se confond Quand la marque

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se confond Quand la marque
Par Pierre Breese*
(
juridique
Quand la marque
se confond
avec le nom
des dirigeants
Les entreprises éponymiques ont
un mode de management spécifique,
avec ses atouts et ses faiblesses.
La marque éponymique, vecteur
de confiance entre le producteur,
le produit et le consommateur
L’engagement total du fondateur de l’entreprise se traduit
souvent par le choix d’une raison sociale correspondant à son
nom patronymique. Cette pratique était particulièrement
répandue au XIXe siècle, à l’époque des grandes aventures
industrielles. Il en découle un lien de confiance fort entre
le dirigeant, l’entreprise dont son nom constitue la raison
sociale, ses produits – portant une marque également dérivée du nom du dirigeant –, et le public. Les valeurs insufflées
par le fondateur se retrouvent dans la culture d’entreprise
et l’image des produits. De nombreuses sociétés françaises
(Peugeot, Michelin, JC Decaux, Pernod Ricard, …) et étrangères
(Schweppes, Ferrari, Gillette, Benetton, …) illustrent ce choix.
Une consubstantialité
qui peut s’avérer problématique
Cette cohérence fusionnelle n’est pas sans risques et inconvénients : le temps passant, les fondateurs porteurs du nom
passent le relais, parfois à d’autres membres de la famille,
parfois à des tiers. Le lien entre les porteurs du nom patronymique et la marque se distendent, ce qui peut occasionner
des difficultés majeures. Récemment, lors du scandale alimentaire concernant la distribution de viande, l’entreprise
Spanghero s’est trouvée sous les feux des projecteurs. La
famille Spanghero, qui n’avait plus de lien avec l’entreprise
éponymique, vendue à une coopérative béarnaise, a tenu à
le faire savoir par un communiqué de presse 1 : « La famille
Spanghero n’est plus aux commandes de la société éponyme de Castelnaudary, dont elle a cédé le contrôle en avril
*Conseil en propriété industrielle, Fidal Innovation,
membre de la Compagnie nationale des conseils
en propriété industrielle.
( la revue des marques - n°86 - avril 2014 - page 83
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2009 ». Lorsque Laetitia Scherrer, mannequin et créatrice
de mode, a voulu développer des vêtements sous son nom
patronymique, elle s’est heurtée au groupe japonais Seibu,
acquéreur de l’entreprise éponymique créée par son père,
le créateur de haute couture Jean-Louis Scherrer. De telles
situations ont donné lieu à de nombreux conflits, et la CJCE 2
s’est d’ailleurs prononcée en 2006, en considérant que le
départ du fondateur éponyme ou de ses héritiers n’était pas
de nature à démontrer un cas de tromperie effectif ou un
risque suffisamment grave de tromperie du consommateur
pouvant justifier la déchéance ou son caractère déceptif.
Management des sociétés éponymes
Le lien étroit entre la marque et la direction de l’entreprise
se traduit bien sûr par un mode caractéristique de management des sociétés éponymes. Bernard Logié 3, président
de l’association Éponymes a visité de nombreuses entreprises dont il a pu vérifier les performances : « Beaucoup
le transmettre à la génération suivante », estime Bruno
Bizalion 4, président du label des Entreprises Familiales
Centenaires (EFC). Si le temps est leur allié, cela ne signifie
pas pour autant que ces entreprises sont figées.
Management de l’innovation
dans les entreprises éponymes
Ces entreprises sont innovantes par la culture de leurs dirigeants, animés souvent par un tempérament « d’insatisfaction constructive permanente » : ils ne se contentent pas
de leur succès du moment, et cherchent en permanence à
dépasser leurs propres performances. L’étude réalisée en
2012 par les EFC montre que ces entreprises savent s’adapter,
de façon remarquable, à leur environnement, puisque 92 %
d’entre elles ont vu leur activité évoluer ; en particulier par
L’étude réalisée en 2012 par les EFC montre que ces entreprises
savent s’adapter, de façon remarquable, à leur environnement, puisque
92 % d’entre elles ont vu leur activité évoluer
d’entreprises éponymiques sont des entreprises familiales,
de fait ; et on retrouve dans ces entreprises les qualités de
gestion qui caractérisent les entreprises familiales : vision à
long terme, prudence des investissements, stabilité du capital, et son corollaire, stabilité du management. Mais, parce
que leur nom les expose davantage, ces qualités se trouvent
accentuées dans les entreprises éponymiques. Pourquoi ?
