Les X en Amérique du Nord
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Les X en Amérique du Nord
AOÛTSEPTEMBRE 2006 • N o 617 • 8 € Les X en Amérique du Nord www.lajauneetlarouge.com .lajauneetlarouge.com Dossier Recrutement LA J AUNE ET LA ROUGE REVUE MENSUELLE DE LA SOCIÉTÉ AMICALE DES ANCIENS ÉLÈVES DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE L E S X E N A M É R I Q U E D U N O R D New York. PHOTOS FRANÇOISE BOURRIGAULT La Jaune et la Rouge, revue mensuelle de la Société amicale des anciens élèves de l’École polytechnique Directeur de la publication : Daniel DEWAVRIN (58) Rédacteur en chef : Jean DUQUESNE (52) Rédacteur conseil : Alain THOMAZEAU (56) Secrétaire de rédaction : Michèle LACROIX Éditeur : SOCIÉTÉ AMICALE DES ANCIENS ÉLÈVES DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE 5, rue Descartes, 75005 Paris Tél. : 01.56.81.11.00 Mél : [email protected] Fax : 01.56.81.11.01 Abonnements, Annuaire, Cotisations : 01.56.81.11.05 ou 01.56.81.11.15 Annonces immobilières : 01.56.81.11.11 Fax : 01.56.81.11.01 Bureau des Carrières : 01.56.81.11.14 Fax : 01.56.81.11.03 Rédaction : 5, rue Descartes, 75005 Paris Tél. : 01.56.81.11.13 Mél : jaune[email protected] Fax : 01.56.81.11.02 Tarif 2006 Prix du numéro : 8 € Abonnements : 10 numéros par an : 33 € Promos 1996 à 1999 : 25 € Promos 2000 à 2002 : 17 € Publicité : FFE, 18, AVENUE PARMENTIER BP 169, 75523 PARIS CEDEX 11 TÉLÉPHONE : 01.53.36.20.40 Impression : EURO CONSEIL ÉDITION LOIRE OFFSET PLUS Commission paritaire n° 0109 G 84221 ISSN n° 00215554 Tirage : 11 000 exemplaires N° 617 • AOÛTSEPTEMBRE 2006 5 Éditorial de JeanDavid LEVITTE, ambassadeur 4 de France aux ÉtatsUnis 7 L’histoire de Nova Southeastern University par le Dr Abraham FISCHLER, président d’honneur et professeur à Nova Southeastern University Introduction et traduction par le Dr Jacques LEVIN (58), président XUS/Canada 11 Formation d’ingénieur : France ou ÉtatsUnis ? par Alexandre BAYEN (95), professeur, University of California, Berkeley 17 La formation continue aux ÉtatsUnis, une entreprise florissante et un atout pour l’avenir par Jacques BODELLE (56) 21 Financement de la recherche publique en Amérique du Nord par Harold OLLIVIER (96), Perimeter Institute for Theoretical Physics, Waterloo, Canada 26 Le dynamisme de l’économie américaine : une simple question d’attitude ? par Thomas LE DIOURON (94), directeur, Arendi Consulting 29 Le marché américain des télécoms par Michel HUET (67), Benoît de BOURSETTY (96), Anis ZOUARI (96) et Étienne ARDANT (97) 33 Une startup française dans la Silicon Valley par Serge SOUDOPLATOFF (73), cofondateur de Highdeal, fondateur et président d’Almatropie 37 Redressement et restructuration d’entreprises Quelques différences de management entre les ÉtatsUnis et l’Europe par Hervé GOURIO (59), délégué général d’Entreprises et Progrès, ancien CEO Worldwide de Carlson Wagonlit Travel 39 De la grande école au rêve américain L’emploi des anciens des grandes écoles françaises aux ÉtatsUnis par Hélène SEILERCOEUILLET (HEC 1987), Executive Coach, President Helsei Consulting Inc. 45 Aidetoi, l’Amérique t’aidera Mon expérience d’entrepreneur en Amérique et en France par Nicolas VANDENBERGHE (85), fondateur ITerating.com 49 Français et Américains : des modes de pensée radicalement différents par Pascal BAUDRY, Ph. D. MBA 52 Les X des ÉtatsUnis rock’n’rollent avec l’AX par Grégoire GENTIL (92) et Étienne ARDANT (97) 53 FORUM SOCIAL 53 Une entreprise dans l’aide à domicile, un vilain petit canard ? par Michel MAZET 55 ARTS, LETTRES ET SCIENCES 55 Allons au théâtre par Philippe OBLIN (46) 56 Récréations scientifiques par Jean MOREAU DE SAINTMARTIN (56), Œnologie par Laurens DELPECH 57 Discographie par Jean SALMONA (56) 59 Solutions des récréations scientifiques, Les livres 65 V I E D E L’ A S S O C I A T I O N 65 Procèsverbal de la réunion du Conseil d’administration de l’AX du 16 février 2006 67 Cérémonie de la Flamme à l’Arc de Triomphe le lundi 9 octobre 2006 68 Harvard Business School Club de France 69 Procèsverbal de la réunion du Conseil d’administration de l’AX du 13 avril 2006 72 Vie des promotions, Un X à l’Académie des Sciences, Départ du Père Patrick Langue, Groupes X 74 Le prochain Bal de l’X aura lieu le 16 mars 2007 à l’Opéra Garnier, Tombola du Bal de l’X, l’heureux gagnant du vase de Sèvres 75 GPX 76 Le groupe XUSCanada, une communauté virtuelle fédérant les idées et facilitant les contacts 77 Carnet professionnel, Carnet polytechnicien 79 Rencontres remarquables, Religions et politique, la laïcité dans tous ses états Entretien avec Laurent STÉFANINI et Morad EL HATTAB, 21 septembre à 19 heures, Salle ASIEM, 6, rue Albert de Lapparent, 75007 Paris 80 4e Rencontre COMAERO le 18 octobre 2006 81 ANNONCES 81 Bureau des carrières 82 XMPEntrepreneur 84 Autres annonces 85 CARRIÈRES 86 Employabilité et transitions de carrière par Michel PRUDHOMME (64), président de L’Espace Dirigeants Comité éditorial de La Jaune et la Rouge : Pierre LASZLO • Gérard PILÉ (41) • Maurice BERNARD (48) • Michel HENRY (53) • Michel GÉRARD (55) • Alain MATHIEU (57) • JeanMarc CHABANAS (58) • JacquesCharles FLANDIN (59) • Jacques PARENT (61) • Gérard BLANC (68) • Jacques DUQUESNE (69) • Nicolas CURIEN (70) • Alexandre MOATTI (78) • Hélène TONCHIA (83) • JeanPhilippe PAPILLON (90) • Bruno BENSASSON (92). ÉDITORIAL de JeanDavid Levitte LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 5 6 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE LES X EN AMÉRIQUE DU NORD L'histoire de Nova Southeastern University Dr Abraham Fischler, président d’honneur et professeur à Nova Southeastern University Introduction et traduction Dr Jacques Levin (58), président XUS/Canada Après plusieurs séjours aux États Unis, en Californie et au Michigan, je me suis finalement établi en Floride, depuis trente ans. On m’a demandé, en tant que président du groupe XUS/Canada, d’organiser la prépa ration du numéro spécial de La Jaune et la Rouge sur les ÉtatsUnis. Un petit groupe s’est constitué en Comité de rédaction de ce numéro spécial, dans le but de partager nos expériences et de raconter ce qui nous a conduits, pour certains d’entre nous, à émigrer. C’est cette expérience personnelle, et plus spécialement celle des trente années que je viens de passer à Nova Southeastern University, que j’aimerais décrire ici. En 1978, la société d’informatique Burroughs Corporation, pour laquelle je travaillais, avait été contactée par le Dr Abraham Fischler, alors prési dent de Nova University, dans l’espoir de recruter des professeurs adjoints. Ce fut le début de mon association avec cette université particulièrement dynamique qui, créée il y a quarante deux ans, accueille aujourd’hui 27 500 étudiants. Ce qui m’a le plus frappé, c’est l’esprit de créativité et de dynamisme avec lequel ses dirigeants ont introduit de nouveaux modèles éducatifs, exploitant les nouvelles technologies pour atteindre leur but. Ce qui m’a toujours étonné, c’est la tenacité avec laquelle l’Université s’est battue dans ses moments les plus dif ficiles, pour vaincre l’adversité. J’ai été personnellement associé à une partie de cette expérience lorsque, en 1984, j’ai rejoint le Dr John Scigliano, doyen du Center for Computer Based Learning, ou CBL. J’avais la charge d’enseigner une partie des cours d’in formatique dans les clusters que le CBL avait à Wilmington dans le Delaware, à Saint Louis dans le Missouri, et à Los Angeles en Californie. Tous les trois mois, je partais avec mon épouse pour en faire la tournée, pour rencontrer les nouveaux élèves, pré parer la salle de conférences dans laquelle j’allais faire mes démonstra tions et donner mes cours, et organi ser les examens. Entre les cours, toute communication avec les élèves se fai sait par télécommunications à travers le serveur Unix que l’Université venait d’acquérir. Au fil des années, l’Université a constamment exploité les dernières technologies pour en faire profiter D.R. Mon expérience aux ÉtatsUnis Dr Jacques Levin. l’enseignement. J’ai été fier d’en faire partie, et surtout de créer des pro grammes qui ont permis à plusieurs générations de professionnels d’in troduire ces technologies dans leur environnement. Ce qui m’a frappé chez les Américains, c’est leur esprit de “moteurs de changements ” (Agents of Change). Il me semble que Nova Southeastern University est un exemple typique de cet esprit. J’ai demandé au Dr Abraham Fischler, président fondateur de Nova Southeastern University, de bien vou loir nous raconter l’histoire de l’Uni versité, ce qu’il a accepté de faire dans les pages suivantes. LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 7 manque pas d’intérêt, tant il est miraculeux qu’elle soit arrivée à sur vivre et