique, solaire, forte, qu’on aimait vite parce qu’elle savait vous donner
l’impression d’être unique… Stratégie de petite fille complexée qui avait coûte que
coûte appris à s’attirer les grâces de ceux qui l’inquiétaient… Elle avait besoin de
briller, d’être sur le devant de la scène, d’attirer les autres dans son univers, à la
fois drôlatique et nourri de références en tous genres. Sa culture impressionnait,
ses débrayages langagiers déroutaient et séduisaient, atténuant du même coup ce
qu’il y aurait pu y avoir de trop intellectuel dans ses prises de position sur le monde
et les autres, et elle jouait sans cesse sur les contrastes, alliant de manière
hugolienne le sublime et le grotesque, dans un panache qui n’excluait pas une
autodérision qui la rendait sympathique et accessible quand tout aurait pu
l’exclure, la faire passer pour une prétentieuse extravertie et excessive. Bianca
semblait tout livrer, mais cela impliquait une mise en danger perpétuelle, qu’elle
détournait en provocation fondatrice : tout, plutôt que d’être invisible… Elle savait
donner aux autres ce qu’ils attendaient d’elle, et n’était jamais autant en osmose
avec elle-même que quand elle forçait le trait, comme un acteur de Nô, ou de
Commedia dell arte qui grossit avec art les schèmes attendus pour mieux les
revisiter…
Mais il y avait aussi l’autre Bianca, l’ombrageuse, la soumise aux humeurs, un peu
atrabilaire, un peu survoltée, toute en nerfs et en rebuffades, en proie souvent à
une mauvaise foi nauséeuse sartrienne, dégainant plus vite que son ombre des
cartouches d’hystérie quand elle se sentait acculée, ou qu’elle ne savait plus
comment dire scientifiquement que ça n’allait pas bien. Cette Bianca-là avait béni
la vie en solo : il y avait un confort certain à supporter ça seule, sans crainte de
dégoûter l’être aimé, sans avoir à redouter la fraction de seconde dans le regard de
l’autre qui signale le début de la fin. Sans compter qu’en ces quart d’heure, elle se
montrait ordurière, les mots épousant chez elle parfaitement toutes ses émotions, y
compris dans leur plus sinistre âpreté… Elle s’en voulait toujours, après. C’était
décidément difficile de composer avec Bianca. Au final, tous les hommes qui
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l’avaient aimée avaient d’ailleurs fini par la quitter. C’était toujours le « trop », qui
revenait. Et son corollaire avait fini par être le « pas assez ». L’insuffisance était le
mal du siècle.
Et puis elle avait rencontré Michel. Il l’avait longtemps courtisée comme une agate
de grand prix dans un jeu de billes. D’abord sourde et aveugle à son empressement,
elle avait fini par se laisser apprivoiser. Et puis ils avaient déménagé... Ce
déménagement avait été éprouvant, un miroitement de souvenirs, de fêlures, et de
joies évanouies...
Avant la vie en solo et sa ribambelle d’hommes, avant Michel, il y avait eu un
homme, celui qu’on pense alors qu’il sera le seul.
En plongée le nez dans le passé… Faire des cartons s’était avéré une satanée
entreprise d’épuration de ce fichu passé qui avait colonisé la maison dans des
endroits où on s’y attendait le moins… Michel aurait parlé de « déportation » : les
objets avaient selon lui une carte mémoire productrice de « mauvaises ondes », il
ne pactisait pas, et taillait dans le vif = vaisselle de mariage, vêtements, passoire à
nouille, livres, tout était susceptible d’atterrir dans une benne du moment qu’il
pouvait y lire un infime moment du passé… Bons ou mauvais, peu importait, les
souvenirs relevaient du révolu, leur place était ailleurs que dans les armoires de leur
nouvelle maison, puisqu’ils n’étaient déjà plus dans sa tête.
Bianca était moins radicale. Elle ne vivait pas dans les souvenirs, mais ne les érigeait
pas non plus en ennemis absolus du futur…
Voilà qu’au détour d’un tiroir, deux hommes avaient refait surface, accouplés
étrangement : ainsi, au creux d’un porte-chéquier inutilisé depuis des années, deux
cartes d’adhésion, l’une pour le TER de Bretagne, l’autre pour un club de sport au
nom ridicule « Vita dance live » qui cadrait peu avec le facies austère de son exdétenteur…
La première appartenait à Gwenaël, un breton pure souche qui s’était importé de
ses terres natales pour venir s’installer chez Bianca, après plusieurs mois de relation
à distance. Ils s’étaient « rencontrés » sur le net, un véritable coup de foudre pour
lui, une tentative de croire encore à l’amour pour elle, dix mois de vie commune, et
puis le crash : elle l’avait retrouvé ivre mort en pleine après-midi et avait du même
coup découvert l’arbre qui cachait la forêt, pas celle de la belle au bois dormant,
mais plutôt celle de « sleepy hollow » : l’alcoolisme, la dépression, la folie, les
tentatives de suicide, le vol, la manipulation, cette forêt-là sentait la pourriture, et
c’est ainsi qu’elle avait traité le problème… Comme une campagne d’assainissement
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…
Tiens, d’ailleurs, sous une photo prise à Disneyland, dans le space-moutain, avec l’
autre, elle entrevit le papier vert d’une facture de déménagement, celle du gardemeuble chez lequel elle avait évacué toutes les scories de sa vie à lui, afin que
lorsqu’il sortirait de l’asile, il n’ait plus à revendiquer de poser un orteil dans Sa
maison… Il avait pris un train via Lorient, le billet payé par les services sociaux de
l’hôpital, et elle avait réexpédié ses affaires en terre celte, manu militari. Bianca
n’avait rien cédé. Elle ne l’avait jamais revu, avait juste essuyé quelques messages
avinés sur son répondeur et de longues logorrhées écrites où il s’écoutait seul,
puisqu’elle refusait de le lire . Instinct de survie. Solide et bien éprouvé.