Parce que donner son nom à son entreprise, et parfois à la
marque de ses produits, cela engage à un certain nombre
de responsabilités : quand votre nom est apposé sur un
pneu, une boîte de conserve, un stylo ou un avion, vous êtes
connu, certes ; mais en tant que dirigeant, vous êtes nécessairement plus engagé, plus impliqué, plus responsable qu’un
autre. » Ces sociétés, dont les capitaux sont souvent restés
familiaux, présentent généralement un modèle économique très original, avec des performances économiques
supérieures à la moyenne, et un très fort ancrage territorial. (80 % d’entre elles sont situées hors Île-de-France). Ces
vieilles pousses ont des points communs. « Leurs dirigeants
se sentent davantage dépositaires que propriétaires. Ils ont
à cœur de développer l’édifice construit par leurs aïeux pour
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l’intégration des avancées technologiques. Selon un dirigeant
EFC, « une entreprise ancienne n’a pas vocation à être moins
innovante qu’une autre. Au contraire elle se doit d’être plus performante ». L’innovation est souvent rattachée aux start-up
technologiques, au secteur des télécommunications ou des
biotechnologies : on leur accorde d’ailleurs un statut privilégié par le régime de la J.E.I. (Jeune Entreprise Innovante)
Les « vieilles entreprises innovantes »
L’entreprise traditionnelle est souvent perçue comme
ancrée dans son passé, et peu adaptée aux évolutions du
monde moderne, ou bien encore associée au secteur du
luxe (cosmétique, maroquinerie, bijouterie, mode, …). C’est
méconnaître la réalité de ces entreprises, dont beaucoup
allient un savoir-faire historique à une démarche d’innovation qui leur permet d’affronter avec succès la concurrence
mondiale. Citons des entreprises éponymiques comme :
• Babolat, créée en 1875, innovant dans les matériaux pour
les cadres de raquettes et les cordages, et l’intégration de
capteurs issus des laboratoires du CEA pour fournir des
informations en temps réel sur la dynamique du joueur.
Cette société, dirigée par l’arrière-petit-fils du fondateur,
est leader mondial dans le cordage et les raquettes et
sixième sur le marché des chaussures de sport.
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• Cousin Biotech, créée en 1848, compte 160 ans d’expérience dans le domaine des textiles techniques et consacre
12 % de ses effectifs à la R&D. Elle a su s’adapter à son
environnement et se développer pour devenir un acteur
reconnu mondialement dans le domaine médical et plus
spécifiquement de la chirurgie.
• Haemmerlin, créée en 1867, leader mondial de la brouette,
fabrique en Alsace un million de produits par an, et exporte
45 % de sa production dans 40 pays.
• Magyar, société familiale créée en 1945, à Poligny, par
Georges Magyar, s’est d’abord consacré à la fabrication
de matériel pour l’industrie alimentaire avant de devenir,
aujourd’hui, un leader européen des transports de liquides
par route, rail ou mer.
• Rostaing, société fondée en 1789, qui était à l’origine un
fabricant de semelles, est aujourd’hui le leader français des
gants techniques.
Il ne s’agit là que d’un petit échantillon de ce tissu d’entreprises familiales discrètes mais performantes, dont la
marque est aussi le nom de la famille fondatrice, et souvent encore dirigeante.
L’audace créative
des sociétés éponymiques
Ces entreprises sont souvent conscientes de la nécessité
de professionnaliser leur management de l’innovation
et de la propriété intellectuelle. L’engagement d’un projet d’innovation résulte généralement d’une intuition du
dirigeant. Compte tenu de son engagement total, il a une
légitimité incontestable à prendre le risque d’innover. Sa
conviction, conjuguée généralement à une longue expérience et une connaissance parfois multi-générationnelle
de son domaine d’activité, l’emporte sur le « principe de
précaution » mal compris, qui trop souvent inhibe l’audace créatrice. Il fallait oser passer de la transformation
de boyaux de veaux pour les cordes d’instruments de
musique au cordage de raquettes de tennis, ou du textile vestimentaire aux implants souples pour la chirurgie.
Mais c’est ce qui a assuré la survie et le développement
des sociétés Babolat et Cousin Biotech.