qu’elle se soit même hissée, en seulement quarantedeux ans, au sep tième rang des universités indépen dantes américaines. À l’origine, elle devait constituer le couronnement du “ South Florida Education Complex ”, ou SFEC, un projet destiné à offrir une formation à chacun, de sa nais sance à sa mort. Il était prévu que le SFEC invente de nouvelles techniques éducatives, qu’il les mette en place, les répande et en évalue l’efficacité. Le point d’orgue devait être que la Nova University of Advanced Technology – tel était son nom à l’origine – pré pare aux diplômes du Bachelor’s, du Master’s et du Doctorat. La disponibilité, au titre de sur plus militaire, d’un terrain d’entraî nement pour des pilotes de la Marine américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, a été le point de départ de la création du SFEC. Trois habitants du comté de Broward ont alors pro posé à deux hommes politiques, le représentant Spessard Holland et le sénateur George Smathers, de consa crer ce terrain à une œuvre d’intérêt public en permettant la construction du SFEC. On transféra alors du centreville vers ce complexe le Broward Community College ainsi que deux établissements d’enseignement secondaire, une Middle School et une High School, environ 60 hectares restant disponibles pour construire une université : ce fut, en décembre 1964, la Nova University of Advanced Technology. Son Conseil d’ad ministration voulait en faire le MIT du Sud. Trois départements furent créés – Océanographie, Sciences physiques et Sciences de l’enseignement – et 17 doctorants recrutés. Employés comme assistants d’enseignement, ils devaient bénéficier de droits d’ins cription financés par des contrats que leurs professeurs étaient chargés d’ob tenir. Ce fut le cas en Océanographie, mais non pas en Sciences physiques, tandis que les Sciences de l’enseigne ment offrirent des postes dans des éta blissements où les professeurs tra vaillaient à des recherches appliquées. 8 Vers la fin de 1968, il devint évi dent aux administrateurs que l’on allait vers un échec. Il fallut se sépa rer des professeurs de Sciences phy siques, tandis que les étudiants reçu rent une bourse d’une année pour rejoindre une autre université. À la place, un GermFree Laboratory fut créé, sur des fonds du Gouvernement, pour produire des souris stériles, à des fins de recherches, et quelques professeurs réussirent à financer plu sieurs doctorants en Biologie. Quant au département des Sciences de l’en seignement, il se transforma en Behavioral Science Center (Centre des sciences comportementales) en élar gissant son champ d’activités. En 1969, le président de l’univer sité donna sa démission, tandis que le directeur du Behavioral Science Center en devenait, pour l’année, le vicepré sident exécutif. Les administrateurs se mirent alors en quête d’un nou veau président, mais il apparut, dès le mois de mai 1970, qu’ils ne trouve raient personne pour occuper ce poste, alors qu’en même temps il devenait impossible de rassembler les fonds nécessaires au fonctionnement de l’institution. Trois pistes furent alors explorées : faire reprendre l’univer sité par l’État de Floride, passer un accord avec un autre établissement privé ou, enfin, lever un million et demi de dollars. En cas d’insuccès de ces trois options, il ne resterait plus qu’à mettre la clef sous la porte. En juin 1970, le directeur exécu tif rencontra le président du New York Institute of Technology, ou NYIT, le Dr Alexander Schure, qui accepta de fédérer les deux entités : Nova assu rerait le cycle supérieur, tandis que le NYIT se chargerait du cycle under graduate sur le campus de Nova, tout en payant à cette dernière, à titre d’avance sur loyer, un million et demi de dollars, ce qui lui permettrait d’apu rer ses dettes. Le Dr Schure devint recteur de la fédération, tandis que le président exécutif de Nova , le Dr Abraham Fischler, prit le titre de président de Nova University. En décembre 1970, Nova University reçut l’agrément de la Southern Association of Colleges, ou SACS, et en janvier 1971, le premier diplôme de AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE D.R. É CRIRE L ’ HISTOIRE de Nova Southeastern University ne Dr Abraham Fischler. spécialistes en Enseignement, ou Educational Leaders, dispensé hors campus, fut reconnu par cette même SACS, à titre expérimental et sous condition d’être contrôlé chaque année. C’était là un programme conçu pour fonctionner par groupes : 25 à 30 directeurs d’écoles se réunissaient toutes les quatre semaines avec un conférencier chevronné, chargé du contenu de l’enseignement. Au sein de chaque groupe et entre les réunions plénières, un coordonnateur se devait d’organiser des réunions en plus petit comité. Le conférencier arrivait le ven dredi soir, dînait avec quelques par ticipants, et prenait son petitdéjeu ner le lendemain avec quelques autres, avant de s’adresser à l’ensemble du groupe, pendant huit heures. À cette époque, conférencier et participants communiquaient essentiellement, en dehors des réunions de groupe, par courrier ou par téléphone. La plupart des conférenciers, recrutés comme professeurs adjoints, avaient dans d’autres institutions un rôle de pre mier plan, mais ils avaient accepté de jouer le jeu de cette expérience. Ils devaient, par ailleurs, enseigner le même cursus, quels que fussent le groupe auquel ils s’adressaient et l’en droit où ils le faisaient. Les participants devaient s’inscrire chaque année dans trois disciplines, suivre une session d’été d’une semaine et réaliser un projet : choisir un pro blème rencontré dans leur propre école, effectuer les recherches néces saires à la mise au point d’une stra tégie pour le résoudre, la mettre en œuvre et, finalement, soumettre l’en semble au jugement d’un professeur à temps plein de Nova. Les confé D.R. Le campus de Nova Southeastern University. renciers avaient pour consigne d’ap pliquer aux participants les mêmes standards que dans leur propre ins titution. Entre chacun des modules de trois mois, quatre semaines d’in terruption permettaient à ces derniers de lire les cours et de se préparer pour le module suivant. En trois ans, ce sont 600 directeurs d’école qui ont suivi le programme et payé leurs droits d’inscription. Une année après le premier, un second diplôme pour spécialistes en Enseignement fut lancé, un peu dif férent du premier, puisque destiné spécifiquement aux professeurs des Community Colleges. Il est arrivé que les 25 participants d’un groupe appar tiennent tous au même établissement, et y deviennent ainsi de véritables moteurs de changements. C’est l’époque où les Junior Colleges ont pris le nom de Community Colleges. Quant aux projets réalisés, ils se sont appelés Major Applied Research Practicum. Le troisième programme de terrain offert fut un doctorat en Administration publique, destiné aux personnels des collectivités locales, villes et État. Le succès des deux autres programmes, décrits cidessus, était tel qu’il fut conçu pour s’adresser à des responsables de haut niveau. Beaucoup des conféren ciers étaient des professeurs de ges tion renommés, issus de diverses ins titutions, ou des personnes ayant une longue expérience de la vie publique. Il ne fallut pas longtemps pour que les États dans lesquels Nova University dispensait cet enseigne ment passent une loi l’obligeant à se faire enregistrer en tant qu’institution étrangère à l’État. La demande d’agré ment devait recueillir l’avis du Département de l’Éducation, avant de pouvoir être soumise à son Département d’État : un processus de plus en plus aléatoire, à mesure que ceux qui étaient chargés de déci der se rendaient compte de l’hostilité qu’une réponse favorable leur vaudrait de la part des universités de l’État en question. Quant aux conséquences électorales d’un refus à Nova University, ils savaient bien qu’elles étaient faibles. L’exemple suivant est une illus tration de ces difficultés : Nova University se vit interdire par la Caroline du Nord de continuer à y enseigner, et dut, pour protéger les intérêts des parti cipants inscrits à un groupe, y enga ger un procès auprès du Board of Regents, chargé de l’enseignement supérieur. Nova finit par avoir gain de cause, et put continuer à opérer dans cet État. Les années passant, l’ordinateur se révéla être un outil des plus impor tants, qu’il fallut intégrer au système d’enseignement, et il fut décidé de créer un nouveau programme et un nouveau centre, le Center for Computer Based Learning. Son directeur se vit confier deux tâches. Il lui fallut bâtir un cursus destiné à des bibliothécaires désireux de préparer un doctorat. Il fut aussi chargé d’aider ses collègues universitaires à introduire l’informa tique comme moyen d’enseignement, de recherche et