Côte côte donc, lovés l’un contre l’autre dans l’improbabilité la plus absolue de
l’intimité d’un vieux porte-chéquier, lui, le breton alcoolique, et l’autre, le breton
fumeur de shit : Jérôme… Son grand amour, l’EX. Douze années de vie commune.
Une maison. Des amis. Des moments difficiles qui scellent une mémoire commune
que l’on croit invincible. Des projets. Et puis sans qu’on y fasse bien gaffe, une
trajectoire mal négociée… qui entraîne dans son sillon un effondrement de château
de cartes, quand on croyait que tout était bien en place. Quelque chose avait merdé
à un moment donné. Bianca s’était alors lancée dans une entreprise de destruction
massive et insidieuse de son couple ( elle avait cet horrible travers de toujours
répondre à la provocation même sans s’en rendre compte) : ardente protectrice de
la gente animale, elle s’était noyée dans le combat, trouvant dans le regard des
animaux qu’elle allait arracher à leurs bourreaux pour le compte de la SPA ce qu’elle
ne trouvait plus dans le regard de son amour… Cette entière et absolue fraction de
seconde où l’on sait que l’on est tout pour l’autre. Pas de négociations. Bianca ne
supportait aucune médiocrité.
De chats en chiens sauvés, accompagnés, soignés, accueillis, pleurés, de combats en
défaites, en échecs, en hargne, en révolte et coups d’éclats, elle avait enterré
soigneusement toute idée d’être femme ou d’être mère, ce qui aurait du,
normalement, la préoccuper davantage à presque 30 ans ( mais , par esprit de
contestation, Bianca n’était pas très souvent là où on pouvait l’attendre).
L’enfermement n’était d’ailleurs que factice, Bianca voyait très bien où la menait sa
kabbale… Ses associés avaient été les quinze chats et trois chiens qui vivaient,
pissaient, chiaient et empoilaient la maison, repoussant un peu plus tard chaque
jour l’heure de rentrer pour Jérôme, et comme ça ne suffisait toujours pas, elle avait
pris dix kilos dans la foulée et banni de sa garde-robe ce qui pouvait ressembler de
près ou de loin à une tenue sexy.
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Comme ils ne baisaient plus, que Jérôme fumait de plus en plus et de plus en plus
tard, que Bianca était de plus en plus absorbée dans ses névroses ( elle se réveillait
en pleine nuit, en proie à une asphyxie propre et figurée et dans un râle angoissé
portait invariablement la main du côté du lit où Jérôme, autrefois, s’étendait près
d’elle en l’invitant dans ses bras, pour constater, comme toutes les nuits, qu’il
n’était toujours pas couché), il avait bien fallu prendre une décision.
C’est Bianca qui s’y était collée. C’est lui, par élégance, qui était finalement parti.
Ce qu’elle croyait temporaire avait été du long cours. Ce qu’elle savait était qu’il
fallait qu’elle puisse respirer un peu. Ce qu’elle refusait de voir était que Jérôme
avait déjà posé les billes de son envol. Ce que tout le monde avait compris, Bianca
avait finalement fini par le comprendre aussi. Il avait alors fallu extirper les aveux.
Le rôle de femme trompée qui était seule à l’ignorer n’était pas très glorieux. Bianca
détestait le vaudeville, et si Feydeau ou Labiche la faisaient beaucoup rire, elle
préférait les lire que les jouer.
Aussi, pour être sûre, comme à son habitude, de ne pas incarner un cliché, elle avait
réellement failli crever. Pas qu’elle l’eut voulu. Mais son corps oui. Une maladie
auto-immune de la thyroïde. Fascinante complicité du corps dans l’autodestruction.
Le cœur en tam-tam dans la poitrine. La carapace graisseuse construite savamment
dans son désir pervers d’éprouver les limites de l’amour de l’autre fondue
spectaculairement. Une exophtalmie de l’œil gauche qui systématiquement, lorsque
Bianca observait son évolution démoniaque dans le miroir ou avec sa webcam lui
faisait fredonner un vers de La légende des siècles : « L’œil était dans la tombe et
regardait Caïn… ». Et enfin… l’insomnie. Ses nuits ressemblaient à un Nocturne
indien façon Tabucchi = un long songe éveillé, halluciné, sous l’influence de
l’hypnotique, entre cauchemar et réalité, en quête d’un je ne sais quoi, peut-être
tout simplement d’un prétexte à Etre, puisque maintenant, tout était à refaire…
Cette période d’encartonnage de bouts de vie avait été étrange quand elle y
repensait... Elle avait eu la sensation que la maison ne voulait pas qu’elle parte…
Cette idée ridicule avait fait peu à peu son chemin au vu de tout ce qui lui pétait
littéralement dans les mains depuis que son déménagement avait été non
seulement décidé, mais en cours d’organisation. Un boîtier électrique qui avait
grillé, le micro-ondes qui avait zébré d’éclairs l’habitacle où elle regardait son pot de
cire pour épilation chauffer, le lave-vaisselle qui refusait d’accomplir sa fonction,
bloquant obstinément le cycle de lavage au bout de 30 secondes, le coin de la
fenêtre des toilettes qu’elle avait encastré dans son front, marbrant ce dernier
d’une estafilade bleutée et boursouflée, le café brûlant qu’elle avait renversé sur
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Hannah, la fille de Michel, dans le désordre des gestes embrumés du petit matin, un
soir encore, la casserole de coquillettes lâchée dans l’évier dans un réflexe de survie
inopiné face à la brûlure de l’eau bouillante qui s’était renversée sur sa main…
Autant de petites catastrophes qui émaillaient désormais son quotidien , donnant
une vie, une volonté à tout ce qui relevait de l’insignifiant absolu… Les ampoules
grillaient, les lampes clignotaient, la chaudière refusait d’abreuver la baignoire d’eau
chaude, non, décidément, la maison ne voulait pas qu’elle parte… Fascinant, ce
pouvoir occulte des choses, et des lieux… Elle aurait pu tout aussi bien en arriver à
la conclusion inverse : la maison faisait tout pour qu’elle parte.
