Les X en Amérique du Nord

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Les X en Amérique du Nord
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • N o 617 • 8 €
Les X en Amérique
du Nord
www.la­jaune­et­la­rouge.com
.la­jaune­et­la­rouge.com
Dossier Recrutement
LA J
AUNE ET LA ROUGE
REVUE MENSUELLE DE LA SOCIÉTÉ AMICALE DES ANCIENS ÉLÈVES DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE
L E S X E N A M É R I Q U E D U N O R D
New York.
PHOTOS FRANÇOISE BOURRIGAULT
La Jaune et la Rouge,
revue mensuelle de la Société amicale
des anciens élèves de l’École polytechnique
Directeur de la publication :
Daniel DEWAVRIN (58)
Rédacteur en chef :
Jean DUQUESNE (52)
Rédacteur conseil :
Alain THOMAZEAU (56)
Secrétaire de rédaction :
Michèle LACROIX
Éditeur :
SOCIÉTÉ AMICALE DES ANCIENS ÉLÈVES
DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE
5, rue Descartes, 75005 Paris
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Mél : [email protected]
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Tarif 2006
Prix du numéro : 8 €
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Promos 1996 à 1999 : 25 €
Promos 2000 à 2002 : 17 €
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FFE, 18, AVENUE PARMENTIER
BP 169, 75523 PARIS CEDEX 11
TÉLÉPHONE : 01.53.36.20.40
Impression :
EURO CONSEIL ÉDITION
LOIRE OFFSET PLUS
Commission paritaire n° 0109 G 84221
ISSN n° 0021­5554
Tirage : 11 000 exemplaires
N° 617 • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
5 Éditorial de Jean­David LEVITTE, ambassadeur
4
de France aux États­Unis
7 L’histoire de Nova Southeastern University
par le Dr Abraham FISCHLER, président d’honneur
et professeur à Nova Southeastern University
Introduction et traduction
par le Dr Jacques LEVIN (58), président X­US/Canada
11 Formation d’ingénieur : France ou États­Unis ?
par Alexandre BAYEN (95), professeur,
University of California, Berkeley
17 La formation continue aux États­Unis, une entreprise florissante
et un atout pour l’avenir
par Jacques BODELLE (56)
21 Financement de la recherche publique
en Amérique du Nord
par Harold OLLIVIER (96),
Perimeter Institute for Theoretical
Physics, Waterloo, Canada
26 Le dynamisme de l’économie américaine :
une simple question d’attitude ?
par Thomas LE DIOURON (94), directeur,
Arendi Consulting
29 Le marché américain des télécoms
par Michel HUET (67), Benoît de BOURSETTY (96),
Anis ZOUARI (96) et Étienne ARDANT (97)
33 Une start­up française dans la Silicon Valley par Serge SOUDOPLATOFF (73),
cofondateur de Highdeal, fondateur et président d’Almatropie
37 Redressement et restructuration d’entreprises
Quelques différences de management entre les États­Unis
et l’Europe
par Hervé GOURIO (59), délégué général d’Entreprises et Progrès,
ancien CEO Worldwide de Carlson Wagonlit Travel
39 De la grande école au rêve américain
L’emploi des anciens des grandes écoles françaises
aux États­Unis
par Hélène SEILER­COEUILLET (HEC 1987), Executive Coach,
President Helsei Consulting Inc.
45 Aide­toi, l’Amérique t’aidera
Mon expérience d’entrepreneur
en Amérique et en France
par Nicolas VANDENBERGHE (85),
fondateur ITerating.com
49 Français et Américains : des modes de pensée
radicalement différents par Pascal BAUDRY, Ph. D. MBA
52 Les X des États­Unis rock’n’rollent avec l’AX
par Grégoire GENTIL (92) et Étienne ARDANT (97)
53
FORUM SOCIAL
53 Une entreprise dans l’aide à domicile, un vilain petit canard ?
par Michel MAZET
55
ARTS, LETTRES ET SCIENCES
55 Allons au théâtre par Philippe OBLIN (46)
56 Récréations scientifiques par Jean MOREAU DE SAINT­MARTIN (56),
Œnologie par Laurens DELPECH
57 Discographie par Jean SALMONA (56)
59 Solutions des récréations scientifiques,
Les livres
65
V I E D E L’ A S S O C I A T I O N
65 Procès­verbal de la réunion du Conseil d’administration de l’AX du 16 février 2006
67 Cérémonie de la Flamme à l’Arc de Triomphe le lundi 9 octobre 2006
68 Harvard Business School Club de France
69 Procès­verbal de la réunion du Conseil d’administration de l’AX du 13 avril 2006
72 Vie des promotions,
Un X à l’Académie des Sciences,
Départ du Père Patrick Langue,
Groupes X
74 Le prochain Bal de l’X aura lieu le 16 mars 2007 à l’Opéra Garnier,
Tombola du Bal de l’X, l’heureux gagnant du vase de Sèvres
75 GPX
76 Le groupe X­US­Canada, une communauté virtuelle fédérant les idées et facilitant les contacts
77 Carnet professionnel,
Carnet polytechnicien
79 Rencontres remarquables, Religions et politique, la laïcité dans tous ses états
Entretien avec Laurent STÉFANINI et Morad EL HATTAB, 21 septembre à 19 heures,
Salle ASIEM, 6, rue Albert de Lapparent, 75007 Paris
80 4e Rencontre COMAERO le 18 octobre 2006
81
ANNONCES
81 Bureau des carrières
82 XMP­Entrepreneur
84 Autres annonces
85
CARRIÈRES
86 Employabilité et transitions de carrière
par Michel PRUDHOMME (64), président de L’Espace Dirigeants
Comité éditorial de La Jaune et la Rouge
:
Pierre LASZLO • Gérard PILÉ (41) • Maurice BERNARD (48) • Michel HENRY (53) • Michel GÉRARD (55) • Alain MATHIEU (57) • Jean­Marc CHABANAS (58) • Jacques­Charles FLANDIN (59) • Jacques PARENT (61) • Gérard BLANC (68) • Jacques DUQUESNE (69)
• Nicolas CURIEN (70) • Alexandre MOATTI (78) • Hélène TONCHIA (83) • Jean­Philippe PAPILLON (90) • Bruno BENSASSON (92).
ÉDITORIAL
de Jean­David Levitte
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
5
6
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
LES X EN AMÉRIQUE DU NORD
L'histoire
de Nova Southeastern University
Dr Abraham Fischler,
président d’honneur et professeur à Nova Southeastern University
Introduction et traduction
Dr Jacques Levin (58),
président X­US/Canada
Après plusieurs séjours aux États­
Unis, en Californie et au Michigan,
je me suis finalement établi en Floride,
depuis trente ans. On m’a demandé,
en tant que président du groupe
X­US/Canada, d’organiser la prépa­
ration du numéro spécial de La Jaune
et la Rouge sur les États­Unis. Un petit
groupe s’est constitué en Comité de
rédaction de ce numéro spécial, dans
le but de partager nos expériences et
de raconter ce qui nous a conduits,
pour certains d’entre nous, à émigrer.
C’est cette expérience personnelle, et
plus spécialement celle des trente
années que je viens de passer à Nova
Southeastern University, que j’aimerais
décrire ici.
En 1978, la société d’informatique
Burroughs Corporation, pour laquelle
je travaillais, avait été contactée par
le Dr Abraham Fischler, alors prési­
dent de Nova University, dans l’espoir
de recruter des professeurs adjoints.
Ce fut le début de mon association
avec cette université particulièrement
dynamique qui, créée il y a quarante­
deux ans, accueille aujourd’hui
27 500 étudiants. Ce qui m’a le plus
frappé, c’est l’esprit de créativité et de
dynamisme avec lequel ses dirigeants
ont introduit de nouveaux modèles
éducatifs, exploitant les nouvelles
technologies pour atteindre leur but.
Ce qui m’a toujours étonné, c’est la
tenacité avec laquelle l’Université s’est
battue dans ses moments les plus dif­
ficiles, pour vaincre l’adversité.
J’ai été personnellement associé à
une partie de cette expérience lorsque,
en 1984, j’ai rejoint le Dr John Scigliano,
doyen du Center for Computer Based
Learning, ou CBL. J’avais la charge
d’enseigner une partie des cours d’in­
formatique dans les clusters que le
CBL avait à Wilmington dans le
Delaware, à Saint Louis dans le Missouri,
et à Los Angeles en Californie. Tous
les trois mois, je partais avec mon
épouse pour en faire la tournée, pour
rencontrer les nouveaux élèves, pré­
parer la salle de conférences dans
laquelle j’allais faire mes démonstra­
tions et donner mes cours, et organi­
ser les examens. Entre les cours, toute
communication avec les élèves se fai­
sait par télécommunications à travers
le serveur Unix que l’Université venait
d’acquérir.
Au fil des années, l’Université a
constamment exploité les dernières
technologies pour en faire profiter
D.R.
Mon expérience
aux États­Unis
Dr Jacques Levin.
l’enseignement. J’ai été fier d’en faire
partie, et surtout de créer des pro­
grammes qui ont permis à plusieurs
générations de professionnels d’in­
troduire ces technologies dans leur
environnement.
Ce qui m’a frappé chez les
Américains, c’est leur esprit de “moteurs
de changements ” (Agents of Change).
Il me semble que Nova Southeastern
University est un exemple typique de
cet esprit.
J’ai demandé au Dr Abraham
Fischler, président fondateur de Nova
Southeastern University, de bien vou­
loir nous raconter l’histoire de l’Uni­
versité, ce qu’il a accepté de faire dans
les pages suivantes.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
7
manque pas d’intérêt, tant il est
miraculeux qu’elle soit arrivée à sur­
vivre et qu’elle se soit même hissée, en
seulement quarante­deux ans, au sep­
tième rang des universités indépen­
dantes américaines. À l’origine, elle
devait constituer le couronnement du
“ South Florida Education Complex ”,
ou SFEC, un projet destiné à offrir
une formation à chacun, de sa nais­
sance à sa mort. Il était prévu que le
SFEC invente de nouvelles techniques
éducatives, qu’il les mette en place,
les répande et en évalue l’efficacité.
Le point d’orgue devait être que la
Nova University of Advanced Technology
– tel était son nom à l’origine – pré­
pare aux diplômes du Bachelor’s, du
Master’s et du Doctorat.
La disponibilité, au titre de sur­
plus militaire, d’un terrain d’entraî­
nement pour des pilotes de la Marine
américaine pendant la Seconde Guerre
mondiale, a été le point de départ de
la création du SFEC. Trois habitants
du comté de Broward ont alors pro­
posé à deux hommes politiques, le
représentant Spessard Holland et le
sénateur George Smathers, de consa­
crer ce terrain à une œuvre d’intérêt
public en permettant la construction
du SFEC.
On transféra alors du centre­ville vers
ce complexe le Broward Community
College ainsi que deux établissements
d’enseignement secondaire, une Middle
School et une High School, environ
60 hectares restant disponibles pour
construire une université : ce fut, en
décembre 1964, la Nova University of
Advanced Technology. Son Conseil d’ad­
ministration voulait en faire le MIT du
Sud. Trois départements furent créés
– Océanographie, Sciences physiques
et Sciences de l’enseignement – et
17 doctorants recrutés. Employés
comme assistants d’enseignement, ils
devaient bénéficier de droits d’ins­
cription financés par des contrats que
leurs professeurs étaient chargés d’ob­
tenir. Ce fut le cas en Océanographie,
mais non pas en Sciences physiques,
tandis que les Sciences de l’enseigne­
ment offrirent des postes dans des éta­
blissements où les professeurs tra­
vaillaient à des recherches appliquées.
8
Vers la fin de 1968, il devint évi­
dent aux administrateurs que l’on
allait vers un échec. Il fallut se sépa­
rer des professeurs de Sciences phy­
siques, tandis que les étudiants reçu­
rent une bourse d’une année pour
rejoindre une autre université. À la
place, un Germ­Free Laboratory fut
créé, sur des fonds du Gouvernement,
pour produire des souris stériles, à
des fins de recherches, et quelques
professeurs réussirent à financer plu­
sieurs doctorants en Biologie. Quant
au département des Sciences de l’en­
seignement, il se transforma en
Behavioral Science Center (Centre des
sciences comportementales) en élar­
gissant son champ d’activités.
En 1969, le président de l’univer­
sité donna sa démission, tandis que le
directeur du Behavioral Science Center
en devenait, pour l’année, le vice­pré­
sident exécutif. Les administrateurs
se mirent alors en quête d’un nou­
veau président, mais il apparut, dès le
mois de mai 1970, qu’ils ne trouve­
raient personne pour occuper ce poste,
alors qu’en même temps il devenait
impossible de rassembler les fonds
nécessaires au fonctionnement de
l’institution. Trois pistes furent alors
explorées : faire reprendre l’univer­
sité par l’État de Floride, passer un
accord avec un autre établissement
privé ou, enfin, lever un million et
demi de dollars. En cas d’insuccès de
ces trois options, il ne resterait plus qu’à
mettre la clef sous la porte.
En juin 1970, le directeur exécu­
tif rencontra le président du New York
Institute of Technology, ou NYIT, le
Dr Alexander Schure, qui accepta de
fédérer les deux entités : Nova assu­
rerait le cycle supérieur, tandis que
le NYIT se chargerait du cycle under­
graduate sur le campus de Nova, tout
en payant à cette dernière, à titre
d’avance sur loyer, un million et demi
de dollars, ce qui lui permettrait d’apu­
rer ses dettes. Le Dr Schure devint
recteur de la fédération, tandis que
le président exécutif de Nova , le
Dr Abraham Fischler, prit le titre de
président de Nova University.
En décembre 1970, Nova University
reçut l’agrément de la Southern
Association of Colleges, ou SACS, et en
janvier 1971, le premier diplôme de
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
D.R.
É
CRIRE L ’ HISTOIRE de Nova
Southeastern University ne
Dr Abraham Fischler.
spécialistes en Enseignement, ou
Educational Leaders, dispensé hors
campus, fut reconnu par cette même
SACS, à titre expérimental et sous
condition d’être contrôlé chaque année. C’était là un programme conçu
pour fonctionner par groupes : 25 à
30 directeurs d’écoles se réunissaient
toutes les quatre semaines avec un
conférencier chevronné, chargé du
contenu de l’enseignement. Au sein
de chaque groupe et entre les réunions
plénières, un coordonnateur se devait
d’organiser des réunions en plus petit
comité. Le conférencier arrivait le ven­
dredi soir, dînait avec quelques par­
ticipants, et prenait son petit­déjeu­
ner le lendemain avec quelques autres,
avant de s’adresser à l’ensemble du
groupe, pendant huit heures. À cette
époque, conférencier et participants
communiquaient essentiellement, en
dehors des réunions de groupe, par
courrier ou par téléphone. La plupart
des conférenciers, recrutés comme
professeurs adjoints, avaient dans
d’autres institutions un rôle de pre­
mier plan, mais ils avaient accepté de
jouer le jeu de cette expérience. Ils
devaient, par ailleurs, enseigner le
même cursus, quels que fussent le
groupe auquel ils s’adressaient et l’en­
droit où ils le faisaient.
Les participants devaient s’inscrire
chaque année dans trois disciplines,
suivre une session d’été d’une semaine
et réaliser un projet : choisir un pro­
blème rencontré dans leur propre
école, effectuer les recherches néces­
saires à la mise au point d’une stra­
tégie pour le résoudre, la mettre en
œuvre et, finalement, soumettre l’en­
semble au jugement d’un professeur
à temps plein de Nova. Les confé­
D.R.
Le campus de Nova Southeastern University.
renciers avaient pour consigne d’ap­
pliquer aux participants les mêmes
standards que dans leur propre ins­
titution. Entre chacun des modules
de trois mois, quatre semaines d’in­
terruption permettaient à ces derniers
de lire les cours et de se préparer pour
le module suivant. En trois ans, ce
sont 600 directeurs d’école qui ont
suivi le programme et payé leurs droits
d’inscription.
Une année après le premier, un
second diplôme pour spécialistes en
Enseignement fut lancé, un peu dif­
férent du premier, puisque destiné
spécifiquement aux professeurs des
Community Colleges. Il est arrivé que
les 25 participants d’un groupe appar­
tiennent tous au même établissement,
et y deviennent ainsi de véritables
moteurs de changements. C’est l’époque
où les Junior Colleges ont pris le nom
de Community Colleges. Quant aux
projets réalisés, ils se sont appelés
Major Applied Research Practicum.
Le troisième programme de terrain
offert fut un doctorat en Administration
publique, destiné aux personnels des
collectivités locales, villes et État. Le
succès des deux autres programmes,
décrits ci­dessus, était tel qu’il fut conçu
pour s’adresser à des responsables de
haut niveau. Beaucoup des conféren­
ciers étaient des professeurs de ges­
tion renommés, issus de diverses ins­
titutions, ou des personnes ayant une
longue expérience de la vie publique.
Il ne fallut pas longtemps pour
que les États dans lesquels Nova
University dispensait cet enseigne­
ment passent une loi l’obligeant à se
faire enregistrer en tant qu’institution
étrangère à l’État. La demande d’agré­
ment devait recueillir l’avis du
Département de l’Éducation, avant
de pouvoir être soumise à son
Département d’État : un processus
de plus en plus aléatoire, à mesure
que ceux qui étaient chargés de déci­
der se rendaient compte de l’hostilité
qu’une réponse favorable leur vaudrait
de la part des universités de l’État en
question. Quant aux conséquences
électorales d’un refus à Nova University,
ils savaient bien qu’elles étaient faibles.
L’exemple suivant est une illus­
tration de ces difficultés : Nova University
se vit interdire par la Caroline du
Nord de continuer à y enseigner, et dut,
pour protéger les intérêts des parti­
cipants inscrits à un groupe, y enga­
ger un procès auprès du Board of
Regents, chargé de l’enseignement
supérieur. Nova finit par avoir gain
de cause, et put continuer à opérer
dans cet État.
Les années passant, l’ordinateur
se révéla être un outil des plus impor­
tants, qu’il fallut intégrer au système
d’enseignement, et il fut décidé de
créer un nouveau programme et un
nouveau centre, le Center for Computer
Based Learning. Son directeur se vit
confier deux tâches. Il lui fallut bâtir
un cursus destiné à des bibliothécaires
désireux de préparer un doctorat. Il
fut aussi chargé d’aider ses collègues
universitaires à introduire l’informa­
tique comme moyen d’enseignement,
de recherche et de communication,
ce dont Nova bénéficia dans tous les
secteurs : les professeurs devinrent
plus proches de leurs étudiants, qui
virent le délai de réponse à leurs ques­
tions se réduire considérablement. Ce
fut le début de l’invasion de l’ensei­
gnement par l’électronique, avec des
professeurs qui purent limiter leurs
déplacements, pour arriver à ce que
l’on appelle maintenant une salle de
classe virtuelle. Ce fut une époque où
Nova opérait dans 32 États et plu­
sieurs pays autres que les États­Unis.
C’est grâce à cela que Nova put
faire rentrer de l’argent dans ses caisses
et procurer un enseignement de qua­
lité à un coût raisonnable, et elle en
profita pour ouvrir plusieurs dépar­
tements. Elle changea son nom en
Nova University, laissant tomber le
qualificatif d’Advanced Technology.
Parallèlement, elle se fixa un nouvel
objectif, celui de se transformer en
une université plus complète, et de
dispenser à la fois un enseignement tra­
ditionnel sur campus et un ensei­
gnement à distance, sur de nombreux
programmes.
Aujourd’hui, Nova offre un choix
des plus larges : des formations pro­
fessionnelles en Droit, Médecine,
Pharmacie, Dentisterie, Optométrie,
Psychologie, Enseignement et Océano­
graphie ; une gamme complète de for­
mations undergraduate ; des classes
allant de la maternelle jusqu’à la fin des
études secondaires ; un village d’en­
fants pour les moins de cinq ans et
un centre de formation pour retrai­
tés. Dans chacune des disciplines, elle
offre encore un enseignement sous
mode virtuel, tout particulièrement
en Enseignement et en Développement
humain.
Les étudiants accueillis par Nova
Southeastern University avoisinent les
27 500, avec plusieurs centres répar­
tis à travers les États­Unis et dans plu­
sieurs autres pays.
n
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
9
Washington, le Capitole.
Washington, la Maison­Blanche, résidence du président des États­Unis.
Fort Ticonderoga (N. Y.) construit par les Français en 1755 sous
le nom de Fort Carillon, haut lieu de la guerre de l’Indépendance
américaine.
Lac Champlain, à la limite des États de New York et du Vermont.
PHOTOS ALAIN THOMAZEAU
10
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
LES X EN AMÉRIQUE DU NORD
Formation d’ingénieur :
France ou États­Unis ?
Alexandre Bayen (95),
professeur, University of California, Berkeley
Quand on compare le système de formation des ingénieurs en France
et aux États­Unis, on constate qu’il existe des différences majeures
entre les deux continents. Celles­ci concernent principalement le cursus
des étudiants, la structure du corps professoral, la nature et
le financement de la recherche. Ainsi, dans le domaine de l’ingénierie
(engineering), on a pu mesurer récemment, à travers les médias
américains, les atouts de la recherche universitaire aux États­Unis,
lors du Grand Challenge de la DARPA (Defense Advanced Research
Projects Agency) où plusieurs dizaines d’équipes universitaires ont été
mises en compétition sur un projet de robotique d’envergure nationale.
Le but de cet article est de mettre en évidence quelques­unes
de ces différences, à partir de l’observation du fonctionnement
de nos écoles d’ingénieurs, l’École polytechnique en particulier. Formation des étudiants
aux États­Unis : quel cursus
et quel financement ?
Dans les départements d’enginee­
ring des universités américaines, un
stéréotype des étudiants français, et
des X en particulier, se rencontre fré­
quemment : un bagage théorique
exceptionnel. Ce cliché, largement
véhiculé par les étudiants et les pro­
fesseurs américains, va souvent de
pair avec un autre moins flatteur :
peu de formation pratique. Ces obser­
vations s’expliquent en partie par l’hé­
térogénéité des cursus undergraduate
aux États­Unis. En effet, les exigences
en termes de savoir sont beaucoup
moins précises que dans nos classes
préparatoires, qui imposent un pro­
gramme très théorique dicté par des
directives ministérielles. Aux États­
Unis, même si chaque cursus a un
parcours imposé, il n’existe pas de
concours unificateur pour garantir
une homogénéité des connaissances,
d’où une disparité des formations
entre les différentes institutions déli­
vrant un même diplôme : le Bachelor’s.
Par ailleurs, la formation mathéma­
tique est moins poussée, et ses limites
apparaissent dès le lycée (high school) :
le système américain n’ayant pas de bac­
calauréat, les standards utilisés pour
classer les candidats à l’entrée de l’uni­
versité sont vendus sous forme d’exa­
men payant par Educational Testing
Services, à l’origine entre autres des
TOEFL, SAT et GRE. Une fois admis
à l’université dans le cursus under­
graduate, les étudiants américains sup­
portent assez mal de se voir attribuer
de mauvaises notes, pratique cou­
rante dans nos classes préparatoires ou
dans nos concours. Cette situation a
progressivement conduit à une infla­
tion des notes, qui touche presque
toutes les universités. Par exemple, à
Stanford, un Grade Point Average (GPA)
de 4.0/4.0 est loin de la perfection,
car les notes montent jusqu’à 4.3/4.0,
ce qui n’apparaît pas sur le relevé de
notes de l’étudiant. Il est parfois très
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
11
D.R.
paratoires ou les écoles, nos étudiants
peuvent consacrer l’intégralité de leur
temps à leurs études.
Pour autant, les ingénieurs formés
aux États­Unis, et leurs homologues
français issus de nos écoles, une fois
confrontés au monde professionnel
se révèlent d’une compétence com­
parable. Ce paradoxe trouve plusieurs
explications.
Le Campanile à Berkeley Sather Tower.
Construit en 1914, il a survécu à tous les tremblements de terre qui ont secoué la Californie.
En arrière­plan, Alcatraz, le Golden Gate et la baie de San Francisco.
difficile pour le professeur d’une uni­
versité américaine de donner moins de
C sur une échelle qui va de A à E. En
conséquence, il n’est guère possible
d’imposer pour l’enseignement des
exigences comme les nôtres dans un
système où l’évaluation n’est pas une
arme, d’autant que les professeurs
sont eux­mêmes notés par les étu­
diants. Surtout, la liberté laissée à
l’étudiant dans le choix de son cur­
sus undergraduate est parfois poussée
à l’extrême. Par exemple à Brown
University, une des institutions under­
graduate les plus prestigieuses sur la
côte Est, l’étudiant peut définir son
domaine de spécialisation (major), en
fixant lui­même la proportion res­
pective des disciplines correspondant
aux cours suivis. Cette marge de
manœuvre peut donner lieu à des
cursus monolithiques (extrêmement
spécialisés), comme à des cursus très
généralistes.
Les modes de financement des
études aux États­Unis sont très divers
et peuvent avoir une incidence sur
les profils des élèves undergraduate,
très hétérogènes. Même dans les uni­
versités publiques (comme Berkeley
par exemple) les étudiants doivent
payer leurs frais de scolarité, qui attei­
gnent plusieurs milliers, voire dizaines
de milliers de dollars par an. Pour
ceux des milieux aisés, la scolarité
12
undergraduate du collège est finan­
cée par la famille. Une grande variété
de comportements s’observe chez
eux vis­à­vis du travail, qui va du
plus grand sérieux à l’inconduite (le
nombre d’étudiants exclus de l’uni­
versité pour motifs divers, boisson
par exemple, est non négligeable).
Certaines universités sont même
connues pour être des “ party schools ”,
dont le classement paraît chaque
année dans les médias (une forme
de “ clin d’œil ” au classement offi­
ciel des meilleures universités établi
par US News). Pour les étudiants
moins aisés, en partie issus de l’im­
migration, plusieurs modalités de
financement de la scolarité sont envi­
sagées. Certains contractent des prêts,
ce qui induit en général des com­
portements très studieux. L’université
peut aider les meilleurs d’entre eux
ou ceux qui font partie d’un groupe
à statut de minorité. Ces étudiants
bénéficient alors de bourses, qui revê­
tent les formes les plus diverses. Outre
les sommes allouées directement (fel­
lowships), l’université propose des
emplois tels que préparateurs, char­
gés de cours, chargés de recherche,
qui les mettent au contact des réali­
tés scientifiques. D’autres étudiants,
enfin, travaillent parallèlement à leurs
études, ce qui peut souvent être source
de difficultés pour l’apprentissage.
En comparaison, dans les classes pré­
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
On observe un rétablissement du
niveau scientifique des études, par
rapport à l’Europe, à partir du Master.
Lors de cette cinquième année uni­
versitaire, les étudiants américains
sont massivement confrontés, pour
la première fois, à des étudiants venus
des formations les plus prestigieuses,
en Europe ou en Asie notamment. Il
arrive même qu’ils se retrouvent en
minorité, du fait également de l’at­
trait exercé par d’autres formations
aux débouchés plus lucratifs comme
le MBA ou le droit, pour lesquelles le
niveau scientifique ne joue pas un
rôle discriminant. Cette nouvelle
démographie induit ainsi un brain
drain des standards (en plus de celui,
évident, des personnes), sur lequel
s’appuie le système universitaire amé­
ricain. Un dernier filtrage des com­
pétences scientifiques s’opère à l’is­
sue du Master, par une série d’examens
qui sélectionne les candidats au PhD
et oriente les autres étudiants vers
l’industrie.
Un autre trait du système univer­
sitaire américain est de favoriser la
mobilité des étudiants entre les uni­
versités. Par exemple, les étudiants les
mieux classés des community colleges,
dans les universités équivalentes à nos
IUT, ont la possibilité d’accéder aux
plus grandes universités (Stanford,
Berkeley, MIT ou Harvard) en cours
de scolarité. Par exemple, Berkeley
admet chaque année plus de 2 500 étu­
diants par cette filière, pour une popu­
lation undergraduate de l’ordre de
25 000, soit 10 %. Souvent issus de
l’immigration, possédant une maîtrise
de l’anglais parfois peu assurée, ils sont
sélectionnés sur leurs compétences
(scientifiques, pour ceux qui rejoi­
gnent les disciplines de l’ingénierie).
D.R.
D.R.
Les facteurs qui entrent en jeu sont
multiples, et leur importance respec­
tive varie selon les universités. On
retiendra la qualité de la recherche,
les publications, le nombre de PhD
délivrés dans le laboratoire concerné,
les contrats remportés par le candi­
dat. Ces éléments seront à nouveau
pris en compte pour la poursuite de
la carrière, et pour l’accès aux postes
de responsabilité (Department Chair,
Dean, Provost). La pression exercée
par la structure se traduit par une très
grande attention portée à la produc­
tivité des étudiants, souvent carica­
turée par le “ publish or perish ”.
Vol autonome d’un drone hélicoptère au­dessus
du dôme du MIT
(Department Aeronautics and Astronautics).
Cette mobilité américaine tire en
partie son origine de l’histoire : née
du passé de l’immigration, elle consti­
tue aujourd’hui un enjeu important.
Notre système très structuré d’écoles
trouve également ses sources dans
l’histoire, en particulier dans les idéaux
révolutionnaires de méritocratie répu­
blicaine. Cette structure n’exclut pas
forcément une mobilité : les élèves
les mieux classés de l’École nationale
supérieure des arts et métiers, rejoi­
gnent chaque année les rangs de l’École
polytechnique.
Corps professoral :
quelles particularités ?
Une spécificité du système amé­
ricain est le concept de tenure (titu­
larisation). La tenure s’obtient à l’is­
sue d’un processus complexe propre
à chaque université, après six ans pas­
sés dans le grade d’Assistant Professor.
Un point mérite d’être mentionné
sur la rémunération des professeurs.
Ceux­ci reçoivent leur salaire neuf
mois de l’année, et sont fortement
encouragés à compléter les trois mois
restants par des contrats de recherche,
ce qui les incite à établir des liens avec
les agences de financement de la
recherche ou avec l’industrie. Par
ailleurs, l’université facilite, sur le plan
administratif, la pratique d’activités
de conseil, ce qui permet à beaucoup
de tisser des liens avec les milieux
industriels. Elle encourage aussi les
professeurs et les élèves à la création
de start ups, dont les plus célèbres
incluent Google et Sun Microsystems
(issues de Stanford). Pour toutes ces
activités, les professeurs disposent
d’un service juridique et industriel
qui les aide dans l’établissement des
contrats.
Financement de la recherche
et implications sur la nature
de la recherche
Une idée largement répandue sur
la recherche universitaire américaine
est la supériorité de ses moyens de
financement. Paradoxalement, lors­
qu’un professeur débute dans une
université américaine, les moyens mis
à sa disposition (qui varient selon les
départements et les situations) ne lui
permettent pas, en général, de pour­
suivre ses activités de recherche au­
delà de quelques années. Pour mener
ses recherches, un professeur doit
donc se procurer lui­même des finan­
cements, dont la plupart proviennent
de sources extérieures à l’université.
Le coût moyen d’un étudiant, par
année, varie entre 30 000 $ et 70 000 $
selon les universités. Le coût d’ins­
tallations expérimentales ne connaît
pas de limite supérieure. Pour répondre
à ces besoins, un professeur oscille
en permanence entre plusieurs contrats,
pouvant aller de 10000$ à des dizaines
de millions de dollars, dont les pro­
venances sont diverses. Ainsi, un
contrat dont un professeur est le seul
investigator se chiffre entre zéro et un
million de dollars. Pour des contrats
plus élevés, des équipes se forment,
autour d’infrastructures communes. Les
États­Unis ne disposant pas d’une ins­
titution semblable au CNRS, les grands
financements nationaux des activités
d’ingénierie proviennent principale­
ment d’agences fédérales, comme la NSF
(National Science Foundation), la DARPA
(Defense Advanced Research Projects
Agency), la NASA (National Astronautics
and Space Administration), l’ONR (Office
for Naval Research), etc. À la diffé­
rence du CNRS, dont l’organisation
est définie autour d’unités mixtes de
recherche, le financement des activi­
tés de recherche par ces agences fédé­
rales obéit à une gestion très large­
ment liée à l’administration en place.
Ce système induit des changements fré­
quents dans les orientations scienti­
fiques nationales et suscite une grande
réactivité, mais crée une précarité dans
certains domaines pour lesquels les
financements peuvent disparaître au
gré des priorités politiques.
Le rôle de ces agences fédérales
est la publication de centres d’intérêt
et le lancement d’appels d’offres, aux­
quels les universités répondent en
adressant des propositions technico­
financières. La compétition est par­
fois serrée (actuellement, le taux de
réussite de certains programmes à la
NSF est en dessous de 5 %). Pour
fédérer la recherche, certaines agences
comme la NSF ou le DHS (Department
of Homeland Security) font des appels
d’offres qui se chiffrent en dizaines
de millions de dollars, et conduisent
à la création de Centres d’Excellence
regroupant plusieurs universités autour
d’un même pôle scientifique. Ces
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
13
D.R.