de communication, ce dont Nova bénéficia dans tous les secteurs : les professeurs devinrent plus proches de leurs étudiants, qui virent le délai de réponse à leurs ques tions se réduire considérablement. Ce fut le début de l’invasion de l’ensei gnement par l’électronique, avec des professeurs qui purent limiter leurs déplacements, pour arriver à ce que l’on appelle maintenant une salle de classe virtuelle. Ce fut une époque où Nova opérait dans 32 États et plu sieurs pays autres que les ÉtatsUnis. C’est grâce à cela que Nova put faire rentrer de l’argent dans ses caisses et procurer un enseignement de qua lité à un coût raisonnable, et elle en profita pour ouvrir plusieurs dépar tements. Elle changea son nom en Nova University, laissant tomber le qualificatif d’Advanced Technology. Parallèlement, elle se fixa un nouvel objectif, celui de se transformer en une université plus complète, et de dispenser à la fois un enseignement tra ditionnel sur campus et un ensei gnement à distance, sur de nombreux programmes. Aujourd’hui, Nova offre un choix des plus larges : des formations pro fessionnelles en Droit, Médecine, Pharmacie, Dentisterie, Optométrie, Psychologie, Enseignement et Océano graphie ; une gamme complète de for mations undergraduate ; des classes allant de la maternelle jusqu’à la fin des études secondaires ; un village d’en fants pour les moins de cinq ans et un centre de formation pour retrai tés. Dans chacune des disciplines, elle offre encore un enseignement sous mode virtuel, tout particulièrement en Enseignement et en Développement humain. Les étudiants accueillis par Nova Southeastern University avoisinent les 27 500, avec plusieurs centres répar tis à travers les ÉtatsUnis et dans plu sieurs autres pays. n LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 9 Washington, le Capitole. Washington, la MaisonBlanche, résidence du président des ÉtatsUnis. Fort Ticonderoga (N. Y.) construit par les Français en 1755 sous le nom de Fort Carillon, haut lieu de la guerre de l’Indépendance américaine. Lac Champlain, à la limite des États de New York et du Vermont. PHOTOS ALAIN THOMAZEAU 10 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE LES X EN AMÉRIQUE DU NORD Formation d’ingénieur : France ou ÉtatsUnis ? Alexandre Bayen (95), professeur, University of California, Berkeley Quand on compare le système de formation des ingénieurs en France et aux ÉtatsUnis, on constate qu’il existe des différences majeures entre les deux continents. Cellesci concernent principalement le cursus des étudiants, la structure du corps professoral, la nature et le financement de la recherche. Ainsi, dans le domaine de l’ingénierie (engineering), on a pu mesurer récemment, à travers les médias américains, les atouts de la recherche universitaire aux ÉtatsUnis, lors du Grand Challenge de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) où plusieurs dizaines d’équipes universitaires ont été mises en compétition sur un projet de robotique d’envergure nationale. Le but de cet article est de mettre en évidence quelquesunes de ces différences, à partir de l’observation du fonctionnement de nos écoles d’ingénieurs, l’École polytechnique en particulier. Formation des étudiants aux ÉtatsUnis : quel cursus et quel financement ? Dans les départements d’enginee ring des universités américaines, un stéréotype des étudiants français, et des X en particulier, se rencontre fré quemment : un bagage théorique exceptionnel. Ce cliché, largement véhiculé par les étudiants et les pro fesseurs américains, va souvent de pair avec un autre moins flatteur : peu de formation pratique. Ces obser vations s’expliquent en partie par l’hé térogénéité des cursus undergraduate aux ÉtatsUnis. En effet, les exigences en termes de savoir sont beaucoup moins précises que dans nos classes préparatoires, qui imposent un pro gramme très théorique dicté par des directives ministérielles. Aux États Unis, même si chaque cursus a un parcours imposé, il n’existe pas de concours unificateur pour garantir une homogénéité des connaissances, d’où une disparité des formations entre les différentes institutions déli vrant un même diplôme : le Bachelor’s. Par ailleurs, la formation mathéma tique est moins poussée, et ses limites apparaissent dès le lycée (high school) : le système américain n’ayant pas de bac calauréat, les standards utilisés pour classer les candidats à l’entrée de l’uni versité sont vendus sous forme d’exa men payant par Educational Testing Services, à l’origine entre autres des TOEFL, SAT et GRE. Une fois admis à l’université dans le cursus under graduate, les étudiants américains sup portent assez mal de se voir attribuer de mauvaises notes, pratique cou rante dans nos classes préparatoires ou dans nos concours. Cette situation a progressivement conduit à une infla tion des notes, qui touche presque toutes les universités. Par exemple, à Stanford, un Grade Point Average (GPA) de 4.0/4.0 est loin de la perfection, car les notes montent jusqu’à 4.3/4.0, ce qui n’apparaît pas sur le relevé de notes de l’étudiant. Il est parfois très LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 11 D.R. paratoires ou les écoles, nos étudiants peuvent consacrer l’intégralité de leur temps à leurs études. Pour autant, les ingénieurs formés aux ÉtatsUnis, et leurs homologues français issus de nos écoles, une fois confrontés au monde professionnel se révèlent d’une compétence com parable. Ce paradoxe trouve plusieurs explications. Le Campanile à Berkeley Sather Tower. Construit en 1914, il a survécu à tous les tremblements de terre qui ont secoué la Californie. En arrièreplan, Alcatraz, le Golden Gate et la baie de San Francisco. difficile pour le professeur d’une uni versité américaine de donner moins de C sur une échelle qui va de A à E. En conséquence, il n’est guère possible d’imposer pour l’enseignement des exigences comme les nôtres dans un système où l’évaluation n’est pas une arme, d’autant que les professeurs sont euxmêmes notés par les étu diants. Surtout, la liberté laissée à l’étudiant dans le choix de son cur sus undergraduate est parfois poussée à l’extrême. Par exemple à Brown University, une des institutions under graduate les plus prestigieuses sur la côte Est, l’étudiant peut définir son domaine de spécialisation (major), en fixant luimême la proportion res pective des disciplines correspondant aux cours suivis. Cette marge de manœuvre peut donner lieu à des cursus monolithiques (extrêmement spécialisés), comme à des cursus très généralistes. Les modes de financement des études aux ÉtatsUnis sont très divers et peuvent avoir une incidence sur les profils des élèves undergraduate, très hétérogènes. Même dans les uni versités publiques (comme Berkeley par exemple) les étudiants doivent payer leurs frais de scolarité, qui attei gnent plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de dollars par an. Pour ceux des milieux aisés, la scolarité 12 undergraduate du collège est finan cée par la famille. Une grande variété de comportements s’observe chez eux visàvis du travail, qui va du plus grand sérieux à l’inconduite (le nombre d’étudiants exclus de l’uni versité pour motifs divers, boisson par exemple, est non négligeable). Certaines universités sont même connues pour être des “ party schools ”, dont le classement paraît chaque année dans les médias (une forme de “ clin d’œil ” au classement offi ciel des meilleures universités établi par US News). Pour les étudiants moins aisés, en partie issus de l’im migration, plusieurs modalités de financement de la scolarité sont envi sagées. Certains contractent des prêts, ce qui induit en général des com portements très studieux. L’université peut aider les meilleurs d’entre eux ou ceux qui font partie d’un groupe à statut de minorité. Ces étudiants bénéficient alors de bourses, qui revê tent les formes les plus diverses. Outre les sommes allouées directement (fel lowships), l’université propose des emplois tels que préparateurs, char gés de cours, chargés de recherche, qui les mettent au contact des réali tés scientifiques. D’autres étudiants, enfin, travaillent parallèlement à leurs études, ce qui peut souvent être source de difficultés pour l’apprentissage. En comparaison, dans les classes pré AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE On observe un rétablissement du niveau scientifique des études, par rapport à l’Europe, à partir du Master. Lors de cette cinquième année uni versitaire, les étudiants américains sont massivement confrontés, pour la première fois, à des étudiants venus des formations les plus prestigieuses, en Europe ou en Asie notamment. Il arrive même qu’ils se retrouvent en minorité, du fait également de l’at trait exercé par d’autres