Mais Bianca avait une conscience intime de la mémoire des murs, et pensait que ce
qui la rattrapait là, était ce qui avait sué pendant 10 longues années : son amour
déçu, la trahison qui l’avait clouée au carrelage, ses tentatives pour vivre encore
malgré le degré zéro d’illusions où elle avait abouti, ses errances multiples, ses
ratages en tous genres, la somme de tout ce qui faisait d’elle aujourd’hui une femme
mature de 35 ans, à qui on ne la raconte plus, mais qui a dans ses rides naissantes,
le charme encore vivace de qui veut encore malgré tout y croire… Elle était liée à sa
bicoque, comme à son vieux chat : eux savaient l’obscur.
L’emménagement dans la nouvelle maison avait été tout aussi compliqué à gérer...
A un moment, décidément, elle n’avait plus réussi à donner le change… Elle avait
perdu pied vitesse grand V.
Avec les années, Bianca avait appris à reconnaître les signes avant-coureurs du
grand mal être qui, sommeillant toujours en elle à la manière inoffensive d’une
marmotte en train d’hiberner, pouvait parfois la laminer, en lynchage littéral, au
point de ne plus lui laisser aucune autre marge de manœuvre que celle de se réfugier
dans une asthénie asymptomatique ; ses problèmes de thyroïde n’expliquaient pas
tout d’après son endocrinologue, qui se plaisait à la surnommer, avec cette ironie si
chère à la gente médicale quand elle est face à des patients qui ne souffrent de rien
qu’elle puisse médicaliser rationnellement, qui la surnommait donc « Madame
Bovary ». Il ne croyait pas si bien dire, mais aurait mieux fait de la fermer. Ce
n’était tout de même pas à lui de la flaubertiser, c’était pas son métier, chacun sa
place merde, devait-elle lui rappeler quel rôle jouait Charles Bovary ? A Priori,
c’était p’têtre parce qu’il était trop rationnel et chiant à mourir le médecin de
campagne, que sa femme avait trouvé matière à rêver… ailleurs.
Elle se sentait toujours un peu ridicule dans ces moments-là . Sa détresse, pensaitelle, n’était accessible à personne, et lorsqu’elle tentait de la verbaliser, elle ne
pouvait s’empêcher, en extraction, de juger l’aspect piteux et pitoyable de ses états
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d’âme que la confession rendait d’autant plus honteux. Elle pouvait voir alors dans
les yeux de ses interlocuteurs, médecins, ou collègues passer une ombre ironique et
cela lui laissait toujours l’arrière goût amer d’en avoir trop dit, d’avoir été piégée
comme une gamine de 5 ans, d’avoir entrebaîllé une porte que les voyeurs tentaient
alors de violer à coups d’interrogations déplacées ; ( ses amis, eux, avaient fini par
intégrer cette donnée comme un mal inhérent à sa personnalité, et la lucidité
terrible avec laquelle Bianca était capable d’en parler lui conférait toujours leur
écoute : ils devisaient sur ses névroses comme d’ un cas d’école).
« Ce n’est pas une maladie un déménagement ! », s’était exclamé avec un ton
infantilisant et faussement jovial, le médecin…
Bianca s’était raidie automatiquement sur son siège en plastique imitation de
pacotille de Stark… Allons bon, voilà que ça allait recommencer… A nouveau, passer
pour une fille qui s’écoute, une feignasse qui vient quémander un arrêt de travail,
qui n’a pas d’autre manière d’exister que de chialouter idiotement sur la vie de rêve
qui s’offre à elle : une grande maison bourgeoise refaite de A à Z, Michel, ses
enfants, le bébé qu’ils projettent de faire… Pas de quoi en faire un roman ! En
sourdine, le refrain d’une chanson du groupe mythique de son adolescence
« Emmène-moi danser dans les dessous d’une ville en folie puisqu’il y a dans ces
endroits autant de songes que quand on dort, mais on ne dort pas… ». Il s’agissait
de l’un de ses morceaux préférés de Noir Désir… « Pour les écorchés, on en a des
sévices, pour les écorchés, on en a des sévices, écorchés vifs… »
Pouvaient-ils donc comprendre que Bianca était ainsi faite que le moindre
bouleversement de l’équilibre fragile qu’elle s’était patiemment construit pour
survivre, avait des conséquences dramatiques sur la tectonique de ses plaques
internes ? Non. Véritablement non. Comment expliquer cette folie peu glamour, ce
besoin très félin de reconnaître son territoire à l’odeur, d’entendre de la musique (
le rock avait des vertus purgatives très intéressantes qui canalisaient assez bien sa
grande violence), de lire des livres, de les avoir sous les yeux ( leurs tranches
fonctionnaient comme un cataplasme visuel au marasme intellectuel du quotidien),
de câliner les fourrures de ses animaux, de leur parler un langage rien que pour eux,
sorte de copte égyptien revisité, de sortir avec des amis, d’être seule aussi, pour
écrire, méditer, descendre en elle … Les bouleversements inhérents au
déménagement et aux travaux ( camping, impossibilité de ranger ses affaires,
nettoyage, logistique constante, course à la montre, bruits inconnus la nuit)
avaient brisé ces petites ritournelles du quotidien nécessaires au peu de paix que la
grande angoissée qu’elle était arrivait parfois à atteindre. Résultat : Elle se sentait
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démunie comme un lapin de 6 semaines…
La veille elle avait parcouru la maison vide, attendant les acheteurs pour le relevé
des compteurs. Etrange comme malgré tout les fantômes prennent la place, vide.
Un dernier moment sur les tombes de ses animaux enterrés ( les autres avaient été
incinérés, Bianca ayant cauchemardé pendant des nuits parce qu’en enterrant l’un
de ses chats, on avait déterré la couverture d’un autre, petit cadavre noir qui
répondait au nom de Faust = l’image du charnier s’était alors imposée à son
subconscient…), et puis fugacement, un défilé des hommes ayant pénétré dans son
antre, en procession, presque au pas… C’était avant Michel, avant lui, avant,
s’était-elle répété en boucle, malgré elle.