Drones du Department Civil and Environmental Engineering de UC Berkeley, avec l’équipe des doctorants en charge du projet. Les vols expérimentaux
ont en général lieu à la NASA avant les missions dans le désert d’Arizona ou de Californie.
centres permettent d’éviter un dou­
blement d’activités au sein des diffé­
rentes universités. Certaines indus­
tries procèdent de la même manière,
souvent sous forme de consortium.
Par ailleurs, ces agences encouragent
la recherche à une échelle plus petite,
en finançant des projets de moindre
envergure, voire individuels.
Orientation scientifique
des universités
Comment sont déterminées les
grandes orientations scientifiques des
universités américaines ? Cette ques­
tion a une réelle importance dans la
mesure où on constate une nette cor­
rélation entre les avancées historiques
de la science et les choix stratégiques
de l’université dans les domaines cor­
respondants. Les universités publiques
n’échappent pas au phénomène, expli­
cable en partie par le fait que leurs
financements émanent très largement
de sources privées qui viennent com­
pléter les fonds étatiques ou fédéraux.
Sur le long terme, le développe­
ment des sciences a sous­tendu, au
fil de l’histoire, la transformation et
l’expansion de l’université. Le début
du vingtième siècle voit l’implanta­
tion des sciences fondamentales et
14
des disciplines originelles de l’ingé­
nierie : mathématiques, civil enginee­
ring. Dans les décennies suivantes,
l’université s’ouvre à de nouvelles dis­
ciplines : mechanical engineering au
début du siècle, aerospace engineering
dans les années quarante, electrical
engineering, operations research, com­
puter science, bioengineering. Ces créa­
tions successives sont toutes liées au
développement technologique des
États­Unis. La différence avec la France
est qu’elles n’ont pas donné lieu à la
naissance d’écoles, mais qu’elles ont
contribué à la croissance de l’univer­
sité en général. À cet égard, il est inté­
ressant de constater que dans les écoles
du Concours commun Mines­Ponts­
Telecom, la hiérarchie établie par les
élèves à l’issue du concours place en
premier les écoles les plus anciennes,
montrant le poids de l’histoire sur les
choix “ technologiques ” des élèves
ingénieurs. Aux États­Unis, le choix
d’une université est davantage mar­
qué par l’intérêt pour une discipline.
Par exemple, il n’est guère envisa­
geable de faire de la finance dans un
département de Civil Engineering (équi­
valent historique des Mines et des
Ponts).
Sur le court terme, le développe­
ment de la recherche scientifique est
dicté par les agences étatiques et fédé­
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
rales, seules capables de procurer
rapidement une puissance financière
considérable à une université.
L’applicabilité de la science est une
préoccupation majeure. Dans le
domaine de la robotique autonome par
exemple, l’impact de cette politique
est flagrant. Au cours des dix der­
nières années, sous l’impulsion de
diverses agences de défense (ONR,
AFOSR, DARPA, NASA), des dizaines
d’universités ont développé leurs
plates­formes de robotique autonome
et produit des centaines d’articles de
recherche sur les drones, les sous­
marins autonomes, les robots, les
véhicules automatiques. Le succès de cet effort est main­
tenant très visible : en une dizaine
d’années, le pouvoir politique est par­
venu à sensibiliser le milieu univer­
sitaire aux problématiques militaires.
La transparence est exigée de la part
des laboratoires dans la classification
des recherches : les activités confi­
dentielles n’ont pas leur place dans
la majorité des universités améri­
caines. Cette séparation est destinée
à protéger l’indépendance du milieu
universitaire, et a conduit au trans­
fert des activités sensibles aux National
Labs (par exemple Los Alamos, Sandia,
Lincoln Labs). La recherche à appli­
cations militaires, d’autre part, a tou­
À l’heure actuelle, un pôle scien­
tifique en expansion aux États­Unis
est celui des technologies d’ingénie­
rie à mettre en œuvre pour faire face
aux catastrophes. Les traumatismes
provoqués par les attentats du 11 sep­
tembre, l’ouragan Katrina, ou encore
le tsunami qui a ravagé l’Asie du Sud­
Est ont créé le besoin, pour les agences
fédérales (aidées par certaines agences
étatiques), de centrer leurs financements
autour de nouvelles problématiques
qui vont largement au­delà de l’in­
génierie. Lors de l’évacuation d’une ville
par exemple, la liste des spécialités
concernées est considérable : com­
munications (electrical engineering),
voies de transport (civil engineering),
réseaux de distribution d’eau (envi­
ronmental engineering), évacuation
(city planning, policy), forces de main­
tien de l’ordre (law), optimisation des
ressources (operations research). Le
financement de la recherche se réar­
ticule aujourd’hui autour de ces dif­
férents axes, avec une grande diffi­
culté : parvenir à faire travailler
ensemble des équipes dont les
domaines d’expertise ont peu d’élé­
ments en commun. Si ces efforts por­
tent leurs fruits, on verra émerger
dans les dix prochaines années un
nouveau type de recherche multi­
disciplinaire dont les premiers signes
sont déjà perceptibles. En enginee­
ring, des professeurs exercent sur plu­
sieurs départements à la fois. Les
élèves obtiennent des dual degrees,
qui leur donnent deux spécialités.
Les jurys de thèse sont souvent com­
posés de professeurs de plusieurs dis­
ciplines différentes.
D.R.
jours su coexister avec cette indé­
pendance. Ainsi, Berkeley, qui a été
au centre du “ free speech movement ”
des années 1960 et de l’opposition à
la guerre du Viêtnam, est depuis long­
temps un des leaders dans ce domaine.
Au­delà de la question fondamentale
de l’éthique de la recherche en milieu
universitaire, on peut remarquer que
cette symbiose entre Défense et
Université leur a été mutuellement
bénéfique, engendrant la création ou
le développement de départements
universitaires qui mènent maintenant
une recherche de pointe.
Lancement d’un véhicule d’exploration sous­marine dans la baie de Monterey, Department Civil
and Environmental Engineering. La vie d’un doctorant est loin de se limiter à des recherches
théoriques dans un bureau...
Cette réactivité sans précédent ne
risque­t­elle pas de conduire à des
excès ? Quand on voit pousser sur les
campus universitaires des bâtiments
Bill Gates ou Packard, financés par
Microsoft ou HP pour faire progres­
ser la recherche informatique, on pour­
rait craindre que, demain, des bien­
faiteurs aux idéaux moins nobles ne
s’emploient à détourner la recherche
à d’autres fins. Progressivement, les
universités mettent au point des sys­
tèmes de protection appuyés sur des
comités d’éthique. Elles ont le pou­
voir (et surtout le devoir) de régle­
menter leur développement pour assu­
rer les valeurs fondamentales de liberté
et de respect d’autrui. Récemment,
une grande université américaine a
refusé le financement généreux d’un
pays connu pour ses violations des
droits de l’homme.
a a
a
du savoir. Le système américain met
à la disposition de ses chercheurs des
moyens colossaux et très réactifs, et
exerce une pression dont le but est
une productivité accrue de la recherche
universitaire. L’exemple de la Suisse
paraît allier les bénéfices des deux
systèmes. À ETHZ (Eidgenössische
Technische Hochschule Zürich), le corps
professoral est administré selon le sys­
tème de la tenure, les financements se
répartissent entre l’État et les indus­
tries et sont considérables, les élèves
reçoivent une formation théorique
très poussée et disposent de finance­
ments appréciables. Guillaume Tell
serait sans doute heureux d’apprendre
aussi qu’ETHZ est l’une des rares ins­
titutions universitaires au monde
capables de faire aux professeurs d’uni­
versités américaines des offres finan­
cières que Stanford, Berkeley, MIT
ou Caltech peinent à égaler. La lutte
de David contre Goliath pour le reverse
brain drain ne fait peut­être que com­
mencer…
n
On peut tirer de l’observation de
ces deux systèmes de formation la
conclusion que la France et les États­
Unis ont à s’envier mutuellement.
Notre système donne à ses élèves
undergraduate une formation très
poussée scientifiquement, gratuite ou
presque, dans laquelle ils peuvent se
consacrer pleinement à l’acquisition
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
15
John Harvard, le fondateur de la célèbre université
de Cambridge (Ma).
New York, la cathédrale Saint­Patrick dédiée au saint patron des
Irlandais. Inaugurée en 1879, ses flèches atteignent 100 mètres.
Boston, vue du Pier 4.
16
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
PHOTOS ALAIN THOMAZEAU
LES X EN AMÉRIQUE DU NORD
La formation continue
aux États­Unis,
une entreprise florissante
et un atout pour l’avenir
Jacques Bodelle (56)
L’enseignement universitaire américain dit “ académique ” 1,
celui des cursus qui vont du Bachelor’s au Master’s et parfois au PhD,
n’a plus guère de secrets pour les Français. Il est cependant loin
d’occuper à lui seul tout le champ de la formation aux États­Unis,
car existent deux autres types de formation, que nous connaissons
moins bien. La Vocational Education, d’abord, destinée à qui se prépare
à des métiers manuels ou techniques ; puis la Continuing Education
ou Adult Education, un ensemble de formations, le plus souvent
postsecondaires, destinées à qui souhaite acquérir les nouvelles
connaissances imposées par l’évolution de sa vie professionnelle,
changer de métier… ou, simplement, élargir sa culture personnelle.
cès au premier niveau de nombreuses
carrières, paramédicales, paralégales,
commerciales ou techniques. Déjà là,
on peut parler de formation conti­
nue, car près des deux tiers des étu­
diants le sont à temps partiel ; la for­
mation, théoriquement de deux années,
en prend donc en moyenne près de
quatre. Mais qu’importe : pour un
bon “ job ”, rien ne vaut un peu de
patience !
Des liens s’établissent entre les
Community Colleges et leur environ­
La Vocational Education
Elle ne bénéficie pas du prestige
qui s’attache à la formation universi­
taire classique, et l’enseignement secon­
daire américain, restant de ce fait très
orienté vers le passage aux études
supérieures, n’a pas systématique­
ment mis en place les formations tech­
nologiques courtes que nous connais­
sons en France. Il laisse ainsi un espace
libre important pour la Vocational
Education.
Le rôle essentiel des États
et des Community Colleges
Jusqu’à la montée, ces trente der­
nières années, des professions de “ cols
blancs ” du tertiaire au détriment des
“ cols bleus ”, l’apprentissage jouait
un rôle important. Mais, fortement
encadré par les syndicats, il a subi
leur déclin, et il ne concerne plus que
1 % des jeunes en quête d’une pre­
mière formation. En revanche, les uni­
versités locales, les Community Colleges
– plus de 1600 au total – se sont taillé
un rôle absolument essentiel. Souvent
accessibles sans sélection, au moins
pour les résidents de l’État corres­
pondant, ils sont moins chers que les
universités, car largement subven­
tionnés par les États ; ils sont aussi
plus proches du domicile des étu­
diants. C’est donc vers eux que se
tournent plus de 40% des jeunes après
la fin du cycle secondaire. Pour une
bonne moitié d’entre eux, c’en sera
le terme, avec un Certificate ou un
Associate Degree qui leur ouvrira l’ac­
nement géographique, d’où une spé­
cialisation qu’autorise leur grande
autonomie de choix des programmes.
Le Nashville State Community College,
à proximité d’une usine chimique
importante de DuPont, offre ainsi une
formation d’opérateur d’installations
chimiques, et Intel a passé un accord
avec sept Community Colleges proches
d’un de ses pôles d’activités de l’Arizona,
qui offrent un Associate Degree en
fabrication des semi­conducteurs :
certains de ses ingénieurs y donnent
des cours, et il leur offre équipements
informatiques et stages de formation
en usine. En contrepartie, il peut suivre
les étudiants et être ainsi le premier à
leur proposer un emploi. Les grands
des technologies de l’information ne
pouvaient évidemment pas rester en
marge de ce mouvement : Microsoft
et Cisco ont mis en place leurs réseaux
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
17
“d’IT Academies ”, en s’appuyant beau­
coup sur les Community Colleges, qui
préparent ainsi à plusieurs certifica­
tions “ maison ”.
Contrôler la qualité
d’un système foisonnant
On peut se demander comment
maintenir à l’édifice une qualité rai­
sonnable. C’est là qu’entre en jeu le
système des Accreditations, qui s’étend
d’ailleurs à l’ensemble des formations
américaines : des associations accor­
dent, ou non, un label aux institu­
tions éducatives. Pour les formations
de type Vocational, l’American Association
of Educational Services Agency joue ce
rôle, contrôlant un demi­millier d’ins­
titutions. C’est, par exemple, sur elle
que s’appuie Microsoft pour inclure
ou non un Community College dans
son réseau d’IT Academies. Mais les
États et le gouvernement fédéral peu­
vent eux aussi créer leurs propres cri­
tères de reconnaissance. De quoi y
perdre son latin… cependant le sys­
tème fonctionne ainsi, “ à l’améri­
caine ”, fondé sur des milliers d’ini­
tiatives locales, faiblement encadrées.
Les Comtés et l’enseignement
de l’anglais
La société américaine est certes très
libérale dans le domaine des langues :
on peut ainsi passer les épreuves théo­
riques du permis de conduire, dans
de nombreux États, aussi bien en
anglais qu’en espagnol. Mais avec près
de 15 % d’hispanisants aux États­Unis,
l’apprentissage de l’anglais pour les
adultes reste cependant l’un des pro­
blèmes auxquels les collectivités locales
ont à faire face, et il s’agit bien de for­
mation continue, car il ne viendrait
pas à l’idée des immigrants latino­
américains d’abandonner leur emploi
pour s’y consacrer à plein temps. Les
Comtés ont donc organisé des cours
d’anglais, le plus souvent gratuits, en
utilisant en soirée les enseignants et
les locaux des écoles secondaires pla­
cés sous leur juridiction. Près de 6 à
7 millions de personnes suivent ces
cours, plus ou moins assidûment.
18
Les sociétés privées de formation
On entre là dans un domaine dyna­
mique mais un peu effrayant pour qui
doit choisir entre les mille et une publi­
cités qui foisonnent, dans les jour­
naux locaux ou sur la Toile. Ces socié­
tés de formation à but lucratif, souvent
dotées d’un label d’accréditation, peu­
vent se donner le nom qu’elles sou­
haitent, institut, collège ou acadé­
mie… au client de se renseigner. Mais
chacun peut y trouver son bonheur :
les horaires sont flexibles, et les sec­
teurs les plus prometteurs en matière
d’offres d’emploi sont proposés en
priorité. À côté des domaines tradi­
tionnels, comme la maintenance en
aviation ou la réparation automobile,
la santé est devenue une voie priori­
taire, absorbant autant qu’il s’en forme
aides­infirmiers ou infirmières, Dental
Assistants, ou Medical Radiographists,
pour ne citer que quelques spécia­
lités. Les technologies de l’informa­
tion gardent encore la corde, mais
depuis septembre 2001 la sécurité les
talonne, et les certificats en “ Disaster
Management ” ont fleuri.
Les petites entreprises côtoient les
géants de la formation, comme ITT
Educational Services. Coté en Bourse,
il affichait en 2004 un chiffre d’affai­
res de 600 millions de dollars et un
bénéfice de 75 millions, en augmen­
tation de 10 % par an depuis cinq ans !
Avec 44 000 étudiants, c’est une véri­
table institution, et chacun de ses
81 ITT Technical Institutes, doté d’un
label d’accréditation, fonctionne de
façon largement autonome, avec un
comité des programmes où siègent
des représentants des entreprises locales.
Et le Gouvernement fédéral ?
Il reste largement en marge de
toutes ces initiatives. Rien de bien
étonnant, d’ailleurs, quand on sait
que les États­Unis sont une fédéra­
tion d’États. Il ne consacre à la Vocational
Education qu’un peu moins d’un mil­
liard et demi de dollars par an – moins
de 3 % du budget du Department of
Education ­ essentiellement sous la
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
forme de subventions aux États. Cela
ne doit guère représenter plus de 5 %
du total des dépenses cumulées des
États et des individus. Encore faut­il
noter que l’Administration en place
a bataillé en 2005 pour supprimer sa
contribution à ce chapitre, et que c’est
le Congrès qui en a obtenu la recon­
duction au budget de 2006.
Continuing Education
ou Adult Education
Retourner sur les bancs
des universités
Aux États­Unis, on n’hésite guère
à retourner sur les bancs des univer­
sités, pour continuer à se former. Qu’on
en juge : si la moitié des adultes entre­
prennent chaque année “quelque chose”
pour améliorer leur formation, de 4 à
5 % d’entre eux, soit plus de huit mil­
lions de personnes, le font sous la
forme d’études à temps partiel en uni­
versité, une tendance qui va d’ailleurs
en s’accentuant d’ailleurs au fil des
années. Il en résulte que la population
des étudiants américains est nettement
plus âgée qu’en Europe : plus du quart
a plus de 30 ans, et cette proportion
grimpe à près de la moitié parmi les
étudiants à temps partiel.
On peut avancer plusieurs hypo­
thèses pour expliquer cet engoue­
ment. Vient en premier lieu le sys­
tème des crédits, qui permet
d’accumuler progressivement de quoi
obtenir un diplôme, au fil des chan­
gements d’université et des affecta­
tions professionnelles, mais également
l’absence de discrimination par l’âge,
imposée par la loi. S’y ajoutent des
facteurs psychologiques, non moins
importants : les Américains ont un
grand respect pour la formation, si
chère soit­elle, et peut­être même
parce qu’elle est chère ; ils sont aussi
très à l’aise devant les perspectives de
changement, commencer des études
d’avocat à la sortie d’une université
d’ingénierie ne les rebute aucune­
ment. Les universités accueillent bien
évidemment à bras ouverts ces étu­
diants : non seulement procurent­ils
une manne précieuse en matière de frais
d’inscription, permettant de mieux
rentabiliser locaux et équipements,
mais ils sont aussi, le plus souvent,
très motivés, et ils apportent dans les
salles de classe un peu de leur expé­
rience de la vie professionnelle. L’école
d’administration des entreprises de
Northwestern University, la meilleure
sans doute des États­Unis, recom­
mande ainsi fortement aux candidats
à un MBA d’avoir passé auparavant
deux ou trois années en entreprise.
L’irruption de l’Internet
Dès le milieu des années quatre­
vingt, plusieurs universités améri­
caines avaient senti le besoin d’offrir
aux étudiants déjà entrés dans la vie
professionnelle le moyen d’acquérir
sans trop d’inconvénients une forma­
tion complémentaire, et elles avaient
donc lancé un système d’enseigne­
ment par satellite : il suffisait aux
employeurs de s’équiper d’une antenne
parabolique, et leurs employés pouvaient
recevoir sur place les cours des meilleurs
enseignants, avec des horaires pra­
tiques. La National Technical University,
NTU, avait exploité à fond ce concept
et elle était devenue la première uni­
versité entièrement sans murs et sans
campus. Est arrivé soudain l’Internet,
qui a rendu, en quelques années, cette
façon de procéder obsolète.
ter à l’écart de ce grand besoin de
formation continue. Elles ont donc
organisé leur propre formation interne,
et le terme de Corporate Universities
a souvent été employé, au moins pour
les plus importantes. On en a recensé
jusqu’à deux mille, de tailles très
diverses, et la plus connue est sans
doute Hamburger University : on ne
pouvait mieux nommer celle de Mac
Donald’s ! Créée en 1961, elle a depuis
lors vu passer plus de 65 000 res­
ponsables de restaurants à la marque
des deux arches sur son campus de
l’Illinois.
Certains groupes ont obtenu une
accréditation et délivrent donc leurs
propres diplômes, comme Verizon,
anciennement Bell Atlantic, sur son
campus de Long Island, où elle pré­
pare ses cadres au MBA. D’autres se sont
associés à une université classique
locale, comme Bechtel et l’University
of Tennessee.
Les sociétés savantes et
les associations professionnelles
Les Corporate Universities
Quand on connaît l’étendue de
la palette d’activités des sociétés
savantes américaines on ne s’étonne
pas de ce qu’elles proposent à leurs
adhérents comme cours de forma­
tion continue. Ainsi l’ Institute of
Electrical and Electronics Engineers,
IEEE, forte de ses 365 000 membres
– un record – possède­t­il sa propre
collection, baptisée Expert Now, de
cours d’ingénierie, souvent des tuto­
rials, d’abord donnés par des pro­
fessionnels lors de ses réunions
annuelles ; enregistrés, ils sont rendus
disponibles sur la Toile moyennant
finance, bien évidemment. L’aspect
managérial n’est pas oublié, avec une
autre collection sur des sujets plus
généraux, comme Managing your
Priorities ou Proactive Listening. Les
sociétés qui lui sont affiliées, plus
petites, se contentent de proposer
des Short Courses en marge de leur
assemblée annuelle.
Pour des raisons d’efficacité et
pour garder leurs meilleurs employés,
les sociétés privées n’ont pas voulu res­
Certes, ces activités, qui com­
portent une composante de solida­
rité, puisque les cours sont en géné­
On peut dire que pratiquement
toutes les universités 2, même les plus
prestigieuses, proposent maintenant
un enseignement sur l’Internet. Mais
de plus, des dizaines d’universités
ainsi spécialisées se sont créées, la
plupart à but lucratif. University of
Phoenix est certainement l’exemple le
plus connu de cette tendance, elle qui
offre à la fois un enseignement sur
l’Internet et sur de très petits cam­
pus, 180 au total. Il est intéressant de
noter qu’elle impose à ses étudiants d’oc­
cuper déjà un emploi.
ral gratuits pour les demandeurs
d’emploi, sont fort appréciées des
membres des sociétés savantes, mais
celles­ci y voient un moyen d’arron­
dir leur budget : plus d’un million
et demi de dollars de revenus, sur
un budget de neuf millions, pour
l’American Association of Petroleum
Geologists ; c’est nettement plus que
marginal !
Les associations professionnelles
ne sont pas en reste : des centaines
d’entre elles, tant est vivace et forte
la tradition associative aux États­Unis,
procurent à leurs membres qui le dési­
rent un label, une certification, moyen­
nant le suivi d’un minimum de cours
de formation permanente. Les méde­
cins ont même créé leur propre
Accreditation Council for Continuing
Medical Education, qui juge de la qua­
lité des fournisseurs de formation per­
manente dans le vaste domaine qui
est le leur.
C’est là une sorte de “police” interne
aux professions. Mais il en existe une
autre, à caractère réglementaire, pour
des professions qui ont de fortes impli­
cations financières, comme les agents
immobiliers ou les comptables. Les
États prennent alors le relais, en n’accor­
dant ou en ne renouvelant leur licence
professionnelle qu’après un minimum
de formation permanente. Le Maryland
exige ainsi des agents immobiliers
qu’ils suivent trois heures de cours
d’éthique au renouvellement de leur
licence.
Si les universités mesurent la for­
mation acquise en termes de crédits,
les pourvoyeurs de formation per­
manente mesurent leurs produits à
l’aune de Continuing Education Units.
Ces CEU ne permettent pas d’obte­
nir un diplôme, mais un employeur
en saura reconnaître la valeur, sur
un curriculum vitae. Encore faut­il
que le contenu des CEU soit lui aussi
suivi et accepté : c’est un rôle que
jouent les centaines de groupements
professionnels déjà évoqués, en tenant
compte de critères érigés par
l’International Association for Continuing
Education and Training. Une vraie
pyramide !
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
19
Le monde foisonnant
des consultants
On imagine combien de telles pro­
messes d’activités ont pu attirer d’ini­
tiatives privées. Des milliers de consul­
tants, souvent issus de l’industrie, se
déplacent partout dans les usines et
les laboratoires. Ils ont prêché le res­
pect de l’environnement au milieu
des années quatre­vingt­dix, puis la qua­
lité au moment des premières certifi­
cations ISO, sans oublier la sécurité,
et maintenant l’éthique. Des sociétés
ont occupé la niche de la formation des
formateurs ou des responsables du
personnel des entreprises, comme
l’American Association for Training and
Development.
La formation continue en tant
qu’entreprise commerciale fait elle­
même l’objet de dizaines d’études de
marché, par des sociétés comme Business
Communications Company ou Primary
Research Group. Il faut dire que l’en­
jeu financier est énorme : environ une
dizaine de milliards de dollars pour les
formations universitaires, une somme
équivalente pour les formations internes
aux entreprises, de l’ordre de cinq mil­
liards de dollars pour les programmes
fédéraux et des États, et sans doute
deux à trois milliards de dollars pour
les formations par des sociétés pri­
vées et des consultants ; soit un total
de vingt­cinq à trente milliards de
dollars par an. De quoi exciter bien des
convoitises !
Les Agences fédérales
et le “ GI Bill ”
Gros employeur, le Gouvernement
fédéral a donc une forte activité de
formation continue. À côté d’une orga­
nisation commune à toutes ses compo­
santes, réservée au personnel de haut
niveau – le Federal Executive Institute
– chaque ministère et chaque agence
développent son propre programme.
Curieusement, celui du Department
of Agriculture est ouvert à tous : c’est
une véritable petite université, créée
en 1824, qui s’enorgueillit d’offrir un
millier de cours, en agriculture et dans
bien d’autres domaines.
20
Mais c’est certainement le Depart­
ment of Defense qui joue sur ce plan le
rôle le plus important, perpétuant
une tradition déjà ancienne. Non seu­
lement les militaires s’y forment et se
recyclent facilement dans le privé
après une dizaine d’années de service
et souvent moins – ils peuvent être
ensuite pilotes, mécaniciens, infor­
maticiens ou techniciens des télé­
communications – mais le Gouver­
nement fédéral leur offre, à leur sortie
de l’armée, d’incroyables facilités pour
se former, qu’ils sont nombreux à sai­
sir. Cela a commencé avec le fameux
“ GI Bill ” du 22 juin 1944, une loi qui
offrait aux anciens combattants de la
guerre qui s’achevait une aide sub­
stantielle pour reprendre ou entre­
prendre des études, dans les univer­
sités, les écoles secondaires ou les
entreprises elles­mêmes. Cette loi a
profondément transformé la société
américaine : les universités, exsangues
pendant la guerre, se sont moderni­
sées, recrutant des enseignants, bâtis­
sant laboratoires et salles de classe,
créant de nouveaux cours…, des
couches entières de la population,
écartées auparavant d’un enseigne­
ment supérieur jusqu’alors élitiste ont
pu accéder à des professions presti­
gieuses et à l’aisance financière… et
l’habitude de s’asseoir sur les bancs
des universités passée la trentaine a
été prise, et gardée. Le GI Bill, devenu
le Montgomery GI Bill, a été constam­
ment reconduit depuis lors, avec le
même succès.
Financer sa formation continue
Ce financement est un problème
majeur pour beaucoup, même si les
Community Colleges sont quasiment
gratuits pour les résidents dans cer­
tains États, comme la Californie.
Quelques crédits sont offerts aux
entreprises par le Gouvernement fédé­
ral, par l’intermédiaire des États et
sous forme de crédits d’impôts, pour
la formation de catégories défavori­
sées – les réfugiés ou les cas sociaux
difficiles – mais aucune loi ne les
oblige à consacrer une quelconque
partie de leur budget à la formation
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
permanente. Elles sont cependant
plus de la moitié à le faire, en parti­
culier presque toutes les grandes socié­
tés de plus de mille personnes. Elles
y voient, en effet, un moyen d’attirer
et de retenir les meilleurs employés.
Pour qui n’a pas la chance de se
voir offrir une formation permanente
par son employeur, restent les prêts
des banques, qui sont assez flexibles
dans ce domaine, et quelques maigres
avantages fiscaux qu’il serait fastidieux
d’exposer, le code des impôts améri­
cains n’étant pas des plus limpides !
En guise de conclusion…
Qui pourrait prétendre ne pas pou­
voir trouver chaussure à son pied dans
un éventail aussi varié des formations
continues ? Une palette qui ne cesse
de s’étendre, à mesure que, d’année
en année, les “ clients ” sont plus nom­
breux. Les employés savent bien que
le temps n’est plus où l’on pouvait
espérer passer la totalité de sa vie pro­
fessionnelle en vivant sur les acquis
d’une formation initiale, si longue fût­
elle. Les entreprises ont pris conscience
de ce que les rentes de situation qui
prévalaient il y a encore deux ou trois
décennies ont définitivement disparu,
et que leur plus grande richesse est la
capacité d’adaptation de leurs employés.
C’est bien pour cela qu’elles jouent un
rôle moteur, si coûteux soit­il, dans
leur formation permanente. Mais on
ne saurait nier l’importance d’une carac­
téristique dont la société américaine a
toujours fait preuve : un optimisme
fondamental qui lui fait accepter le
changement et prendre résolument les
mesures pour y faire face – la forma­
tion permanente en est une, et certai­
nement pas la moindre.
n
1. Voir Les universités nord­américaines, par
J. Bodelle et G. Nicolaon, Éditions Lavoisier, 1995.
2. Voir aussi l’article sur Nova Southeastern
University dans le présent numéro.
LES X EN AMÉRIQUE DU NORD
Financement de la recherche
publique en Amérique du Nord
Harold Ollivier (96),
Perimeter Institute for Theoretical Physics, Waterloo, Canada
Depuis quelques années s’est ouverte une grande réflexion sur
l’organisation de la recherche publique et privée en France.
Elle a abouti récemment à la création d’une agence de financement –
l’Agence nationale pour la recherche.
Les politiques voient en elle une façon d’atteindre les critères
de Lisbonne, et les chercheurs celle d’obtenir les moyens nécessaires
à la poursuite de leurs activités dans un contexte toujours plus
compétitif.
Inspirée du modèle nord­américain de financement de la recherche
publique, la nouvelle organisation française peut­elle vraiment combler
toutes ces attentes ? Certainement, mais encore faut­il avoir bien évalué quels sont
les ingrédients nécessaires au succès d’une telle entreprise, et surtout
ne pas s’arrêter en si bon chemin.
Introduction
Dans cet article, je m’attacherai
dans un premier temps à décrire le
contexte dans lequel s’effectue la
recherche en Amérique du Nord.
Ensuite, j’aborderai la question du
financement de la recherche publique
proprement dite. Pour être précis, je
décrirai le rôle structurant des agences
de financement sur l’organisation de
la recherche tel que je l’ai observé. Enfin, et parce que le choix d’un
mode de financement particulier n’est
pas une fin en soi, mais seulement un
moyen, j’essaierai de dégager les points
cruciaux qui ont fait sa réussite.
Contexte
La recherche publique
Les acteurs de la recherche publique
en Amérique du Nord peuvent être
classés en trois grandes catégories. Les
premiers en nombre sont les univer­
sités, les seconds les laboratoires natio­
naux et enfin les fondations ou instituts
de recherche. Les équipes de recherche
qui les composent ont bien sûr comme
premier objectif l’excellence scienti­
fique de leurs travaux, ainsi que la
poursuite des objectifs globaux de ces
institutions. Pour les universités il s’agit
d’une mission d’éducation et de for­
mation, pour les laboratoires natio­
naux d’une mission d’intérêt général
dans des domaines comme la santé ou
le militaire et enfin pour les fondations
de recherche cela peut s’étendre de l’in­
formation scientifique grand public à
l’identification de nouveaux champs
de recherche encore inexplorés.
Cependant, aussi disparates que
puissent être leurs organisations admi­
nistratives, ces différents environne­
ments sont pour le chercheur éton­
namment similaires au regard du
financement des activités de recherche.
Cette similarité s’appuie sur une simi­
larité des méthodes pour obtenir les
financements, mais également sur une
similarité dans la façon de gérer les
fonds obtenus.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
21
Financer qui, quoi et comment ?
En Amérique du Nord, à la diffé­
rence du modèle français, le finance­
ment de l’ensemble des activités scien­
tifiques d’une équipe (quelle qu’en soit
la taille) est du ressort du chef de
l’équipe. Il est de sa responsabilité de
trouver et de gérer les fonds néces­
saires aux projets qu’il entend mener.
Pour cela il s’adresse à des agences de
financement. Ce sont des entités indé­
pendantes dont la seule vocation est
de financer des projets de recherche
– de les sélectionner et d’en assurer le
suivi. Lorsque le terme générique
d’équipe recouvre un laboratoire entier,
ces dépenses devront inclure la ges­
tion des bâtiments, l’achat de gros
matériels expérimentaux mais surtout
– c’est d’ailleurs ce qui constitue pour
toutes les personnes avec qui j’ai dis­
cuté ce en quoi consiste le finance­
ment de la recherche – les salaires des
chercheurs qui travaillent dans ce labo­
ratoire. Mais la question du finance­
ment ne se pose pas uniquement aux
directeurs des très gros projets. Un
professeur nouvellement recruté est
également amené à chercher pour sa
future équipe ses propres sources de
financement. Cela lui permettra d’as­
surer le recrutement d’étudiants et de
stagiaires ou encore l’achat de maté­
riel informatique. Au­delà de ces deux
exemples, on trouve bien sûr toutes
les variations possibles, du groupe de
travail aux réseaux de laboratoires.