formations aux débouchés plus lucratifs comme le MBA ou le droit, pour lesquelles le niveau scientifique ne joue pas un rôle discriminant. Cette nouvelle démographie induit ainsi un brain drain des standards (en plus de celui, évident, des personnes), sur lequel s’appuie le système universitaire amé ricain. Un dernier filtrage des com pétences scientifiques s’opère à l’is sue du Master, par une série d’examens qui sélectionne les candidats au PhD et oriente les autres étudiants vers l’industrie. Un autre trait du système univer sitaire américain est de favoriser la mobilité des étudiants entre les uni versités. Par exemple, les étudiants les mieux classés des community colleges, dans les universités équivalentes à nos IUT, ont la possibilité d’accéder aux plus grandes universités (Stanford, Berkeley, MIT ou Harvard) en cours de scolarité. Par exemple, Berkeley admet chaque année plus de 2 500 étu diants par cette filière, pour une popu lation undergraduate de l’ordre de 25 000, soit 10 %. Souvent issus de l’immigration, possédant une maîtrise de l’anglais parfois peu assurée, ils sont sélectionnés sur leurs compétences (scientifiques, pour ceux qui rejoi gnent les disciplines de l’ingénierie). D.R. D.R. Les facteurs qui entrent en jeu sont multiples, et leur importance respec tive varie selon les universités. On retiendra la qualité de la recherche, les publications, le nombre de PhD délivrés dans le laboratoire concerné, les contrats remportés par le candi dat. Ces éléments seront à nouveau pris en compte pour la poursuite de la carrière, et pour l’accès aux postes de responsabilité (Department Chair, Dean, Provost). La pression exercée par la structure se traduit par une très grande attention portée à la produc tivité des étudiants, souvent carica turée par le “ publish or perish ”. Vol autonome d’un drone hélicoptère audessus du dôme du MIT (Department Aeronautics and Astronautics). Cette mobilité américaine tire en partie son origine de l’histoire : née du passé de l’immigration, elle consti tue aujourd’hui un enjeu important. Notre système très structuré d’écoles trouve également ses sources dans l’histoire, en particulier dans les idéaux révolutionnaires de méritocratie répu blicaine. Cette structure n’exclut pas forcément une mobilité : les élèves les mieux classés de l’École nationale supérieure des arts et métiers, rejoi gnent chaque année les rangs de l’École polytechnique. Corps professoral : quelles particularités ? Une spécificité du système amé ricain est le concept de tenure (titu larisation). La tenure s’obtient à l’is sue d’un processus complexe propre à chaque université, après six ans pas sés dans le grade d’Assistant Professor. Un point mérite d’être mentionné sur la rémunération des professeurs. Ceuxci reçoivent leur salaire neuf mois de l’année, et sont fortement encouragés à compléter les trois mois restants par des contrats de recherche, ce qui les incite à établir des liens avec les agences de financement de la recherche ou avec l’industrie. Par ailleurs, l’université facilite, sur le plan administratif, la pratique d’activités de conseil, ce qui permet à beaucoup de tisser des liens avec les milieux industriels. Elle encourage aussi les professeurs et les élèves à la création de start ups, dont les plus célèbres incluent Google et Sun Microsystems (issues de Stanford). Pour toutes ces activités, les professeurs disposent d’un service juridique et industriel qui les aide dans l’établissement des contrats. Financement de la recherche et implications sur la nature de la recherche Une idée largement répandue sur la recherche universitaire américaine est la supériorité de ses moyens de financement. Paradoxalement, lors qu’un professeur débute dans une université américaine, les moyens mis à sa disposition (qui varient selon les départements et les situations) ne lui permettent pas, en général, de pour suivre ses activités de recherche au delà de quelques années. Pour mener ses recherches, un professeur doit donc se procurer luimême des finan cements, dont la plupart proviennent de sources extérieures à l’université. Le coût moyen d’un étudiant, par année, varie entre 30 000 $ et 70 000 $ selon les universités. Le coût d’ins tallations expérimentales ne connaît pas de limite supérieure. Pour répondre à ces besoins, un professeur oscille en permanence entre plusieurs contrats, pouvant aller de 10000$ à des dizaines de millions de dollars, dont les pro venances sont diverses. Ainsi, un contrat dont un professeur est le seul investigator se chiffre entre zéro et un million de dollars. Pour des contrats plus élevés, des équipes se forment, autour d’infrastructures communes. Les ÉtatsUnis ne disposant pas d’une ins titution semblable au CNRS, les grands financements nationaux des activités d’ingénierie proviennent principale ment d’agences fédérales, comme la NSF (National Science Foundation), la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), la NASA (National Astronautics and Space Administration), l’ONR (Office for Naval Research), etc. À la diffé rence du CNRS, dont l’organisation est définie autour d’unités mixtes de recherche, le financement des activi tés de recherche par ces agences fédé rales obéit à une gestion très large ment liée à l’administration en place. Ce système induit des changements fré quents dans les orientations scienti fiques nationales et suscite une grande réactivité, mais crée une précarité dans certains domaines pour lesquels les financements peuvent disparaître au gré des priorités politiques. Le rôle de ces agences fédérales est la publication de centres d’intérêt et le lancement d’appels d’offres, aux quels les universités répondent en adressant des propositions technico financières. La compétition est par fois serrée (actuellement, le taux de réussite de certains programmes à la NSF est en dessous de 5 %). Pour fédérer la recherche, certaines agences comme la NSF ou le DHS (Department of Homeland Security) font des appels d’offres qui se chiffrent en dizaines de millions de dollars, et conduisent à la création de Centres d’Excellence regroupant plusieurs universités autour d’un même pôle scientifique. Ces LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 13 D.R. Drones du Department Civil and Environmental Engineering de UC Berkeley, avec l’équipe des doctorants en charge du projet. Les vols expérimentaux ont en général lieu à la NASA avant les missions dans le désert d’Arizona ou de Californie. centres permettent d’éviter un dou blement d’activités au sein des diffé rentes universités. Certaines indus tries procèdent de la même manière, souvent sous forme de consortium. Par ailleurs, ces agences encouragent la recherche à une échelle plus petite, en finançant des projets de moindre envergure, voire individuels. Orientation scientifique des universités Comment sont déterminées les grandes orientations scientifiques des universités américaines ? Cette ques tion a une réelle importance dans la mesure où on constate une nette cor rélation entre les avancées historiques de la science et les choix stratégiques de l’université dans les domaines cor respondants. Les universités publiques n’échappent pas au phénomène, expli cable en partie par le fait que leurs financements émanent très largement de sources privées qui viennent com pléter les fonds étatiques ou fédéraux. Sur le long terme, le développe ment des sciences a soustendu, au fil de l’histoire, la transformation et l’expansion de l’université. Le début du vingtième siècle voit l’implanta tion des sciences fondamentales et 14 des disciplines originelles de l’ingé nierie : mathématiques, civil enginee ring. Dans les décennies suivantes, l’université s’ouvre à de nouvelles dis ciplines : mechanical engineering au début du siècle, aerospace engineering dans les années quarante, electrical engineering, operations research, com puter science, bioengineering. Ces créa tions successives sont toutes liées au développement technologique des ÉtatsUnis. La différence avec la France est qu’elles n’ont pas donné lieu à la naissance d’écoles, mais qu’elles ont contribué à la croissance de l’univer sité en général. À cet égard, il est inté ressant de constater que dans les écoles du Concours commun MinesPonts Telecom, la hiérarchie établie par les élèves à l’issue du concours place en premier les écoles les plus anciennes, montrant le poids de l’histoire sur les choix “ technologiques ” des élèves ingénieurs. Aux ÉtatsUnis, le choix d’une université est davantage mar qué par l’intérêt pour une discipline. Par exemple, il n’est guère envisa geable de faire de la finance dans un département de Civil Engineering (équi valent historique des Mines et des Ponts). Sur le court terme, le développe