Michel… Elle ressentit une boule dans le ventre : elle le décevait, elle en était
certaine, elle avait tant redouté ce qui arrivait… L’amour et l’absolue admiration
qu’elle lui portait provoquaient deux choses : d’une part une forme d’agressivité
injuste et injustifiée qui n’était que l’expression de la culpabilité malheureuse
qu’elle ressentait à son égard, d’autre part, une volonté de se faire encore plus mal
pour se punir de ne pas être à la hauteur de son extraordinaire capacité d’amour et
de dévotion. Elle se sentait nulle, voilà. Egoïste et nulle. Et le savoir n’arrangeait
pas les choses = c’était toujours pareil, la lucidité dont elle pouvait faire preuve ne
la protégeait, au final, de rien ! Si Bianca n’était jamais allée voir de Psy, c’est parce
qu’elle avait une conscience aigue et intime de ses problèmes et de leur origine… et
qu’elle était rationnellement capable de les analyser et d’en mesurer l’absurdité.
Incapacité à relativiser. Diagnostiquée.
Elle prit machinalement le tampon à récurer afin d’éliminer les scories dînatoires
familiales de la veille qui s’entassaient dans l’évier avec provocation… Merde… La
boursouflure de l’annulaire de sa main droite qu’une vilaine coupure avait
sacrément amoché à l’ouverture d’une boîte de Gourmet pour chats
particulièrement vicieuse lui rappela que pour le moment mieux valait éviter de se
frotter sans ménagement aux produits ménagers… Et dans le même temps, lui
rappela que tiens elle ne voyait pas souvent Michel les deux mains dans l’évier… Et
du même coup lui fit penser mesquinement que tiens quand même cette vaisselle
c’était celle d’un dîner à 4 et que son appétit d’oiseau ne réclamait pas un tel
arsenal de batterie de cuisine… Et consécutivement, de la batterie de cuisine au
balai à chiottes elle fit un pas de souris mental qui l’amena à se demander combien
de fois Michel avait pu nettoyer la cuvette où toute la famille allait larguer
allègrement ses cuvées d’étrons et de pisse, pour en arriver malheureusement au
chiffre nul, avant d’étendre le champ de ses pensées au bac à douche où elle avait
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surpris Thomas, le fils de Michel, en train d’arroser copieusement la faïence vert
bouteille, avant que Michel ne lui avoue que lui aussi, s’oubliait avec délectation
dans le bac à ablutions communes, nonobstant le fait que c’étaient ses blanches
mains à elle qui récuraient les restes de savon , de calcaire et donc… d’urine mâle,
incrustés dans l’émail usé…
On y était donc… Quelques mois de vie commune, et on se retrouvait fatalement à
deviser du balai à chiottes à remettre dans son réceptacle avec précaution afin
d’éviter que des coulures excrémentielles ne viennent parsemer la cuvette ou
agrémenter le sol, des rognures d’ongles auxquelles il valait mieux régler leur
compte dans la baignoire ( Michel et son fils avaient cette habitude fort étrange et
répugnante au goût des critères hygiéniques de Bianca, de se rogner avec les dents
les ongles de pieds ! Exercice surprenant de contorsion et d’habileté maxillaire…),
de la tondeuse dont il valait mieux faire usage après avoir ramassé les merdes
canines, et autres gaudrioles quotidiennes qu’il fallait bien traiter puisqu’après tout
se disait-elle, nous n’étions pas des elfes éthérés et évanescents et que trivialement,
nous n’avions pas des roses plantées dans le cul… non, nous étions ces créatures
soumises au concret de nos concrétions, sécrétions, malabsorptions, digestions,
constipations, mictions, et proies des méfaits temporels externes, poussière,
moisissures, calcaire, rayures…
Elle reposa le grattoir, décida d’allumer une black devil au chocolat, souvenir d’un
amant écrivain qui l’avait initiée au goût sucré de ce tabac au nom de groupe
métallo pour ados pré-pubères, et d’aller deviser de tout cela avec ses chats… Ils
étaient ( eux-mêmes producteurs en chef de ce concret abominé : poils, pisse,
merde, vomi, restes de pâtés, croquettes pré-mâchées laissées en travers de la
route) toujours d’un conseil avisé…
Regarder sa chatte Blanchon se rouler en tous sens dans une danse effrenée à la
caresse au ventre, était une source d’inspiration exemplaire à la lascivité, au lâcherprise… Et bien lâchons… La première bouffée sucrée la renvoyait toujours auprès de
Val , elle avait associé son odeur au parfum de nicotine gourmande qui laissait sur
les lèvres une trace de son passage comme une femme portant un Chanel trace un
sillage identifiable à la narine nue… Val…
Val avait été une source d’inspiration lui aussi…Une muse masculine… Un mentor,
dans son genre… Un salutaire empêcheur de tourner en rond… Leur relation avait
duré un temps indéfini et indéfinissable, comme s’ils étaient des points d’orgue l’un
pour l’autre tout en restant des traits-d’union : d’un ordre paradoxal ce qu’ils
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avaient compté l’un pour l’autre ne pouvait donc se mesurer au temps passé
physiquement ensemble… D’ailleurs tout juste comptaient-ils une relation intime à
leur passif, dégommée dans les mots après avoir été ourdie dans le silence ( se
retrouver dans un hôtel de basse catégorie, sans un mot, puis monter derrière vous
Marquise).