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Les voies de progression
Pourtant, ces sociétés souffrent parfois de deux handicaps. Le premier est un déficit d’ingénieurs et de scientifiques. Le personnel acquiert généralement l’expérience
au fil de l’eau, mais manque d’accès à des connaissances
théoriques, qui peuvent être nécessaires pour intégrer de
nouvelles avancées des sciences et techniques. Par ailleurs,
beaucoup de ces sociétés sont réservées par rapport à l’intérêt de participer à l’écosystème institutionnel de l’innovation, perçu comme trop technocratique, consommateur
de temps et d’énergie et mal préparé à prendre en compte
les réalités industrielles. Le second handicap est une maîtrise imparfaite du management de projets. Les projets
d’innovation sont souvent menés de manière empirique
et intuitive, ce qui assure une grande flexibilité et capacité
d’adaptation. Toutefois, il est difficile aujourd’hui de mener
à bien des projets de manière professionnelle sans intégrer
l’analyse des brevets existants, pour éviter de se fourvoyer
dans une impasse juridique ou de prendre des risques
inconsidérés, voire de « réinventer la roue ». Pour tirer pleinement profit des bases solides construites sur la confiance
acquise par la marque – légitimée par l’implication de la
famille dirigeante qui s’est engagée jusqu’à lier son nom
patronymique à la désignation des produits et services
qu’elle fournit –, ces entreprises s’organisent pour intégrer
les bonnes pratiques en matière de conduite de projets
d’innovation et de rationalisation de leur stratégie de propriété industrielle. C’est un nouveau challenge, qui n’est
généralement pas pour déplaire à des entreprises qui ont
connu beaucoup de changements dans leur histoire, et qui
est au contraire motivant pour ces dirigeants d’entreprises
éponymiques qui sont stimulés par de nouveaux défis. n
1 - Midi Libre du 11 février 2013.
2 - CJCE, aff. C-259/04, Élizabeth Florence Emanuel c/ Continental Shelf, 30 mars 2006.
3 - Revue Histoire d’entreprises n° 3, juillet 2007.
4 - « Centenaires, mais agiles et rentables », Les Échos, 28 mars 2013.
par sandrine vimes*
(
juridique
Marque
et entreprise :
un management global
Management de
l’entreprise, management
de la marque, deux priorités
pour un même objectif.
L
a marque permet de distinguer les produits et/ou
services d’une entreprise : elle a aussi pour dessein
de révéler l’identité de celle-ci et de lui permettre
de se démarquer de ses concurrents. L’entreprise
recherche ainsi à travers la marque un positionnement
clair sur son marché cible, une image identifiable et reconnaissable véhiculant des valeurs positives en vue de créer
une relation forte et durable de confiance et de garantie
avec ses clients. En plus de son rôle juridique permettant
à l’entreprise de l’exploiter paisiblement et de concéder
des licences à des tiers, la marque a une fonction de communication indéniable. Elle a plus particulièrement pour
rôle de mettre en avant la spécificité d’une entreprise et le
caractère innovant de ses produits et/ou services. Figurant
au bilan comptable d’une entreprise, la marque constitue également l’un des actifs majeurs de son patrimoine.
L’entreprise l’exploitant tend, à travers un signe distinctif
attrayant, à créer de la plus-value, une augmentation de ses
ventes et une visibilité accrue sur son marché. Rappelons
qu’une marque est un titre de propriété industrielle, un
actif immatériel, ayant une valeur financière incontestable révélée lors de son évaluation qui prend en compte
les investissements publicitaires et promotionnels, mais
également l’impact de la marque sur le marché (reconnaissance, renommée, fiabilité, garantie, image). À travers
le développement d’une politique de marque efficace, le
*Conseil en propriété industrielle au cabinet Schmit-Chrétien,
présidente de la commission Actions en région de la Compagnie
nationale des conseils en propriété industrielle.
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juridique
dirigeant va ainsi mettre tout en œuvre pour
sécuriser globalement l’avenir de son entreprise et
de sa marque, et faire fructifier ses investissements.
L’interaction marque/entreprise s’explique par le fait
qu’elles agissent toutes deux dans un domaine économique et commercial et qu’elles ont pour dessein de
permettre au public une authentification quant à la provenance commerciale. La marque et l’entreprise sont dès
lors étroitement liées.