ment de la recherche scientifique est dicté par les agences étatiques et fédé AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE rales, seules capables de procurer rapidement une puissance financière considérable à une université. L’applicabilité de la science est une préoccupation majeure. Dans le domaine de la robotique autonome par exemple, l’impact de cette politique est flagrant. Au cours des dix der nières années, sous l’impulsion de diverses agences de défense (ONR, AFOSR, DARPA, NASA), des dizaines d’universités ont développé leurs platesformes de robotique autonome et produit des centaines d’articles de recherche sur les drones, les sous marins autonomes, les robots, les véhicules automatiques. Le succès de cet effort est main tenant très visible : en une dizaine d’années, le pouvoir politique est par venu à sensibiliser le milieu univer sitaire aux problématiques militaires. La transparence est exigée de la part des laboratoires dans la classification des recherches : les activités confi dentielles n’ont pas leur place dans la majorité des universités améri caines. Cette séparation est destinée à protéger l’indépendance du milieu universitaire, et a conduit au trans fert des activités sensibles aux National Labs (par exemple Los Alamos, Sandia, Lincoln Labs). La recherche à appli cations militaires, d’autre part, a tou À l’heure actuelle, un pôle scien tifique en expansion aux ÉtatsUnis est celui des technologies d’ingénie rie à mettre en œuvre pour faire face aux catastrophes. Les traumatismes provoqués par les attentats du 11 sep tembre, l’ouragan Katrina, ou encore le tsunami qui a ravagé l’Asie du Sud Est ont créé le besoin, pour les agences fédérales (aidées par certaines agences étatiques), de centrer leurs financements autour de nouvelles problématiques qui vont largement audelà de l’in génierie. Lors de l’évacuation d’une ville par exemple, la liste des spécialités concernées est considérable : com munications (electrical engineering), voies de transport (civil engineering), réseaux de distribution d’eau (envi ronmental engineering), évacuation (city planning, policy), forces de main tien de l’ordre (law), optimisation des ressources (operations research). Le financement de la recherche se réar ticule aujourd’hui autour de ces dif férents axes, avec une grande diffi culté : parvenir à faire travailler ensemble des équipes dont les domaines d’expertise ont peu d’élé ments en commun. Si ces efforts por tent leurs fruits, on verra émerger dans les dix prochaines années un nouveau type de recherche multi disciplinaire dont les premiers signes sont déjà perceptibles. En enginee ring, des professeurs exercent sur plu sieurs départements à la fois. Les élèves obtiennent des dual degrees, qui leur donnent deux spécialités. Les jurys de thèse sont souvent com posés de professeurs de plusieurs dis ciplines différentes. D.R. jours su coexister avec cette indé pendance. Ainsi, Berkeley, qui a été au centre du “ free speech movement ” des années 1960 et de l’opposition à la guerre du Viêtnam, est depuis long temps un des leaders dans ce domaine. Audelà de la question fondamentale de l’éthique de la recherche en milieu universitaire, on peut remarquer que cette symbiose entre Défense et Université leur a été mutuellement bénéfique, engendrant la création ou le développement de départements universitaires qui mènent maintenant une recherche de pointe. Lancement d’un véhicule d’exploration sousmarine dans la baie de Monterey, Department Civil and Environmental Engineering. La vie d’un doctorant est loin de se limiter à des recherches théoriques dans un bureau... Cette réactivité sans précédent ne risquetelle pas de conduire à des excès ? Quand on voit pousser sur les campus universitaires des bâtiments Bill Gates ou Packard, financés par Microsoft ou HP pour faire progres ser la recherche informatique, on pour rait craindre que, demain, des bien faiteurs aux idéaux moins nobles ne s’emploient à détourner la recherche à d’autres fins. Progressivement, les universités mettent au point des sys tèmes de protection appuyés sur des comités d’éthique. Elles ont le pou voir (et surtout le devoir) de régle menter leur développement pour assu rer les valeurs fondamentales de liberté et de respect d’autrui. Récemment, une grande université américaine a refusé le financement généreux d’un pays connu pour ses violations des droits de l’homme. a a a du savoir. Le système américain met à la disposition de ses chercheurs des moyens colossaux et très réactifs, et exerce une pression dont le but est une productivité accrue de la recherche universitaire. L’exemple de la Suisse paraît allier les bénéfices des deux systèmes. À ETHZ (Eidgenössische Technische Hochschule Zürich), le corps professoral est administré selon le sys tème de la tenure, les financements se répartissent entre l’État et les indus tries et sont considérables, les élèves reçoivent une formation théorique très poussée et disposent de finance ments appréciables. Guillaume Tell serait sans doute heureux d’apprendre aussi qu’ETHZ est l’une des rares ins titutions universitaires au monde capables de faire aux professeurs d’uni versités américaines des offres finan cières que Stanford, Berkeley, MIT ou Caltech peinent à égaler. La lutte de David contre Goliath pour le reverse brain drain ne fait peutêtre que com mencer… n On peut tirer de l’observation de ces deux systèmes de formation la conclusion que la France et les États Unis ont à s’envier mutuellement. Notre système donne à ses élèves undergraduate une formation très poussée scientifiquement, gratuite ou presque, dans laquelle ils peuvent se consacrer pleinement à l’acquisition LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 15 John Harvard, le fondateur de la célèbre université de Cambridge (Ma). New York, la cathédrale SaintPatrick dédiée au saint patron des Irlandais. Inaugurée en 1879, ses flèches atteignent 100 mètres. Boston, vue du Pier 4. 16 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE PHOTOS ALAIN THOMAZEAU LES X EN AMÉRIQUE DU NORD La formation continue aux ÉtatsUnis, une entreprise florissante et un atout pour l’avenir Jacques Bodelle (56) L’enseignement universitaire américain dit “ académique ” 1, celui des cursus qui vont du Bachelor’s au Master’s et parfois au PhD, n’a plus guère de secrets pour les Français. Il est cependant loin d’occuper à lui seul tout le champ de la formation aux ÉtatsUnis, car existent deux autres types de formation, que nous connaissons moins bien. La Vocational Education, d’abord, destinée à qui se prépare à des métiers manuels ou techniques ; puis la Continuing Education ou Adult Education, un ensemble de formations, le plus souvent postsecondaires, destinées à qui souhaite acquérir les nouvelles connaissances imposées par l’évolution de sa vie professionnelle, changer de métier… ou, simplement, élargir sa culture personnelle. cès au premier niveau de nombreuses carrières, paramédicales, paralégales, commerciales ou techniques. Déjà là, on peut parler de formation conti nue, car près des deux tiers des étu diants le sont à temps partiel ; la for mation, théoriquement de deux années, en prend donc en moyenne près de quatre. Mais qu’importe : pour un bon “ job ”, rien ne vaut un peu de patience ! Des liens s’établissent entre les Community Colleges et leur environ La Vocational Education Elle ne bénéficie pas du prestige qui s’attache à la formation universi taire classique, et l’enseignement secon daire américain, restant de ce fait très orienté vers le passage aux études supérieures, n’a pas systématique ment mis en place les formations tech nologiques courtes que nous connais sons en France. Il laisse ainsi un espace libre important pour la Vocational Education. Le rôle essentiel des États et des Community Colleges Jusqu’à la montée, ces trente der nières années, des professions de “ cols blancs ” du tertiaire au détriment des “ cols bleus ”, l’apprentissage jouait un rôle important. Mais, fortement encadré par les syndicats, il a subi leur déclin, et il ne concerne plus que 1 % des jeunes en quête d’une pre mière formation. En revanche, les uni versités locales, les Community Colleges – plus de 1600 au total – se sont taillé un rôle absolument essentiel. Souvent accessibles sans sélection, au moins pour les résidents de l’État corres pondant, ils sont moins chers que les universités, car largement subven tionnés par les États ; ils sont aussi plus proches du domicile des étu diants. C’est donc vers eux que se tournent plus de 40% des jeunes après la fin du cycle secondaire. Pour une bonne moitié d’entre eux, c’en sera le terme, avec un Certificate ou un Associate Degree qui leur ouvrira l’ac nement géographique, d’où