L’acte avait été bien peu comparé à la magie fantasmatique du verbe, libéré par ses
vœux à lui, auxquels Bianca avait souscrit sans fausse pudeur, comprenant que là
où il l’emmenait, c’est là qu’était l’inspiration, et que l’acte n’avait de sens que
parce que dans le verbe il pouvait se projeter dans un ailleurs permissif et infernal,
libérant dans le même temps l’acte expiatoire d’écrire…
Ils en avaient laminé des pages et des pages à coups d’urgence l’un de l’autre… La
rareté de leurs entrevues avait d’ailleurs ce pouvoir légitime de rendre leurs proses
fiévreuses, cadencées, piaffées… elle avait pensé touché du doigt enfin son alter ego
androgyne romanesque… Leur première rencontre avait d’ailleurs donné le ton (
nous nous rejoindrons au PMU Sud-Est Marquise ( Val avait un goût plus que
prononcé pour les endroits où sensément personne de sa classe n’allait, un côté
Bukowskien avec qui il ne partageait pas que le goût des endroits glauques), vous
vous présenterez à Jean-Michel, et il vous donnera quelque chose de ma part, je
serai là ou non, vous le découvrirez au dernier moment …). Le quelque chose en
question avait été son premier roman, dont la lecture en jeu de pistes avait précédé
de plusieurs semaines leur rencontre de visu… Quand elle avait vu ce jeune géant
brillant aux cheveux déjà blancs, dont l’œil cristallin riait et pleurait à la vie dans le
même temps, Bianca avait su qu’elle frôlerait le pire si elle se laissait l’opportunité
de tomber en amour de cette tignasse rebelle.
Aussi avait-elle soigneusement balisé dans sa tête les limites de leur relation
amoureuse laissant du même coup la bride libre et débridée à leur relation
verbeuse…
C’était un de ces êtres béni des dieux, un de ces êtres sur le berceau duquel les fées
s’étaient penchées en toute générosité ( peut-être avaient-elles ce jour-là des stocks
de dons à écouler)…
D’un très bon milieu, Val avait été doté d’une intelligence multiforme qui devait
faire de lui le plus jeune commissaire que l’histoire de la police française ait compté.
De sa taille de géant, Val avait dominé toutes les situations critiques, accédant aux
hautes sphères décisionnaires et à leurs obscurités, avant de sombrer pour de bon
lui-même dans l’obscur… Ses collègues l’avaient arrêté avec 3gr d’alcool dans le
sang, alors qu’il conduisait une voiture dont la jante avait explosé, en total excès de
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vitesse… Lancé dans un rodéo trip à la Ballard. S’en était suivi ce qui devait s’en
suivre… Dépression, cure de désintoxication, alcool, hypnotiques, internements,
divorce, perte de ses droits parentaux … Et de toute cette fange précipitée,
l’écriture … D’où, probablement, par la suite, cette recherche éperdue de
l’inspiration par le vice. Val vivait sur le fil, roulait en scooter, portait des chemises,
arborait une coupe alternative, couchait avec la fille de son meilleur ami, et
parcourait le net en quête d’un quelque chose à vivre… Ils s’étaient donc
rencontrés sur le plus grand terrain de chasse pour célibataires du web …
D’emblée, la reconnaissance, à l’odeur des mots, à leur goût de souffre, sulfureux et
racé… Ils avaient très vite voulu jouer, comme deux gamins d’habitude isolés qui
miraculeusement reconnaissent une agate de grand prix dans le jeu de l’autre…
Comme Val, Bianca, sans se frotter à ça, avait une grande culture du libertinage,
elle en connaissait les codes, initiée , dans ses conversations, par un ami qui
s’adonnait à ces plaisirs, elle en goûtait la littérature et en prisait l’esthétique
audacieuse et convenue .
Val, le beau, le ténébreux, l’enragé, le raffiné grossier Valmont… Leurs liaisons
dangereuses, ils les jouaient sur la toile arachnéenne du web : Bianca « Quiz » pour
« Marquise », recrutait de jeunes louveteaux en mal de sensations nouvelles ( on les
repérait aisément à leur orthographe approximative et à leur réactivité hormonale
presque joviale) et les amenait dans un chat à 3 où Val, dans une succulente
grivoiserie de bon aloi déversait les insanités les moins crédibles qui soient, tandis
que Quiz, apaisait les doutes en cadrant avec un bon sens presque maternel, les
débordements démentiels de son compagnon de jeu ( Elle aime aller dans les bars
pour routiers, j’aime qu’elle se fasse basculer par une dizaine de mecs…Je les regarde
faire, je lui tiens la main, je lui dis que je l’aime)… … Le plus triste fut sans doute
qu’il n’y eut jamais d’échec… Au final, on les aiguillait sur des sites pornos, soft ou
hard selon le degré de sensibilisation du pigeon, ou vers des cavernes internautes
échangistes : Cécile de Volanges ou Danceny n’étaient plus de ce siècle, leurs
héritiers semblaient avoir sucé la lie du monde au sein de leur nourrice et c’est en
arroseurs arrosés que Bianca et Val rangeaient leurs apparats virtuels et fermaient
une boutique dont le spectacle n’avait étonné qu’eux… Ils auraient tant voulu
qu’on les démasque !
Des joueurs de verbe donc. En puissance. L’un à l’autre tout en mots. Parfois, Val
signait du nom du héros de son livre, avec lequel il partageait bien plus, là aussi
qu’une concomitance onomastique de papier… Bianca, elle signait Véra, femelle
fantômatique de Villiers de l’Isle-Adam, son pseudo test des sites de rencontre du
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web ( exit ceux qui pensaient qu’elle s’était affublée du nom de la copine de
Scoubidou…)
« Entre fantasme et fantasmagorie… Toi et Moi… Cagari et Véra… »
Paul écrivit à Véra :
« Espèce de chieuse ! T’es vraiment chiante, j’arrête pas une seconde de penser à
toi depuis la fin de notre conversation msn, pas une seconde salope ! Je t’adore.
Paul de C. »
Véra répondit :
« Mon cher Paul. Nos émois physiques n’en seront que meilleurs… Savez-vous de
quoi est fait le désir de l’autre ? D’attentes… et de points d’ancrage électifs. Nous
avons tout cela entre nos lignes… et nous l’aurons bientôt entre nos corps… De
Cagari à Véra… Il n’y a qu’un pas. Je vous embrasse et vous désire. Mon adorable. »
Une seule étreinte donc. Et sans orgasme.