Pour que le financement soit accordé,
il est nécessaire à la fois de proposer
un programme ambitieux mais égale­
ment de montrer que les personnes
impliquées ont les capacités à résoudre
les problèmes rencontrés. Le choix du
financement d’un projet plutôt qu’un
autre est bien sûr du ressort des agences
concernées et dépend d’éventuels cri­
tères supplémentaires. Ces derniers
peuvent comprendre par exemple la
nécessité d’avoir des partenaires indus­
triels avec lesquels la recherche s’ef­
fectue. Malgré des différences de poli­
tique générale entre les agences, il est
important de noter que la procédure
d’obtention d’un financement est assez
homogène. Une évaluation du projet
est effectuée par l’agence qui sollicite
22
l’avis de ses propres experts mais sur­
tout d’autres chercheurs dans le domaine
(jugement par les pairs). Il leur est
demandé de juger tout d’abord la qua­
lité du contenu scientifique du projet,
mais également ses chances de réussite
au regard de la composition de l’équipe
qui le propose. Cela a pour but de s’as­
surer que l’équipe saura orienter ses
actions pour parvenir à des résultats
conclusifs.
La caractéristique frappante de la
recherche en Amérique du Nord est
la similarité de la gestion du finance­
ment malgré une grande diversité de
type d’institutions. L’écrasante majo­
rité des financements est accordée et
gérée à partir du modèle établi par les
agences indépendantes. Cela signifie
que, souvent, les financements internes
accordés par les universités ou les labo­
ratoires nationaux à leurs propres
équipes s’effectuent selon les mêmes stan­
dards que s’il s’agissait des finance­
ments accordés par une agence externe
à l’institution. Par exemple, le Los
Alamos National Laboratory prélève sur
son budget de fonctionnement, dont
le montant est déterminé par le Sénat,
entre 3 % et 8 % afin de financer au
travers de deux programmes – LDRD­
DR et LDRD­ER 1 – des projets soute­
nus par des équipes allant de plusieurs
dizaines de chercheurs à des groupes
de travail de seulement deux ou trois
permanents.
Naturellement, si la majorité du
financement est donnée aux équipes
et non aux structures qui les accueillent,
le problème du financement de ces
dernières doit être posé. En particu­
lier, les universités comme les fon­
dations de recherche ne bénéficient
en général pas de ressources suffi­
santes pour payer l’entretien des bâti­
ments, les personnels administratifs,
etc. La solution universellement adop­
tée est celle de l’overhead. C’est­à­dire
du prélèvement d’un pourcentage
donné du montant de tous les contrats
obtenus par les chercheurs. Ce pour­
centage varie suivant les types de
contrats entre quelques pour cent à
plus de 40 %. Il peut aussi dépendre
de la surface de locaux utilisés par les
équipes concernées.
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Et dans la pratique ?
L’organisation et la façon de pro­
céder des agences de financement ont
un impact profond sur l’organisation
du travail de recherche des équipes. En
fonction des priorités affichées par
chacune des agences de financement
et des dépenses qu’elles permettent
de prendre en compte s’opère d’abord
un regroupement des chercheurs autour
d’un thème. Le résultat de cette phase
informelle est la constitution de petites
équipes autour d’un projet et dont les
membres vont peu à peu préciser les
grandes lignes, les jalons et finalement
le plan d’action détaillé.
En fonction de ces informations,
un véritable dossier de financement va
pouvoir être constitué. Une fois que
les membres du projet ont déterminé
la ou les agences auxquelles ils vont
s’adresser, il faut mettre en forme le
projet initial, et éventuellement le modi­
fier légèrement pour qu’il rentre dans
le cadre des financements accordés.
En fonction du montant demandé,
une ou plusieurs phases d’examen du
dossier commencent. Dans tous les
cas, elles impliquent un jugement de
la valeur scientifique du dossier par les
pairs. C’est l’élément déterminant dans
l’acceptation des dossiers. L’excellence
scientifique étant acquise sont ensuite
prises en compte l’adéquation du pro­
jet à la politique de l’agence ainsi que
la qualité du management du projet.
Un jugement sur ces deux derniers
points est généralement demandé à
des experts de l’agence elle­même,
mais également aux pairs qui ont jugé
la qualité scientifique du dossier.
Une fois le financement accordé,
un suivi plus ou moins lourd est mis
en place. Il comprend presque tou­
jours un rapport sur l’activité de l’an­
née écoulée au regard des objectifs
qui étaient affichés. Il peut aussi être
l’occasion pour l’agence d’organiser
une conférence scientifique afin d’ani­
mer les projets qu’elle finance.
La fin de projet requiert une éva­
luation plus poussée : rapport com­
plet des travaux effectués ainsi que
justification des dépenses et de leur
affectation. Encore une fois, cette tâche
incombe au chef de l’équipe. Si la
mise en place d’un tel système est sou­
vent difficile la première fois, on en
prend vite l’habitude et la tâche de
gestion finit par s’alléger. Le succès
d’un projet est subordonné à l’obten­
tion de résultats conclusifs – positifs
ou négatifs – qui donne lieu à un nou­
vel examen par les pairs. Il est égale­
ment subordonné au respect des objec­
tifs politiques de l’agence. Ceci peut
être de renforcer la diffusion scienti­
fique à destination du grand public
ou encore la nécessité d’effectuer le
travail au travers de collaborations
avec des entreprises.
Ce qu’il faut retenir
Tout d’abord, ce qui m’a semblé
être une différence fondamentale avec
le système français, c’est que le finan­
cement est dirigé vers une paire équipe­
projet et non pas vers une structure
administrative. Ensuite, les agences
de financement ont une très grande
expertise de la façon de juger des pro­
jets scientifiques. Pour cela elles font
largement appel à la communauté
scientifique et font preuve d’un grand
sérieux dans le processus de déter­
mination de leurs choix de projets.
Elles acquièrent ainsi leur légitimité au
sein du monde scientifique et agis­
sent comme leurs porte­parole auprès
des pouvoirs publics. Pour atteindre
ces objectifs, elles sont dotées de struc­
tures de gouvernance très actives.
C’est la vision éclairée des industriels,
scientifiques et représentants de l’admi­
nistration qui détermine leurs poli­
tiques scientifiques et assure la conti­
nuité de leurs actions.
Analyse
Comme je l’ai dit plus tôt, le choix
d’une méthode de financement de la
recherche n’est pas un but en soi, mais
seulement un moyen. L’objectif final
est celui de permettre aux chercheurs
de travailler avec plus de moyens et,
parce que l’innovation est le produit
de la recherche et du développement
dans son ensemble, de favoriser les
transferts technologiques entre le
monde académique et les industries.
Peut­on imputer les réussites indus­
trielles américaines dans les nouvelles
technologies ou les biotechnologies
à une façon particulière de financer
la recherche publique ? Je pense que
c’est en partie le cas pour les raisons
que je vais maintenant décrire.
Souplesse, confiance
et responsabilités
Il peut être tentant de penser que
confier la gestion du budget de fonc­
tionnement aux chefs des équipes est
à la fois une perte de temps et une
prise de risque si d’éventuels contrôles
sont effectués après coup. En pra­
tique, cela semble plutôt être le
contraire. En effet, la gestion directe
par l’équipe de son budget lui offre
une souplesse indispensable aux acti­
vités de recherche. Il faut souvent se
réorienter pour tenir compte des avan­
cées les plus récentes et du travail
effectué par l’équipe. Confier la ges­
tion du budget à toute autre personne
que le chef de l’équipe c’est se priver
de sa capacité à faire des choix stra­
tégiques visant à tirer parti d’une res­
source limitée. C’est la seule façon de
faire coïncider à tout moment le but
et les moyens. D’autre part, lorsque
les fonds sont gérés globalement par
une structure de recherche, se pose
invariablement la question de leur
répartition aux équipes. Cela requiert
d’interminables négociations bien plus
consommatrices de temps qu’une ges­
tion directe.
Le second avantage manifeste d’une
telle solution est la possibilité qu’a une
équipe d’affecter une partie de son
budget au recrutement de nouveaux
membres. En effet, le marché du tra­
vail dans la recherche est par essence
extrêmement compétitif. Les meilleurs
chercheurs s’arrachent et font mon­
ter les enchères entre universités. Une
gestion de budget confiée aux struc­
tures est souvent le meilleur moyen
de ne jamais être en course pour le
recrutement des meilleurs, surtout
quand on prend conscience que les
négociations sont parfois terminées
en quinze jours à peine. L’autre avan­
tage indéniable d’une telle solution
est qu’il donne l’entière responsabi­
lité du recrutement au chercheur qui
embauche et qui va travailler avec le
candidat. On évite donc les recrutements
effectués par des comités et qui abou­
tissent souvent au choix d’un candi­
dat sans que le chef de l’équipe ou du
laboratoire concerné puisse partici­
per aux délibérations. Il en est de
même, mais dans une autre mesure,
pour les étudiants. Le complément
financier qui peut être versé aux étu­
diants selon leur qualité en plus de
leur bourse permet d’attirer les meilleurs
candidats nationaux et internationaux.
En d’autres termes, les chefs des
équipes ont la capacité de gérer leur
budget. Ils sont les seuls à savoir quels
choix stratégiques ils doivent faire au
regard d’un budget limité, que ce soit
pour un recrutement ou l’engagement
dans une nouvelle voie nécessitant
un investissement lourd en matériel.
La confiance qui leur est accordée
permet la réactivité indispensable pour
mener à bien les missions qu’ils entre­
prennent.
Une meilleure visibilité
S’il y a bien un domaine dans lequel
la globalisation est effective c’est celui
de la recherche. Tous les chercheurs
travaillent en temps réel et les colla­
borations internationales sont le quo­
tidien. Prétendre ignorer cet état de fait
n’est simplement pas possible. La
recherche, c’est trouver la vérité et
dans ces conditions seul celui qui y
arrive en premier gagne. Tous les
outils permettant de progresser plus
vite et plus efficacement doivent donc
être mis en place.
À ce jeu­là la flexibilité du finan­
cement et surtout la clairvoyance des
grandes orientations scientifiques ne
peuvent tout simplement pas être le
fait d’une politique centrale de l’État.
C’est pour cela que les agences de
financement ont été créées avec des sta­
tuts qui leur confèrent souvent une
grande autonomie et une grande sta­
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
23
bilité face au pouvoir politique. Elles
doivent aussi être libres de recruter
et de gérer les personnels qu’elles
emploient pour juger de la qualité
et du suivi des dossiers. À cette fin,
elles recrutent souvent d’excellents
experts afin de s’ajuster à l’excellence
qui est la norme dans les domaines
scientifiques.
Il est également intéressant de sou­
ligner que le système de financement
par de grandes agences n’est pas fon­
damentalement différent de ce qui est
la norme dans l’industrie. Il requiert
la mise en place de bonnes pratiques :
l’organisation des moyens autour d’un
but déterminé, la mesure de l’avan­
cement et finalement l’évaluation du
résultat obtenu et des causes du suc­
cès ou de l’échec. Le système conduit
naturellement à la formation d’ensem­
bles cohérents de moyens et de res­
sources humaines autour d’un but
clairement identifié. Cela ne suppose
pas que le but recherché ait des appli­
cations pratiques : comprendre l’émer­
gence de la mécanique classique à
partir du formalisme quantique – c’est
ce qui m’a occupé pendant une par­
tie de ma thèse – n’a pas vraiment
d’applications industrielles, mais c’est
un objectif clair et vers lequel on peut
mesurer son avancement. En outre,
ce travail de mise en forme évite le
découpage artificiel par type de res­
source, la dilution des responsabilités
et surtout la dilution du pouvoir de
décision. Tout cela est restitué aux
chefs des équipes, ils assument leur rôle
pleinement et souvent avec succès.
De fait, le financement nord­amé­
ricain de la recherche permet une
meilleure visibilité et une meilleure
appréciation par l’industrie de ce qu’est
le métier de chercheur. Un chef d’équipe
ou de laboratoire c’est un project­
manager en puissance. Cette équiva­
lence n’est pas tant le fait du système
de financement, mais elle est renfor­
cée et surtout clairement apparente
du fait de l’organisation autour de la
paire équipe­projet et des responsa­
bilités financières qui incombent au
chef de l’équipe. Cette similarité favo­
rise de fait grandement les transferts
technologiques. L’appréciation réci­
24
proque du travail réalisé par la recherche
publique et par les groupes indus­
triels rend possible les recrutements
des personnes ayant les connaissances
techniques recherchées par les entre­
prises. Cela permet une bien plus
grande efficacité que le passage de
contrats de sous­traitance. Dans ce
dernier cas les risques d’incompré­
hension sont accrus et surtout cela
aboutit à détourner le laboratoire
concerné de son but initial : celui de
faire de la recherche de pointe et de
former des étudiants et des postdoc­
torants. Dans le cas où les collabora­
tions – ou la cotraitance – s’imposent,
le système nord­américain facilite la
gestion partagée puisque dans les deux
cas les organisations administratives
et décisionnelles sont proches.
Aider la recherche c’est aider
à créer des entreprises
Les contraintes et les pratiques
imposées par le modèle nord­améri­
cain de financement de la recherche
n’ont pas comme seules conséquences
l’augmentation de la flexibilité accor­
dée aux équipes et le transfert tech­
nologique. Elles permettent égale­
ment de préparer ceux qui le souhaitent
à fonder leur entreprise. La pratique
acquise dans la présentation de pro­
jets à des audiences variées se révèle
utile lorsqu’il s’agit de présenter clai­
rement une nouvelle technologie à
des investisseurs potentiels. Les compé­
tences de management que met en
exergue le financement de la recherche
rassurent les banques comme les capi­
taux­risques. La communication avec
les anciens chercheurs du public se
fait bien car les deux mondes ont
appris à se connaître et à appréhender
la culture de l’autre.
À faire, à ne pas faire :
des enseignements
pour le cas français
Plusieurs points me semblent par­
ticulièrement importants pour per­
mettre à la nouvelle agence française
de réussir sa mission. Je vais en détailler
quelques­uns.
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Gouvernance
Les agences de financement nord­
américaines ont su acquérir une légi­
timité auprès des scientifiques. Lorsque
la NSA, l’ARO ou la NSERC 2 financent
un projet académique et envoient leurs
experts l’examiner, certes on parle
budget, mais surtout on parle science.
Les entrevues sont de haut niveau et
extrêmement bien préparées. Cela
résulte d’une constance dans la qua­
lité du recrutement des experts et dans
l’établissement d’une politique à long
terme engagée par les administrateurs
et les dirigeants d’une agence. Cette
gouvernance doit également assurer
son indépendance face au pouvoir
politique. Cela est d’autant plus impor­
tant qu’elle est souvent amenée à jouer
auprès du gouvernement un rôle de
conseil sur des questions scientifiques.
Trop proche du pouvoir politique,
elle perd sa stabilité et est souvent
soumise à des changements irration­
nels de politique scientifique qui sont
nuisibles à l’avancée des travaux qu’elle
promeut.
Sous­traitance
Les agences doivent également
avoir comme objectif de maintenir
une politique scientifique claire et
dont le but principal est l’excellence
scientifique. Même si l’organisation
du financement de la recherche peut
avoir des conséquences en termes de
transfert technologique ou de créa­
tion d’entreprises, cela ne doit pas
être la priorité. À cet égard on peut
citer l’exemple de la NSERC cana­
dienne. Cette agence se focalise sur
les projets soutenus par l’industrie et
des laboratoires publics. Ce type de
contrainte comprend le risque de favo­
riser l’externalisation de la recherche
des industries vers les universités.
Pour éviter cela, la NSERC sélectionne
les projets uniquement en fonction
de leur valeur scientifique. Ainsi ne
sont financés que des projets qui
auraient pu être conduits par les labo­
ratoires publics seuls. L’avantage de telles
collaborations pour les entreprises est
l’acquisition de connaissances de haut
niveau les aidant non pas à résoudre
D.R.
des problèmes technologiques actuels
mais à inventer les technologies de
demain. À la charge des entreprises
d’effectuer le développement en vue
de la commercialisation ; à la charge
des universités de former les doctorants
et les postdoc qui plus tard pourront
être embauchés dans ces entreprises.
Une certaine lourdeur
Avec la multiplicité des agences
de financement – fédérales, d’État,
provinciales, parfois régionales – il y
a un risque de passer son temps à
chasser les financements. Pour cela, les
Canadiens utilisent très régulièrement
le système du matching – ou co­inves­
tissement. Les plus petites agences
publient leur politique générale et
établissent des conditions générales
d’éligibilité à leurs programmes. Le
choix de financer un projet ou non
est simplement subordonné à l’obten­
tion d’un autre financement de la part
d’une agence plus importante. Les
agences se font donc confiance et allè­
gent ainsi les procédures.
Un modèle de financement
c’est un outil au service
d’un choix politique
Il aurait été possible de poursuivre
la liste des avantages concernant le
modèle nord­américain de finance­
ment de la recherche et des recom­
mandations pour la mise en place du
nouveau système français. Je crois que
ces quelques exemples sont suffisants
pour démontrer qu’il s’agit d’un sys­
tème pragmatique et qui fonctionne
plutôt bien. Cela est dû en grande
partie à la vision politique des gens
qui l’ont mis en place et qui ont su
l’entretenir.
En ce qui concerne la situation
française, nous avons les moyens grâce
à l’ANR de mettre en place progres­
sivement certains des éléments posi­
tifs du dispositif nord­américain.
Certes, tout ne devrait pas être trans­
posé directement car les habitudes
sont différentes et l’organisation actuelle
a ses spécificités et ses avantages.
Le Perimeter Institute for Theoretical Physics a été créé officiellement en 2000 à
partir de dons privés (environ CAD 120 M).
Son budget de fonctionnement est principalement tiré des agences de financement
canadiennes en particulier NSERC­CRSNG, Canada Fund for Innovation, Ontario
Research and Development Challenge Fund, Ontario Innovation Trust. La rapidité
avec laquelle les investissements ont été débloqués pour accompagner le don initial
a permis de faire du Perimeter Institute en quatre années de fonctionnement
opérationnelles seulement l’un des meilleurs instituts de physique théorique.
Il faut maintenant que l’agence
acquière son autonomie, sa stabilité et
surtout sa légitimité. Qu’elle puisse
aider les chercheurs à se libérer des lour­
deurs administratives actuelles en pro­
fitant des expériences réussies des
programmes de financement tels que
les Actions concertées initiative et les
Réseaux de recherche et d’innovation
technologique.
g
g
g
Je tiens à remercier T. Brzustowski
(Institute for Quantum Computing –
anciennement président de la NSERC),
H. Burton ( Perimeter Institute ),
R. Laflamme (IQC/PI), A. Newton
(IQC), S. Scanlan (PI) et W. Zurek
(Los Alamos National Laboratory) pour
les discussions que j’ai eues avec eux
sur le sujet du financement et du
management de la recherche.
n
1. Laboratory Directed Research and Development
– Directed Research et Exploratory Research.
2. National Security Agency, Army Research
Office et National Science and Engineering
Research Council ou encore Conseil national de
la recherche en sciences naturelles et en génie
(CRSNG).
Harold Ollivier,
Perimeter Institute for Theoretical
Physics, 31 Caroline St N,
Waterloo, ON N2L 2Y5, Canada.
Adresse actuelle :
Bureau des politiques d’innovation
et de technologie,
Direction générale des entreprises,
ministère de l’Économie, des
Finances et de l’Industrie, 12, rue
Villiot, F­75012 Paris.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
25
LES X EN AMÉRIQUE DU NORD
Le dynamisme de l’économie
américaine : une simple
question d’attitude ?
Thomas Le Diouron (94),
directeur, Arendi Consulting
Le but de cet article, volontairement simpliste et exagéré, est de montrer
que l’Américain est par nature plus entreprenant que le Français,
et que cette simple différence d’attitude et d’approche culturelle suffit
à expliquer, entre autres choses, la vitalité du marché du travail
et le dynamisme de l’économie américaine.
A
YANT EU L’OPPORTUNITÉ de vivre
et de travailler pendant plu­
sieurs années à l’étranger –
notamment au Japon et aux États­
Unis – j’ai toujours été particulière­
ment sensible à la manière avec laquelle
chaque culture peut réagir différem­
ment dans des situations semblables.
L’observation de ces différences au
quotidien permet de se construire une
assez bonne compréhension de la
mentalité de chaque peuple, et au­
delà, d’identifier les forces et les fai­
blesses relatives telles qu’elles ont pu
être façonnées par les environnements
culturels et socioéconomiques. Je me
propose d’illustrer cette pseudo­
méthode en me concentrant sur le
monde du travail aux États­Unis et
en analysant comment le rapport au
travail y est différent.
Le système éducatif
Il faut d’abord constater que notre
comportement au travail est forte­
ment influencé par ce que nous avons
vécu à l’école. Le rôle du système édu­
catif, du moins sous une perspective
économique, est essentiellement de
26
produire de futurs travailleurs, et la
manière dont le moule éducatif aura
façonné et filtré ses travailleurs condi­
tionnera leurs comportements dans
le monde du travail.
Les différences, dès le plus jeune
âge, sont fondamentales : dans le sys­
tème français, on pose un problème
précis à l’élève, on lui fournit des
outils et son objectif est d’arriver à
la solution à partir de ces outils –
notez qu’il s’agit généralement d’une
solution unique. Les élèves ne tra­
vaillent pas ensemble sur le problème,
mais seuls. En pratique ils sont en
concurrence puisque celui qui y par­
vient le plus rapidement est récom­
pensé tandis que celui qui n’y par­
vient pas est perçu en situation d’échec.
Les erreurs par rapport à la solution
sont sanctionnées, et on décompte
des points par rapport à une note
maximale théorique.
Ce système, qui filtre une classe
d’âge pour en sélectionner les meilleurs
exécutants, les élèves les mieux appli­
qués et les plus disposés à jouer le
jeu du système, conduit à une hié­
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
rarchisation de la population des futurs
travailleurs, de sorte que, dès sa sor­
tie du système scolaire, chacun est à
peu près fixé sur son futur statut et
ses prétentions. On préjuge ainsi du
potentiel des individus. Ceux qui ont
le mieux résolu leurs exercices à l’âge
de vingt ans se retrouvent de manière
quasi systématique aux postes de res­
ponsabilité de la société.
À l’inverse de sanctionner l’erreur,
le système américain va récompenser
la créativité, favoriser l’expression et
encourager la prise de risque. L’acqui­
sition de connaissances, notamment
dans les petites classes, est secondaire
par rapport au développement de
compétences comme l’écoute et le
respect de l’autre, la confiance en soi
ou l’argumentation d’une opinion.
Dans ce cadre, des disciplines sco­
laires qui ne sont absolument pas dis­
criminantes en France deviennent ici
prépondérantes : les activités spor­
tives, l’expression artistique, la par­
ticipation à la vie communautaire à
travers des charités ou des actions
environnementales.
Des statistiques précises existent
et classent le niveau scolaire dans
chaque pays du monde, par exemple
en se basant sur la proportion d’une
classe d’âge de chaque pays à pou­
voir résoudre une équation du second
degré. De mémoire les meilleurs élèves
sont asiatiques (coréens et hongkon­
gais), les Français sont plutôt bien
placés et les Américains sont ridicu­
lisés dans les profondeurs du classe­
ment. Ce que ne voit pas ce type
d’études, c’est justement les diffé­
rences de comportement qui, indé­
pendamment des connaissances, condi­
tionnent les évolutions futures de ces
élèves dans le monde du travail. Pour
caricaturer à l’extrême, le stéréotype
du Français qui réussit bien dans son
système scolaire c’est Agnan, le célèbre
premier de la classe du Petit Nicolas,
tandis que le stéréotype américain est
un gaillard athlétique, au savoir certes
peu encyclopédique mais en tout cas
bien dans sa peau, grand communi­
cant et plein de confiance en lui.
Des choix permanents
En tout domaine, la diversité de
l’offre fait que l’Américain est sans
cesse confronté à des choix. C’est
d’abord vrai au quotidien pour de la
consommation courante : la concur­
rence commerciale est si vive que les
tarifications et les prestations offertes
changent en continu, et le consom­
mateur, constamment sollicité, est
fréquemment appelé à remettre en
question ces choix, que ce soit pour
sa compagnie d’assurances, sa banque
ou son fournisseur de télévision
câblée… Mais cette omniprésence du
choix existe aussi à un niveau beau­
coup plus fondamental : par exemple
on choisit dans quelle école on place
ses enfants parmi une dizaine d’écoles
possibles dans chaque quartier ; les
critères de choix sont : les tarifs (l’école
est bien sûr payante), les moyens mis
à disposition, la politique d’ensei­
gnement, l’expérience des enseignants
et le statut social des autres parents.
On choisit de la même manière sa
paroisse, c’est­à­dire la communauté
à laquelle on choisit d’appartenir.
L’étudiant américain choisit entre
effectuer des études longues (du type
PhD) et acquérir rapidement une expé­
rience pratique, quitte à se replonger
plus tard dans les études (pour un
MBA par exemple). Il choisit son uni­
versité en fonction de ce qu’il est prêt
à investir en frais de scolarité. À la
première embauche, il n’est pas tant
jugé sur son niveau d’études que sur
la pertinence et la cohérence des choix
qu’il a faits. Devenu travailleur, c’est
lui et non son employeur qui choisit
ce qu’il va verser en cotisations sociales
(les assurances santé, chômage et
retraite fonctionnent principalement
par des versements volontaires). S’il
juge ses revenus insuffisants, la flexi­
bilité du marché du travail lui per­
met de choisir de travailler durant ses
temps libres, par exemple en prenant
un deuxième emploi en complément.
S’il juge ses connaissances trop limi­
tées par rapport à ses aspirations, il
est alors libre d’obtenir un diplôme
en cours du soir, ou de quitter son
emploi pour reprendre ses études.
On le voit, son statut n’est pas néces­
sairement figé et conditionné par ce
qu’il a accompli l’année de ses vingt ans.
À l’opposé, le système français ne
stimule pas vraiment l’esprit de déci­
sion et d’indépendance. Au plus valide­
t­on des choix universellement accep­
tés ; par exemple on ne choisit pas
vraiment d’aller en classe préparatoire
puis dans une école d’ingénieur, le
système nous y conduit naturellement
en fonction de nos “ performances ”
scolaires. Et même le “choix” de l’école
d’ingénieur est largement influencé
par le classement des écoles. Plus tard
dans l’entreprise le salaire et les évo­
lutions de carrière sont plus ou moins
dictés par une “ grille ”, elle aussi uni­
versellement acceptée.
Faire des choix en permanence
c’est autant d’occasions de s’assumer
en tant qu’individu et de se distin­
guer des autres. Il en résulte pour
l’Américain un sentiment d’agir sur
sa destinée tandis que le Français
pourra vite se sentir prisonnier d’un
système qui dicte ses choix, même si
ce système le traite bien.
Une différente valorisation
du travail
Cette dynamique américaine des
choix a aussi une importante com­
posante financière. En France, un sala­
rié va concéder de manière obliga­
toire une part non négligeable de son
salaire en cotisations sociales et impôts
et obtenir en échange un accès qua­
siment gratuit aux prestations fon­
damentales telles que la santé, l’édu­
cation, la prévoyance retraite, etc. Le
reste de son salaire, il l’utilise princi­
palement pour réaliser trois fonctions :
se loger, se nourrir et se divertir.
Le salarié américain va subir en
proportion moins de prélèvements
obligatoires sur son salaire, cepen­
dant sa responsabilité financière est
bien plus grande que celle de son
homologue français : avec la somme
virée sur son compte bancaire il doit
notamment payer l’école de ses enfants
(1 000 $ par mois et par enfant dès
l’école maternelle !), payer ses frais
médicaux, mettre de côté pour assu­
rer ses vieux jours (pension plan) et
pour payer l’université à ses enfants
(college fund), sans oublier bien entendu
de se loger, se nourrir et se divertir.
Cette forte responsabilité finan­
cière se traduit logiquement par une
importante valorisation du travail. En
France, tout au moins dans l’univers
des cadres où évoluent la plupart de
nos camarades polytechniciens, le
monde du travail est avant tout un
espace de structuration et de déploie­
ment de la personnalité, un terrain
d’action et d’occasions de conquête
de la reconnaissance et de l’estime de
soi. L’aspect financier y est certes
important en tant qu’indicateur quan­
titatif du degré de reconnaissance,
mais en pratique le cadre qui gagne
moins que ses collègues n’a pas une
vie bien différente. Aux États­Unis,
cet aspect financier devient prépon­
dérant puisqu’il conditionne des élé­
ments fondamentaux tels que l’accès
à des prestations médicales ou la pos­
sibilité d’envoyer ses enfants à l’uni­
versité.
De cette mesure de la performance
par l’argent découle une tout autre
perception de la nature du temps passé
au travail. Les rapports entre collègues
sont cordiaux mais généralement
superficiels et dénués d’émotionnel.
Chacun se concentre sur son objec­
tif individuel et respecte le temps des
autres : on ne perd pas de temps à
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
27
bavarder, les pauses café sont courtes
et les réunions expédiées. Le résultat
est impressionnant d’efficacité.
Cette approche intéressée par l’ar­
gent a le mérite de simplifier le rap­
port au travail et d’en ôter une grande
part de subjectivité. Le revenu obtenu
est directement lié à deux facteurs
principaux : la nature du travail (elle­
même liée au niveau de compétence
de l’individu) et le temps passé à tra­
vailler. Pour accroître ses revenus, il
suffit donc de monter en responsa­
bilité ou d’augmenter son temps de
travail. Pour cette dernière solution,
les possibilités ne manquent pas et
sont peu limitées par les réglementa­
tions : on peut ainsi facilement tra­
vailler en heures supplémentaires,
prendre un autre job pendant son
temps libre ou ses vacances, ou encore
créer une société et la gérer en plus de
son travail.
En France, les contrats de travail
interdisent généralement de cumuler
plusieurs emplois. Le système de coti­
sations sociales lié à une activité n’ac­
cepte pas de couvrir une activité sup­
plémentaire. Les activités libérales
sont elles­mêmes si réglementées,
notamment au niveau des charges et
des horaires d’ouverture des com­
merces, qu’elles offrent à peine plus
de flexibilité que les activités salariées.
Nous avons donc deux environ­
nements fort différents qui condi­
tionnent la notion de valorisation du
travail. Dans le cas français, le travail,
en continuité de l’éducation, est une
composante fondamentale de struc­
turation de la société. Sa valeur est
une notion fortement subjective et les
possibilités pour un individu d’agir
pour faire évoluer cette valeur sont
largement limitées par la complexité
des mécanismes réglementant la durée
du travail et les prestations sociales.
Dans le cas américain, le travail
est simplement une source de reve­
nus dont la valeur est dictée par une
loi de l’offre et de la demande. La flexi­
bilité du système donne notamment
à chacun la liberté de pouvoir accroître
ses revenus en fonction des efforts
28
supplémentaires qu’il est prêt à four­
nir. En échange de cette liberté,
l’Américain accepte une certaine pré­
carité de l’emploi. La perte d’un emploi
est perçue comme une conséquence
directe d’un marché du travail régi
par l’offre et la demande. Elle met en
évidence le besoin constant de se
remettre en cause et d’ajuster ses com­
pétences sur un marché compétitif.
La courte durée d’indemnisation des
chômeurs constitue en outre une forte
incitation à se réajuster rapidement.
Pour reprendre une formule fré­
quemment employée, “ La France a
des amortisseurs là où les États­Unis
ont des ressorts. ”
L’entreprenariat
Au­delà de la condition salariale,
ces valeurs que sont l’innovation, le
dynamisme, l’initiative privée, le goût
du risque et la recherche du profit
sont surtout de formidables moteurs
de création d’entreprise. À l’opposé
de la conception française de l’État
jacobin, ordonnateur de l’économie
et qui a favorisé une culture de grande
entreprise et de fonctionnariat, la
vision américaine place l’entrepre­
neur au centre de la société. Pour
Thomas Jefferson, c’était même un
des fondements de la nation améri­
caine : “ La meilleure des sociétés est
celle qui se compose du plus grand
nombre possible d’entrepreneurs indé­
pendants […] seuls responsables de
l’organisation de leur travail et ne rece­
vant par là même d’ordre d’aucun
mortel. ”
En France, “se mettre à son compte”
représente généralement une rupture
par rapport au système par défaut
qu’est le salariat et cela comporte une
forte connotation de risque et d’in­
certitude. Aux États­Unis, c’est le résul­
tat d’une démarche naturelle vers une
situation d’indépendance totale – c’est
une manière d’acquérir sa liberté.
Créer une entreprise est d’ailleurs une
simple formalité administrative (il suf­
fit de passer un coup de téléphone et
de payer 400 $ par carte bancaire
pour enregistrer une société) et les
banques proposent facilement des
financements. “ Tenter sa chance ” y
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
est beaucoup plus accessible que cela
ne l’est en France, dans les mentali­
tés comme dans les faits. L’échec n’y
est pas redouté de la même manière
et il est courant de voir alterner des
situations indépendantes avec des
périodes d’activité salariée.
Contrairement à l’image de l’en­
trepreneur français, patron de PME,
plutôt conservateur et qui gère son
affaire en bon père de famille, l’en­
trepreneur américain se place aux
avant­postes de l’économie améri­
caine dont il symbolise la modernité.
Sa vitalité, sa capacité à s’investir et
son esprit pionnier représentent un
immense potentiel de croissance pour
l’économie américaine.