une spé cialisation qu’autorise leur grande autonomie de choix des programmes. Le Nashville State Community College, à proximité d’une usine chimique importante de DuPont, offre ainsi une formation d’opérateur d’installations chimiques, et Intel a passé un accord avec sept Community Colleges proches d’un de ses pôles d’activités de l’Arizona, qui offrent un Associate Degree en fabrication des semiconducteurs : certains de ses ingénieurs y donnent des cours, et il leur offre équipements informatiques et stages de formation en usine. En contrepartie, il peut suivre les étudiants et être ainsi le premier à leur proposer un emploi. Les grands des technologies de l’information ne pouvaient évidemment pas rester en marge de ce mouvement : Microsoft et Cisco ont mis en place leurs réseaux LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 17 “d’IT Academies ”, en s’appuyant beau coup sur les Community Colleges, qui préparent ainsi à plusieurs certifica tions “ maison ”. Contrôler la qualité d’un système foisonnant On peut se demander comment maintenir à l’édifice une qualité rai sonnable. C’est là qu’entre en jeu le système des Accreditations, qui s’étend d’ailleurs à l’ensemble des formations américaines : des associations accor dent, ou non, un label aux institu tions éducatives. Pour les formations de type Vocational, l’American Association of Educational Services Agency joue ce rôle, contrôlant un demimillier d’ins titutions. C’est, par exemple, sur elle que s’appuie Microsoft pour inclure ou non un Community College dans son réseau d’IT Academies. Mais les États et le gouvernement fédéral peu vent eux aussi créer leurs propres cri tères de reconnaissance. De quoi y perdre son latin… cependant le sys tème fonctionne ainsi, “ à l’améri caine ”, fondé sur des milliers d’ini tiatives locales, faiblement encadrées. Les Comtés et l’enseignement de l’anglais La société américaine est certes très libérale dans le domaine des langues : on peut ainsi passer les épreuves théo riques du permis de conduire, dans de nombreux États, aussi bien en anglais qu’en espagnol. Mais avec près de 15 % d’hispanisants aux ÉtatsUnis, l’apprentissage de l’anglais pour les adultes reste cependant l’un des pro blèmes auxquels les collectivités locales ont à faire face, et il s’agit bien de for mation continue, car il ne viendrait pas à l’idée des immigrants latino américains d’abandonner leur emploi pour s’y consacrer à plein temps. Les Comtés ont donc organisé des cours d’anglais, le plus souvent gratuits, en utilisant en soirée les enseignants et les locaux des écoles secondaires pla cés sous leur juridiction. Près de 6 à 7 millions de personnes suivent ces cours, plus ou moins assidûment. 18 Les sociétés privées de formation On entre là dans un domaine dyna mique mais un peu effrayant pour qui doit choisir entre les mille et une publi cités qui foisonnent, dans les jour naux locaux ou sur la Toile. Ces socié tés de formation à but lucratif, souvent dotées d’un label d’accréditation, peu vent se donner le nom qu’elles sou haitent, institut, collège ou acadé mie… au client de se renseigner. Mais chacun peut y trouver son bonheur : les horaires sont flexibles, et les sec teurs les plus prometteurs en matière d’offres d’emploi sont proposés en priorité. À côté des domaines tradi tionnels, comme la maintenance en aviation ou la réparation automobile, la santé est devenue une voie priori taire, absorbant autant qu’il s’en forme aidesinfirmiers ou infirmières, Dental Assistants, ou Medical Radiographists, pour ne citer que quelques spécia lités. Les technologies de l’informa tion gardent encore la corde, mais depuis septembre 2001 la sécurité les talonne, et les certificats en “ Disaster Management ” ont fleuri. Les petites entreprises côtoient les géants de la formation, comme ITT Educational Services. Coté en Bourse, il affichait en 2004 un chiffre d’affai res de 600 millions de dollars et un bénéfice de 75 millions, en augmen tation de 10 % par an depuis cinq ans ! Avec 44 000 étudiants, c’est une véri table institution, et chacun de ses 81 ITT Technical Institutes, doté d’un label d’accréditation, fonctionne de façon largement autonome, avec un comité des programmes où siègent des représentants des entreprises locales. Et le Gouvernement fédéral ? Il reste largement en marge de toutes ces initiatives. Rien de bien étonnant, d’ailleurs, quand on sait que les ÉtatsUnis sont une fédéra tion d’États. Il ne consacre à la Vocational Education qu’un peu moins d’un mil liard et demi de dollars par an – moins de 3 % du budget du Department of Education essentiellement sous la AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE forme de subventions aux États. Cela ne doit guère représenter plus de 5 % du total des dépenses cumulées des États et des individus. Encore fautil noter que l’Administration en place a bataillé en 2005 pour supprimer sa contribution à ce chapitre, et que c’est le Congrès qui en a obtenu la recon duction au budget de 2006. Continuing Education ou Adult Education Retourner sur les bancs des universités Aux ÉtatsUnis, on n’hésite guère à retourner sur les bancs des univer sités, pour continuer à se former. Qu’on en juge : si la moitié des adultes entre prennent chaque année “quelque chose” pour améliorer leur formation, de 4 à 5 % d’entre eux, soit plus de huit mil lions de personnes, le font sous la forme d’études à temps partiel en uni versité, une tendance qui va d’ailleurs en s’accentuant d’ailleurs au fil des années. Il en résulte que la population des étudiants américains est nettement plus âgée qu’en Europe : plus du quart a plus de 30 ans, et cette proportion grimpe à près de la moitié parmi les étudiants à temps partiel. On peut avancer plusieurs hypo thèses pour expliquer cet engoue ment. Vient en premier lieu le sys tème des crédits, qui permet d’accumuler progressivement de quoi obtenir un diplôme, au fil des chan gements d’université et des affecta tions professionnelles, mais également l’absence de discrimination par l’âge, imposée par la loi. S’y ajoutent des facteurs psychologiques, non moins importants : les Américains ont un grand respect pour la formation, si chère soitelle, et peutêtre même parce qu’elle est chère ; ils sont aussi très à l’aise devant les perspectives de changement, commencer des études d’avocat à la sortie d’une université d’ingénierie ne les rebute aucune ment. Les universités accueillent bien évidemment à bras ouverts ces étu diants : non seulement procurentils une manne précieuse en matière de frais d’inscription, permettant de mieux rentabiliser locaux et équipements, mais ils sont aussi, le plus souvent, très motivés, et ils apportent dans les salles de classe un peu de leur expé rience de la vie professionnelle. L’école d’administration des entreprises de Northwestern University, la meilleure sans doute des ÉtatsUnis, recom mande ainsi fortement aux candidats à un MBA d’avoir passé auparavant deux ou trois années en entreprise. L’irruption de l’Internet Dès le milieu des années quatre vingt, plusieurs universités améri caines avaient senti le besoin d’offrir aux étudiants déjà entrés dans la vie professionnelle le moyen d’acquérir sans trop d’inconvénients une forma tion complémentaire, et elles avaient donc lancé un système d’enseigne ment par satellite : il suffisait aux employeurs de s’équiper d’une antenne parabolique, et leurs employés pouvaient recevoir sur place les cours des meilleurs enseignants, avec des horaires pra tiques. La National Technical University, NTU, avait exploité à fond ce concept et elle était devenue la première uni versité entièrement sans murs et sans campus. Est arrivé soudain l’Internet, qui a rendu, en quelques années, cette façon de procéder obsolète. ter à l’écart de ce grand besoin de formation continue. Elles ont donc organisé leur propre formation interne, et le terme de Corporate Universities a souvent été employé, au moins pour les plus importantes. On en a recensé jusqu’à deux mille, de tailles très diverses, et la plus connue est sans doute Hamburger University : on ne pouvait mieux nommer celle de Mac Donald’s ! Créée en 1961, elle a depuis lors vu passer plus de 65 000 res ponsables de restaurants à la marque des deux arches sur son campus de l’Illinois. Certains groupes ont obtenu une accréditation et délivrent donc leurs propres diplômes, comme Verizon, anciennement Bell Atlantic, sur son campus de Long Island, où elle pré pare ses cadres au MBA. D’autres se sont associés à une université classique locale, comme Bechtel et l’University of Tennessee. Les sociétés savantes et les associations professionnelles Les Corporate Universities Quand on connaît l’étendue de la palette d’activités des sociétés