« Une black devil à la bouche Val… Comme j’aime ce goût sucré qui me rappelle
votre bouche… Des mélodies endiablées et assourdissantes de Noir Désir ( restons
dans la thématique du noir, « parlez-moi des couleurs »), enlacée par la voix chaude
et puissante de Bertrand Cantat, aux pensées qui m’assaillent de vous, de nous, de
nos entrailles… jusqu’au souvenir de votre voix, au creux de mon âme, et du
rythme de vos reins, au creux de mon ventre… je vais, je viens, je déambule en nous
dans la mémoire de nos premières fusions… il est intéressant de noter avec quelle
délectation je pense à ces instants volés à l’après-midi Val… Je nous ai aimés et
trouvés beaux dans nos sombres instincts. Je vous attends demain pour nous lire et
nous entendre. Comme ce verbe est beau si on l’écoute. »
Le goût sucré, on y revenait. En imprimé dans la découpe du ciel bleu qui s’offrait à
elle dans l’angle libre de ses lunettes de soleil, elle revit le saut d’un ange… De la
fenêtre du Formule un… Val, à ses trousses… pour un dernier baiser…
Elle n’ avait revu Val que plusieurs mois après : le « demain » avait un peu tiré ses
ailes … Il avait appelé chez elle, un jour, sans crier gare. Gwenael, le breton
alcoolique avait décroché. Ils vivaient ensemble depuis peu. Au téléphone, cette
voix, embrumée par la cigarette et la timidité , ce rire, aussi fêlé et crédible qu’un
doublage de film muet…
Ils s’étaient donné RDV au PMU de leurs premiers émois. Bianca était arrivée en
portant leur enfant. Un nouveau-né de quelques centaines de pages, qu’avec une
excitation mal dissimulée elle substituait glorieusement ce jour-là au livre qu’elle
était venue chercher deux ans auparavant…
Mais c’est à un sérieux de bière qu’elle avait du sur le moment confier sa bonne
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humeur… Val venait de replonger, deux heures auparavant , en raccrochant . Ironie
tragique si l’on peut à rebours lire les faits, c’était un alcoolique ( il ne l’était pas
pour Bianca à ce moment précis) qui avait dérouté et fait chuter un autre
alcoolique. Elle était partie très vite, ne commettant pas l’erreur de le suivre chez
lui, malgré l’envie tenace qu’elle avait eue de ses bras, mais commettant celle de lui
laisser leur épopée, leur intimité imprimée…
Dans la vie de Val, il y avait C. comme lui-même aimait à l’appeler. C. était jeune,
impétueuse, un brin tarée, jalouse, espionne , en bref, très amoureuse. Lorsqu’elle
avait cueilli Val et ses feuillets, elle n’avait eu aucun mal à remonter jusqu’à
Bianca… De crises de nerfs en menaces, d’appels anonymes en messages assassins,
elle avait promis de ne plus le revoir…
Un 10 aout. Une lettre. Bianca reconnaît l’écriture à l’emportée qui s’étale sur
l’enveloppe comme une promesse jamais violée. Val. Il prend des nouvelles de ses
félidés. Parle de son supplément d’âme qui continue à le marquer. Non, il n’a pas
oublié. Donne son numéro de portable. Qu’elle le jette, ou qu’importe, pourvu
qu’elle n’aille pas en garnir les murs des toilettes publiques. Elle. Reconnaît son
humour tendre. Bat et palpite. Mais non. Un SMS plus tard. « Val ? ». S’assurer que
c’est lui. « Je t’aime mon cœur, tu me manques. Ton Ju. » Jules il s’appelait. Rien.
Rien à dire à ça. Si. Plus tard… Blèche, de Drieu la Rochelle. Une grande rousse.
Début de son livre… « ( …) je suis porté à considérer avec je ne sais plus quel grand
écrivain que les filles aux cheveux rouges attisent chez les hommes des sentiments
d’irrévérence » . Elle écrit juste : « L’écrivain qui pense que les filles aux cheveux
rouges attirent des sentiments d’irrévérence……………………. est Drieu la Rochelle ».
Pas de réponse.
En filigrane, il citait souvent :
« Il ne faut pas aimer son double car cet amour est la résultante d’un oubli
momentané de la haine que l’on éprouve pour soi », Linda Lee.
Peut-être.
Elle jeta au loin le mégot noir et stylé qui se consumait entre ses doigts, perdus
dans ses pensées, et s’étira comme un chat. Il était temps d’aller éplucher des
légumes pour concocter une purée à son fils, son être créé … Les écarts joyeux du
passé étaient loin désormais, depuis il s’était passé tant de choses, dans sa vie, sa
tête et ses entrailles…
Lorsqu’elle avait fait enlever son stérilet et qu’ils faisaient l’amour sans filet, Bianca
avait découvert des profondeurs de son corps des élans ancestraux et insoupçonnés
… L’excitation était en effet parfaitement décuplée par l’idée que son ventre
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pouvait être désormais à tout moment ensemencé, fécondé, fertilisé dans un de ces
mystères fondateurs que l’on se plaît à banaliser sous l’acception de besoin de
maternité… qui lui avait toujours, littéralement, fait horreur, comme faisant partie
de ces choses qui devraient rester du domaine de l’obscur et que l’on se plaît à
exposer avec trivialité comme une composante forcément partagée… Un peu
comme les commentaires qui accompagnent la poitrine naissante d’une jeune prépubère, et les blagues grivoises concernant son premier soutien-gorge ou le
débarquement des anglais entre ses tendres cuisses… Du même acabit grossier.