Conclusion
Dans les lignes qui précèdent, j’ai
présenté nos travailleurs américains
comme des individus sans complexe,
confiants, responsabilisés dans leur
choix et motivés. À l’inverse, j’ai cari­
caturé le Français en un individu res­
capé des filtres successifs d’une édu­
cation­sanction, qui aurait suivi des voies
toutes tracées pour finalement méri­
ter d’être positionné dans telle ou telle
case d’un système dont il est un acteur
passif. Je concède que cette vision est
partiale et largement incomplète. Elle
exclut les atouts français (citons l’es­
prit cartésien, la richesse culturelle,
le souci d’égalité) et masque les limites
américaines (l’arrogance, le désert cul­
turel, l’individualisme et l’importance
excessive de l’argent).
Cette approche, bien que grossière
et exagérée, apporte cependant l’éclai­
rage suivant sur le monde de l’entre­
prise aux États­Unis : l’Américain est
le produit d’un système éducatif qui
favorise les interactions et encourage
l’initiative, d’un environnement qui
lui impose de prendre des décisions
et de les assumer, de contraintes finan­
cières et sociales et d’une mesure de
la performance par l’argent qui le
motivent à se concentrer sur l’effica­
cité de son travail. Cette attitude et
le rapport au travail qui en découle
sont des atouts considérables pour
l’économie américaine.
n
LES X EN AMÉRIQUE DU NORD
Le marché américain
des télécoms
Michel Huet (67), Benoît de Boursetty (96),
Anis Zouari (96) et Étienne Ardant (97)
Les Américains auraient inventé le téléphone (Graham Bell en 1876).
Même si comme souvent, l’Europe peut mettre en avant des expériences
similaires à la même époque, ce sont eux qui ont bien su le développer
commercialement et ont été pendant la plus grande partie du vingtième
siècle les leaders mondiaux en services de télécommunications.
Ils semblent cependant avoir été rattrapés et dans quelques cas
dépassés par l’Europe et quelques pays asiatiques comme la Corée du
Sud et le Japon. Certains chiffres le montrent (taux de pénétration
des mobiles et du haut débit), mais une analyse plus approfondie permet
de relativiser ces observations. En effet, comme souvent, ce pays fait
preuve d’une capacité de réaction et d’adaptation très rapide
aux besoins du marché, susceptible de lui redonner l’avantage.
L
des télé­
coms est engagé dans une muta­
tion structurelle intense.
Consolidation, apparition de nou­
veaux acteurs, ruptures technolo­
giques, évolutions réglementaires : il
peut être difficile de donner un sens
à ces évolutions complexes quand on
les observe à travers le relais de la
presse française. Nous proposons
quelques points de comparaison entre
le marché américain et le marché fran­
çais ou européen.
E SECTEUR AMÉRICAIN
Les mobiles : un retard
tout relatif
Sur le marché mobile, l’idée la plus
répandue est que les États­Unis sont “en
retard ” sur l’Europe. Il est vrai que
l’adoption des téléphones portables y
est plus faible : fin 2006, environ 68 %
des Américains possédaient un télé­
phone portable, à comparer à plus de
100 % (plus d’une carte SIM par habi­
tant) pour certains pays d’Europe. Il
faut reconnaître toutefois que les opé­
rateurs américains partaient avec un
double handicap : celui de la disper­
sion plus importante de la population,
qui pose des problèmes de couverture,
et celui du système de tarification qui
fait payer les appels à l’abonné mobile
“ dans les deux sens ” (qu’on appelle
ou qu’on soit appelé, la minute est
décomptée du forfait). Historiquement,
ces deux facteurs structurels expli­
quent que les États­Unis aient connu
un développement plus lent.
Mais il serait simpliste de s’arrêter
à ce constat. Les Américains, par
exemple, sont des utilisateurs certes
moins nombreux mais plus intensifs.
Le montant de leurs factures men­
suelles est plus élevé qu’en Europe.
L’abonné moyen parle plus de
dix heures par mois sur son téléphone
portable ! Quel passager d’un fameux
“ taxi jaune ” de New York n’a pas été
incommodé par le bavardage perma­
nent du chauffeur, rivé à son oreillette!
On peut attribuer cet usage intensif
aux forfaits comprenant généralement
les appels illimités le soir, les week­
ends et vers les autres abonnés du
réseau, créés dans une période de
concurrence féroce entre opérateurs ;
en 2003, ils étaient en effet six à se
disputer les faveurs du public. (Suite
aux mégafusions du secteur, le nombre
est depuis descendu à quatre, sans
compter la myriade – plusieurs cen­
taines – de petits opérateurs locaux
et ruraux ; le choix de l’utilisateur amé­
ricain est donc maintenant semblable
à celui de l’utilisateur européen.)
Quant aux services de données
mobiles et aux réseaux de troisième
génération (3G), l’Asie et l’Europe ont
incontestablement pris, au départ, de
l’avance sur les États­Unis. L’écart s’est
maintenant réduit. Sur certains ser­
vices, par contre, les opérateurs amé­
ricains sont en avance sur leurs homo­
logues européens. Ainsi, des services
équivalents à l’UMTS HSDPA 1 (lancé
par quelques opérateurs européens
début 2006) sont disponibles depuis
fin 2003 pour certaines villes cou­
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
29
Opérateurs mobiles : nombre
d’abonnés et parts de marché
Opérateu rs mobiles : nombre d' abo n nés et p arts de marc hé
Cingular
54 millions
26%
VerizonW ir eles s
51 millio ns
25%
Autres
36 millio ns
18%
Opérateur
Technologies
Cingular
60 % AT & T,
40 % BellSouth
TDMA, GSM,
UMTS HSDPA
Verizon Wireless
55 % Verizon,
45 % Vodafone
CDMA2000 1x
CDMA2000 1xEV­DO
Sprint Nextel
Coté en Bourse
iDEN, CDMA2000 1x
CDMA2000 1xEV­DO
T­Mobile
100 %
Deutsche Telekom
GSM
Sprint Nextel
40millions
20%
T­Mobile
22millions
11%
Capital
vertes par le réseau de Verizon Wireless
au moyen de la technologie CDMA2000
1xEV­DO. Les réseaux 3G américains
occupent les mêmes bandes de fré­
quence que les réseaux 2G (GSM,
TDMA et CDMA2000 1x). À la dif­
férence du choix européen pour l’attri­
bution des licences 3G IMT2000, les
licences des opérateurs américains ne
les contraignent pas à un type de tech­
nologie en particulier, ce qui leur per­
met de déployer rapidement des réseaux
innovants.
Enfin, les opérateurs mobiles amé­
ricains font également preuve d’inno­
vation dans leur politique commerciale.
Ils n’hésitent pas à s’associer volontai­
rement avec des spécialistes pour cibler
un marché particulier ; ainsi, ESPN, la
plus importante chaîne télévisée de
sport du pays, lançait récemment en
partenariat avec Sprint Nextel un télé­
phone pour les fans de sport. MTV, la
chaîne de référence pour les jeunes de
18 à 25 ans, propose également une
offre spécifique en ayant accès au réseau
3G de Verizon Wireless, et Disney est
attendu d’ici la fin de l’année 2006. Il
existe ainsi plus d’une douzaine de par­
tenariats de ce type ciblant des mar­
chés spécifiques : adolescents, enfants,
communauté hispanophone…
et un opérateur longue distance
(AT & T). Dans un premier temps, les
RBOC n’ont pas été confrontés à la
concurrence sur le marché de la télé­
phonie locale. Au contraire, le mar­
ché longue distance s’est montré très
concurrentiel et a vu la naissance de
centaines d’acteurs dont la plupart ont
fini par disparaître par une série de
faillites et de rachats, alors que la valeur
se concentrait sur l’accès avec le déve­
loppement du haut débit. Les évolu­
tions technologiques et économiques
ont sorti le marché de la logique dans
laquelle le régulateur américain avait
initialement prévu qu’il se développe.
Afin de promouvoir la concur­
rence dans le marché de téléphonie
locale, le législateur américain a voté
le Telecom Act en 1996, introduisant
ainsi la notion de dégroupage et en a
laissé les modalités d’application à
l’appréciation de la Federal Commu­
nication Commission (FCC2).
Cette législation a permis la créa­
tion d’opérateurs alternatifs qui n’ont
cependant pas investi dans leur infras­
tructure réseau, se contentant d’en­
granger les bénéfices d’un contexte
réglementaire favorable. Cette situa­
tion fut stoppée début 2004, suite à
l’invalidation par un tribunal de la
façon dont la FCC appliquait le dégrou­
page. Le régulateur américain mise
maintenant sur la concurrence des
infrastructures, pour stimuler les inves­
tissements et la concurrence dans les
technologies d’accès alternatives, filaires
ou radio.
Cette concurrence vient princi­
palement des câblo­opérateurs qui
ont investi plus de 80 milliards de
dollars pour mettre à niveau leur
infrastructure réseau, se sont lancés
en pionnier dans le marché du haut
débit et proposent maintenant de la
téléphonie sur IP. Ils détiennent envi­
ron 55 % des 40 millions d’abonnés
au haut débit et profitent aujourd’hui
de leur avance en investissant le mar­
ché de la voix locale, grappillant des
parts aux opérateurs historiques grâce
à leurs offres triple­play : voix, télé­
vision et Internet haut débit, le tout
pour… environ 100 dollars par mois.
Le prix des offres triple­play est donc
beaucoup plus élevé que les 30 euros
par mois de certaines offres équiva­
lentes européennes. Aux États­Unis,
les forfaits de voix sur IP proposés
par des câblo­opérateurs ou des opé­
rateurs alternatifs comme Vonage
coûtent à eux seuls 30 dollars par
mois, auxquels s’ajoutent 30 autres
dollars pour l’accès haut débit. Les
États­Unis sont­ils “ en retard ”, ou
bien leurs offres sont­elles plus réa­
listes au plan économique ? La ques­
tion reste ouverte.
Les plus grands opérateurs longue distance en 1996 : que sont­ils devenus ?
Opérateur
Téléphonie fixe :
une structure très particulière
La structure du marché de la télé­
phonie fixe aux États­Unis est assez
particulière. En effet, le démantèle­
ment du monopole d’AT & T en 1984
a donné naissance à sept opérateurs
régionaux (Regional Bell Operating
Company ou RBOC), opérant chacun
de manière exclusive dans sa région,
30
Statut
AT & T
Rachat par SBC
MCI (ex­Worldcom)
Rachat par Verizon
Sprint
Développement des services mobiles, puis fusion avec Nextel
qui fait des mobiles le cœur de métier de Sprint au détriment
des services longue distance.
Excel communications
Passage sous la protection du chapitre 11 sur les faillites
en 2004
LCI International
Rachat par Qwest en 1998
Frontier communications
Rachat par Citizens Communications en 2001
Cable and Wireless America
Rachat par Savvis en 2004
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Opérateurs régionaux historiques aux États­Unis
C hiffre
d’affaires 2005
en milliard de
doll ars N ombre de
lignes en
million 20 20 38 52 14 15 44 49 Le consommateur américain se
retrouve ainsi dans beaucoup de situa­
tions face à un duopole opérateur de
téléphonie historique/câblo­opéra­
teur, une situation qui ne se retrouve
que dans un petit nombre de pays
européens.
Les opérateurs historiques sont
dans l’impossibilité technique de four­
nir de la TV sur ADSL avec leur infra­
structure actuelle – les débits offerts
sont comparativement très bas aux
États­Unis – et doivent déployer la
fibre optique plus près de leurs clients
afin d’augmenter la capacité de leurs
réseaux. Ainsi, libérés d’une forme de
dégroupage qui aurait limité leurs
possibilités de retour sur investissement,
Verizon et SBC (maintenant AT & T)
se sont lancés dans des programmes
de déploiement massif de fibre optique
(environ 20 milliards de dollars sur
cinq ans) dont les fruits commencent
à se matérialiser puisque les premières
offres de télévision sur fibre viennent
de voir le jour.
Récentes consolidations sur le marché télécom américain
Date
Acquéreur
Cible
Montant Janvier 2004
Cingular
Mobiles
AT & T Wireless
Mobiles
41 milliards de dollars
Décembre 2004
Sprint
Mobiles
et longue distance
Nextel
Mobiles
35 milliards de dollars
Janvier 2005
SBC
Opérateur local
AT & T
Longue distance
16 milliards de dollars
Février 2005
Verizon
Opérateur local
MCI
Longue distance
7 milliards de dollars
Mars 2006 (annonce)
AT & T (ex­SBC)
Local
et longue distance
BellSouth
Local
89 milliards de dollars
La reconsolidation des opérateurs issus d’AT & T
Des opérateurs géants
Ces dernières années, le mouve­
ment de consolidation – déjà bien
entamé en ce qui concernait les ser­
vices fixes – s’est poursuivi, avec de
très grosses opérations entre opéra­
teurs mobiles d’une part, et la quasi­
disparition des opérateurs longue dis­
tance indépendants (voir encadré :
récentes consolidations). Avec l’an­
nonce de l’acquisition de BellSouth
1984
break ­up
97
98
99
00
01 02 03 04 05
06
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
31
par AT & T, le marché de l’accès local
ne conserverait plus que deux acteurs
majeurs : Verizon (Nord­Est) et AT & T
(Sud, Californie et région des Grands
Lacs), en dehors des câblo­opérateurs.
Quoi qu’il en soit, avec 300 mil­
lions d’habitants, les États­Unis consti­
tuent un marché de taille importante
et homogène, ce qui est un avantage
pour les opérateurs américains. À l’in­
verse des opérateurs européens, ils
n’ont pas besoin de s’étendre au­delà
de leurs frontières pour atteindre la
taille critique qui permet de survivre
dans la concurrence mondiale. L’impor­
tance relative de leurs chiffres d’af­
faires issus du marché national leur
donne un avantage structurel impor­
tant par rapport à leurs concurrents
européens, sur le marché internatio­
nal, tant fixe que mobile.
Cet état de fait explique également
pourquoi le marché télécom améri­
cain est actuellement relativement peu
pénétré par les groupes étrangers (pour
le moment, des acteurs comme T­
Mobile USA ou BT­Infonet font figure
d’exceptions). Alors que la vague de
consolidations semble s’achever côté
américain, se poursuivra­t­elle avec
des fusions transatlantiques au cours
de la prochaine décennie ?
Des sources d’innovation
extérieures
La plupart des grands groupes fran­
çais font reposer leur croissance sur
l’innovation interne. À cet effet, ils
disposent et entretiennent des capa­
cités de recherche et développement
importantes : à titre d’exemple, France
Télécom compte plus de 4 000 cher­
cheurs et ingénieurs dans sa division
R & D.
À l’inverse, les groupes américains
n’ont ni la capacité ni l’ambition de
reposer sur leurs ressources internes
pour leurs besoins d’innovation. Par
contre, ils utilisent fortement le dyna­
misme de l’écosystème Internet. Ils
sont plus enclins que les opérateurs
européens à utiliser des partenaires
extérieurs fournisseurs de solutions
32
innovantes et valorisantes pour leurs
produits. Par exemple, AT & T s’est
associé avec le portail Web Yahoo
pour commercialiser son offre ADSL.
Le partenariat permet aux deux acteurs
de fournir aux clients une solution
intégrant chacun de leurs services et
de mettre en commun leurs forces de
marketing et de distribution. Certains
équipementiers télécoms, comme
Cisco, réalisent également la majeure
partie de leur développement par l’ac­
quisition de technologies ou d’entre­
prises extérieures.
Les deux modèles sont clairement
différents mais il est difficile de déter­
miner si l’un est meilleur que l’autre.
Le risque pour les opérateurs américains
est de reposer trop fortement sur des
fournisseurs de technologie extérieurs
et donc, d’avoir des difficultés à se dif­
férencier avec de nouveaux services.
Contexte réglementaire
Ce marché très dynamique com­
porte cependant des problèmes struc­
turels et réglementaires encore en sus­
pens, le plus flagrant étant la gestion
du service universel, qui est encore
débattue au Congrès.
L’amélioration de la mauvaise posi­
tion des États­Unis en termes de péné­
tration du haut débit est un autre pro­
blème que le gouvernement actuel
s’est fixé comme objectif politique
majeur. En effet les États­Unis ne sont
qu’en 19e position mondiale avec 30%
des foyers connectés au haut débit,
loin derrière les pays asiatiques tels
que la Corée du Sud ou Hong­Kong
qui se targuent d’un taux avoisinant
les 70 %. Les politiques ont compris
qu’une fois la concurrence établie sur
les services, il fallait donner un signal
fort pour inciter aux investissements.
L’agenda réglementaire est égale­
ment chargé en ce qui concerne les
relations entre fournisseurs d’accès à
Internet et fournisseurs d’applications
en ligne. Les fournisseurs d’accès haut
débit réfléchissent à faire financer la
qualité et la maintenance de leur infra­
structure par les fournisseurs de ser­
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
vices Internet (Google, Yahoo, eBay
et autres) en échange d’un traitement
privilégié de leurs applications. La
question de la “ neutralité du réseau ”
est essentiellement économique mais
s’y mêlent des aspects sociétaux et
politiques. En tout cas, elle est encore
loin d’être résolue.
Conclusion
Même s’il est en retard par rap­
port à l’Europe ou à l’Asie sur certains
domaines, le marché télécom améri­
cain conserve une influence mon­
diale : d’une part il dispose d’un dyna­
misme et d’une forte capacité
d’innovation, notamment dans le
domaine des services avec la présence
d’acteurs de portée mondiale comme
Google, Yahoo et eBay ; d’autre part,
la taille des opérateurs renforce leur
potentiel : si elle est conclue, la fusion
entre AT & T et BellSouth donnera
naissance à un opérateur qui prévoit
121 milliards de dollars de chiffre
d’affaires en 2007.
n
1. High Speed Downlink Packet Access : un ser­
vice de données mobile faisant partie du sys­
tème UMTS et permettant des débits de 400 à
700 kb/s en pratique et jusqu’à 14,4 Mb/s en
théorie.
2. Organisme de régulation des télécoms aux
États­Unis.
France Télécom aux États­Unis
• Implanté depuis 1979, coté au New
York Stock Exchange depuis 1997.
• Une activité de plus d’un milliard de
dollars et de plus de 2 000 personnes.
• Activités : réseaux pour entreprises,
outsourcing, relations interopérateurs,
communications satellites, recherche
et développement, fonds d’investissement.
LES X EN AMÉRIQUE DU NORD
Une start­up française
dans la Silicon Valley
Serge Soudoplatoff (73),
cofondateur de Highdeal, fondateur et président d’Almatropie
[email protected]
J’ai eu la chance de vivre
trois fois aux États­Unis
Une première fois en 1978, j’étais
élève ingénieur à l’ENSG, l’école du
corps de l’IGN. Il fallait faire un stage
de fin d’études dans une entreprise,
et nous étions deux de ma promo à
demander à aller aux USA. Cela n’a
pas été très facile ; on nous disait grosso
modo à l’époque : “ Pourquoi aller aux
USA, il y a tellement de choses intéres­
santes en France ? ” Mais nous avons
tenu bon, nous sommes allés aux USA.
Je travaillais à l’US Geodetic Survey
dans le Maryland, pour faire de la
géodésie. J’y ai découvert l’avance
américaine en termes non seulement
d’informatique mais aussi d’usage de
l’informatique ; par exemple nous tra­
vaillions déjà aux USA avec des consoles
informatiques individuelles là où en
France il fallait encore fonctionner en
mode batch, un paquet de cartes apporté
la veille pour obtenir un résultat le
lendemain !
Mon deuxième séjour a eu lieu
en 1984 et 1985 alors que je travaillais
au centre scientifique d’IBM France.
Je suis allé au centre de recherche
IBM de Yorktown Heights, au nord
de New York, dans l’équipe de recon­
naissance de la parole. J’ai beaucoup
appris sur le plan théorique, car la
rigueur scientifique d’IBM était très
grande ; mais j’ai aussi appris sur les
conditions de travail des scientifiques
américains. J’ai été énormément impres­
sionné par la facilité extraordinaire
avec laquelle les gens passaient de
l’université à la recherche dans des
entreprises privées, et vice­versa. Cette
facilité existe toujours aux USA…
Et puis j’ai continué ma carrière
dans diverses entreprises, pour fina­
lement arriver à la direction de
l’Innovation de France Télécom, une
expérience de trois ans qui s’est ter­
minée par un essaimage, avec la créa­
tion d’une entreprise, Highdeal. Nous
étions neuf fondateurs issus de France
Télécom. À l’issue d’une phase de
prospection aux USA en 1999, nous
nous étions aperçus que notre tech­
nologie et nos idées recevaient un bon
accueil. Fin août 1999, nous prenions
la décision d’un essaimage, et six mois
plus tard, en février 2000, nous levions
30 MF auprès du capital­risque.
J’ai alors décidé de faire ce que
tous les manuels déconseillent : d’al­
ler immédiatement ouvrir une filiale
en Californie.
Les raisons de cette décision étaient
multiples.
Notre logiciel était très innovant,
notre vision était bonne, les deux
étaient cohérents, mais tout allait très
vite à l’époque ; l’idéologie dominante
était qu’il fallait être le tout premier
sur un nouveau marché pour réus­
sir, donc nous ne pouvions nous per­
mettre de prendre du retard sur le
marché US.
Notre positionnement marketing
se concentrait sur les services Internet,
or tout ce qui concerne le monde
Internet se jouait dans la Silicon Valley.
On nous disait souvent : “ Il faut abso­
lument y être si vous voulez exister.”
Lors de notre phase de prospec­
tion aux USA en 1999, nous avions reçu
un très bon accueil, ce qui nous chan­
geait de l’intérêt poli que nous rece­
vions parfois en France. Plus préci­
sément, nous constations une différence
entre la côte Ouest, très en avance en
ce qui concerne la réflexion sur l’évo­
lution du monde Internet, et la côte
Est, beaucoup plus traditionnelle.
Notre logiciel gérait l’économie des
services Internet et de télécommuni­
cations de manière assez fine, avec la
vision d’une économie très fluide et très
dynamique. À Boston, on nous rétor­
quait que, sur Internet, tout serait gra­
tuit et financé par la pub, alors que
dans la Silicon Valley, le concept d’éco­
nomie de l’immatériel, d’écosystème
de partenaires, et de multiplicité de
modèles économiques, y était bien
plus admis.
J’avais une dernière raison,
inavouable, d’ouvrir cette filiale aux
USA : il y a une quinzaine d’années,
un Américain m’avait dit : “ Nous, les
Américains, adorons les Français. Vous
êtes des gens brillants, intelligents, cul­
tivés, raffinés, vous avez les meilleurs
chercheurs au monde, les techniciens les
plus brillants, et en plus vous n’êtes pas
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
33
des concurrents. ” Je voulais lui prou­
ver qu’il avait tort, en ce qui concerne
la dernière partie de sa phrase…
Il a donc fallu convaincre nos inves­
tisseurs de l’ouverture de cette filiale.
Nous avons réussi grâce à la lettre
d’intention d’un acteur américain que
nous avions rencontré lors de la phase
de prospection. De plus, deux de nos
investisseurs avaient des bureaux à
San Francisco, et connaissaient bien
le marché local.
Avant de m’y installer, j’y allais
régulièrement, tous les mois et demi
à peu près, à la fois pour tester le mar­
ché, rencontrer des clients potentiels,
rencontrer des analystes et des inves­
tisseurs potentiels.
Monter une structure juridique
aux USA était facile. Nous étions aidés
par une juriste française que nous
avions embauchée et qui avait la double
compétence du droit français et du
droit américain, plus spécifiquement
californien. Nous avons opté pour la
solution filiale, plutôt que bureau, car
c’était une meilleure façade auprès de
prospects potentiels, pour qui l’Europe
et surtout la France n’étaient qu’un
lointain souvenir. Cela m’a permis
aussi d’avoir facilement le visa E, celui
des investisseurs, ce qui nous sim­
plifiait la tâche. Je suis donc parti en
famille dans la Silicon Valley en
août 2000.
Il y avait plusieurs problèmes à
résoudre : il fallait trouver des clients,
faire du marketing, embaucher du
personnel, et continuer d’aller voir
les investisseurs, que nous avions déjà
rencontrés pour notre premier tour
de table, pour préparer le second tour,
car, en 2000, il fallait préparer le
second tour dès le premier terminé.
Les investisseurs
Lors de la phase de préparation
de notre premier tour, nous avons
rencontré des investisseurs, à la fois
des représentants locaux d’investis­
seurs français, comme Innovacom ou
Partech, ou bien des VC (venture capi­
tal) purement californiens. Les pre­
miers nous renvoyaient vers leur par­
tie française, et les autres nous donnaient
toujours la même réponse polie : “ Nous
n’investissons pas en Europe. ” Ils nous
34
citaient régulièrement leur règle :
“ Nous n’investissons pas quand le siège
social est à plus de vingt minutes de voi­
ture. ” Le seul pays où ils investissaient
en dehors de la Californie était Israël,
ce qui constituait la seule exception
à la règle. On n’osait à peine leur dire
que notre siège social était à Caen,
car la plupart du temps ils confon­
daient avec Cannes, et ça devenait
très compliqué.
Le personnel
Trouver à embaucher était très dif­
ficile, du moins jusqu’à septembre 2000.
Je recevais peu de CV, et ils n’étaient
pas de très haute qualité. Je me sou­
viens d’un responsable marketing qui
changeait d’entreprise tous les quinze
mois, et qui était fier parce qu’il avait
mené “ dans une petite IPO ” (intro­
duction en Bourse) une entreprise qui
n’avait ni produit ni client. Je me
demandais de quoi il pouvait être fier.
Les quelques rares personnes dispo­
nibles étaient à des prix inimaginables,
un junior de quelques années dans
le marketing pouvait demander jus­
qu’à 100 k$ !
Ce qui était encore plus contrai­
gnant était le plan de stock­option.
Aux USA, la législation était totalement
différente, il y avait des classes de
stock­option qui donnaient des droits
juridiques différents, et qui permet­
taient de donner des stocks à valeur
quasi nulle. En France, nous avions
une législation assez compliquée, à
cause de la Nouvelle régulation éco­
nomique (NRE), et tout ce qui était
enrichissement capitalistique était
sévèrement encadré. Entre autres, on
ne pouvait pas donner des stocks à
n’importe quel prix, le régime fiscal
des stocks était beaucoup plus contrai­
gnant que celui des bons de sous­
cription, sans compter que le taux
de change était, à l’époque, défavo­
rable. Les Californiens, en ce temps­
là, donnaient des stocks à tour de
bras. On racontait même que cer­
tains proposaient des stocks comme
pourboire aux serveurs des restau­
rants de Palo Alto !
Devant le manque de main­d’œuvre,
j’ai fait venir des expatriés, ce qui s’est
révélé être une mauvaise solution. Ils
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
découvraient le business de la Californie,
ils n’avaient pas beaucoup de rela­
tionnel en local, et ils arrivaient avec
des mentalités d’Européens, et sur­
tout avec la sécurité de l’emploi de la
législation française.
Et puis la bulle a explosé, et j’ai
vu cette explosion, un peu comme
quand une étoile explose, on reçoit
sur terre un flux de neutrinos. En trois
jours, je suis passé de l’e­mail habi­
tuel contenant un CV que je recevais
tous les quinze jours à dix e­mails par
jour, qui contenaient chacun dix CV.
Ce flux n’a jamais cessé pendant au
moins deux ans.
La violence avec laquelle cette
explosion a eu lieu est difficilement
imaginable pour nous, Français, habi­
tués au confort pantouflard de nos
lois sociales. Un exemple parmi
d’autres : un lundi matin, dans une
dot com, les employés sont accueillis
par un message : ordre d’aller direc­
tement écouter le discours du CEO.
Ce discours était bref : “ Moins 30 %
sur les effectifs, chacun d’entre vous doit
aller voir son manager pour savoir de
quel côté il se trouve. ” Ceux qui étaient
du mauvais côté ont été raccompa­
gnés dehors par des vigiles, avec inter­
diction de retourner chercher leurs
affaires dans leur bureau, de crainte
de vol de logiciels.
Nous avons donc profité de ce
retournement pour refondre entière­
ment l’équipe, avec une partie amé­
ricaine, et une partie française, mais
qui avaient des contrats de travail
américains. Un des Français était un
patron de choc, qui avait déjà vécu
en Californie, et l’autre était installé
depuis longtemps aux USA, et avait le
carnet d’adresses qui m’intéressait
dans mon domaine.
Je vérifiais souvent une différence
fondamentale entre le management
en France et celui aux USA, qui était
l’obéissance. Les employés améri­
cains exécutent toujours sans contes­
ter ; ils peuvent discuter, mais lorsque
la décision est prise, ce que le chef a
dit est exécuté. En France, il y a tou­
jours beaucoup plus de résistance,
la demande du chef est soupesée,
argumentée, on explique que ce n’est
pas comme ça qu’il faut faire, et in
fine on arrive parfois à se perdre.
Le business
Une de mes plus grandes surprises
a été la grande considération qu’avaient
les Américains pour une technologie
issue de la R & D française. Lorsque
je disais que notre logiciel était issu de
travaux menés au CNET, la R & D
de France Télécom, nous recevions
un très bon accueil. Plusieurs
Américains m’ont dit que tout ce qui
était issu des centres de R & D en
informatique en France avait une très
bonne image, et par ce fait était consi­
déré comme sérieux et innovant.
Restaient la partie marketing et
surtout la vente !
En ce qui concerne le marketing,
nous allions sur les salons profes­
sionnels. Cela nous rapportait des
contacts principalement lorsque j’étais
aussi keynote speaker, car le lien se fai­
sait alors entre la vision et l’outil. Pour
une société technologique comme la
nôtre, il y a aux USA un passage obligé
pour faire du business, qui consiste à
se faire connaître des analystes, qui
étaient tous sur la côte Est. J’ai donc
rencontré plusieurs fois Yankee, connu
pour être plus prospectiviste, Gartner
qui était plus proche de l’opération­
nel des DSI, ou d’autres moins connus.
Plusieurs contacts sont venus par des
analystes qui nous recommandaient
à leur portefeuille de clients, et à l’in­
verse des prospects américains inter­
rogeaient les analystes quand ils vou­
laient faire des due diligence sur nous.
Nous avions toujours le même dis­
cours : “ Votre vision est bonne, votre
produit est excellent, mais tant que
vous n’aurez pas des clients améri­
cains, ce sera difficile. ”
Je travaillais avec un cabinet de
conseil en communication, qui m’a
aidé à reformater mes messages pour
les prospects américains. Lorsque
l’équipe américaine s’est mise en place,
j’ai beaucoup appris sur l’importance
des détails culturels. Lors de présen­
tations, par exemple, il fallait respec­
ter une distance d’un mètre à peu près
avec l’interlocuteur, sinon il se sen­
tait agressé par une présence trop
proche. Ce n’était pas facile lorsque je
n’avais qu’un petit ordinateur pour
faire les démonstrations ! En revanche,
nous étions constamment sollicités
par des entreprises qui voulaient nous
vendre une interview filmée où nous
présenterions notre produit à une
grande vedette, et que cette interview
serait projetée dans les avions. Ayant
systématiquement refusé, j’ai ainsi
économisé plusieurs fois 20 000 $,
coût d’une prestation… Lorsque nous
avons monté notre équipe américaine,
c’est elle qui s’est chargée de conti­
nuer mon reformatage !
Pour notre première prospection,
nous étions grandement aidés par un
journaliste français immigré depuis
longtemps dans la Silicon Valley, qui
nous a obtenu beaucoup d’introduc­
tions. En revanche, le Poste d’Expansion
économique sur place ne pouvait pas
faire grand­chose pour nous ; il man­
quait de moyens, et surtout nous étions
une entreprise trop spécialisée. Il se
présentait d’ailleurs plus à nous comme
un fournisseur de services payants
qu’en représentant d’une éventuelle
politique française qui aurait concerné
les start­up, la Californie, Internet…
Faire du business en Californie,
c’était rencontrer un univers très
multiculturel. Grâce à l’un de nos
VC, nous avions rencontré un pros­
pect qui délivrait des services de par­
tages d’applications de manière syn­
chrone sur le Web. Ce client a
beaucoup accroché à l’idée de notre
logiciel, mais l’un des deux fonda­
teurs était un Indien d’Inde, et l’autre
un Chinois, qui était le directeur tech­
nique. Après moult démonstrations
(où nous étions filmés !), réunions,
nous étions allés très loin dans les
discussions ; le directeur technique
m’a alors expliqué qu’il avait hésité
entre acheter notre logiciel ou bien
embaucher une équipe de vingt pro­
grammeurs en Chine, et que finale­
ment il optait pour la seconde solu­
tion ! Un an plus tard, il revenait vers
nous pour acheter notre logiciel, car
son équipe de programmeurs chi­
nois n’avait pas réussi à reproduire l’in­
tégralité de nos fonctions.