savantes américaines on ne s’étonne pas de ce qu’elles proposent à leurs adhérents comme cours de forma tion continue. Ainsi l’ Institute of Electrical and Electronics Engineers, IEEE, forte de ses 365 000 membres – un record – possèdetil sa propre collection, baptisée Expert Now, de cours d’ingénierie, souvent des tuto rials, d’abord donnés par des pro fessionnels lors de ses réunions annuelles ; enregistrés, ils sont rendus disponibles sur la Toile moyennant finance, bien évidemment. L’aspect managérial n’est pas oublié, avec une autre collection sur des sujets plus généraux, comme Managing your Priorities ou Proactive Listening. Les sociétés qui lui sont affiliées, plus petites, se contentent de proposer des Short Courses en marge de leur assemblée annuelle. Pour des raisons d’efficacité et pour garder leurs meilleurs employés, les sociétés privées n’ont pas voulu res Certes, ces activités, qui com portent une composante de solida rité, puisque les cours sont en géné On peut dire que pratiquement toutes les universités 2, même les plus prestigieuses, proposent maintenant un enseignement sur l’Internet. Mais de plus, des dizaines d’universités ainsi spécialisées se sont créées, la plupart à but lucratif. University of Phoenix est certainement l’exemple le plus connu de cette tendance, elle qui offre à la fois un enseignement sur l’Internet et sur de très petits cam pus, 180 au total. Il est intéressant de noter qu’elle impose à ses étudiants d’oc cuper déjà un emploi. ral gratuits pour les demandeurs d’emploi, sont fort appréciées des membres des sociétés savantes, mais cellesci y voient un moyen d’arron dir leur budget : plus d’un million et demi de dollars de revenus, sur un budget de neuf millions, pour l’American Association of Petroleum Geologists ; c’est nettement plus que marginal ! Les associations professionnelles ne sont pas en reste : des centaines d’entre elles, tant est vivace et forte la tradition associative aux ÉtatsUnis, procurent à leurs membres qui le dési rent un label, une certification, moyen nant le suivi d’un minimum de cours de formation permanente. Les méde cins ont même créé leur propre Accreditation Council for Continuing Medical Education, qui juge de la qua lité des fournisseurs de formation per manente dans le vaste domaine qui est le leur. C’est là une sorte de “police” interne aux professions. Mais il en existe une autre, à caractère réglementaire, pour des professions qui ont de fortes impli cations financières, comme les agents immobiliers ou les comptables. Les États prennent alors le relais, en n’accor dant ou en ne renouvelant leur licence professionnelle qu’après un minimum de formation permanente. Le Maryland exige ainsi des agents immobiliers qu’ils suivent trois heures de cours d’éthique au renouvellement de leur licence. Si les universités mesurent la for mation acquise en termes de crédits, les pourvoyeurs de formation per manente mesurent leurs produits à l’aune de Continuing Education Units. Ces CEU ne permettent pas d’obte nir un diplôme, mais un employeur en saura reconnaître la valeur, sur un curriculum vitae. Encore fautil que le contenu des CEU soit lui aussi suivi et accepté : c’est un rôle que jouent les centaines de groupements professionnels déjà évoqués, en tenant compte de critères érigés par l’International Association for Continuing Education and Training. Une vraie pyramide ! LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 19 Le monde foisonnant des consultants On imagine combien de telles pro messes d’activités ont pu attirer d’ini tiatives privées. Des milliers de consul tants, souvent issus de l’industrie, se déplacent partout dans les usines et les laboratoires. Ils ont prêché le res pect de l’environnement au milieu des années quatrevingtdix, puis la qua lité au moment des premières certifi cations ISO, sans oublier la sécurité, et maintenant l’éthique. Des sociétés ont occupé la niche de la formation des formateurs ou des responsables du personnel des entreprises, comme l’American Association for Training and Development. La formation continue en tant qu’entreprise commerciale fait elle même l’objet de dizaines d’études de marché, par des sociétés comme Business Communications Company ou Primary Research Group. Il faut dire que l’en jeu financier est énorme : environ une dizaine de milliards de dollars pour les formations universitaires, une somme équivalente pour les formations internes aux entreprises, de l’ordre de cinq mil liards de dollars pour les programmes fédéraux et des États, et sans doute deux à trois milliards de dollars pour les formations par des sociétés pri vées et des consultants ; soit un total de vingtcinq à trente milliards de dollars par an. De quoi exciter bien des convoitises ! Les Agences fédérales et le “ GI Bill ” Gros employeur, le Gouvernement fédéral a donc une forte activité de formation continue. À côté d’une orga nisation commune à toutes ses compo santes, réservée au personnel de haut niveau – le Federal Executive Institute – chaque ministère et chaque agence développent son propre programme. Curieusement, celui du Department of Agriculture est ouvert à tous : c’est une véritable petite université, créée en 1824, qui s’enorgueillit d’offrir un millier de cours, en agriculture et dans bien d’autres domaines. 20 Mais c’est certainement le Depart ment of Defense qui joue sur ce plan le rôle le plus important, perpétuant une tradition déjà ancienne. Non seu lement les militaires s’y forment et se recyclent facilement dans le privé après une dizaine d’années de service et souvent moins – ils peuvent être ensuite pilotes, mécaniciens, infor maticiens ou techniciens des télé communications – mais le Gouver nement fédéral leur offre, à leur sortie de l’armée, d’incroyables facilités pour se former, qu’ils sont nombreux à sai sir. Cela a commencé avec le fameux “ GI Bill ” du 22 juin 1944, une loi qui offrait aux anciens combattants de la guerre qui s’achevait une aide sub stantielle pour reprendre ou entre prendre des études, dans les univer sités, les écoles secondaires ou les entreprises ellesmêmes. Cette loi a profondément transformé la société américaine : les universités, exsangues pendant la guerre, se sont moderni sées, recrutant des enseignants, bâtis sant laboratoires et salles de classe, créant de nouveaux cours…, des couches entières de la population, écartées auparavant d’un enseigne ment supérieur jusqu’alors élitiste ont pu accéder à des professions presti gieuses et à l’aisance financière… et l’habitude de s’asseoir sur les bancs des universités passée la trentaine a été prise, et gardée. Le GI Bill, devenu le Montgomery GI Bill, a été constam ment reconduit depuis lors, avec le même succès. Financer sa formation continue Ce financement est un problème majeur pour beaucoup, même si les Community Colleges sont quasiment gratuits pour les résidents dans cer tains États, comme la Californie. Quelques crédits sont offerts aux entreprises par le Gouvernement fédé ral, par l’intermédiaire des États et sous forme de crédits d’impôts, pour la formation de catégories défavori sées – les réfugiés ou les cas sociaux difficiles – mais aucune loi ne les oblige à consacrer une quelconque partie de leur budget à la formation AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE permanente. Elles sont cependant plus de la moitié à le faire, en parti culier presque toutes les grandes socié tés de plus de mille personnes. Elles y voient, en effet, un moyen d’attirer et de retenir les meilleurs employés. Pour qui n’a pas la chance de se voir offrir une formation permanente par son employeur, restent les prêts des banques, qui sont assez flexibles dans ce domaine, et quelques maigres avantages fiscaux qu’il serait fastidieux d’exposer, le code des impôts améri cains n’étant pas des plus limpides ! En guise de conclusion… Qui pourrait prétendre ne pas pou voir trouver chaussure à son pied dans un éventail aussi varié des formations continues ? Une palette qui ne cesse de s’étendre, à mesure que, d’année en année, les “ clients ” sont plus nom breux. Les employés savent bien que le temps n’est plus où l’on pouvait espérer passer la totalité de sa vie pro fessionnelle en vivant sur les acquis d’une formation initiale, si longue fût elle. Les entreprises ont pris conscience de ce que les rentes de situation qui prévalaient il y a encore deux ou trois décennies ont définitivement disparu, et que leur plus grande richesse est la capacité d’adaptation de leurs employés. C’est bien pour cela qu’elles jouent un rôle moteur, si coûteux soitil, dans leur formation permanente. Mais on ne saurait nier l’importance d’une carac téristique dont la société américaine a toujours fait preuve : un optimisme fondamental qui lui fait accepter le changement et prendre résolument les mesures pour y faire face – la forma tion permanente en est une, et certai nement pas la moindre. n 1. Voir Les universités nordaméricaines, par J. Bodelle et G. Nicolaon, Éditions Lavoisier, 1995. 