Non. Là, il s’agissait plutôt d’une plongée sensuelle et chimique au cœur de la magie
de ces sécrétions en action… Elle avait repensé à une scène du très contesté
Château de Cène de Bernard Noël, dont elle avait adoré la prose langoureuse et
éjaculatoire… Quelque chose se passait de l’ordre de cette première étreinte rituelle,
sous le regard de Tânit, quelque chose de cet ordre extrême là… Elle avait senti ,
pour la première fois, que le besoin d’enfanter pouvait naître d’une communion
extrême avec son propre corps et celui de son partenaire, d’une communion au plus
creux de soi-même, là où rien ne ressemble plus au conscient, à l’accessible, où tout
est en proie à l’insondable, au naturel… On ne maîtrise pas son ovulation, ni le tir
gagnant d’un spermatozoïde, et cette absence de visualisation de la conception
rendait , à défaut, le besoin de ressentir corporellement les choses encore plus
prégnant… Les sens, la tonicité des muqueuses et leur sensitivité, les contractions
des parois vaginales prenaient alors un essor formidable et monstrueux qui lui
faisait écarter les cuisses dès que Michel portait une main caressante à son sexe,
ruisselante de désir, prête à aller sonder l’insondable dans une bestialité enfin
libérée…
Depuis qu’elle était mère, Bianca observait attentivement en elle l’absence de
mouvements créatifs et ne cessait de s’étonner tel un entomologiste enragé à
décrypter l’intellect d’un doryphore, de s’étonner de l ‘asservissement terrible au
quotidien, au concret, à la logistique alimentaire et hygiènique que supposait
l’éducation correcte et naturelle d’un nourrisson… Asservissement qui tuait
consciencieusement tout élan, même timide, vers autre chose que la couche et la
bouffe. Ce qui la fascinait était qu’instinctivement elle se mettait en veilleuse, se
rendait disponible pour son enfant, oubliant, pour ce temps, ses « attractions
désastre » comme les chantaient Etienne Daho. L’impression de vivre au royaume
des pâquerettes n’était cependant que factice, ça, elle le savait bien. En pleine nuit,
son bébé pendu à ses mamelles comme à peu près 12h sur 24, elle s’était entendue
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dire à Michel, médusé, que si la vie devait ressembler à ça, il valait mieux se
suicider… Il y avait aussi ces sombres mouvements d’humeur inexpliqués durant
lesquels elle pliait Michel à un régime terrible de reproches et d’agacements en tous
genres, lui reprochant inconsciemment, elle le savait aussi, d’être responsable de sa
liberté révolue puisqu’il était le père de son enfant.
Parallèllement, il y avait aussi ces images fugaces qui lui traversaient l’esprit en
vrille et en pagaille, de tortures infligées à des nourrissons, tortures inspirées de la
solide culture de Bianca en matière de films d’horreur, et de l’art subversif auquel
elle avait été initiée par un ancien amant adepte des limites … Elle se souvenait
notamment des compositions de Fredox, un artiste underground, qui avaient
littéralement failli la faire vomir, la hantant et la tourmentant la nuit qui avait
suivi le feuilletage du catalogue de ses œuvres acheté sous le manteau à un libraire
qui sentait le fennec, tant elles sentaient elles-mêmes la pourriture et la gangrène
de l’âme, en proie aux désastres inhérents au corps soumis aux perversités les plus
trash… L’artiste se plaisait notamment à représenter des nourrissons démembrés ou
en proie à la pédophilie d’hommes-médecins brandissant des seringues de sperme au
dessus de leurs bouches… Cet ex- amant possédait d’ailleurs l’original d’une œuvre
dans ce genre, consensualisée dans le catalogue par l’adjonction d’un diablotin
censé indiquer au « spectateur » que ceci était « mal », et que l’artiste corroborait
cet état de fait. Etrange et ambiguë justification… Bref, l’émergence de ces flash
psychopatiques aurait eu de quoi inquiéter n’importe quelle mère moins à même de
comprendre les chemins tortueux et tordus de l’âme quand elle se refuse à exprimer
basiquement un sentiment lui-même on ne peut plus basique = Bianca aimait son
fils, et éprouvait une peur panique à l’idée infime qu’il puisse souffrir ou qu’on
puisse lui faire du mal… C’était son immense fragilité qu’elle mettait en scène dans
ses visions d’horreur, et il s’agissait là d’un stratagème détourné de son
subconscient pour qu’elle s’avoue, de façon paradoxale, l’amour entier et absolu
qu’elle lui portait . Parce que cet amour interrogeait Bianca. Il allait pourtant de soi
pour la plupart des gens, mais il lui semblait étrange que du jour au lendemain, on
puisse aimer ainsi un inconnu… Parce qu’on ne se connaissait pas tout de suite
n’est-ce pas… Il fallait savoir écouter les instincts enfouis.
Alors oui Bianca n’avait pas écrit dans son carnet depuis longtemps… Force était de
constater qu’elle était un peu paresseuse et que la créativité et l’écriture, si
nécessaires par ailleurs à son mieux-être, passaient souvent à la trappe au profit de
choses stériles, comme le ménage ou le zonage sur Facebook, choses qu’elle pensait
alors être complètement essentielles à son équilibre instable. Mais elle se trompait,
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tout en sachant, comme très souvent, perversement, qu’elle se trompait.
Cependant lisant Le Carnet d’Or de Doris Lessing, œuvre majeure que lui avait
offerte Noémie, outre le fait qu’elle reconnaissait une communauté d’âmes
féminines et d’expériences avec la gente masculine, elle reconnaissait aussi la
nécessité pour elle, comme pour l’auteure, d’être dans la pluralité de formes
d’écritures comme forme d’introspection... Il lui semblait tout à coup que cette
œuvre-là légitimait comme aucune autre le manque de lien supposé entre tous les
textes que Bianca écrivait = récits à la 3ème personne, pages de carnet, journal ,
courriels, poèmes, et dont elle se demandait bien, une fois qu’ils étaient terminés,
ce qu’elle pouvait en faire… Au final, peut-être réussirait-elle, un jour, à oser
proposer cette chose informe et trouée que constituaient les récits d’une partie de
sa vie, à l’édition…
Bref. Pour le moment, les seules fois où elle cherchait à gribouiller c’est qu’ elle ne
cherchait qu’une chose = un apaisement momentané.