Quel management pour quel avenir ?
Partant de ce constat, l’entreprise tend à prendre
conscience de l’intérêt à porter une attention toute particulière au management de sa marque comme elle le fait si
naturellement et au quotidien pour elle-même. Ces deux
managements ont-ils des interactions ? De nos jours, une
société peut-elle se permettre de dissocier son management
de celui de sa marque ? Le dirigeant d’une entreprise peut-il
faire l’économie d’investir dans sa marque comme il investit dans les autres postes et départements de sa structure ?
Peut-il se permettre d’ignorer, ou à tout le moins de négliger,
les décisions prises par son service marketing pouvant avoir
un impact direct sur la valeur de sa marque ? Protéger, valoriser et renforcer sa marque grâce à une stratégie de management global réfléchie, telle doit être une des premières
préoccupations du dirigeant d’entreprise. À l’instar de ses
concurrents, il doit être formé et sensibilisé, notamment à
la gestion des actifs patrimoniaux que sont les marques, à
la richesse de la boîte à outil qu’est la propriété industrielle
et au regard des actions et stratégies à mener en prenant en
compte l’entreprise dans son ensemble.
Décloisonnement du management de la marque
En outre, d’un point de vue marketing, la marque joue un
rôle fondamental d’accroche, de séduction et de communication en ce qu’elle constitue le premier point de rencontre entre le consommateur et le produit. Le choix de la
marque et de sa stratégie de communication ne sont pas le
fruit du hasard, la marque, véhiculant les vale urs de l’entreprise qu’elle incarne, est portée en tout premier lieu par
ses salariés qui en sont les premiers ambassadeurs. La force
de la marque est sa faculté à rassembler les collaborateurs
d’une même entreprise ainsi que les consommateurs qui se
l’approprient et qui vont coécrire son histoire et ses valeurs,
et donner un sens stratégique aux actions. Le management
marque/entreprise consiste à tisser des liens entre études
de marché et augmentation de chiffres d’affaires, entre
communication externe marque/consommateurs et communication interne entreprise/collaborateurs, entre intangible et matériel. La marque est le vecteur de réussite de
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Une marque est un titre de
propriété industrielle, un actif
immatériel, ayant une valeur
financière incontestable révélée
lors de son évaluation
l’entreprise : en cas de défaillance dans la relation produit/
consommateur, la valeur de la marque peut être mise en
danger, affaiblie, ternie, de même que celle de l’entreprise.
Management global de la marque
Le management global doit être entrepris tant en interne
qu’en externe, que ce soit lors de la création d’un nouveau
produit ou service, lors de la mise en place d’une charte
d’usage de la marque, ou lors du sponsoring d’un événement, de la conclusion d’un partenariat, ou encore auprès
du service après-vente. L’entrepreneur ne doit pas perdre de
vue qu’à l’instar de son entreprise, la marque doit être protégée et surveillée parce qu’elle aussi est active, mouvante, en
mutation, puisqu’elle se trouve entre les mains des consommateurs. Il ne suffit pas de promouvoir la marque auprès
des médias et des réseaux sociaux. Les salariés et collaborateurs de l’entreprise doivent se sentir investis autour de la
marque, doivent pouvoir en être fiers pour la porter, haute
en couleur, auprès des consommateurs. Ces derniers doivent
pouvoir s’identifier aux valeurs de la marque et de l’entreprise qui l’a créée, la développe, la soutient. La marque rassemble et fédère les acteurs de l’entreprise en ce sens que les
salariés s’approprient les valeurs de leur entreprise : ils ont
soif d’identification et d’appartenance. La marque va apporter un sens aux actions menées, au management de l’entreprise à tous les niveaux, de son organisation jusqu’aux services déployés. Si l’interaction fonctionne, une cohésion et
une cohérence internes et externes vont se tisser, la valeur
de la marque va croître, tant pour son public que d’un point
de vue capitalistique pour l’entreprise. Cette dernière pourra
ainsi assurer sa pérennité tout en augmentant financièrement sa valeur ainsi que celle de sa marque. Mais peut-on
espérer une vie éternelle à la marque ? D’un point de vue
juridique, elle peut être renouvelée indéfiniment par son
titulaire. En pratique, ce sont les consommateurs clients et le
marché qui en décident. n