J’étais à deux doigts de signer mon
premier contrat au bout de trois mois,
quand l’explosion de la bulle a mis
toute notre stratégie par terre. Cette
explosion a été très violente, du jour
au lendemain les investisseurs deman­
daient aux entreprises de leur porte­
feuille de faire ­ 30 à ­ 50 % sur leurs
effectifs, sur leurs dépenses, etc. Nous
avions basé toute notre prospection sur
le marché des fournisseurs de ser­
vices, marché financé par les VC et
qui s’est quasiment volatilisé devant
nos yeux. Nous avons dû alors chan­
ger de stratégie, se focaliser sur les
opérateurs de télécommunications,
qui étaient sur la côte Est.
J’ai beaucoup appris sur l’esprit
du business anglo­saxon, surtout le
fait que rien n’était stable. Je me sou­
viens d’un prospect avec lequel nous
avions noué une très bonne relation.
Nous l’avions vu plusieurs fois, nous
en étions à notre troisième proposi­
tion commerciale, et il a disparu du
jour au lendemain. La secrétaire filtrait
les appels, les e­mails ne donnaient
lieu à aucune réponse, et nous n’avons
jamais su ce qui s’était passé. Nous
avions vécu aussi une journée très
dense chez Microsoft, où nous plan­
chions devant une dizaine d’ingé­
nieurs de la boîte, et puis, après nous
avoir assuré de l’intérêt grandiose
qu’ils portaient à notre technologie,
nous n’avons jamais pu renouer des
contacts par la suite.
La vie en Californie
En août 2000, se loger dans la
Silicon Valley était difficile. La raison
principale était connue : on était en
pleine surchauffe, les VC injectaient
25 milliards de dollars par trimestre
dans les entreprises, et toute l’éco­
nomie surchauffait. Je voyais des
Américains qui n’étaient pas dans le
monde trépidant des dot com, loca­
taires de surcroît, chassés de chez eux
parce qu’ils ne pouvaient plus se payer
les loyers de Palo Alto, et à l’inverse
les premiers de la bulle, qui avaient déjà
effectué leurs IPO, parader en Porsche
ou en Ferrari.
Trouver un logement pour soi était
difficile, ce n’est pas seulement que
les loyers étaient très chers, c’est que
l’offre était largement inférieure à la
demande. Je me souviens d’avoir fait
la queue pour visiter des logements :
nous étions une trentaine, et il fallait
remplir une fiche avec plein d’infor­
mations, des références, le gagnant
devait payer six mois de loyer d’avance,
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
35
et moi j’avais une faiblesse structu­
relle, l’absence de credit history1.
J’accumulais à la fois un déficit de cre­
dit history personnel, et un déficit de
credit history de mon entreprise, qui
venait tout juste d’être incorporée.
Trouver des bureaux était aussi
difficile. Tout était hors de prix, et
nous étions sous­locataires d’un par­
tenaire dont les bureaux étaient du
côté est de la baie, à Fremont.
Après l’explosion de la bulle, tout
a basculé. La Californie a perdu plus
d’un million d’emplois. Le prix des
loyers a chuté pour revenir à des stan­
dards plus normaux, y compris le prix
des bureaux.
En conclusion
Tous les manuels disaient qu’il
fallait toujours stabiliser son marché
local avant d’aller en conquérir d’autres.
Nous n’avons pas été sages, nous avons
fait le contraire, et aujourd’hui nous
ne le regrettons pas.
S’il y avait des enseignements à
tirer, ce serait tout d’abord l’impor­
tance du temps, non pas au sens de
la vitesse, qui n’est qu’un élément,
mais de ce que les Américains appel­
lent, en business, le “ momentum ”, c’est­
à­dire l’inertie des ventes. Le principe
de l’essaimage, s’il nous a apporté une
bonne technologie, d’une part est venu
un peu tard : nous aurions dû l’envi­
sager plus tôt, et d’autre part a engen­
dré inévitablement un peu de bureau­
cratie; nous avons donc perdu presque
un an, que nos concurrents améri­
cains ont mis à profit pour occuper
le terrain. Il y avait en Californie un
concurrent redoutable, qui vendait
dans le monde entier, y compris à
France Télécom. J’ai vécu de nom­
breuses fois la réponse : “ Ah, dom­
mage que vous ne soyez pas venus il y a
un an, car on a choisi votre concurrent,
et on ne veut pas changer de logiciel ! ”
C’était rageant.
L’explosion de la bulle nous a retar­
dés de presque deux ans dans notre
progression aux USA. Heureusement,
notre second tour de table, qui nous
a rapporté 20 millions d’euros, nous
a permis de maintenir une présence
aux USA, qui nous a finalement rap­
36
porté de l’image, mais surtout, ce qui
est important, des contrats. Nous
avons pu non seulement survivre à
l’explosion de la bulle, mais regagner
notre handicap initial, par exemple
nos ventes aux USA ont connu en
2005 une croissance de 85 %.
Les raisons de cette réussite sont
difficiles à analyser. Il y a probablement
une combinaison entre l’argent de nos
deux tours de table, qui nous ont
apporté 25 M d’euros, le fait que nos
VC étaient implantés en Californie,
la connaissance du marché lors de
notre prospection initiale, la connais­
sance culturelle que nous avions, y
compris au niveau juridique, et sur­
tout notre adaptation constante aux
changements du marché.
Malgré la violence de l’explosion
de la bulle, je garde surtout l’image
d’un pays où la dynamique est la valeur
forte, où le flux crée de la valeur, à
l’inverse de notre pays, où le pouvoir
est encore trop un concept statique.
Notre réussite est liée à la création de
ce momentum, au fait que nous sommes
finalement arrivés à nous inscrire dans
le flux, ce qui n’a pas été facile.
Surtout, ce qui a été excitant, c’est
de vivre en direct la vie trépidante de
la Silicon Valley. Il y a pour moi une
analogie très forte entre ce lieu aujour­
d’hui, qui a construit le nouveau
monde autour d’Internet, et Alexandrie
il y a plus de deux mille ans, qui a
construit la science. La baie de San
Francisco a toujours été un lieu d’uto­
pie, depuis la découverte de l’or jus­
qu’à Internet, en passant par la créa­
tion de l’Université de Stanford et de
la mécanique du capital­risque. Internet
est la dernière grande utopie issue de
cet endroit magique. Il serait bien que
nous puissions, en France, copier cet
extraordinaire modèle de créativité,
cette mécanique huilée qui donne sa
chance aux entrepreneurs qui ont des
idées avec un minimum de bureau­
cratie, ce foisonnement de liens entre
la recherche universitaire et le privé,
qui ne passent pas seulement par des
projets, mais par les individus eux­
mêmes !
Pour terminer, et ce sera mon
modeste moment de fierté, notre logi­
ciel a été récemment choisi par un
très gros équipementier de télécom­
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
munications mondial, en remplace­
ment d’un redoutable concurrent cali­
fornien. Par cette contribution, je peux
moi aussi dire aux Américains que
nous avons non seulement une superbe
technologie, de brillants chercheurs,
mais que nous sommes aussi des
concurrents !
Un peu de lecture
Pour comprendre l’utopie califor­
nienne, et surtout l’aveuglement des
hommes politiques français de l’époque
de Louis­Philippe : Quand la Californie
était française, Michel Le Bris, Le pré
aux clercs.
Pour comprendre l’importance de
l’Internet, et le rôle fondamental de
la Silicon Valley : Avec Internet, où
allons­nous ? Serge Soudoplatoff, Le
Pommier.
Pour comprendre les clés des dif­
férences culturelles : Français,
Américains, l’autre rive, Pascal Baudry,
Village Mondial.
n
1. Pour les lecteurs peu familiers du système
américain, le credit history est un élément indis­
pensable pour vivre aux USA. Aux USA, lorsqu’un
acheteur ne paye pas son bien, le vendeur n’a qua­
siment aucun recours. Donc, pour montrer sa
solvabilité, le seul élément tangible et reconnu
est l’histoire personnelle, qui doit montrer l’ab­
sence d’incident de paiement, le credit history.
Sans credit history, ce qui était mon cas, pas de
logement, pas de carte de crédit. C’est finale­
ment American Express en France qui a résolu
mon problème, alors qu’aux USA, le même
American Express prétendait que c’était impos­
sible. Le légendaire esprit de service américain
a des limites lorsqu’il s’agit de traiter des cas
particuliers…
LES X EN AMÉRIQUE DU NORD
Redressement
et restructuration d’entreprises
Quelques différences de management
entre les États­Unis et l’Europe
Hervé Gourio (59),
délégué général d’Entreprise et Progrès,
ancien CEO Worldwide de Carlson Wagonlit Travel
Parler du management aux États­Unis, c’est, le plus souvent et bien
naturellement, s’attacher à ses plus brillantes créations.
La liste est longue : l’entreprise multinationale, les start­ups,
le marketing des produits de grande consommation ou la planification
stratégique, etc. Mais leur diffusion à travers le monde rapproche
les comportements européens et américains.
En revanche, des différences fortes subsistent lorsque les éléments
socioculturels sont importants. Ainsi, dans les restructurations ou dans
les situations de redressement d’entreprises en difficulté.
A
LORS QUE LA CIRCULATION des
managers entre les deux rives
de l’Atlantique se développe
au gré des prises de participation
symétriques, il peut être intéressant
d’examiner les différences entre les
deux continents dans ces cas parti­
culiers.
Ayant dû, pendant ces vingt der­
nières années, affronter des situa­
tions de ce type en Europe conti­
nentale et aux États­Unis au cours
du développement de Carlson
Wagonlit Travel, j’en ai retiré quelques
observations qui seront peut­être
utiles à des dirigeants expatriés d’un
côté ou de l’autre.
On trouvera dans l’encadré ci­
contre les données principales sur
l’entreprise d’où je tire cette expé­
rience.
En Europe, il s’agissait, à la fin
des années quatre­vingt, de concen­
trer l’entreprise sur l’activité de ser­
vices aux entreprises 1, de la déga­
Carlson Wagonlit Travel (CWT) est
le numéro 2 des agences de voyages
d’affaires dans le monde (numéro 1 en
Europe et Amérique latine, numéro 2
dans les autres régions).
La mission de CWT est d’aider les
entreprises et les administrations à
optimiser leurs processus et leurs
dépenses de voyages et à fournir à leurs
voyageurs un service de qualité. Avec
plus de 2,5 millions de transactions en
ligne par an, CWT est la deuxième
agence de voyages en ligne au monde
sur le marché des voyages d’affaires.
CWT a réalisé en 2005 un volume
d’affaires de 22 milliards de dollars US,
compte 17 000 employés et est présent
dans 150 pays, dont 40 pays à travers
des filiales détenues à 100 % ou en
participation.
En 1983, le volume d’affaires du
département agences de voyages de la
Compagnie Internationale des Wagons­
Lits était de 1 milliard de dollars avec
5 000 salariés en Europe continentale
et en Amérique latine.
ger des ventes de voyages touristiques
au grand public mais tout d’abord, pri­
mum vivere, d’améliorer substantiel­
lement une rentabilité très insuffi­
sante.
Aux USA, dix ans plus tard, les
effets cumulés du ralentissement éco­
nomique de 2000 à la fin de la “bulle ”
Internet, des attentats du 11 sep­
tembre 2001 et d’initiatives com­
merciales malheureuses propres à
Carlson Wagonlit Travel avaient réduit
notre chiffre d’affaires de 40 % envi­
ron, mettant en péril notre présence
sur le marché américain et, par rico­
chet, notre position de fournisseur
de leaders mondiaux.
Dans une restructuration, il y a
trois points de passage obligés :
• traiter le risque de crise mortelle :
la perte d’un grand client, d’un
manager clé ou d’un appui crucial
peut, par sa visibilité, enclencher
une réaction en chaîne mortelle
(l’Américain plus ludique parle de
snowball effect). Il faut arrêter l’in­
cendie ;
• réduire les effectifs pour adapter
la taille de l’entreprise à son nouveau
marché ou à sa nouvelle part de
marché ;
• relancer la croissance à partir de
là.
Quelles différences entre les États­
Unis et l’Europe dans chacun de ces
domaines ?
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
37
Arrêter l’incendie
Aux États­Unis, la croyance fon­
damentale dans les bienfaits de la
compétition appelle sans cesse, pour
les individus comme pour les entre­
prises, la question : Ai­je affaire à un
winner ou à un loser ?
Cette question devient lancinante
pour tous vos contacts quand on
apprend les difficultés de votre entre­
prise. Dans les métiers de services aux
entreprises la rumeur est partout dans
le cercle de vos clients, finalement
limité à quelques milliers, où le bouche
à oreille est fondamental. Le risque
d’une boule de neige irrattrapable est
majeur. Une action de communica­
tion vigoureuse est indispensable pour
annoncer des changements impor­
tants et surtout convaincre l’ensemble
du personnel dans une série de contacts
personnels (road shows ou conférences­
débats téléphoniques). Encore faut­
il que les changements annoncés soient
bien perçus comme traitant le mal à
la racine.
En Europe, les difficultés ne met­
tent pas toujours l’entreprise sur le fil
du rasoir. Moins de manichéisme entre
gagnants et perdants. Plus de scepti­
cisme vis­à­vis de la rumeur. La bataille
se joue ici plus près de l’enjeu clé, par
exemple pour convaincre le client
important de surseoir à sa décision
de rupture. Tous ceux qui ont été
confrontés à des situations critiques
en Europe ont dû rencontrer ce per­
sonnage clé et s’engager sur un suc­
cès futur le plus souvent “ à décou­
vert ”. Gagner ces “ batailles perdues ”
(uphill battles) est un exercice obligé
pour le redressement.
Mais au fond cette différence ne
reflète­t­elle pas les survivances de
comportement aristocratique de la
vieille Europe et la vox populi démo­
cratique si intrinsèquement améri­
caine ?
Réduire les effectifs
Les comportements sont ici aux
antipodes tout particulièrement avec
la France.
Transparence et rapidité, voire
brutalité là­bas. Secret et lenteur, voire
ésotérisme ici.
38
Aux USA, les personnes licenciées
quittent l’entreprise souvent du jour
au lendemain. Ou bien reçoivent à la
fin de la semaine l’annonce que la
semaine suivante sera chômée. Pourquoi
cette cruauté, si supérieure à celle de
nos licenciements économiques euro­
péens, est­elle acceptée ? Fondamen­
talement parce que “ demain est un
autre jour ” qui vous offrira une autre
chance et que le licenciement n’est
pas un stigmate vous empêchant de
rebondir. Et bien sûr parce que tout
le monde accepte que les décisions
de l’entreprise soient prises pour des
raisons économiques. Enfin parce qu’il
vaut mieux connaître le plus tôt pos­
sible ce qui vous menace et les diffi­
cultés auxquelles on aura à faire face.
En France faut­il rappeler avec
quel soin il faut préparer toute opé­
ration chirurgicale même petite ?
L’intervention des juges est très sou­
vent possible pour traîner le patron
en correctionnelle ou pour faire rou­
vrir une usine fermée comme Nestlé
vient d’en faire l’expérience près de
Marseille… Et pour convaincre le per­
sonnel, contre l’avis de nombreux
chantres, que la chirurgie ne peut pas
être remplacée par des médecines
douces pour redonner à l’entreprise la
vitalité nécessaire. Mais même bien
préparées, les opérations de réduc­
tion d’effectif sont sujettes à bien des
impondérables en termes de coût et
de délais.
La brutalité américaine est à coup
sûr bénéfique aux entreprises. Elle y
est indispensable compte tenu de la
pression menaçante sur l’image de
l’entreprise. Les compromis et les pro­
cédures européennes peuvent avoir
des effets induits très pernicieux sur­
tout lorsqu’ils font croire que des
emplois peuvent être maintenus sans
justification économique. Mais, d’un
autre côté, ils sauvegardent l’image
d’humanité du management et du
patron, actif de l’entreprise toujours
précieux de ce côté­ci de l’Atlantique.
Relance
Là aussi les comportements sont aux
antipodes.
Là­bas, il est difficile d’attirer des
nouveaux managers de talent et même
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
de garder les jeunes prometteurs sur
lesquels on comptait pour le redé­
marrage. Les progrès et les reculs dans
le plan de redressement sont appré­
ciés avec un vif esprit critique. Patrons
mais surtout managers tirent rapide­
ment les conséquences d’une perfor­
mance insuffisante. Avec la même
logique : si je crois que la partie ne
sera pas gagnée, je dois partir.
Ici, la dimension collective de l’ef­
fort permet de faire appel souvent au
“ patriotisme d’entreprise ”. Bien sûr
les jugements et les choix de la direc­
tion font alors l’objet d’un débat à l’is­
sue incertaine auquel il faut se prê­
ter. Le dirigeant doit tenir un rôle de
leader quasi politique en disant la
vérité sans fard afin de maintenir une
motivation suffisante sans pour autant
susciter le découragement. Mais para­
doxalement, c’est souvent lorsqu’elle
rencontre des difficultés que l’atta­
chement à l’entreprise s’exprime avec
le plus de sincérité dans toutes les
catégories de personnel.
h
Au bout de cette comparaison
rapide peut­on tirer des conclusions
sur la supériorité d’un modèle socio­
économique ou bien sur les amélio­
rations à apporter d’un côté ou de
l’autre ? Je ne m’y risquerai pas et pré­
férerais en rester à des recommanda­
tions succinctes sur la nationalité des
leaders expatriés.
Il me semble que la culture “schum­
peterienne ” de la destruction créa­
trice qui prévaut aux USA est plus
facile à acquérir intellectuellement
pour un Européen que, symétrique­
ment, pour un Américain, la pratique
du débat entre croissance et solida­
rité qui se développe en Europe en
cas de difficulté ou de recentrage stra­
tégique.
Mais gagner les cœurs et la confiance
d’un grand nombre de salariés amé­
ricains exige un discours imprégné
de culture américaine qu’on ne peut
pratiquer qu’après avoir fait ses pre­
mières armes dans ce pays, dans des
circonstances moins dramatiques. n
1. Le rôle des agences de voyages d’affaires au
service des entreprises est bien présenté dans
l’étude “ Effective travel management ” acces­
sible sur le site www.carlsonwagonlit.com
LES X EN AMÉRIQUE DU NORD
De la grande école
au rêve américain
L’emploi des anciens des grandes écoles françaises
aux États­Unis
Hélène Seiler­Coeuillet (HEC 1987),
Executive Coach,
President, Helsei Consulting Inc., Greenwich, CT
11 000 anciens des grandes écoles françaises vivent et travaillent
aujourd’hui aux États­Unis. Qui sont­ils et que sont­ils venus y chercher
professionnellement ? Si l’on en croit les chiffres, ce sont surtout des
hommes de moins de 35 ans qui ont rejoint une grande banque (près de
New York) ou une société de technologie (en Californie).
La réalité est bien sûr beaucoup plus complexe. Les témoignages
de trois anciennes (Essec, Normale et Polytechnique) et de trois anciens
(Centrale, ESCP­EAP et HEC) qui ont pleinement réussi leur carrière
aux États­Unis décrivent finalement bien mieux que des statistiques
les ressorts du rêve américain en version grande école française.
Au moins 11 000 anciens sont
aujourd’hui aux États­Unis
En se basant sur la définition du
ministère de l’Éducation nationale,
on peut estimer à au moins 11 000 le
nombre d’anciens des grandes écoles
françaises qui sont résidents aujour­
d’hui sur le territoire des États­Unis.
Les annuaires de quinze des plus
prestigieuses grandes écoles en France,
(Agro, Arts et Métiers, Centrale Paris,
EM Lyon, ESCP­EAP, Essec, HEC,
Mines, Polytechnique, Ponts, Sciences
Po­ENA, SID­ETP, SUPAERO, Supélec,
Sup Telecom) recensent près de
3 600 anciens aux États­Unis.
Les statistiques détaillées qui vont
suivre sont basées sur un échantillon
de 1 368 anciens diplômés de grande
école : Centrale Paris, ESCP­EAP, HEC
et Polytechnique.
Selon le ministère de l’Éducation
nationale, 800 jeunes diplômés ont
fait chaque année leurs bagages pour
les États­Unis entre 2000 et 2005. Les
données statistiques concernant l’en­
trée et la sortie des anciens expéri­
mentés n’étant pas disponibles, il n’est
pas possible de connaître le taux de
croissance de cette population.
Le taux activité­étude
est de l’ordre de 90 %
Les retraités sont peu nombreux
(3 %). 25 % des anciennes diplômées
(soit 5 % du contingent total) ont suivi
leur mari ou leur compagnon, sont
sans emploi et ne suivent pas d’études.
Les statistiques de “ non­emploi” chez
les anciens diplômés ne sont pas dis­
ponibles, mais on ne prend aucun
risque à l’estimer à moins de 5 %.
Une population jeune :
deux tiers des anciens sont sortis
de leur grande école après 1990
Promotions
de sortie
En % du total
des anciens
de l’échantillon
2000­2005
28,8
1990­1999
37,8
1980­1989
18,6
1970­1979
7,2
Antérieures à 1970
7,6
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
39
Les anciens vivent et travaillent
majoritairement dans le nord­est
et le sud­ouest des États­Unis
Zones
géographiques
En pourcentage
du total
des anciens
de l’échantillon
À noter également la présence de
Sanofi Aventis et de Eli Lilly en phar­
macie, de Lafarge en produits indus­
triels, et de l’ONU.
En pourcentage
de la population active
chez les anciens de l’échantillon
En pourcentage
de la population féminine
chez les anciens de l’échantillon
Secteurs
Services financiers
19,7
Formation, enseigne­
ment et recherche
14,3
Produits de consomma­
tion et distribution
12,4
Tri State Area
(autour de New York)
37,2
Californie et États
du Sud­Ouest
22,1
Services financiers
26,7
Conseil en management
9,6
11,7
7,8
18,1
Technologies
de l’information
Santé et pharmacie
États du Midwest
6,9
11,4
Hautes technologies
et télécommunications
7,7
Hautes technologies
et télécommunications
Médias, arts et loisirs
6,4
7,5
Formation, enseigne­
ment et recherche
8,3
5,1
7,4
Produits de consomma­
tion et distribution
Économie et Fonction
publique
8,1
Industrie lourde
4,1
Conseil en management
7,6
Technologies de l’infor­
mation
4,1
Produits industriels
4,9
Transports
3,2
Santé et pharmacie
4,7
Industrie lourde
4,2
Autres services
professionnels
3,2
Médias, arts et loisirs
3,9
Produits industriels
3,2
Transports
3,1
Autres services
professionnels
3,0
Économie et Fonction
publique
2,4
États du Sud
Atlantic (autour
de Washington DC)
Nouvelle­Angleterre
(autour de Boston)
Près de la moitié des anciens
travaillent dans les services financiers
ou dans la technologie. Un cinquième
travaille dans huit grandes banques
françaises et anglo­saxonnes.
On retrouve sans surprise les
grandes banques françaises (BNP
Paribas, Calyon et la Société Générale)
largement en tête du classement, ainsi
que la World Bank et les grandes
banques d’affaires ou de détail anglo­
saxonnes (Citigroup, American
Express, JP Morgan, Goldman Sachs).
Ces huit employeurs représentent à
eux seuls environ 20% de l’emploi total
des anciens aux États­Unis.
Dans le secteur des technologies,
l’emploi est très éparpillé, de la start­
up au géant informatique intégré.
Dans les universités, le MIT,
Columbia et Stanford pointent au
premier rang mais leur poids reste
négligeable.
Pour les produits de consomma­
tion, on retrouve l’Oréal, Procter, et
le groupe LVMH aux premières places,
dans un univers très large.
Dans le conseil, McKinsey, The
Boston Consulting Group et Cap
Gemini sont en tête, là encore dans
un océan d’employeurs.
40
Secteurs
À peine plus du cinquième du
contingent américain est féminin. Les
femmes actives se concentrent sur les
services financiers, les universités, l’in­
dustrie des produits de consomma­
tion et le conseil en management.
Réussir sa carrière aux USA,
galerie de portraits
Les dessins ont été réalisés par
Xavier Roux (HEC 1990), artiste
peintre à New York.
À peine plus du cinquième des
anciens des grandes écoles aux États­
Unis sont des femmes. Difficile en
effet de gérer des doubles carrières
d’expatriés. Comme nous l’avons vu
plus haut, un quart d’entre elles ne
poursuivent pas leur carrière en arri­
vant aux États­Unis.
À l’âge charnière de 35­45 ans où
l’on dit en France que tout se joue
dans une carrière, ces six anciens de
grandes écoles françaises se sont donné
les moyens d’une réussite durable aux
États­Unis. Citoyens du monde (quatre
sont trilingues, trois ont fait des mariages
biculturels et deux ont vécu ou tra­
vaillé dans plus de trois pays), ils ont
rejoint des entreprises américaines
qui leur ont donné les moyens de
croire en eux­mêmes.
Dix ans de présence aux États­Unis
au contact de femmes expatriées m’ont
fait constater que cet état était plus
souvent subi que souhaité. Pour celles
qui sont actives, on les retrouve moins
concentrées que les hommes sur
quelques secteurs et nettement moins
présentes dans le secteur des tech­
nologies.
Dans cette galerie de portraits,
vous ne trouverez ni entrepreneur de
la Silicon Valley, ni banquier piqué
du virus anglo­saxon à Manhattan, ni
chercheur au MIT, ceux­là mêmes
qui font si souvent la une de nos maga­
zines en mal d’article sur la fuite des
cerveaux. Ces six histoires­là sont bien
différentes, mais ce sont aussi celles
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
du rêve américain : trois hommes qui
montent les échelons de trois grandes
entreprises internationales, trois femmes
qui se réinventent et tirent parti à
plein des opportunités d’un environ­
nement professionnel qui leur devient
finalement plus favorable.
Mais n’auraient­ils pas pu faire ce
genre de carrière en France, et revien­
dront­ils un jour ? À lire leur témoi­
gnage, ce n’est pas si sûr, et je ne crois
pas que vous parierez sur leur retour
imminent…
Quant à leurs enfants, c’est une
autre histoire… Tous ou presque sont
scolarisés partiellement en langue
française… À quand des classes pré­
pas au lycée français de New York ?
Laurent Nielly
(HEC 1990), Director
Corporate Strategy
and Innovation, Pepsico
Lorsque Laurent, transfuge de
Procter & Gamble, rejoint le cabinet
McKinsey en 1998, c’est à la condition
de se faire transférer dès que possible
aux États­Unis. Un an plus tard, il
prend un aller simple pour Dallas,
centre de la practice grande distribu­
tion. En 2002, il se sent prêt à revendre
ses compétences dans l’industrie et
rejoint la division Corporate Strategy
de Pepsico à Purchase, NY.
Aujourd’hui il travaille sur la trans­
formation à long terme du portefeuille
produit, qui se recentre sur des concepts
d’équilibre alimentaire.
Laurent considère que sa transi­
tion professionnelle chez Pepsico a
été un temps fort de sa carrière aux
États­Unis. C’est en s’appuyant sur sa
personnalité, son potentiel et sur ses
réalisations dans des entreprises amé­
ricaines qu’il a pu développer son
réseau et se faire reconnaître par une
grande entreprise américaine. Après
quatre mois de recherche, en s’ap­
puyant notamment sur le réseau des
anciens McKinsey, il avait déjà reçu
quatre offres, à un moment où l’éco­
nomie américaine n’était pourtant pas
au plus haut. Il n’est pas sûr qu’on
lui aurait donné cette chance dans
son pays natal, sans parler de ce qui
aurait pu arriver à un Américain ten­
tant l’expérience d’une recherche d’em­
ploi en France. La prochaine étape
pour Laurent est de finaliser son inté­
gration culturelle. Il n’a pas encore
pu se résoudre à potasser les résul­
tats sportifs et à regarder les shows
télévisés en prime time, dont la connais­
sance est pourtant cruciale pour démar­
rer les conversations de couloir !
entre à l’ONU comme économiste au
Programme des Nations Unies sur le
Développement. Entre­temps, son
époux a monté un cabinet médical
de traitement de la myopie au laser à
New York, qu’Isabelle rejoint au début
des années 2000, et dont elle prend
la direction en 2004.
Isabelle Filatov
(École normale 1983,
agrégée d’anglais),
President, Diamond Vision
Anne de Louvigny Stone
(Essec 1983),
Senior Wealth Management
Advisor,
Merrill Lynch Global Private
Client Group
En 1984, Isabelle est en Masters à
la London School of Economics lors­
qu’elle écrit un article sur la théorie de
la stabilité hégémonique qui fera le
tour du monde. À l’invitation de l’uni­
versité de Yale, elle y complète une
thèse et rencontre son mari, un méde­
cin russe en internat à l’hôpital du
campus. Les Filatov prennent la déci­
sion de rester aux États­Unis, et Isabelle
Pour Isabelle, l’expérience aux
États­Unis a constitué une double
ouverture. En France elle avoue avoir
souffert de misogynie et d’une cul­
ture de caste qui ne lui auraient pas
permis d’accéder aux carrières aux­
quelles son diplôme lui donnait théo­
riquement accès. À l’international,
elle a été rapidement reconnue et ses
réseaux se sont développés en consé­
quence. Le passage du public au privé,
qui lui a paru tout d’abord vertigi­
neux, lui a finalement permis de cer­
ner la puissance de son potentiel. Elle
n’est pas sûre qu’elle aurait osé ce saut
à la fois fonctionnel et sectoriel en
France. Aujourd’hui elle sent que
toutes les portes lui sont ouvertes.
Anne rejoint le cabinet de conseil
Bain & Company dès la sortie de
l’école et interrompt une transition
de carrière réussie dans l’industrie
pour suivre son mari à New York.
Malgré l’absence d’un visa de travail,
et les refus polis mais répétés des
sociétés françaises présentes sur place,
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
41
elle convainc American Express de la
sponsoriser pour rejoindre leur cel­
lule stratégique. En 2000, elle rejoint
Merrill Lynch pour poursuivre sa car­
rière dans un secteur qui l’avait tou­
jours passionnée, la banque privée.
Anne ne regrette pas un instant
d’avoir pris le risque d’interrompre
sa carrière en France. Avec le recul, elle
n’aurait pas eu les mêmes opportu­
nités de croissance professionnelle,
et surtout, on ne lui aurait pas per­
mis de faire une transition entre le
marketing stratégique et la banque
privée. Aux États­Unis, elle a vendu
sa personnalité et son potentiel plus
que ses compétences fonctionnelles.
Elle ne s’est jamais sentie “ étiquetée ”.
C’est ce qui lui permet aujourd’hui
de s’épanouir dans un métier qu’elle
avait en elle depuis de nombreuses
années.
Jean­Pierre le Cannellier
(ESCP 1988),
Senior Director,
Global Product Marketing,
Motorola
Jean­Pierre commence une carrière
internationale en 1997, lorsqu’il rejoint
la filiale spiritueux de LVMH en
Argentine en tant que directeur mar­
keting. Débauché sur place par Motorola,
il est transféré en Floride en 2002 en
charge du développement et de la stra­
tégie marketing en Amérique latine.
Fin 2005, il rejoint le département
Corporate à Chicago pour s’occuper
du développement sur la ligne de pro­
duit communications grand public.
42
Jean­Pierre estime qu’il n’aurait
pas pu croître aussi rapidement dans
l’environnement français qu’il a connu
en début de carrière. Aux États­Unis,
ses résultats et son niveau d’engage­
ment dictent sa progression de car­
rière bien plus que l’ancienneté ou la
proximité du siège. Pour faire ses
preuves, il a vite compris que son
savoir­faire fonctionnel n’était pas un
facteur différenciant. Ce sont ces
compétences de leadership et ses prises
de position, et de risque, qui ont fait
la différence.
Roxanne reconnaît avoir eu peu
de problèmes d’intégration. Parfaitement
trilingue, elle a passé son enfance en
Colombie puis aux États­Unis. Les
problèmes d’immigration sont réglés
depuis que McKinsey lui a fait obte­
nir sa carte verte.
L’intégration culturelle a été facile
dans l’environnement professionnel
mais plus longue sur le plan personnel,
où rien n’aurait pu être possible sans
le travail de réseau inlassable de son
épouse, qui, il faut dire, a monté un
cabinet d’intégration culturelle !
Entre la culture professionnelle
française et américaine, Roxanne a
depuis longtemps fait son choix. En
France, le monde professionnel reste
fait pour les hommes, et les règles de
développement du réseau profes­
sionnel ne sont pas compatibles avec
le rythme de vie d’une femme impli­
quée dans sa vie de famille. Aux États­
Unis, elle apprécie que le sentimen­
talisme ne soit pas de mise dans les
relations de travail. On vous juge sur
ce que vous faites, et on vous donne
votre chance pour le faire.
Roxanne Divol
(Polytechnique 1993),
Associate Principal,
McKinsey & Company
Si, aux États­Unis, la bataille reste
rude pour une jeune maman qui veut
faire carrière dans le conseil, Roxanne
reste persuadée qu’elle n’aurait pas
eu cette chance en France.
Jérôme Clavel
(Centrale 1995),
Principal Product Specialist,
Medtronics
Roxanne rejoint McKinsey à la
sortie de l’École. En 1998, elle se fait
transférer au bureau de San Francisco
pour rejoindre son mari en pro­
gramme d’échange pour le CEA. Ils
prennent alors la décision de rester
en Californie.