Depuis quelques mois, qui correspondaient par ailleurs à sa stérilité scripturale, les
disputes avec Michel s’enchaînaient dans une folie névrotique et répétitive… Au
cœur du problème, toujours les mêmes débats, autour des enfants de Michel, de son
passé, des efforts que Bianca était obligée de faire en permanence pour vivre avec
des moutards qui n’étaient pas les siens ( et de façon corrélative avec une histoire
qui n’était pas la sienne), autour de l’absence de projets perceptibles dans le couple
( Bianca avait la sinistre impression que Michel avait déjà sa vie, qu’il n’envisagerait
de deuxième mioche avec elle que pour avoir la paix, et que grosso modo on était
gentil avec elle, on lui avait fait la faveur d’un rejeton déjà, et qu’il fallait qu’elle
s’en satisfasse…), autour aussi d’une appréhension radicalement différente des
problèmes matériels qui faisait dire à Bianca qu’ils ne partageaient pas les mêmes
valeurs… Ajoutons à cela la logistique abrutissante qu’il fallait assumer avec les trois
gamins, les deux chiens, et les trois chats, l’intolérance avérée de Bianca pour la
routine et le quotidien ( c’était au delà-même des concepts en eux-mêmes qui ne
ravissaient tout de même pas grand-monde, c’était… chimique)… Et puis
l’incapacité d’oublier qui était la sienne. Bianca naviguait dans la vie comme un
pneu de vélo rafistolé de rustines, elle repoussait sans cesse la vraie plongée à la
déchetterie en se rafistolant provisoirement, histoire de pouvoir rouler un peu
quoi, jusqu’au prochain trou… La magnétiseuse qu’elle allait consulter depuis peu
avait dit qu’il fallait reprogrammer complètement son mental… Son disque dur
tournait en rond, surchargé, à bloc, et sans espoir de trouver une échappatoire
quelconque. Les mêmes sujets, les mêmes butées, les mêmes angoisses, les mêmes
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folies lui empoisonnaient les veines, la tête, et l’écorchaient, la laissaient à nu,
bardée d’épines, un vrai oursin luttant pour sa survie…
Oui mais tout de même, voilà, elle avait progressé. Progressé. Etait-ce là le terme le
plus approprié ? A vrai dire non. Ce qui se passait ne se mesurait pas forcément en
terme de progression… elle avait avancé, oui, peut-être alors ?
« Vous ne retournerez plus à l’état antérieur », lui avait certifié sa gourou…
Juste. Comment y retourner d’ailleurs avec un bambin de 15 mois dans les pattes ?
Poser la question en ces termes était une fuite. Elle le savait. Toujours cette
fâcheuse manie d’introduire le négatif dans le positif : ce que c’était tout de même
de ne jamais savoir se satisfaire d’un versant des choses !!!!!!!!!
Bref. Elle avait donc rampé en avant. Fait au passage quelques « corrections ». La
lecture de cet excellent roman de Jonathan Franzen était d’ailleurs tombée à point
nommé à un moment où Bianca ne trouvait plus ses marques dans son schéma
familial : son frère ne répondait pas à ses invitations, prenait la mouche sans
raison, et la femme de ce dernier lui manifestait une hostilité sans ménagement…
Sa sœur était loin, aimante, bonne, passionnante, mais aussi… passionnée… : Le
théâtre. Et Bianca finissait par comprendre qu’aucun sujet n’aurait plus d’intérêt
pour elle que celui-ci.
Quant à leur mère… Elle aimait son fils avec fusion et effusion et oubliait bien trop
souvent que la mère du petit était aussi sa fille, et qu’à 35 ans, on a peut-être
encore besoin de ça : non pas juste la sensation d’être soi-même une mère, mais
d’en avoir une… rien que pour soi.
En résumé, auprès de sa famille, Bianca avait la sensation d’être désormais invisible.
On oubliait fréquemment de lui faire la bise, on ne posait que peu de questions sur
sa vie, on ne lui demandait pas comment elle se sentait, allait, vivait, pensait, et
son frère l’excluait même , dans les réunions de famille, de tout sujet de
conversation, et surtout, c’était là sans doute le pire, de la mémoire commune de
l’histoire familiale… S’il évoquait un souvenir d’enfance, il le résumait à deux
enfants, n’englobant même pas Bianca visuellement.
Tout cela, elle l’observait, avec indulgence souvent, agacement parfois, et beaucoup
de désabusement souvent… mais elle ne pouvait se cacher qu’il y avait aussi un peu
de souffrance tout de même à se sentir rejetée par les siens bien que cette dernière
expression ne lui ait jamais véritablement parlé… Elle était la mère de, et son
existence semblait ne plus avoir aucune raison d’être en dehors de ce fait, sans
doute pour cela d’ailleurs que l’on considérait qu’elle n’avait plus d’existence
propre et qu’on s’en désintéressait allègrement.
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Cependant elle ne s’imposait pas. Elle n’entrait pas de force dans une sphère dont
elle se sentait mise à la porte par le simple fait d’avoir voulu se dupliquer, non, elle
entrait dans une autre forme de résistance : l’inertie. Elle choisissait de ne pas
répondre à un jeu dont elle ne maîtrisait pas les cartes. Certains schémas se
reproduisaient malgré elle, et c’est avec beaucoup de sagesse qu’elle l’admettait, et
se retirait. La psychogénéalogie la fascinait, elle avait creusé quelques pistes, avait
sondé sa grand-mère, dépositaire peut-être d’un secret qui expliquerait ces rapports
compliqués dans les fratries de la famille, et ces rapports compliqués des femmes à
la maternité, mais rien n’avait affleuré…
Corrections donc. Et retour sur soi. Perdre son assurance et son assise au sein d’une
famille qui vous a construite supposait quelques aménagement de personnalité , il
fallait savoir s’orienter seule et ne plus rien attendre. Un peu de fadeur récoltée au
passage.
Les relations aux êtres pouvaient s’avérer si ennuyeuses quand tout était surface.
Oui Bianca avait progressé. Il était peut-être temps. Maintenant . Elle reprit son
carnet d’or à elle , celui qui l’avait accompagné durant ses moments intenses de
transition, de transformation, et s’installa devant son ordinateur. Le jour même,
une amie avait posté sur son mur Facebook un lien dont elle disait qu’il pourrait
être intéressant : il s’agissait d’une communauté d’internautes écrivains, témoins
de leur temps, qui postaient leurs récits pour laisser trace de la vie, la vie, la vraie,
la vraie vie . Alors elle commença…
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