Pour pouvoir continuer sa car­
rière chez McKinsey, Roxanne passe
un an seule à l’Insead. Quelques
années et deux enfants plus tard,
elle est l’une des trois Associates
Principal féminines du bureau de
San Francisco.
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Jérôme débute sa carrière en France
dans le conseil. En 2001, il prépare sa
transition professionnelle aux États­
Unis en partant faire un MBA à Kellogg.
Malgré la crise économique, il entre
chez Medtronics comme Product
Manager, suite à un stage de deuxième
année réussi. La famille Clavel réside
dans le Minnesota.
Jérôme avait planifié son départ
pour les États­Unis parce qu’il pen­
sait y trouver un environnement plus
favorable à son développement pro­
fessionnel. Cinq ans plus tard, il ne
regrette pas son choix. Aux États­
Unis les carrières sont plus fluides.
On peut être mobile, on peut prendre
des risques, et on peut travailler dur
si on en a envie. Les rémunérations
sont construites pour vous y encou­
rager, ce qui n’est pas le cas en France. La maintenance du réseau profes­
sionnel est plus facile qu’en France, on
peut y passer moins de temps pour
des résultats plus probants.
Le MBA a été un tremplin majeur
pour Jérôme. Son épouse, centralienne
comme lui mais sans MBA, a plus de
mal à faire reconnaître sa valeur.
L’adaptation culturelle n’a pas été
un problème, les premiers amis se
sont faits au MBA et le réseau s’est
consolidé grâce aux enfants ! Au plan
logistique par contre, la transforma­
tion du visa temporaire en carte verte
se présentait difficilement… par chance,
Jérôme l’a gagnée à la loterie !
En guise de conclusion :
leurs conseils pour une transition
de carrière réussie
aux États­Unis
Pour Isabelle, il faut apprendre à
prendre des risques, et à ne plus se
reposer sur les corporatismes. Aux
États­Unis, on ne peut vraiment comp­
ter sur que sur soi­même, mais on vous
donne tous les moyens de le faire.
Depuis 2001, il n’est plus ques­
tion, comme le dit Jérôme, de partir
sans les clés.
Les clés réseau tout d’abord. Pour
Laurent, il s’agit de s’assurer des réseaux
professionnels solides, soit en pour­
suivant ses études dans une université
américaine, soit en rejoignant une
entreprise américaine “ carte de visite ”
avec une forte culture internationale.
Les clés visa ensuite. Tous s’ac­
cordent pour dire qu’il est extrême­
ment risqué de partir sans visa de tra­
vail à moins de briguer un diplôme
américain. La recherche d’emploi doit
donc être conduite depuis la France,
en ciblant une entreprise internatio­
nale qui aura les moyens de trans­
former le visa temporaire de trois ans
renouvelable en carte verte.
n
Pour toute question ou commentaire,
n’hésitez pas à m’envoyer un e­mail :
helene.seiler­[email protected]
Une solide préparation mentale
et un changement d’état d’esprit sont
indispensables, surtout si on ne pré­
pare pas la transition par un diplôme
d’université américaine. Comme le
résume Jean­Pierre, il faut se mettre
en mode d’adaptation permanent,
poser des questions, et remettre à
plat tous les schémas acquis en France. Laurent souligne que le positi­
visme est de règle dans les relations
de travail. La transition peut être
rude pour un Français habitué à tra­
vailler dans un environnement plus
cynique. Tous s’accordent pour dire
qu’on est jugé sur ce qu’on fait, et
non sur qui on est. LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
43
Bryce Canyon, sculpté par l’érosion.
Le Grand Canyon du Colorado.
San Francisco, Golden Gate Bridge, célèbre porte d’entrée du
mythe de l’Ouest américain.
Las Vegas, hôtel Excalibur. La capitale mondiale des jeux, symbole d’une certaine Amérique.
Alcatraz, la prison en baie de San Francisco.
44
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
PHOTOS ALAIN THOMAZEAU
LES X EN AMÉRIQUE DU NORD
Aide­toi, l’Amérique t’aidera
Mon expérience d’entrepreneur
en Amérique et en France
Nicolas Vandenberghe (85),*
fondateur ITerating.com
Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendre insouciance
Je t’ai gardée dans mon cœur !
CHARLES TRÉNET,
Douce France, 1943
Stanford Business School
1993­1995
Quand j’ai débarqué à Stanford en
septembre 1993, mes deux années de
MBA à venir n’étaient pour moi qu’un
passage vers d’autres destinations.
Prochaines étapes : l’Europe de l’Est
ou l’Asie, les nouveaux espaces des
vrais aventuriers, avais­je écrit dans
mon dossier de candidature. Deux
mois plus tard, ma demande de visa
permanent aux États­Unis était en
route vers le bureau du Service d’im­
migration et naturalisation de San
Jose, Californie.
Les Américains parlent souvent
d’Épiphanie dans le contexte de leur
carrière. Il ne s’agit pas du moment
où ils touchent la galette, ni du moment
où ils se sentent les rois, mais de l’ins­
tant de la “ manifestation d’une réa­
lité cachée ” (selon la définition du
dictionnaire Trésor de la Langue fran­
çaise). Pour moi, ce moment vint lors
d’une réunion informelle “ bière et
pizza ” un soir à la Business School peu
de temps après mon arrivée. L’invité
ce soir­là était Steve Jobs. Vêtu comme
à son habitude d’un col roulé noir,
d’un jean et d’une paire de tennis, il
s’assit par terre pour nous expliquer
comment la technologie sur laquelle
il travaillait au sein de sa société Next
allait changer le monde, prenant ainsi
le relais d’Apple, sa création précé­
dente. Je découvrais le centre de l’uni­
vers. Le fait de me sentir semblable à
ses habitants, hormis leur compte en
banque et leur accent bien sûr, me
décida à m’y installer.
Changer le monde. Vu de France,
cela peut paraître manquer de sincé­
rité. On prête souvent aux Américains
une motivation unique : le dollar.
Pourtant, le succès du phénomène de
l’Open Source montre que l’adoption par
les masses, même sans aucun béné­
fice financier, peut être une motiva­
tion au moins aussi forte pour un créa­
teur, même dans la Silicon Valley. Bien
entendu, les deux sont souvent liés :
“ Nous finançons les entrepreneurs
qui veulent changer le monde ”, déclare
la société de capital­risque à laquelle
je suis associé ces jours­ci. Avec à son
actif des succès comme Skype, revendu
pour 2 milliards de dollars quelques
années après sa création, il ne s’agit
pas que de philanthropie.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
45
Pour la petite histoire, Next, la
société de Steve Jobs, n’a pas changé
le monde. Mais deux ans après cette
rencontre à Stanford, Pixar, une autre
de ses sociétés, révolutionnait l’indus­
trie du dessin animé avec Toy Story.
Et bien entendu, dix ans plus tard,
Steve Jobs reprenait du service avec iPod
et iTunes…
– Le problème, c’est qu’ils voudraient
que nous classions tout le Web. Nous
préférons nous concentrer sur les sites
qui nous intéressent. Par ailleurs, ils sou­
haitent réaliser du chiffre d’affaires à
travers la publicité, ce qui est en contra­
diction avec l’esprit de notre démarche.
– Comment s’appelle votre guide ?
– Pour l’instant, nous l’appelons
Yahoo, les initiales de “ Yet Another
Hierarchical Officious Oracle ”.
– Ah !
Yahoo et les génies
du marketing
Retour à la Business School de
Stanford, fin 1994. Ceux d’entre nous
qui partagent un fort intérêt pour la
technologie reçoivent un e­mail de
deux étudiants du département ingé­
nierie, David Filo et Jerry Yang. Ils
disent avoir besoin de nos conseils.
Une réunion est organisée pour en
discuter. Nous sommes une dizaine
d’étudiants de la Business School ras­
semblés dans une petite salle de classe,
mais seul Jerry Yang se trouve en face
de nous.
– Où est David Filo ?
– Il est un peu timide, il est assis der­
Moins de deux ans plus tard, en
1996, la société Yahoo Inc. est introduite
au Nasdaq. La force de Yahoo, c’est sa
marque. Ses deux fondateurs sont des
génies du marketing lit­on souvent…
La deuxième fortune
du Canada
Nous sommes en 1996. Dans un
café de Palo Alto, je tombe sur mon
camarade Jeff. Jeff était l’un des étu­
diants les plus gentils, humbles et
dévoués de la Business School. À sa
sortie d’école, Jeff a pris un poste de
développement stratégique chez
Knight Ridder, une grosse société qui
nous semble bien correspondre à son
profil.
– Alors Jeff, toujours chez Knight
rière la porte.
Ridder ?
– Non, j’ai rejoint un ami qui a
démarré une société Internet. Il m’a
© YAHOO
© YAHOO
Jerry nous explique alors qu’ils ont
créé un guide des sites intéressants
sur ce nouveau système qui s’appelle
le Word Wide Web, et qu’ils ont reçu
des appels d’investisseurs en capital­
risque intéressés par leur projet.
Jerry Yang.
46
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
David Filo.
donné un tiers de la société, je suis assez
content. Tiens, voilà ma carte.
Sur la carte, on lit :
Jeff Skool
President
Ebay
– Qu’est­ce que vous faites ?
– Nous facilitons les échanges commer­
ciaux entre personnes.
– Ah !
Quatre ans plus tard, je vois à nou­
veau Jeff. Cette fois­ci, en photo, dans
l’article du magazine Forbes sur les
hommes les plus riches du monde.
Jeff est cité comme la deuxième plus
grosse fortune du Canada. J’ai aussi revu
Jeff peu de temps après dans le jacuzzi
de sa maison à Palo Alto, entouré des
jeunes blondes californiennes. Mais
c’est une autre histoire…
Sophia­Antipolis,
Silicon Valley française ?
Retour en 1995. À ma sortie de
Stanford, je me suis lancé moi aussi
dans la grande aventure. Je démarre
une société pour développer un logi­
ciel de manipulation de photos pour
le grand public, en pariant sur le déve­
loppement de la photo numérique
(cela paraît un pari évident aujour­
d’hui, mais on me regardait bizarre­
ment en 1995). La société est basée à
San Francisco, mais je décide d’ou­
vrir une filiale en France pour y embau­
cher mon équipe d’informaticiens.
On me vante les mérites de Sophia­
Antipolis, Silicon Valley française.
Ayant grandi dans la région, je me
laisse convaincre et ouvre des bureaux
dans un bel immeuble au milieu de la
pinède. À peine installé, le téléphone
retentit. Ce sont des caisses de pré­
voyance et de retraite complémen­
taire qui me vantent leurs mérites,
accompagnant leurs propos d’un déluge
de brochures et argumentaires de
vente. Quelques semaines plus tard,
un homme, âge mûr et l’air sérieux,
sonne à la porte. Il représente la caisse
CRCCRIACCR (ou quelque chose
comme ça). Je lui dis que, étant pris
par les démarches auprès de l’Urssaf
et du greffe, je n’ai pas encore pu lire
toutes les propositions qui ont inondé
ma boîte aux lettres. Mais il a l’arme
qui tue : il est muni d’une conven­
tion collective qui impose sa caisse
aux sociétés comme la mienne.
– Mais si c’est le cas, pourquoi toutes
ces autres caisses m’ont­elles contacté ?
– Elles n’ont pas dû lire la convention
collective.
Probablement.
Paris
et le capitalisme
anglo­saxon
1999. J’ai maintenant quitté le
logiciel grand public pour faire comme
tout le monde à San Francisco : créer
une société Internet. Pour ma
recherche d’investisseurs, des amis
français me recommandent de venir
à Paris, où, paraît­il, l’industrie du
capital­risque est en plein boum.
Effectivement, je n’ai aucune diffi­
culté pour obtenir des rendez­vous,
et dix heures d’avion plus tard me
voilà en face d’un analyste (ou est­ce
un stagiaire ?) dans un salon feutré
du 8e arrondissement.
– Donc nous pourrions investir 1 mil­
lion d’euros, sur la base d’une valorisa­
tion avant investissement de 1/2 million
d’euros.
– Ah? Mais si on fait ça, je vais être…
– Dilué, oui.
Assurément.
De retour à San Fransisco, des
investisseurs locaux me proposent
d’investir le même montant sur la
base d’une valorisation 10 fois plus
élevée que celle proposée par le sta­
giaire des Champs­Élysées. À peu
près au même moment, je reçois ma
carte verte.
Les montagnes russes
du nouveau millénaire
Février 2000, Davos, Suisse. L’un
des membres de mon Conseil d’admi­
nistration interrompt sa fondue pour
m’annoncer la bonne nouvelle au télé­
phone :
– Le CEO du Cnet confirme, il veut
acheter la société. Il a ouvert les négo­
ciations à 60 millions de dollars.
Je fais les comptes. Mon refus de
l’offre du stagiaire des Champs­Élysées
m’a permis de garder 70 % des parts,
qui seraient ainsi valorisées à 42 mil­
lions de dollars. J’en parle à ma femme,
nous sommes en désaccord : elle ver­
rait notre maison d’été plutôt à Malibu
en Californie, près de celle de Spielberg.
Moi, je suis plutôt Brigitte Bardot et
Saint­Tropez.
Quinze jours plus tard, l’action
Cnet perd 15 % en un jour. Les négo­
ciations sont interrompues. Six mois
plus tard, j’annonce à mes soixante
employés rassemblés dans une salle de
réunion un vendredi matin de passer
me voir individuellement dans la jour­
née, car lundi nous serons trente dans
la société. Deux mois plus tard nous
sommes quinze employés ; Microsoft
envoie quelques vautours en pantalon
de toile à pinces et chemisette pour
récupérer les meilleurs ingénieurs et
notre propriété intellectuelle au rabais.
Je déménage de San Francisco à
New York où je retrouve un ami fran­
çais. Il a inventé une méthode pour
reconnaître les visages à partir des
détails de la peau, plutôt qu’à partir
des traits du visage comme le font
tous les concurrents. Me voilà reparti
pour changer le monde, ou au moins
le monde des inspecteurs des douanes
et de l’immigration. Un an plus tard,
nous testons la technologie à Montréal
lors d’un grand rassemblement de
jumeaux identiques : soixante tests,
2 à 65 ans, 100 % de réussite. Même
Yvan et Yvon, deux sexagénaires qué­
bécois identiques à la ride près, ne
peuvent nous tromper. Nous mon­
trons ces résultats à Sagem à Cergy­
Pontoise, qui nous dit pouvoir faire
mieux. Nous essayons Thales au
Vésinet. On nous envoie le responsable
stratégie, fraîchement transféré des
frégates, qui nous fait attendre. Je tra­
verse la rivière Hudson pour ren­
contrer dans le New Jersey Identix, le
leader américain. Deux mois plus
tard, il nous rachète pour plusieurs mil­
lions. Cinq mois plus tard, grâce à
notre technologie, Identix emporte
l’appel d’offres pour les passeports
américains, une base de données de
35 millions de visages.
L’efficacité
des marchés mondiaux
Décembre 2005, Bucarest,
Roumanie. Vous l’avez deviné, j’ai
démarré une nouvelle start­up, à New
York. L’idée est d’utiliser le principe
collaboratif de l’Internet actuel (“ wiki”
et autres “blogs”) pour créer le meilleur
guide du logiciel professionnel. Dès
l’idée validée, en juillet 2005, je pars
recruter deux X sortant de l’École,
comme c’est devenu mon habitude.
Toutefois, après quelques mois, l’un
d’entre eux me communique son
manque de passion pour le projet et
son souhait de s’orienter vers les
mathématiques financières. Pour le
remplacer, je pense d’abord retourner
à Palaiseau. Puis me vient une idée
plus audacieuse : pourquoi ne pas
chercher dans les écoles polytech­
niques un peu plus loin vers l’Est ?
Trois semaines plus tard, me voilà
donc à Bucarest, faisant passer des
entretiens aux polytechniciens rou­
mains, après les polytechniciens lithua­
niens de Vilnius et les polytechni­
ciens ukrainiens de Kiev. J’en embauche
quatre au total. Chacun d’entre eux
me coûte exactement un cinquième
de ce que me coûtait le polytechni­
cien français – dit autrement, leur
salaire mensuel est le prix d’un bon
dîner à New York. Mais le jeune cama­
rade qui vient de me quitter ne mourra
pas de faim pour autant : il vient de
trouver un travail dans la finance à
New York, pour un salaire cinq fois
supérieur à ce que je le payais !
Leçons à en tirer ?
Les succès de Yahoo et d’eBay ne
sont ni l’effet du hasard ni l’œuvre
de surdoués. Ils sont poussés par un
système d’une puissance extraordi­
naire : le système de l’entreprenariat
aux États­Unis.
Dans ces deux cas, les venture capi­
talistes ont joué un rôle très important
– Yahoo a été financé par Sequoia,
eBay par Benchmark, deux des
meilleures sociétés d’investissement.
Mais tout l’environnement a contri­
bué à leur succès. Les États­Unis en
général, et la Silicon Valley en parti­
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
47
© YAHOO
culier, ont créé une machine à pro­
duire des sociétés à succès. L’Amérique
bénéficie bien sûr de son énorme mar­
ché interne. Mais je vois deux autres
grands facteurs de succès :
• les réflexes et l’expertise développés
à tous les maillons de la chaîne, du
professeur au banquier d’investisse­
ment en passant par l’entrepreneur
et l’avocat,
• la tendance des entreprises améri­
caines à prendre des risques et à
adopter rapidement les nouvelles
technologies.
J’ai un peu noirci le tableau côté fran­
çais. La France compte maintenant
des beaux succès poussés par des
entrepreneurs talentueux et des inves­
tisseurs professionnels. Mais la France
reste quand même prisonnière de son
système d’après­guerre. Les procé­
dures restent compliquées, les lois
rigides. Le rôle de l’État demeure
important, ce qui a tendance à ralen­
tir les développements de nouveaux
marchés (avec quelques exceptions
bien sûr, comme la carte à puce ou
le GSM, mais l’arbre ne doit pas cacher
la forêt). Au total, les clients ne pren­
nent pas de risque, les nouvelles socié­
tés prennent du temps à se développer,
leurs investisseurs gagnent moins d’ar­
48
gent, les valorisations restent basses.
À cela s’ajoute l’étroitesse du marché.
Je suis un fervent Européen, mais la
construction d’un vrai marché unique
va prendre des décennies.
Bref, dans le secteur des technologies
de l’information, la France a besoin
du savoir­faire entrepreneurial et du
marché américain. L’attitude de riva­
lité actuelle est contre­productive, à
l’instar de Jacques Chirac menaçant
de sa lance le moulin à vent goo­
glesque. La pression va s’accroître à
mesure que les pays de l’Est, l’Inde
et la Chine se développent. L’Inde et
la Chine l’ont d’ailleurs bien compris,
en construisant une symbiose avec
les États­Unis à travers leurs émi­
grants. La France devrait suivre leur
exemple. Embrace and extend, c’est
aussi la stratégie de Microsoft. Elle a
pour elle le mérite de l’efficacité ! n
* [email protected]
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
LES X EN AMÉRIQUE DU NORD
Français et Américains :
des modes de pensée
radicalement différents
Pascal Baudry, Ph. D., MBA1
Quand ils abordent les États­Unis au­delà du contact superficiel ou
de courte durée, bien des Français en viennent à réaliser qu’il y a plus
de différences entre nos deux peuples que l’illusion bénigne de proximité
avait pu leur faire accroire. En particulier, ils sont fréquemment choqués
par le peu de distance entre ce qui est dit et ce qui est signifié,
par la pauvreté contextuelle, par l’absence du jeu dans le discours,
par l’omniprésence de la Loi.
Q
UAND ILS ABORDENT les États­
Unis au­delà du contact super­
ficiel ou de courte durée, bien
des Français en viennent à réaliser
qu’il y a plus de différences entre nos
deux peuples que l’illusion bénigne
de proximité avait pu leur faire accroire.
En particulier, ils sont fréquemment
choqués par le peu de distance entre
ce qui est dit et ce qui est signifié, par
la pauvreté contextuelle, par l’absence
du jeu dans le discours, par l’omni­
présence de la Loi. Les Français expa­
triés mettent d’ailleurs un certain
temps à s’en remettre, et s’engagent
souvent dans des routines défensives,
telles que l’évaluation comparative
des deux cultures (“ ma culture est la
meilleure ”, ce que les Américains
appellent l’arrogance française, ou
“ cette culture nous est supérieure ”,
ce qu’on appelle localement “ going
native ”) ou encore l’explication de la
différence depuis ses propres canons
culturels (par opposition à la com­
préhension de l’autre culture “ de l’in­
térieur ”). Je me suis aperçu, au cours
de vingt années de séjour outre­
Atlantique et en écrivant Français et
Américains, l’autre rive 2, que la per­
ception du réel, que l’idéation, la façon
même de penser sont fondamentale­
ment différentes pour les Français et
les Américains, et qu’on se situe dans
ce domaine bien au­delà de la diffé­
rence superficielle.
Dans n’importe quelle culture, la
perception du réel se fait indirecte­
ment, grâce à des filtres. Ces filtres, qui
viennent s’interposer entre l’individu
et ce qu’il perçoit, connaissent une
évolution au fil du temps chez un
même individu, et une certaine varia­
bilité d’un individu à l’autre, mais
encore plus d’une culture à l’autre.
La question se pose d’identifier les
voies par lesquelles se mettent en place
des filtres différents dans des cultures
différentes. L’élaboration de la pen­
sée à partir de la perception comporte
une grande part d’acquis ; pour un
sujet donné, elle évolue au cours du
temps, rapidement durant l’enfance,
plus lentement ensuite. On pourrait
la modéliser par l’application d’un
processus markovien, où chaque étape
d’affinage du filtre perceptif résulte
du degré de succès de l’application
de l’étape précédente, jusqu’à ce qu’il
y ait convergence vers un état stable 3.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
49
On peut alors se demander quel tro­
pisme est à l’œuvre dans chacune de
nos cultures, quelle force sous­tend
l’affinage du filtre perceptif, ou, en
d’autres termes, ce que cet affinage
permet d’optimiser.
En ce qui concerne la culture amé­
ricaine, je pose que l’affinage du filtre
perceptif vise à permettre au sujet
d’augmenter son efficacité en termes
de faire ; pour la culture française, elle
s’exprime en termes d’être. Cette dif­
férence fondamentale résulte à mes
yeux de modalités radicalement oppo­
sées de la résolution des attachements
maternels dans les deux cultures. Le
jeune enfant américain (en tout cas,
l’enfant du sous­groupe White Anglo­
Saxon Protestant, celui qui donne le
la à la culture américaine) est projeté
trop tôt dans la réalité, du fait d’un
sevrage social mandaté culturelle­
ment. Le “ Go have fun! ”, rituellement
assorti du “ You can do it! ”, oblige le
petit Américain à sortir du giron mater­
nel avant qu’il y soit psychologique­
ment prêt.
Le traditionnel “ sink or swim ”
l’oblige à nager pour ne pas couler, à
se mettre en mouvement pour alors
ne plus s’arrêter, bien que son état
développemental aurait justifié plus
longtemps la protection maternelle.
Certes, ce faisant, il développe une
forte appétence au travail (“ work
ethics ”), et en travaillant dur, il accom­
plit l’œuvre de Dieu, qui, selon la
croyance des premiers Pilgrims, a
confié au peuple américain – peuple
élu s’il en est – ce nouvel Éden qu’est
le continent américain, à charge pour
ce peuple de le faire fructifier par son
travail sans pécher comme Adam et Ève.
Alors chacun s’enrichira, et, en lais­
sant voir sa richesse, il fera la preuve
de la réalisation du covenant, de l’en­
gagement sacré.
À l’inverse, le jeune enfant fran­
çais aurait aimé s’affranchir plus tôt (et
même beaucoup plus tôt dans le cas
du proverbial Tanguy) de la pesante
tutelle maternelle, mais l’interdiction
de s’en libérer le maintient dans la
caverne décrite par Platon dans La
République, le condamnant à ne voir
50
que l’ombre projetée de la réalité. Ce
faisant, cette appartenance prolongée
forcée lui permet de se doter de couches
de complexité supplémentaires. Mais
il n’arrivera jamais au stade du décol­
lage de la mère, qui lui aurait permis
de se confronter au réel par l’action,
de passer de l’être au faire. En bref,
là où le Français établit les équations
de la bicyclette (dans un espace à n
dimensions, cas particulier n = 3),
l’Américain enfourche son vélo et s’en
va faire directement l’expérience du réel.
La séparation précoce de la mère
et de l’enfant dans la culture américaine
va de pair avec le fort degré d’explici­
tation de cette culture. Réalisons que
nommer les choses, c’est les détacher
de leur contexte, séparer ce qui est
dit de ce qui ne l’est pas – à l’instar du
sevrage social dont je parlais pour les
Américains. À l’inverse, ne pas nom­
mer, comme c’est souvent le cas dans
une culture implicite telle que la cul­
ture française (ou la culture japonaise,
qui lui ressemble plus que la culture
américaine), c’est préserver l’unité
d’un grand Tout fusionnel dont aucun
membre ne se verra conférer un sta­
tut différent, tout comme le petit (puis
le grand) enfant français ne se voit
pas autoriser le sevrage, d’abord tant
souhaité, puis, confort aidant, ô com­
bien redouté !
N’y tenant plus cependant, il sera
pris dans des oscillations de relaxa­
tion qui l’amèneront à alterner des
périodes d’appartenance fidèle et des
foucades de rébellion héroïque. Ce
même mécanisme de basculement le
conduira à passer du flou le plus total
au cartésianisme absolu, de la déréliction
de justice à la sévérité la plus grande,
du retard erratique au respect obses­
sionnel de l’horaire, de la convivia­
lité de la meute à l’extrême vertica­
lité hiérarchique ou statutaire. Mais,
ne nous y trompons pas, sous Rome
perce Sparte, et l’illusion de rationa­
lité peut en cacher une autre. De même
que l’appartenance à la Mère est pri­
maire et la revendication d’indépen­
dance (exception culturelle incluse)
secondaire, de même il n’est pas de
peuple moins rationnel que les Français
(ou si peu).
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Les Américains trouveront natu­
rel d’admettre qu’ils ne savent pas (ce
qui leur arrive souvent, du reste), de
se présenter de façon détaillée à un
inconnu, de dire quand quelque chose
ne marche pas, de différencier clai­
rement ce qui est permis et ce qui est
interdit, bref, de binariser le réel. À
l’inverse, les Français fonctionneront
par allusions et sous­entendus, et
devriendront les spécialistes de la
nuance (l’Impressionnisme n’est­il
pas français ?). Et là où les Américains
trouveront naturel de se séparer (qu’il
s’agisse du départ pour le College à
l’âge de dix­huit ans, de licenciements
secs relativement bien supportés, ou
de rituels d’enterrement sans pleurs),
les Français chercheront l’emploi à
vie du fonctionnaire, l’appartenance
perpétuelle conférée par divers sta­
tuts et Corps, et la sécurité (sociale)
donnée par la Mère (– Patrie).
Dans une situation de réalité ordi­
naire, plus ou moins complexe et
variée, les Américains essayent d’aug­
menter le plus possible le contraste
pour éliminer toute zone de gris entre
des extrêmes très différenciés, là où les
Français essayent d’éliminer les options
trop tranchées pour ne garder que la
zone de flou au milieu (de combien
de réunions sort­on en France en
sachant clairement ce qui a été décidé,
et qui est responsable de quoi, pour
quand, et avec quels moyens ?). On
a dit que la langue française fut la
langue des cours d’Europe car c’est
la langue la plus précise. En fait, elle
l’était devenue car c’est la langue qui
permet d’être imprécis le plus préci­
sément…
Cette obligation, pour les Amé­
ricains, de clarifier les choses, les pré­
cipite du côté de l’engagement : une
fois qu’on a nommé les options et
qu’on en a choisi une, on deviendra
comptable de ses actions, accountable
(terme dont l’intraduisibilité directe en
français ne peut être complètement
le fait du hasard…). À l’inverse, l’hor­
reur des choix clairs et annoncés don­
nera aux Français une grande sou­
plesse (“ on a déformé ma pensée ”),
et, surtout, la possibilité de ne pas
assumer ses choix, puisque ceux­ci
ne sont pas suffisamment tranchés
pour être nommés. Responsables mais
pas coupables.
Ces attitudes contradictoires par
rapport à l’engagement trouvent leur
traduction dans des profils de risque
opposés. Là où les Américains valo­
risent The Little Engine That Could,
cette petite locomotive qui, bien que
trop jeune (c’est un point essentiel),
prend sur elle de quitter sa gare pour
aller délivrer un train bloqué de l’autre
côté de la colline, de sorte que les
enfants aient leurs jouets à temps pour
Noël (suspense intenable – oui elle y
parviendra), les Français se racontent
l’histoire de la Chèvre de Monsieur
Seguin : on sait c’qu’on perd, on sait
pas c’qu’on gagne – et la réalité, c’est
le Loup. Comme si la Mère était cli­
vée entre une Bonne Mère, obliga­
toire, et une Mauvaise Mère, dévo­
reuse des enfants auxquels il prend
envie d’aller explorer les pâtures d’en
face. Comme si on pouvait changer
de corps (et de Corps) ! Ainsi, au
binaire des Américains correspondra
le clanisme des Français, la lutte contre
le clan d’en face renforçant le sentiment
d’appartenance (maternelle) à son
propre clan.
J’écrivais au début de cet article
que “ la perception du réel, l’idéation,
la façon même de penser sont fon­
damentalement différentes pour les
Français et les Américains ”. Après les
prolégomènes, venons­y. Demandons­
nous comment s’y prennent ces deux
peuples pour se représenter le réel.
Les Américains procèdent par sub­
division, par catégorisation. En face de
la réalité plus ou moins complexe
mentionnée plus haut, ils appliquent
un questionnement heuristique qui
va leur permettre, de la façon la plus
économique possible (cinq ou six
questions au maximum) de ranger
l’objet de leur perception en catégo­
ries et sous­catégories, etc., aussi dif­
férenciées que possible, augmentant
ainsi le contraste d’une catégorie à
l’autre. À la base de la nosographie
ainsi établie, ils n’auront que des 1 et
des 0 : ils pourront, pour chacune
des catégories de cette arborescence,
répondre par oui ou par non à une
question pragmatique, telle que : puis­
je gagner de l’argent avec ceci ? Par
exemple, en vue de l’informatisation
d’une entreprise, ils se demanderont
d’abord quels sont les 80 % du pro­
blème qui sont déjà solutionnés par
ailleurs, et achèteront sur le marché
un package préexistant pour traiter
cette partie­là, au lieu de chercher à
tout reconstruire à partir de zéro (ce
qui serait le réflexe naturel des Français,
qui seraient ensuite fiers d’avoir tout
fait à la maison – chez Maman). Puis
ils appliqueront une séquence de ques­
tions aux 20 % restants (Quelle part
du problème vaut la peine d’être réso­
lue, et avec quel degré de finition ?
En avons­nous les moyens ? Savons­
nous le faire ? En avons­nous l’auto­
rité?), ce qui les conduira à des réponses
plus rustiques mais plus robustes que
les Français.
En face de cette dichotomisation,
les Français explorent la réalité par
connexion. Qui nous a présenté cette
personne (ou cette idée)? À quel même
groupe (école d’origine, syndicat,
classe sociale ou encore école de pen­
sée) que telle autre appartient­elle ?
De laquelle est­elle proche ? Puis, ayant
établi un nombre suffisant de liens
de ce genre, étant maintenant satis­
faits par le degré de connexité ainsi
établi, ils en viennent alors à consi­
dérer que la personne (ou l’idée) est
connue, assimilée. Ainsi, là où les
Américains deviennent spécialisés, les
Français deviennent cultivés.
binaires de ou – ou (comme dans “fro­
mage ou dessert ”), alors que des
croyances d’abondance amènent
l’Américain, pourtant naturellement
binaire, à faire la part belle au et – et
(comme dans le win – win). Tout se
passe comme si on avait affaire à une
double structure en treillis, parcou­
rue dans les deux sens par des rela­
tions duales. C’est beau, profond,
troublant, et parfaitement inutile –
en un mot, tellement français ! n
1. Psychanalyste puis dirigeant d’entreprises en
France puis en Amérique du Nord, Pascal Baudry
est actuellement président de WDHB Consulting
Group, à Berkeley (Californie). Il prépare un livre
sur la mentalité française.
2. Village Mondial/Pearson Ed., 2e édition, 2005.
Également en accès gratuit sur
www.pbaudry.com
(de même que la version en anglais et des mor­
ceaux choisis de la BD Les Frenchies).
3. Pour une tentative de mathématisation de
ce phénomène, se référer à l’appendice 3 de
Français et Américains, l’autre rive, op. cit., “Culture
explicite, process, et théorie de la Complexité ”.
On voit que les Américains explo­
rent le réel sur la base de ce qui sépare,
et les Français de ce qui rassemble.
Ces notions sont duales l’une de l’autre.
Il en va ainsi entre nos deux cultures
pour de nombreux concepts : ce qui
est horizontal dans l’une est vertical
dans l’autre (par exemple les rela­
tions). Ici, le point ; là, la virgule. Ici,
Uncle Sam (et le Bald Eagle), là, Marianne
(et, notons­le, ses deux mamelles,
intarissables). Ce concept de dualité
se retrouve aussi dans des déplace­
ments au sein de chacune des deux
cultures : certes, le Français cherche
à relier, mais des croyances de rareté
le conduisent à penser en termes
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
51
LES X EN AMÉRIQUE DU NORD
Les X des États­Unis
rock’n'rollent avec l’AX
Grégoire Gentil (92) et Étienne Ardant (97)
A
LORS QUE LA PRESSE PAPIER doit faire face à de nom­
breux challenges, la majorité des quotidiens et
magazines français disposent aujourd’hui d’une
stratégie Internet ambitieuse, se fondant sur le support
papier mais cherchant en même temps à bénéficier des
nouvelles fonctionnalités que permet le média de la Toile.
L’organe de communication majeur de l’AX, La Jaune
et la Rouge, a commencé depuis quelques années à mettre
en œuvre une stratégie Internet. À l’occasion de ce numéro
sur les USA, les X vivant aux États­Unis, qui baignent
dans un environnement multimédia et interactif, ont sou­
haité apporter leur pierre à l’édifice et ont proposé la réa­
lisation d’un site plus ambitieux pour la version Internet
de La Jaune et la Rouge, en complément de ce qui avait été
déjà développé.
C’est ainsi qu’en collaboration avec les instances de
l’AX, le comité éditorial de notre mensuel et Polytech­
nique.org, nous t’offrons un site qui propose une interactivité
nouvelle, le but étant de renforcer la proximité entre les
promotions et de séduire nos jeunes camarades.
http://www.la­jaune­et­la­rouge.com
Outre le contenu classique de la version papier, tu
trouveras sur ce site :
• plus de contenu, dont des vidéos et des liens externes ;
• de l’interactivité avec la possibilité de commenter un
article, de le recommander, de l’envoyer par e­mail et de
contacter son auteur ;
• la possibilité de soumettre un article pour un prochain
numéro ;
52
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
• un accès au carnet polytechnicien avec la soumission
en ligne d’annonces et la possibilité de recevoir des alertes
sur ta promotion ou sur des critères de ton choix ;
• un accès aux archives avec un moteur de recherche ;
• les annonces des groupes X en temps réel.
Le premier numéro de cette nouvelle version Internet
de La Jaune et la Rouge est accessible en ligne gratuitement
à tous les polytechniciens. N’hésite pas à faire passer le
message aux camarades que tu connais.
Tu peux donc provisoirement mettre de côté le
numéro papier que tu as entre les mains et aller sur
http://www.la­jaune­et­la­rouge.com. Tu pourras inter­
agir, participer ainsi que laisser tes commentaires et
suggestions pour contribuer à la poursuite et à l’amélio­
ration de ce site.
n
FORUM SOCIAL
L’envers du décor
Une entreprise
dans l’aide à domicile,
un vilain petit canard ?
par Michel Mazet
Michel Mazet est le président de M & D.
Ayant une formation d’expert comptable, il a travaillé pendant vingt ans
dans le monde du conseil en organisation et des systèmes d’information,
notamment chez PriceWaterhouseCoopers.
En avril 2003, il a créé M & D (Aimer et Aider) qu’il présente ici,
présentation qui fait suite à celle effectuée à l’École de Paris
du Management, en avril 2006.
C
ONFRONTÉ aux problèmes de
vieillissement de mes parents,
j’ai découvert l’extraordinaire
difficulté des gens ayant une activité
professionnelle prenante à trouver les
réponses adéquates. J’ai décidé de
créer une entreprise exclusivement
spécialisée dans l’aide à domicile pour
personnes âgées. Voulant offrir le
meilleur service, ma société passe des
contrats sur mesure avec la famille,
assure elle­même la responsabilité
d’employeur, ne recrute que des pro­
fessionnels et crée un cadre de nature
à développer une fierté d’équipe.
Mes clients recommandent la for­
mule autour d’eux, mais le bouche à
oreille ne suffisant pas pour déve­
lopper l’entreprise, je cherche à la
faire connaître par le relais des acteurs
traditionnels du secteur : adminis­
tration, mairies, caisses de retraite…
Je ressens en fait une sorte d’ostra­
cisme, comme si l’aide aux personnes
âgées était réservée aux associations,
au bénévolat et à la réinsertion. Face
aux besoins est­ce bien raisonnable ?
Un besoin d’assistance
de plus en plus technique
Je voudrais rappeler plusieurs points.
Le premier est que la population des
personnes âgées va augmenter fortement
dans les prochaines années. Le deuxième
est que les personnes âgées préfèrent
continuer à vivre à leur domicile. Le troi­
sième est que les personnes âgées
deviennent dépendantes de plus en
plus tard. Ce dernier point est très
important car il constitue un vrai défi
de société. Comment répondre à cette
situation soudaine ou progressive de
dépendance importante qui nécessite
une aide très spécialisée et technique
(fracture du col du fémur, accident
cérébral, maladie d’Alzheimer ou
Parkinson…) ?
Auxiliaire de vie : un vrai métier
et non un petit boulot
Le métier “ d’auxiliaire de vie ” est
capable aujourd’hui d’apporter une
partie des réponses. Il consiste à faire
les gestes techniques permettant à
une personne âgée dépendante de
rester chez elle : aide à la toilette, aide
à l’habillage, réalisation des courses,
aide à la marche, surveillance de la
prise de médicaments, stimulation,
coordination avec le monde médi­
cal… À noter que les soins sont exclus
de cette activité.
Ce métier, très peu connu et sur­
tout reconnu, est un très beau métier.
Les personnes qui l’exercent ont un vrai
savoir­faire technique bien sûr mais
aussi de très grandes qualités humaines.
Ces personnes ont en effet la vraie
motivation d’aider, de créer une rela­
tion de confiance, d’apporter une sécu­
rité dans le maintien à domicile. Tous
les proches des personnes âgées connais­
sent cette difficulté de faire accepter
l’aide d’un tiers. Une auxiliaire de vie
est capable par ses qualités de se faire
accepter progressivement.
La satisfaction du client :
une nécessité absolue
Tout d’abord, les auxiliaires de vie
sont nos salariés. Ce fonctionnement
ne présente que des avantages pour le
client. Le premier avantage est la sim­
plicité. La personne âgée n’est pas
l’employeur et est donc déchargée de
toute la gestion du personnel : sélec­
tion, encadrement, congés, maladie
et surtout du licenciement. Le deuxième
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
53
avantage est la qualité. Nous perdons
le client si nos salariés ne donnent
pas entière satisfaction.
Ensuite, la personne âgée ou sa
famille passe un contrat avec notre
société. Ce contrat fixe tous les élé­
ments de l’intervention : contenu de
l’aide et de ses modalités (choix des
jours, des horaires et de la durée). Il
prévoit également des clauses d’inter­
ruption pour cas de force majeure
(hospitalisation) ou des clauses de
suspension avec préavis (absence pour
vacances). Le contrat peut être à durée
indéterminée ou temporaire. Bref, il
est totalement sur mesure.
Enfin, en plus de l’obligation de
moyen nous sommes presque dans
une obligation de résultat. Pour nos
clients les plus dépendants, nous
devons impérativement assurer notre
mission.
L’alchimie d’une bonne gestion
des ressources humaines
La réussite de la société repose sur
le professionnalisme de chacune des
salariées.
Nous ne sélectionnons que des
femmes aux alentours de 40 ans ayant
chacune plusieurs années d’expérience
de ce métier. En contrepartie de nos
exigences, nous fonctionnons dans
un cadre sécurisé limitant la préca­
rité. Au départ, toutes les salariées
sont embauchées en CDI à temps par­
tiel. Progressivement, la durée de leur
contrat de travail augmente. Aujour­
d’hui, les trois quarts sont à temps
plein. La rémunération est très supé­
rieure au standard du marché avec
un système motivant de primes. Le
salaire de base est enfin garanti même
si le client décède ou part en maison
de retraite. Concrètement, plusieurs
salariées sont en sous­activité rému­
nérée en attente de mission.
Mais l’aspect financier n’est pas
tout. Nous valorisons nos salariées.
Chaque mission est expliquée préa­
lablement à l’auxiliaire de vie pres­
sentie. Notre salariée est ensuite accom­
54
pagnée et présentée au démarrage de
l’intervention. Chaque semaine, elle
doit passer au bureau nous tenir infor­
mer de ses missions. À chaque (éven­
tuel) problème, les auxiliaires de vie
savent que nous sommes joignables et
réactifs pour les aider. Nous sommes
en relation avec la famille. Nous fai­
sons le maximum pour qu’elles ne se
sentent pas isolées. Nous faisons un
travail d’équipe. Elles doivent sentir
qu’elles ont une structure organisée
en soutien.
La situation archaïque
de ce secteur
En caricaturant la situation, le dis­
cours de la part du monde médico­
social est : “ Les associations sont soli­
daires et les entreprises sont uniquement
à but lucratif. Les personnes âgées
sont toutes fragiles, isolées et inca­
pables. L’économie sociale et solidaire
doit permettre aux personnes en réin­
sertion de travailler. Le secteur asso­
ciatif a seul la légitimité d’intervenir
car c’est une question de solidarité
nationale. ”
Où est la vérité ? Est­il raisonnable
de subventionner de manière très
importante le secteur associatif ? Est­il
raisonnable de ne penser qu’en termes
de réinsertion et de bonne volonté ?
Est­il raisonnable d’opposer le gentil
monde associatif et le méchant monde
commercial ? Est­il raisonnable que
les lieux d’informations pour les familles
(CLIC, PPE), certaines assistantes
sociales, certains conseils généraux
dans le cadre de l’APA boycottent les
structures privées uniquement de par
leur nature commerciale ?
Que veulent les familles aujour­
d’hui ? Elles recherchent une solution
professionnelle, personnalisée et adap­
tée à leurs demandes.
Toutes les initiatives sont à encou­
rager, sous réserve bien sûr d’obtenir
les agréments administratifs obliga­
toires pour intervenir auprès d’un
public âgé. Le Plan Borloo, sur le déve­
loppement des services à la personne,
insiste bien sur le libre choix des familles.
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Quel est le vrai prix du service ?
La logique du low­cost ou de pres­
tations presque gratuites car subven­
tionnées a des limites. Le Rapport Délos
rédigé par le Commissariat général
au Plan en mai 2005 sur le dévelop­
pement de l’offre de services à la per­
sonne explique que seule une offre à
valeur ajoutée supérieure à l’auto­
production familiale peut réussir véri­
tablement à répondre aux besoins des
familles. Elles accepteront de payer
plus cette offre de services ce qui per­
mettra de proposer des salaires plus
élevés et attirera des personnes recher­
chant un métier reconnu et valorisé.
Quelle vision du futur ?
Notre stratégie d’être des spécialistes,
de travailler dans la qualité, d’appor­
ter de la valeur ajoutée et de valoriser
nos salariées donne satisfaction à nos
clients qui payent “comptant/contents”
nos prestations et nous remercient.
L’ostracisme irraisonnable que
subissent les entreprises doit évoluer
pour laisser le libre choix aux familles.
La défense exacerbée de situations
de monopole d’intervention est au
détriment du public. Une complé­
mentarité entre les associations et les
entreprises serait beaucoup plus intel­
ligente.
n
Le site Internet de la société M & D :
www.metd.fr
ARTS, LETTRES ET SCIENCES
Allons au théâtre
Philippe Oblin (46)
L
’AUTRE SOIR à La Baule, nous avons été voir M. Arditi
et Mme Bouix jouer Lunes de miel, de Noël Coward,
dans une adaptation d’Éric­Emmanuel Schmitt.
Peut­être pour votre part y avez­vous assisté à Paris, où
cette pièce vient de tenir longtemps l’affiche au Théâtre
Édouard VII. Si oui, vous en connaissez le sujet : après
un temps de vie commune, follement amoureuse mais
follement houleuse aussi, Eliot et Amanda ont divorcé,
voici cinq ans. Ils viennent de se remarier l’un et l’autre
et découvrent qu’ils ont débarqué, flanqués chacun de
son nouveau conjoint, dans deux suites voisines du même
hôtel à Cannes, en vue d’y passer leurs secondes lunes de
miel. Tant de vieux souvenirs reviennent si soudainement
à la surface qu’ils tombent dans les bras l’un de l’autre et
s’enfuient à Paris par le premier train, plantant là les
conjoints tout neufs, qui n’y comprennent rien. En résulte
une suite hilarante de cafouillis, au cours de quoi ils
connaissent tour à tour des phases de totale extase et
d’autres d’engueulades homériques, tout comme avant,
mais compliquées par la présence des conjoints qui ont
fini par se coaliser et les dénicher dans leur refuge. nous n’avions rien pu louer d’autre – tint peut­être sa part,
mais j’espère tout de même jouir d’une objectivité de vue
et une capacité de jugement suffisantes pour l’emporter
sur une triviale sensation issue de mes fesses meurtries et
mon dos injustement ployé.
Alors ? C’est très simple. M. Arditi, qui fut un jeune comé­
dien charmeur, si plaisant en 1985 dans Tailleur pour
dames de Feydeau, s’est mis, la maturité venue, à “ en faire
beaucoup trop ”, comme l’on dit, en y ajoutant une sorte
de vulgarité qui, trois fois hélas, plaît au public. Certes,
il appartient à tout comédien de plaire au public, c’est
l’accomplissement même de sa vocation mais on peut
plaire en satisfaisant le bon goût ou en flattant le mau­
vais. Et pourquoi s’en tenir presque systématiquement à
la seconde option ? J’ignore quelle part le metteur en scène
Bernard Murat joua dans le choix de ces lourdes gesticu­
lations. Ce que je sais en tout cas, c’est qu’il avait aussi
mis en scène Tailleur pour dames et que l’on n’y observait
rien d’aussi pesant, bien au contraire. En tout cas lors de
la représentation de Lunes de miel, le public riait longue­
ment aux éclats, ou même applaudissait, à chacune de
ces flatteries, au point que c’en était agaçant, ne fût­ce
que par les incessantes interruptions des dialogues, pour­
tant tout en finesse.
Mme Évelyne Bouix fit l’objet de beaucoup moins de
transports, alors que son jeu était bien autrement équili­
bré, parfaitement nuancé dans l’expression des sentiments
de cette Amanda, à la fois subjuguée et exaspérée par un
Eliot que Noël Coward voulut à la fois éperdu d’amour,
mais tour à tour ironique et distant, ou brutal. Un emploi
convenant à merveille à la finesse naturelle de M. Arditi,
mais qu’il s’applique malheureusement à masquer der­
rière d’intempestives agitations. Le contraste entre l’épais­
seur artificielle de l’un, l’aérienne transparence de l’autre
saisissait en tout cas.
Si l’adaptation de M. Schmitt est récente, il s’agit d’une
pièce ancienne, créée à Londres en 1930, sous le titre de
Private Lives. Ce fut d’ailleurs le premier grand succès de
Noël Coward (1899­1973), auteur dramatique, comé­
dien, créateur et interprète de chansons à la Charles Trenet,
en outre parfaitement bilingue, faisant de fréquents séjours
à Paris, où il jouait au besoin ses propres pièces, en fran­
çais, sur le plateau de l’Édouard VII justement. Pour sa
part, M. Schmitt, on le sait, maîtrise avec aisance le dia­
logue de scène : il l’a montré en adaptant avec succès pour
le théâtre l’un de ses meilleurs romans, L’Évangile selon
Pilate. De surcroît, ce qui n’est pas donné à tous, il manie
aussi bien le registre comique que le sérieux.
L’on serait alors tenté de répéter ce que tout un cha­
cun sait déjà : pour faire du bon théâtre, une bonne idée
servie par un bon texte ne suffit pas, il y faut aussi des
comédiens fidèles et discrets. En outre, et bien qu’il ne
s’agisse que d’un détail, ce n’est pas plus mal d’être conve­
nablement assis !
n
Toutes les conditions semblaient donc réunies pour
que nous passions une excellente soirée. Ce ne fut pas le
cas. Le stupéfiant inconfort des strapontins d’Atlantia –
Lunes de miel de Noël Coward, dans une adaptation d’Éric­Emmanuel Schmitt
et une mise en scène de Bernard Murat. En tournée à Atlantia, à La Baule.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
55
Récréations
scientifiques
Jean Moreau de Saint­Martin (56)
[email protected]
1)
J’appelle “ nombre joli ” un nombre entier, strictement
positif, dont les chiffres (en écriture décimale) sont tous
différents et vont strictement en croissant de gauche à
droite.
a) Combien existe­t­il de nombres jolis ?
b) Combien sont multiples de 11 ?
2) L’horloge martienne
Comme on sait, les Martiens n’ont que 4 doigts à chaque
main, et comptent en système octal et non décimal. De
ce fait, l’aiguille des heures d’une horloge martienne fait
un tour en 8 heures martiennes ; l’aiguille des minutes
fait un tour en une heure de 64 minutes ; l’aiguille des
secondes fait un tour en une minute de 64 secondes.
À quels moments les 3 aiguilles sont­elles superpo­
sées? Quelle proportion du temps représentent, en moyenne,
les périodes où l’aiguille des secondes est dans l’angle
saillant formé par les deux autres ?
n
Solutions page 59
Oenologie
Laurens Delpech
Bordeaux : le retour du Soleil
O
N ASSOCIE souvent les vins de Bordeaux à un cer­
tain conservatisme et, depuis quelque temps, à
un problème de commercialisation. En fait, si cer­
tains vins ont du mal à se vendre, il y a deux catégories
très prisées en France et à l’étranger : les très grands vins
et les châteaux qui savent développer à partir d’un terroir
exceptionnel des vins de qualité, avec cette finesse et cette
fraîcheur qui appartiennent à Bordeaux et font toujours
rechercher les vins de cette région.
Les très grands vins montrent la voie à Bordeaux et
ont longtemps été les locomotives de l’appellation. Le
monde entier s’arrache Cheval blanc, Margaux, Yquem, Petrus
56
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
ou Lafite à des prix qui ne cessent de monter. Ces grands
vins sont devenus des produits de luxe, par leur prix et
leur rareté et le commun des mortels n’y a accès que dans
des occasions exceptionnelles. Mais un grand atout de
Bordeaux, c’est aussi de savoir faire un très bon vin à un
prix raisonnable, comme le montrent les exemples des
crus bourgeois dans le Médoc (Chasse­Spleen, Phélan­
Ségur, Haut­Marbuzet…) ou de Château d’Aiguilhe en
Côtes de Castillon. C’est précisément la personne qui a
fait le succès d’Aiguilhe, le comte Stephan von Neipperg,
qui est à l’origine du renouveau de Château Soleil.
Au départ, comme toujours en France, il y a un terroir,
situé dans l’appellation Puisseguin Saint­Émilion, qui est
d’une qualité exceptionnelle puisque le Château Soleil
avait déjà été reconnu “ Premier Vin de l’appellation ” par
l’INAO, lors du cinquantenaire de l’AOC Puisseguin Saint­
Émilion. En 2005, Château Soleil a été racheté par un
groupe de passionnés de vin dont l’objectif est de porter
le vin au plus haut niveau qualitatif possible, celui des
tout “ Premiers ” crus de la région de Saint­Émilion, tout
en restant dans une gamme de prix raisonnable.
La propriété est constituée d’une vingtaine d’hectares,
majoritairement situés sur le plateau calcaire du village
de Puisseguin. On retrouve le même type de terroir sur le
plateau de Saint­Émilion, qui héberge la plupart des grands
crus classés de l’appellation. L’encépagement, typique du
Saint­Émilionnais, est constitué pour près de 80 % de
merlots, le reste se partageant également entre cabernets
sauvignons et cabernets francs. Comme nous l’avons déjà
mentionné, les équipes qui ont pris en main Château Soleil
sont supervisées par Stephan von Neipperg. Propriétaire,
entre autres de Canon La Gaffelière, de La Mondotte et
du Clos de l’Oratoire à Saint­Émilion ainsi que de Château
d’Aiguilhe en Côtes de Castillon, il est reconnu comme
un des meilleurs spécialistes de ces terroirs et de ces
cépages.
La culture de la vigne comme la vinification sont
conduites dans un esprit de respect du terroir et du mil­
lésime. Chaque cuve, issue de parcelles bien identifiées,
est traitée “ sur mesure ”, essentiellement en fonction de cri­
tères de dégustation. Les fermentations sont lentes et
conduites à des températures contrôlées. Comme il se
doit pour un vin qui bénéficie des derniers apports en
termes de pratiques œnologiques, les fermentations malo­
lactiques ont lieu en barriques, et l’élevage sur lies, sans
soutirage, permet un contrôle mesuré des apports d’oxy­
gène par microbullage, en fonction des besoins. Au terme
de ce processus, les vins ne nécessitent alors pratique­
ment ni collage ni filtrage.
Les merlots confèrent à Château Soleil une rondeur, un
fruité, une opulence caractéristiques des grands vins de la
rive droite, les cabernets ajoutent par leur puissance et
leur complexité aromatique une bonne longueur en bouche
et viennent renforcer la capacité de garde. Le premier mil­
lésime produit par la nouvelle équipe est le 2005, un mil­
lésime géant à Bordeaux, qui se compare aux plus grands
millésimes du siècle dernier. Château Soleil bénéficie natu­
rellement de l’effet millésime : les échantillons que j’ai
goûtés sont délicieux, le vin est déjà presque agréable à boire,
ce qui est extrêmement rare lorsqu’on goûte des échan­
tillons de primeurs, quelques mois après la vinification,
au moment où le vin est fait mais pas encore élevé. Comme
beaucoup d’autres bordeaux, Château Soleil va bientôt
être mis à la vente en primeurs, mais on ne connaît pas
encore ses circuits de distribution. Les personnes inté­
ressées peuvent demander des renseignements d’ici un
mois ou deux à [email protected]
n
Discographie
Jean Salmona (56)
Solitude
Comment te sens­tu ?
Délicieusement seule. Et toi ?
Délicieusement seul.
À
PHILIPPE SOLLERS, Nouvelle
d’un tableau ou d’une sculpture,
une pièce de musique n’existe pas en soi : elle vit
par instants, et uniquement pour celui qui la joue
et celui qui l’écoute. Et deux auditeurs qui écoutent une
musique donnée, même simultanément et jouée par les
mêmes musiciens, entendent deux œuvres différentes,
en fonction de leur culture, des réminiscences que sus­
cite cette écoute, et, bien sûr, de leur état d’âme à cet ins­
tant. À la différence du jazz, la communion collective des
auditeurs d’une salle de concert n’est, nous le savons bien,
qu’une illusion. Quant à la relation entre le musicien et
celui qui l’écoute, interrogez un musicien professionnel :
il préfère mille fois jouer devant un auditoire anonyme
et plongé dans la pénombre, plutôt que dans une pièce
éclairée devant un groupe d’amis. Allons, il faut bien vous
l’avouer : quand vous écoutez de la musique, vous êtes
toujours seul.
LA DIFFÉRENCE
Cantates de Bach
On pouvait penser à bon droit que les Cantates de
Bach, profondément enracinées dans la culture judéo­
chrétienne, ne pouvaient être mieux jouées que par des
“ Occidentaux ”, comme ce fut le cas pendant près de trois
siècles. Vint le Bach Collegium Japan dirigé par Masaaki
Suzuki, qui vient de publier deux volumes de cantates :
Ach Herr, mich armen Sünder / Ach Gott, vom Himmel sieh
darein / Ach Gott, wie manches Herzeleid / Aus tiefer Not
schrei ich zu dir 1 avec Dorothée Mields, Pascal Bertin, Gerd
Türk, Peter Kooij ; et deux cantates pour soprano avec
Carolyn Sampson, Jauchzet Gott in allen Landen / Alles mit
Gott und nichts ohn’ihn 2. C’est l’absolue perfection : équi­
libre entre voix et instruments, clarté des plans sonores,
joie extatique de l’interprétation, sans cette pompe ni cet
académisme que l’on trouve parfois dans certaines ver­
sions européennes. Écoutez : il n’y a que vous, et Dieu, si
vous êtes croyant, et Bach, aidé de Suzuki, est votre inter­
cesseur.
Symphonies
La 2e Symphonie de Mahler, dite “ Résurrection ”, témoigne
d’une incroyable ambition : tout dire de la mort et de
l’après. Nous en avons déjà cité dans ces colonnes, au fil
du temps, des enregistrements : par Bruno Walter avec le
New York Philharmonic (1962), par Leonard Bernstein et
le London Symphony (1974), par Evgeny Svetlanov et
l’Orchestre d’État de Russie (1996). La version de Pierre
Boulez à la tête du Wiener Philharmoniker 3 marque une
rupture, comme on pouvait s’y attendre : Boulez, en arti­
san rigoureux, donne la priorité absolue à la forme, en dis­
tinguant les plans sonores, en isolant chaque fois que pos­
sible les instruments ainsi transformés en solistes. Et la
Symphonie Résurrection devient ainsi une explication de
texte, nous donnant à entendre ce qui nous avait échappé
jusque­là, sauf peut­être dans la version Bruno Walter,
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
57
version de légende. On regrettera seulement l’excès de
vibrato de la mezzo­soprano Michelle DeYoung dans le
sublime 4e mouvement, qui ne fait oublier ni Maureen
Forrester (version Walter), ni Janet Baker (version Bernstein).
La 14e Symphonie de Chostakovitch, pour soprano,
basse et orchestre de chambre, sur le thème de la mort,
constitue une opposition saisissante et inattendue à la
2e de Mahler. Écrite – à la différence de celle de Mahler,
œuvre de jeunesse – quelques années avant la mort du
compositeur, sous la forme d’un cycle de lieder sur des textes
de Garcia Lorca, Apollinaire, Rilke, et dédiée à Benjamin
Britten, c’est une œuvre austère et désenchantée, expres­
sion ultime de la solitude du musicien face à la société et
à la mort, thème récurrent de la vie de Chostakovitch au
sein d’un système qui le tolérait mais où il était en situa­
tion permanente de survie. Simon Rattle en donne avec
son Philharmonique de Berlin une interprétation toute
de retenue, poignante, avec Karita Mattila et l’extraordi­
naire Thomas Quasthoff4. Dans le même étui, la 1re Symphonie,
déjà citée dans ces colonnes, œuvre de jeunesse pleine
d’enthousiasme, bourrée de trouvailles, mais où pointe
déjà (URSS 1925) le sentiment de la peur et de la mort.
Comparés à Bruckner, Mahler, Chostakovitch, les musi­
ciens français se sont peu illustrés dans la symphonie.
Peu, mais souvent de manière marquante, et pas seule­
ment Berlioz, comme en témoignent la 3e Symphonie de Saint­
Saëns et la Symphonie de Chausson, dont un disque récent
reprend les enregistrements de Michel Plasson à la tête
de l’Orchestre du Capitole de Toulouse 5. La 3e Symphonie
(avec orgue) de Saint­Saëns est une œuvre puissante d’un
classicisme rigoureux – et décourageant, comme s’il ne
s’était rien passé depuis Schubert et Mendelssohn – com­
posée à la même époque que la 2e de Mahler, combien
plus innovante et incomparablement plus forte. La Symphonie
de Chausson est d’une tout autre eau : thèmes, harmo­
nies, orchestration, c’est un petit chef­d’œuvre, même si
elle est marquée du sceau de Franck. Bizarrement, elle
est peu jouée en France, alors qu’elle est régulièrement
programmée au Lincoln Center à New York.
Eugène Ysaye
Ysaye, violoniste légendaire de la même époque, a été
le dédicataire de nombreux concertos et aussi de sonates
pour violon et piano dont 8 sont regroupées en un cof­
fret, enregistrées par Andrew Hardy et le pianiste Uriel
Tsachor 6. On y trouve les incontournables Sonates de
Franck et de Lekeu, bien sûr, mais aussi celles, beaucoup
moins connues, de Guy Ropartz, Gustave Samazeuilh,
Albéric Magnard, Louis Vierne, Sylvio Lazzari, Joseph
Jongen. Toutes dans la lignée de Franck et aussi de Fauré,
toutes différentes, complexes, agréables à l’écoute, dans l’es­
prit français mesuré, pudique et subtil. Découvrez­les,
elles valent le détour et vous pourrez vous demander
pourquoi elles sont si inexplicablement inconnues du
grand public, pour la plupart.
58
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
Hymnes
Quoi de plus subjectif qu’un hymne national ? La
Marseillaise vous émeut, mais gageons que Lofsöngur,
l’hymne islandais, vous laisse de marbre. Stockhausen
avait, en son temps, composé à partir d’hymnes nationaux
démontés une œuvre très forte, Hymnen. Karajan a enre­
gistré en 1972 avec le Philharmonique de Berlin une
vingtaine d’hymnes nationaux européens (y compris,
prémonition ? l’hymne turc), repris aujourd’hui en CD 7.
Vous aurez plaisir à réentendre La Brabançonne ou le God
save the Queen, et aussi à découvrir les hymnes suisse,
danois, etc. Vous regretterez l’absence de l’hymne sovié­
tique, politiquement incorrect à l’époque mais bien beau.
Ce sont des hymnes d’une autre nature que Purcell
composa pour les anniversaires de la reine Mary puis pour
sa mort en 1695, et qu’ont enregistrés le Chœur du Collège
Royal de Cambridge et l’Academy of Ancient Music 8.
C’est de la belle musique, très travaillée et novatrice, du
très grand Purcell, du niveau de Didon et Énée. Les pièces
écrites pour les funérailles sont beaucoup plus fortes – et
réellement émouvantes – que celles des anniversaires, ce
qui confirme que la douleur est plus stimulante en art
que la joie.
Le disque du mois
Jessye Norman a enregistré en 1983 et 1986 un
ensemble de lieder de Richard Strauss, les uns avec
orchestre, les autres avec piano 9. On y trouve d’abord,
parmi une vingtaine de lieder avec piano dans la droite
tradition de Schumann et Brahms, une perle : un inédit,
peut­être la toute dernière œuvre de Strauss, Malven,
écrite pour une amie et gardée par elle jusqu’à sa mort
en 1983, une pièce exquise aux harmonies subtiles, dans
le goût français. Et les lieder avec orchestre compren­
nent les ineffables Vier letzte Lieder, sur des poèmes de
Hesse et von Eichendorff, superbe adieu à la vie (qui fut
merveilleuse et insouciante pour Strauss, grâce à son
aptitude à ignorer le monde extérieur et, in fine, les hor­
reurs nazies). L’originalité de ces enregistrements tient à
la voix de Jessye Norman, non pas éthérée et distanciée,
comme chez maints interprètes de Strauss, mais chaude
et sensuelle. Après tous ces adieux, ces renoncements, cette
résignation, Jessye Norman nous offre un formidable
hymne à la vie.
n
1. 1 SACD BIS 1461.
2. 1 SACD BIS 1471.
3. 1 CD DGG 477 6004.
4. 2 CD EMI 3 58077 2.
5. 1 CD EMI 3 53023 2.
6. 4 CD MEW 0528­0531.
7. 1 CD DGG 477 5957.
8. 1 CD EMI.
9. 2 CD PHILIPS 475 6377.
Solutions des récréations scientifiques
1)
a) 511. À chaque nombre joli correspond un sous­
ensemble non vide de l’ensemble {1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9}
qui a 9 éléments, et réciproquement. Tout ensemble de
n éléments a 2n sous­ensembles distincts, dont un vide.
Il existe donc 29 – 1 = 511 nombres jolis.
b) Aucun. S’il existait un nombre joli abcd...n qui soit
multiple de 11, le nombre obtenu en remplaçant les deux
premiers chiffres ab par le chiffre de la différence b – a
serait encore un nombre joli multiple de 11. En poursui­
vant ces remplacements, on obtiendrait un nombre joli
multiple de 11 ayant un seul chiffre, nombre qui ne peut
pas exister.
2) L’horloge martienne
Quand l’aiguille des heures fait un tour, l’aiguille des
minutes en fait 8 et l’aiguille des secondes (trotteuse)
8 x 64 = 512. Ainsi ces aiguilles prennent respectivement
7 et 511 = 7 x 73 tours d’avance sur l’aiguille des heures.
Quand celle­ci fait 1/7 tour à partir de 0 heure, en T =
8/7 heures martiennes, les deux autres coïncident avec
elle avec respectivement 1 tour et 73 tours d’avance, et
ainsi de suite à intervalles T.
La trotteuse passe dans l’angle saillant formé par les
deux autres aiguilles dans les intervalles de temps (iT/73,
iT /72), ainsi que dans les intervalles de temps
((72 – i)T/72, (73 – i)T/73), les uns et les autres de durée
iT/5256, pour i = 1 à 36. La proportion cherchée est
36
2i = 37
∑
5256
146
i =1
La même proportion 37/146 s’applique à l’aiguille des
minutes pour l’angle des deux autres aiguilles. Pour ce
qui est de l’aiguille des heures, elle passe dans l’angle des
deux autres pendant 18/73 du temps. Il reste 18/73 du
temps où aucune des aiguilles n’est dans l’angle saillant
formé par les deux autres.
Les curieux pourront rechercher ce que sont ces pro­
portions dans nos horloges terrestres. Il existe même une
formule générale pour ce type de problème ; la proportion
n’est jamais exactement 1/4 bien que la valeur moyenne
de l’angle saillant soit π/2.
n
Chers camarades internautes,
Consultez le site
http://www.la­jaune­et­la­rouge.com
Vous y trouverez les pages de couverture et les
sommaires des numéros de La Jaune et la Rouge
depuis janvier 2002.
Les livres
La publication d’une recension n’implique en aucune
façon que La Jaune et la Rouge soit d’accord avec les
idées développées dans l’ouvrage en cause ni avec
celles de l’auteur de la recension.
Managements de l’extrême
Tome 1 : Des patrons en pleine tempête
Michel Berry (63) et l’École de Paris
Préface de Claude Bébéar (55)
Paris – Éditions Autrement 1 – 2006
Tome 2 : Crises et renaissances
Michel Berry (63) et l’École de Paris
Paris – Éditions Autrement 1 – 2006
Ce sont deux tomes remarquables que publie l’École
de Paris du Management, dirigée par Michel Berry. Chacun
comporte une dizaine de chapitres passionnants, récits
d’une sortie de crise dans une entreprise (Chausson, EDF,
Renault, Nissan, Valeo, Charbonnages du Maroc, Armée
de l’air…) ou une collectivité (ville et région de Valenciennes...).
Dans chaque chapitre, l’étude de cas se prolonge par une
discussion, de façon à en tirer tout le fruit. Le livre, d’une
grande aisance de lecture au demeurant, pétille d’intelli­
gence. J’ai trouvé autant de plaisir à le lire qu’aux Propos
d’Alain, c’est dire la tenue et la classe de l’ouvrage. Le lec­
teur est impressionné par la personnalité des intervenants,
un patronat intelligent et courageux, capable de remobi­
liser tout un personnel et de redynamiser une entreprise
en perdition. Ces gestionnaires de grande classe savent
jouer sur les attitudes pour modifier des comportements.
Par ailleurs, ils sont familiers du raisonnement inverse,
typique de la pensée scientifique : la plupart usent avec
bonheur du paradoxe, “ Nous sommes le dos au mur,
nous sommes donc condamnés à être les plus forts ”. La
formation par la recherche n’est­elle pas le meilleur appren­
tissage d’une telle démarche, fondamentale pour les diri­
geants d’entreprise ? À la lecture de l’ouvrage, les res­
semblances entre le monde de l’entreprise et la recherche
scientifique sont en effet patentes.
Pierre LASZLO
Ancien professeur de chimie
à l’École polytechnique
1. 77, rue du Faubourg­Saint­Antoine, 75011 Paris.
Tél. : 01.44.73.80.00. Fax : 01.44.73.00.12.
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
59
Principes variationnels & dynamique
Jean­Louis Basdevant
Paris – Éditions Vuibert 2 – 2005
Jean­Louis Basdevant a enseigné la physique à l’École
polytechnique entre 1969 et 2006, il était professeur de
physique entre 1979 et 2004. Aujourd’hui il est profes­
seur honoraire. Il est le père de la réforme X 2000 de
l’enseignement à l’X. Dans le cadre de cette réforme a été
créé un deuxième cours court de physique aux côtés du
cours long traditionnel. Ce cours porte sur la relativité
restreinte et les principes variationnels. Jean­Louis Basdevant
a assumé la partie consacrée aux principes variationnels
de ce cours. Le livre dont nous parlons est issu de ce der­
nier cours de Jean­Louis Basdevant à l’École. Son sujet –
les principes variationnels et la mécanique rationnelle –
a été laissé de côté dans l’enseignement à l’X assez long­
temps, malgré son importance fondamentale dans toute
la physique, et aussi malgré le fait qu’il s’agisse d’un sujet
très polytechnicien auquel ont contribué de façon décisive
en particulier Lagrange, Poisson et Poincaré.
Le livre commence par une introduction aux principes
variationnels qui peut prétendre au rang d’un essai litté­
raire original. Jean­Louis Basdevant donne une vue unifiée
sur l’histoire des principes variationnels en commençant
par les Pythagoréens et Ératosthène, en passant par Buridan
et la Renaissance, par Fermat et son principe, par Leibniz
et Maupertuis, et en allant jusqu’à la période moderne qui
commence avec Euler et Lagrange, et qui va jusqu’à Feynman.
Plus profondément cette introduction nous fait découvrir
les liens entre les principes variationnels et la culture occi­
dentale dans tous ses aspects, qu’il s’agisse de science, d’éco­
nomie, de philosophie et de religion ou de l’esthétique.
L’auteur se contente d’un minimum de formalisme
mathématique pour faire comprendre l’essentiel des prin­
cipes variationnels. Le texte lui­même présente les prin­
cipes variationnels et la mécanique analytique en six cha­
pitres. Le premier part d’une explication élémentaire du
principe de Fermat et de ses nombreuses applications en
optique. Il est largement illustré par des exemples de
mirages dans l’atmosphère terrestre. Dans ce chapitre les
principes variationnels sont illustrés aussi par le principe
fondamental de la physique statistique à l’équilibre ther­
mique : celui de la maximisation de l’entropie, compte
tenu des contraintes auxquelles est soumis le système.
L’auteur montre comment la distribution de Boltzmann
et toutes ses conséquences découlent de ce principe varia­
tionnel. Il donne d’autres exemples de mise en œuvre de
principes variationnels, comme le calcul de surfaces mini­
males, les lois de Kirchhoff, etc.
Le deuxième chapitre commence par la mécanique
analytique de Lagrange. Après une discussion brève mais
claire des invariances et des lois de conservation, on passe
aux forces dépendant de la vitesse, et on arrive au lagran­
gien d’une particule relativiste dans un champ électro­
magnétique. Le troisième chapitre traite du formalisme
60
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
canonique de Hamilton dont Jean­Louis Basdevant sou­
ligne la vue prophétique sur toute la physique : Hamilton
a exprimé la conviction que la mécanique du point cor­
respond de la même manière à une limite d’une théorie
plus fondamentale, que l’optique géométrique est la limite
des faibles longueurs d’onde de l’optique ondulatoire.
Cette théorie plus fondamentale, la mécanique quantique,
n’a été découverte qu’un siècle plus tard ! Ce chapitre
donne aussi une introduction aux systèmes dynamiques
et au chaos, dont Poincaré fut le premier prophète.
Le quatrième chapitre élargit le formalisme lagrangien
à la théorie des champs, domaine où il trouve son vrai
essor. En passant par la corde vibrante on arrive rapide­
ment aux équations d’Euler­Lagrange généralisées et au champ
de Maxwell. Le cinquième chapitre fait encore preuve de
la conception originale de ce livre : Jean­Louis Basdevant
discute du mouvement dans des espaces courbes et nous
guide vers le point de vue einsteinien, en nous expliquant
comment le mouvement dans un potentiel peut se conce­
voir aussi comme un mouvement libre dans un espace à
géométrie non­euclidienne. Ce chapitre contient l’expli­
cation élémentaire et claire de quelques effets de la rela­
tivité générale : la précession du périhélie de Mercure et
la déflexion gravitationnelle des rayons lumineux. Il est abon­
damment illustré par des exemples de mirages gravita­
tionnels pris de l’astrophysique. Le dernier chapitre pré­
sente une introduction aux intégrales des chemins de
Feynman. Là encore les principes variationnels apparais­
sent comme principe unificateur à la base d’une vue uni­
fiante sur la physique classique et la physique quantique.
Ce livre, original par son ton inspiré, son élégance et
sa légèreté, et par sa vue unifiée sur des sujets ressentis naï­
vement comme indépendants, fera plaisir à tout lecteur dont
l’intérêt culturel pour la physique a survécu à l’esprit quel­
quefois un peu utilitaire de nos temps. Il peut servir comme
introduction au sujet, dégagé de tout bagage formel inutile.
Il sera particulièrement intéressant pour les générations d’an­
ciens élèves de l’X, qui se souviennent de Jean­Louis
Basdevant comme un des enseignants les plus charisma­
tiques et inspirés à l’École polytechnique de nos temps.
Christoph KOPPER, professeur associé au
Département de physique à l’École polytechnique
2. 20, rue Berbier­du­Mets, Paris Cedex 13.
De l’atome au noyau
Une approche historique de la physique
atomique et de la physique nucléaire
Bernard Fernandez (56)
Paris – Ellipses Édition Marketing 3 – 2006
Bernard Fernandez est ancien chercheur en physique
nucléaire au Commissariat à l’énergie atomique. Homme
de science et de culture (il est aussi excellent violoniste),
il nous offre aujourd’hui une véritable somme, fruit de
plusieurs années de travail : l’histoire, fascinante, de la
physique atomique et nucléaire au cours de la première
moitié du XXe siècle. L’histoire d’une science qui a “ tout
simplement ” bouleversé notre représentation de la matière
et de l’univers, l’organisation de nos sociétés (et en par­
ticulier celle de toute la science), et dont les applications
sont désormais à l’échelle du destin de la planète.
Cette histoire méritait d’être contée, et cela dans un
langage accessible à l’honnête homme mais sans conces­
sion quant à son contenu. L’auteur a pour ce faire “ tout ”
relu : tous les articles publiés, toute la correspondance
(abondante !) entre savants. Il lui fallait en effet réunir,
pour les mettre à notre disposition sous forme de cita­
tions pertinentes, toutes les pierres ayant contribué à la
construction de cet impressionnant édifice qu’est l’état
actuel des connaissances dans ce domaine. Mais il lui
fallait aussi nous faire comprendre que de même que la
somptueuse abbaye du Mont Saint­Michel est l’entas­
sement de constructions de styles parfaitement dispa­
rates, chacune d’elles se substituant partiellement à celles
qui les ont précédées et les complétant, les connais­
sances actuelles en physique sont le fruit d’avancées, de
moments de stagnation, de fausses routes voire d’erreurs,
bref sont elles aussi la résultante d’une multitude d’ap­
proches dont la cohérence s’est construite au fil du temps
sans qu’un grand architecte en ait préétabli le plan. Se
placer d’emblée, pour aller plus vite “ au résultat ”, aurait
gommé de façon artificielle et anachronique (comme on
le fait hélas trop souvent par souci “ d’efficience ”) tout
le cheminement qui y a conduit. Passer sous silence ce
parcours parfois chaotique aurait supprimé une mer­
veilleuse occasion de faire comprendre ce qu’est réelle­
ment la démarche scientifique : un aller retour perma­
nent entre des hypothèses (des théories) et le contrôle
exigeant de leur capacité à rendre compte “ du moindre
petit fait ”, une interaction forte entre la pensée créatrice
et les nouveaux moyens techniques d’expérimentation.
Tout cela implique, entre autres, une approche collec­
tive. Un artiste peut parfois “ produire ” seul. Pas un
savant. Il est permis à un savant comme à un artiste
d’être passionné (et même le cas échéant, emporté par
sa passion, de se tromper) mais un chercheur ne peut
être acteur reconnu de la science que s’il accepte de se
plier à la dure loi des faits, sous son propre contrôle
d’abord, sous celui de ses pairs ensuite.
Ce roman policier (car l’histoire de la physique ato­
mique et nucléaire, telle qu’ici contée, vous tiendra en
haleine comme le meilleur des “ polars ”) commence en
fait quelques années plus tôt que le siècle dernier, avec
la découverte de la radioactivité. Fernandez a pu se pro­
curer une reproduction de la plaque photographique
développée par Becquerel le 1er mars 1896 : elle illustre
la couverture de son livre, l’émotion part de là et restera
vive tout au long des quelque six cents pages de l’ou­
vrage. L’histoire de cette découverte est connue mais elle
est ici délicieusement rapportée et on la relit avec jubi­
lation : on y voit se combiner merveilleusement le hasard
(le mauvais temps sur Paris cette semaine­là) et la néces­
sité (l’implacable qualité du raisonnement de Becquerel,
confronté à une observation, un “fait ” inexplicable à par­
tir de la théorie qu’il voulait vérifier). Et la moindre émo­
tion n’est pas de constater qu’une fois son travail achevé,
Becquerel s’en désintéresse quelque peu au profit d’autres
recherches qui lui semblent plus prometteuses… Mais le
relais (et quel relais !) sera pris (un peu plus tard) par
d’autres : la science est bien une affaire collective !
Des récits d’événements comme celui qui vient d’être
évoqué, le livre en fourmille. Mais pas toujours avec la
même distanciation terminale que celle de Becquerel :
pour la plupart, les savants concernés comprendront très
vite les enjeux à proprement parler colossaux de leurs
recherches (il ne s’agit pas seulement des applications
civiles ou militaires de ces découvertes mais bien, d’abord,
de la compréhension fondamentale de la matière) et n’au­
ront pas le même détachement que lui. Au travers de
cette collection de “ nouvelles ” parfaitement enchaînées
dans cet ouvrage, les lecteurs polytechniciens retrouve­
ront avec le plus vif intérêt (et émotion) des souvenirs sans
doute quelque peu effacés pour la majorité d’entre eux
et se diront avec satisfaction que, grâce à cette lecture
vivifiante, ils comprennent encore mieux aujourd’hui
qu’à l’époque de leurs études comment tout ce savoir
s’est progressivement élaboré, depuis la découverte des
“ rayons uraniques ” jusqu’à celle des “ transuraniens ” en
passant par celles des électrons, du noyau et de ses com­
posantes, de la radioactivité artificielle, des spins et autres
belles choses. Ils pourront aussi avec profit faire lire l’ou­
vrage à leur entourage “ non scientifique ” (ce livre est
très accessible à tous, aux “ littéraires ” en particulier, au
prix d’un très léger effort de volonté) entourage qui com­
prendra sans doute alors mieux la fascination que peut
exercer la science cette fête authentique et communi­
cable de l’esprit sur ceux qui y goûtent à un moment
quelconque de leur existence, qu’ils soient eux­mêmes
ou non scientifiques par formation.
Un dernier mot : Fernandez a eu l’idée lumineuse de
faire revivre pour nous ces savants – les plus connus
mais aussi tous les autres – et le cas échéant leurs parents
en nous disant quelques mots de leur histoire person­
nelle (y compris dans ses éventuelles dimensions tra­
giques, essentiellement du fait du nazisme). Il leur rend
ainsi leur dimension humaine et sociale. Cette colora­
tion délibérée de son propos n’est pas pour peu dans la
“ présence ” intense de ce livre à nos côtés pendant le
temps que nous passons avec lui, c’est­à­dire avec “ eux ”.
Faites ou refaites connaissance grâce à Fernandez avec tous
ces hommes et toutes ces femmes remarquables et avec
leur fabuleuse œuvre collective : vous ne manquerez pas
d’être séduit et heureux !
Philippe LAZAR (56)
3. 32, rue Bargue, 75740 Paris Cedex 15.
www.editions­ellipses.fr
LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛT­SEPTEMBRE 2006
61
Mémento du républicain
André Bellon (63)
En collaboration avec Inès Fauconnier,
Jérémy Mercier et Henry Pena­Ruiz
Paris – Éditions Mille et Une Nuits 4 – 2006
Quel monde construisons­nous ? Et que faire ? Nombre
de camarades, engagés sur le front de la guerre écono­
mique, s’interrogent, ainsi qu’en témoignent entre autres les
récentes créations des groupes “ X­Sursaut ” et “ Polydées ”
autour d’Hubert Lévy­Lambert (53) et de Marc Flender
(92). De grands anciens, comme Claude Gruson (29),
Maurice Allais (31) et aussi Jean­Pierre Gérard (60), ont
déjà mis en question le choix européen d’un libre­échan­
gisme excessif. Mais comment sortir en final de l’absur­
dité ? Au moment où la précarisation frappe de plus en
plus les entreprises et les citoyens qui n’ont que leur tra­
vail pour vivre, au moment où prolifèrent les boucs émis­
saires et monte aveuglément la violence sociale, André
Bellon (63) en tant qu’homme politique (il présida la
Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée natio­
nale) nous présente ce petit ouvrage collectif et ouvre une
nouvelle perspective. Nos sociétés ne sont­elles pas en train
de s’autodétruire au bénéfice d’une minorité ? Dans le passé
une impasse sociale conduisit à un bouleversement politique
et philosophique qui servit d’acte de naissance à la République.
À l’heure où, de nouveau, cette construction française, tou­
jours admirée et contestée, est noyée dans des discours
flous, il est essentiel qu’un de nos camarades ait pensé à
en repréciser les contours et à rappeler la force et la néces­
sité du contrat social. À lire absolument.
Claude LAIGLE (53)
4. 37, rue du Four, 75006 Paris. www.1001nuits.com/
Le bonheur du voyage
Éthique, action, projets pour relancer l’Europe
Philippe Herzog (59)
Éditions Le Manuscrit 5 – 2006
La France en mal de réformes, l’Europe au milieu du
gué… L’auteur nous offre un tableau lucide de la “défaillance
politique ” qui marque notre temps.
Il ne se satisfait pas de cette vision quelque peu déses­
pérante où les acteurs semblent avoir oublié leurs fonde­
ments culturels et perdu de vue le sens des responsabilités.
Avec des convictions qui défient l’ordre politique, il
nous invite au voyage et nous propose de nous “ prome­
ner davantage ” : dans notre histoire pour redécouvrir nos
valeurs et être capables de les renouveler ; en Europe et dans
le monde pour s’ouvrir aux autres et comprendre les
peuples avec lesquels nous forgerons notre avenir.
62
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
L’auteur est un homme engagé. Économiste et militant
politique, il agit pour la transformation du capitalisme
européen. Il renouvelle la perspective européenne comme
une utopie appelant une nouvelle éthique, de nouvelles
formes d’action politiques et des projets novateurs.
Cet essai est à la fois un appel et une belle contribu­
tion au débat public pour relancer l’Europe.
J. R.
5. 20, rue des Petits Champs, 75002 Paris. Tél. : 08.90.71.10.18.
Fax : 01.48.07.50.10 – www.manuscrit.com
Auguste Comte / Caroline Massin
Correspondance inédite (1831­1851)
Texte établi par Pascaline Gentil
Notes de Bruno Gentil (55) 6
Introduction de Mary Pickering
Paris – L’Harmattan – 2006
Si certaines des lettres d’Auguste Comte à son épouse
ont été publiées dans l’édition des huit volumes de
Correspondance générale et Confessions, celles de Caroline
Massin sont restées inédites et ignorées en grande partie
des chercheurs comme du grand public.
Cet oubli a paru à l’auteur à la fois injuste et regret­
table pour la connaissance du philosophe. Injuste d’abord,
parce que ces lettres révèlent en Caroline une person­
nalité digne de considération, contrairement à la répu­
tation que les disciples de Comte et ses biographes lui ont
faite. Foncièrement attachée à son mari, sachant recon­
naître sa haute valeur intellectuelle et morale, elle a su
garder son propre jugement et ses convictions. En épouse
“ dévouée mais pas soumise ”, elle témoigne des diffi­
cultés que rencontrait, au milieu du XIXe siècle, une femme
pour s’affirmer. En outre, ce qui ne gâte rien, ses lettres
font preuve d’une fraîcheur et d’une qualité littéraires
étonnantes.
En second lieu, il était regrettable de se priver de ce docu­
ment biographique, qui fait voir sous un nouveau jour
Auguste Comte, comme son épouse, qui a vécu dix­sept
ans à ses côtés, a su le voir et l’apprécier comme nul autre
n’a pu le faire d’une façon aussi complète. On y découvre
surtout comment les relations de Comte avec son épouse,
entre la fascination pour son intelligence et la crainte de
se voir dominer par elle, ont pu évoluer de manière aussi
dramatique.
J. R.
(6) Bruno Gentil est président de l’Association internationale “La Maison
d’Auguste Comte” (10, rue Monsieur­le­Prince”, 75006 Paris), Association
internationale de chercheurs qui gère le Musée et le Centre de documen­
tation sur Auguste Comte et les mouvements positivistes et philoso­
phiques du XIXe siècle.
CARRIÈRES
EMPLOYABILITÉ
ET TRANSITIONS DE CARRIÈRE
par Michel PRUDHOMME (64),
président de L’Espace Dirigeants
CCOMPAGNANT depuis des années des cadres supérieurs
et des dirigeants dans des transitions de carrière (Bilans,
Outplacement, Coaching), je dispose d’un capital de
plus de 250 expériences vécues qui m’ont apporté quelque
éclairage sur l’employabilité et les transitions de carrière.
A
De quoi s’agit­il ?
La carrière de chacun d’entre nous est une suite d’étapes
séparées par des transitions.
Une carrière peut être sous­tendue par un fil conducteur, un
projet professionnel, mais ce n’est pas toujours le cas. Il existe
des carrières donnant l’impression d’un avion sans pilote.
Une étape de carrière
D’une durée moyenne de trois ou quatre ans, elle se définit par
un employeur, une fonction, des missions, des responsabilités,
des résultats.
Elle présente les caractéristiques d’une pièce de théâtre
classique :
• unité de temps,
• unité de lieu,
• unité d’action.
Il y a en effet un décor, le contexte dans lequel s’inscrit une
action, avec des acteurs (l’intéressé lui­même, sa hiérarchie,
son équipe), et un dénouement (promotion, mutation, démis­
sion, éviction).
Les intérêts de l’employeur et du collaborateur peuvent
diverger à la fin de l’étape, donnant lieu à plusieurs types
de transition.
Transitions de carrière
Transition vers un nouveau poste, un nouvel employeur, un
nouveau métier, une activité indépendante, la création de son
entreprise…
L’intéressé sait ce qu’il quitte, mais ne sait pas ce qu’il va
trouver demain dans ses nouvelles activités. Cette situation d’in­
connu est difficile à vivre, surtout pour les profils rationnels.
Il y a en fait plusieurs types de transition :
86
AOÛT­SEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE
• transition interne, conséquence d’une promotion, d’une
mutation, ou d’un changement de métier ;
• transition externe, quand la séparation est décidée,
licenciement, démission ;
• transition floue, quand l’employeur ou le collaborateur
hésitent, fusion, retour de l’étranger, poste d’attente.
La transition peut être voulue par le collaborateur, ou subie.
Une transition de carrière est le moment de faire avancer son
projet professionnel, s’il y en a un, en se posant un certain
nombre de questions et en se donnant les moyens d’y répondre.
Qu’est ce que
j e SAI S faire ?
Qu’ est ce
que je suis
C AP ABLE
de faire ?
Qu’ est ce que
j’ai ENVI E de
faire ?
C onstruction du
PROJET
PRO FESSIONN EL
Projet de
la raison
Projet du
cœur
Ne pas se poser ces questions à l’occasion d’une transition
revient à jouer son avenir à la roulette russe.
Le projet professionnel
En fonction des réponses aux questions ci­dessus, et plus
spécifiquement de “ Qu’est­ce que j’ai envie de faire ? ”,
l’intéressé peut aboutir à deux types de projets :
• projet de la raison,
• projet du cœur.
Un projet se définit comme le cahier des charges de la future
activité, avec des éléments qualitatifs et quantitatifs : métier,
type, taille et culture d’entreprise, secteur d’activité, style de
management, équipe, budgets.
Avoir un projet est fondamental : il permet de faire la diffé­
rence entre un emploi quelconque et le meilleur emploi. Cette
différence est primordiale entre 35 et 45 ans, à l’âge où la car­
rière probable peut être projetée à partir des étapes déjà vécues.
Un projet de la raison s’inscrit dans la continuité : le bateau
continue sur son cap, en changeant une voile ou ses réglages.
Un projet du cœur consiste à faire un virement de bord, vers
un autre port : changer de métier, de secteur, créer ou reprendre
une entreprise, devenir indépendant, faire des missions, du
conseil. La plupart des personnes en transition professionnelle ont un
projet de la raison, dans la continuité.
Il est intéressant de noter que parmi les personnes bénéficiant
d’un accompagnement pour leur réorientation de carrière
les amenant à se poser les questions ci­dessus, la moitié d’entre
elles ont aussi un projet du cœur.
L’âge de l’intéressé est fondamental pour arbitrer entre les
deux types de projets. Au­delà de 50 ans, la question d’envie
est prépondérante, favorisant les projets du cœur, mais cela
peut arriver beaucoup plus tôt.
En effet, il y a une énorme différence entre un métier que l’on
a envie de faire et un métier que l’on n’a pas, ou plus, envie
de faire. Nous pouvons nous forcer quelques mois à faire
quelque chose qui ne nous plaît plus à 40 ans, mais pas au­
delà de 50 ans.
• de retour d’un séjour à l’étranger, il n’y a pas de poste dis­
ponible, faut­il attendre ?
L’expérience montre que le cadre, confronté à ces questions,
ne sait pas comment s’y prendre et accepte souvent la première
proposition interne ou externe, en fonction de ses critères du
moment :
• niveau apparent du poste,
• confiance au chasseur de tête,
• proximité Direction générale,
• nouveau défi,
• rémunération,
• élargissement des compétences,
• satisfaction intellectuelle…
Or les critères du choix doivent s’inscrire dans le projet
professionnel et être mûrement réfléchis et pesés.
Il faut donc réfléchir avant d’accepter un poste en interne ou
de démissionner : la décision va influer sur le profil de carrière,
et peut conditionner tout le reste de la vie professionnelle.
Le profil de carrière
L’employabilité
Que regarde un recruteur professionnel sur un curriculum
vitæ : le profil de carrière. De quoi s’agit­il ? Ce profil se situe
entre deux extrêmes, caricaturaux comme tous les extrêmes.
Cette notion est naturelle pour certains, mais ignorée par
beaucoup.
Le profil “ mercenaire ”
La théorie
Elle consiste à conduire sa carrière autour d’un projet pro­
fessionnel précis, en faisant des choix pertinents lors des tran­
sitions (voulues ou subies), afin de maintenir, et éventuelle­
ment d’augmenter, les choix possibles pour les étapes restantes.
Développer son employabilité, c’est jouer un jeu de sécu­
rité permettant d’éviter, autant que possible, les aléas de la
vie professionnelle tout au long de sa carrière :
• changement de dirigeant,
• changement d’actionnaire,
• changement de stratégie,
• fusion acquisition,
• restructuration.
C’est à l’individu que revient la responsabilité de conduire sa car­
rière, et à personne d’autre : ni l’employeur, ni les chasseurs de
tête ne peuvent être tenus pour responsables de mauvais choix.
La réalité
Or que se passe­t­il dans la pratique à la fin d’une étape de
carrière ? En dehors des cas d’éviction où le collaborateur devra
agir de toute façon, plusieurs cas peuvent se présenter :
• un job existe dans l’entreprise, et il correspond à un bon
choix pour le collaborateur, encore faut­il l’obtenir.
• l’entreprise propose un job sans intérêt, ou bien ne propose
rien en laissant pourrir la situation, faut­il rester ?
• l’entreprise propose un changement de métier en son sein,
en insistant, faut­il accepter ?
• l’entreprise souhaite que le collaborateur reste à son poste
sans limite de temps , faut­il rester ?
Son premier job a duré deux ans, puis il est parti ailleurs, dans
un autre secteur, reste trois ans, puis repart pour un autre
métier, pensant ainsi élargir sa gamme de compétences.
À 35 ans, il a fait 5 ou 6 employeurs, 3 ou 4 métiers et, par
conséquent, estime être prêt pour un poste de Direction géné­
rale, qui seul lui permettra d’utiliser toutes ses compétences.
Le trouvera­t­il ?
Le profil “ fonctionnaire ”
Il rentre dans une entreprise au sortir de son école, y apprend
un métier, et ne sait pas en changer. Il se retrouve à 35 ans
connaissant parfaitement son domaine, et aspire à plus de
responsabilités. Lui en donnera­t­on ?
Le profil optimal
Il se situe bien entendu entre les deux. Une entreprise hési­
tera en général à embaucher un profil mercenaire, car elle se
demandera à juste titre si celui­ci va s’investir chez elle pour
y réussir dans la durée. De même, elle hésitera à embaucher
un profil fonctionnaire, car elle se demandera si celui­ci sur­
vivra à la transplantation. Elle va donc plutôt rechercher un
nouveau collaborateur qui aura prouvé à plusieurs reprises
dans son parcours professionnel qu’il a été promu à de plus
larges responsabilités, à l’intérieur de son groupe.
Conséquence : il faut agir
Cela implique qu’il faut savoir changer d’entreprise, de groupe,
de métier à bon escient. Cela ne s’apprend pas à l’école.
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L’idéal est donc, en excluant le premier poste, de rester suf­
fisamment chez le même employeur pour avoir au moins deux
étapes montrant clairement une promotion, puis de changer
pour refaire la même chose dans un autre groupe.
Cela implique de faire des choix pertinents, et de ne pas par­
tir à la première friction avec son responsable.
Cela implique aussi de savoir décider, et de ne pas accepter
n’importe quelle proposition interne : il faut savoir négocier
et lancer une recherche d’emploi.
La recherche d’emploi
Chercher une nouvelle activité est un travail à temps plein. Il
faut conjuguer tous ses efforts au prorata des chances respectives :
• Cabinets de search : 10 %
• Petites annonces (grandes écoles et autres) : 10 %
• Candidatures spontanées : 10 %
• Le reste : le réseau
Une recherche efficace
La recommandation du Bureau des Carrières est claire : il
faut préparer et organiser sa recherche d’emploi, et ne démar­
rer que quand on est prêt. Ne pas brûler ses contacts trop
vite : les cartouches ne servent qu’une fois.
La démarche réseau est très naturelle pour certaines per­
sonnes. Pour d’autres, et en particulier les profils rationnels,
elle est difficile. Mais, après avoir appris, tous y arrivent, jus­
qu’à y prendre plaisir pour certains !
En effet, trouver un poste nécessite 10 pistes, et 10 pistes
nécessitent 100 entretiens, répartis sur cinq à six mois en
général. Il s’agit bien d’un travail à plein temps, à raison de 6
à 8 entretiens par semaine.
Les entreprises mettent longtemps à choisir un nouveau cadre
supérieur : le candidat va rencontrer en moyenne 7 personnes
de sa future entreprise, ce qui peut prendre deux mois.
Ces entretiens auront permis de juger de ses compétences
techniques, mais aussi et surtout de sa motivation, de sa com­
patibilité avec la culture de l’entreprise et l’équipe en place,
de sa disponibilité, de son écoute…
Quand une recherche est bien menée, il arrive que l’intéressé
ait plusieurs propositions : il lui faudra jouer, accélérant l’une,
freinant l’autre, pour finalement choisir la meilleure.
Une recherche en poste
Si la recherche est faite alors que l’intéressé est en poste, il
est probable qu’elle se concentrera sur les Cabinets de search
et les petites annonces : seule la partie visible du marché sera
explorée. La partie non visible est pourtant beaucoup plus
intéressante, à la fois quantitativement et qualitativement.
Mais explorer avec succès cette partie demande un appren­
tissage, une organisation et des efforts, donc du temps, ce
qu’on ne peut pas cacher à son employeur.
Cela interdit, à mon sens, toute recherche sérieuse menée à
l’insu de son employeur.
Si une personne se pose des questions, il est fort probable que
son employeur s’en pose aussi. Une discussion franche avec un
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interlocuteur bien choisi peut mettre en évidence l’intérêt de
se quitter bons amis.
En d’autres termes, si l’employeur propose un poste inaccep­
table ou ne propose rien, il faut en parler avec lui plutôt que
faire le dos rond en se tournant vers les petites annonces.
L’intégration
Tout recrutement est un pari pour l’entreprise et pour
l’intéressé.
L’analyse des échecs que nous avons observés montre que c’est
rarement sur les compétences que la situation s’est dégradée :
un déficit d’écoute, un sens politique limité, une communication
trop entière peuvent se révéler à l’origine d’incompréhensions
conduisant au rejet dans les premiers mois, période difficile
car l’intéressé n’a pas encore toutes les clés.
C’est encore plus vrai pour le profil “ fonctionnaire ”, ou pour
ceux qui ne se sont pas posé les questions ci­dessus avant
de prendre leur poste.
Les attentes réciproques
Pour les entreprises
Dans le passé, les entreprises attendaient de leurs cadres du
métier, des compétences, de la disponibilité et un engagement
personnel dans la durée. Certaines d’entre elles n’ont pas hésité
à créer un vivier de cadres dans lequel elles puisaient en
fonction de leurs besoins, tout en parlant de hauts potentiels,
de plans de carrière et d’évolution des métiers : le profil
“ fonctionnaire ” était adopté par beaucoup.
La donne a changé : recentrage, externalisation, fusions
acquisitions, fonds d’investissement, LBO font que les entreprises
attendent des cadres opérationnels rapidement, pour une
étape ou deux, sans visibilité ultérieure, se rapprochant du
profil “ mercenaire ”.
Pour les cadres
Parallèlement, les attentes des cadres doivent évoluer. Il n’est
plus raisonnable d’espérer un plan de carrière garanti. Les
autres formes de travail doivent être considérées : missions,
CDD, intérim management, portage salarial.
Enfin, le diplôme, s’il reste un bon moyen au départ, n’est
plus du tout une garantie de sécurité. Il appartient à chacun
de maintenir son employabilité, indépendamment de sa
formation.
n
Michel PRUDHOMME (X 64)
Olivier de CONIHOUT (X 76)
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Accompagnement et transitions de carrière