2. Voir aussi l’article sur Nova Southeastern University dans le présent numéro. LES X EN AMÉRIQUE DU NORD Financement de la recherche publique en Amérique du Nord Harold Ollivier (96), Perimeter Institute for Theoretical Physics, Waterloo, Canada Depuis quelques années s’est ouverte une grande réflexion sur l’organisation de la recherche publique et privée en France. Elle a abouti récemment à la création d’une agence de financement – l’Agence nationale pour la recherche. Les politiques voient en elle une façon d’atteindre les critères de Lisbonne, et les chercheurs celle d’obtenir les moyens nécessaires à la poursuite de leurs activités dans un contexte toujours plus compétitif. Inspirée du modèle nordaméricain de financement de la recherche publique, la nouvelle organisation française peutelle vraiment combler toutes ces attentes ? Certainement, mais encore fautil avoir bien évalué quels sont les ingrédients nécessaires au succès d’une telle entreprise, et surtout ne pas s’arrêter en si bon chemin. Introduction Dans cet article, je m’attacherai dans un premier temps à décrire le contexte dans lequel s’effectue la recherche en Amérique du Nord. Ensuite, j’aborderai la question du financement de la recherche publique proprement dite. Pour être précis, je décrirai le rôle structurant des agences de financement sur l’organisation de la recherche tel que je l’ai observé. Enfin, et parce que le choix d’un mode de financement particulier n’est pas une fin en soi, mais seulement un moyen, j’essaierai de dégager les points cruciaux qui ont fait sa réussite. Contexte La recherche publique Les acteurs de la recherche publique en Amérique du Nord peuvent être classés en trois grandes catégories. Les premiers en nombre sont les univer sités, les seconds les laboratoires natio naux et enfin les fondations ou instituts de recherche. Les équipes de recherche qui les composent ont bien sûr comme premier objectif l’excellence scienti fique de leurs travaux, ainsi que la poursuite des objectifs globaux de ces institutions. Pour les universités il s’agit d’une mission d’éducation et de for mation, pour les laboratoires natio naux d’une mission d’intérêt général dans des domaines comme la santé ou le militaire et enfin pour les fondations de recherche cela peut s’étendre de l’in formation scientifique grand public à l’identification de nouveaux champs de recherche encore inexplorés. Cependant, aussi disparates que puissent être leurs organisations admi nistratives, ces différents environne ments sont pour le chercheur éton namment similaires au regard du financement des activités de recherche. Cette similarité s’appuie sur une simi larité des méthodes pour obtenir les financements, mais également sur une similarité dans la façon de gérer les fonds obtenus. LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 21 Financer qui, quoi et comment ? En Amérique du Nord, à la diffé rence du modèle français, le finance ment de l’ensemble des activités scien tifiques d’une équipe (quelle qu’en soit la taille) est du ressort du chef de l’équipe. Il est de sa responsabilité de trouver et de gérer les fonds néces saires aux projets qu’il entend mener. Pour cela il s’adresse à des agences de financement. Ce sont des entités indé pendantes dont la seule vocation est de financer des projets de recherche – de les sélectionner et d’en assurer le suivi. Lorsque le terme générique d’équipe recouvre un laboratoire entier, ces dépenses devront inclure la ges tion des bâtiments, l’achat de gros matériels expérimentaux mais surtout – c’est d’ailleurs ce qui constitue pour toutes les personnes avec qui j’ai dis cuté ce en quoi consiste le finance ment de la recherche – les salaires des chercheurs qui travaillent dans ce labo ratoire. Mais la question du finance ment ne se pose pas uniquement aux directeurs des très gros projets. Un professeur nouvellement recruté est également amené à chercher pour sa future équipe ses propres sources de financement. Cela lui permettra d’as surer le recrutement d’étudiants et de stagiaires ou encore l’achat de maté riel informatique. Audelà de ces deux exemples, on trouve bien sûr toutes les variations possibles, du groupe de travail aux réseaux de laboratoires. Pour que le financement soit accordé, il est nécessaire à la fois de proposer un programme ambitieux mais égale ment de montrer que les personnes impliquées ont les capacités à résoudre les problèmes rencontrés. Le choix du financement d’un projet plutôt qu’un autre est bien sûr du ressort des agences concernées et dépend d’éventuels cri tères supplémentaires. Ces derniers peuvent comprendre par exemple la nécessité d’avoir des partenaires indus triels avec lesquels la recherche s’ef fectue. Malgré des différences de poli tique générale entre les agences, il est important de noter que la procédure d’obtention d’un financement est assez homogène. Une évaluation du projet est effectuée par l’agence qui sollicite 22 l’avis de ses propres experts mais sur tout d’autres chercheurs dans le domaine (jugement par les pairs). Il leur est demandé de juger tout d’abord la qua lité du contenu scientifique du projet, mais également ses chances de réussite au regard de la composition de l’équipe qui le propose. Cela a pour but de s’as surer que l’équipe saura orienter ses actions pour parvenir à des résultats conclusifs. La caractéristique frappante de la recherche en Amérique du Nord est la similarité de la gestion du finance ment malgré une grande diversité de type d’institutions. L’écrasante majo rité des financements est accordée et gérée à partir du modèle établi par les agences indépendantes. Cela signifie que, souvent, les financements internes accordés par les universités ou les labo ratoires nationaux à leurs propres équipes s’effectuent selon les mêmes stan dards que s’il s’agissait des finance ments accordés par une agence externe à l’institution. Par exemple, le Los Alamos National Laboratory prélève sur son budget de fonctionnement, dont le montant est déterminé par le Sénat, entre 3 % et 8 % afin de financer au travers de deux programmes – LDRD DR et LDRDER 1 – des projets soute nus par des équipes allant de plusieurs dizaines de chercheurs à des groupes de travail de seulement deux ou trois permanents. Naturellement, si la majorité du financement est donnée aux équipes et non aux structures qui les accueillent, le problème du financement de ces dernières doit être posé. En particu lier, les universités comme les fon dations de recherche ne bénéficient en général pas de ressources suffi santes pour payer l’entretien des bâti ments, les personnels administratifs, etc. La solution universellement adop tée est celle de l’overhead. C’estàdire du prélèvement d’un pourcentage donné du montant de tous les contrats obtenus par les chercheurs. Ce pour centage varie suivant les types de contrats entre quelques pour cent à plus de 40 %. Il peut aussi dépendre de la surface de locaux utilisés par les équipes concernées. AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE Et dans la pratique ? L’organisation et la façon de pro céder des agences de financement ont un impact profond sur l’organisation du travail de recherche des équipes. En fonction des priorités affichées par chacune des agences de financement et des dépenses qu’elles permettent de prendre en compte s’opère d’abord un regroupement des chercheurs autour d’un thème. Le résultat de cette phase informelle est la constitution de petites équipes autour d’un projet et dont les membres vont peu à peu préciser les grandes lignes, les jalons et finalement le plan d’action détaillé. En fonction de ces informations, un véritable dossier de financement va pouvoir être constitué. Une fois que les membres du projet ont déterminé la ou les agences auxquelles ils vont s’adresser, il faut mettre en forme le projet initial, et éventuellement le modi fier légèrement pour qu’il rentre dans le cadre des financements accordés. En fonction du montant demandé, une ou plusieurs phases d’examen du dossier commencent. Dans tous les cas, elles impliquent un jugement de la valeur scientifique du dossier par les pairs. C’est l’élément déterminant dans l’acceptation des dossiers. L’excellence scientifique étant acquise sont ensuite prises en compte l’adéquation du pro jet à la politique de l’agence ainsi que la qualité du management du projet. Un jugement sur ces deux derniers points est généralement demandé à des experts de l’agence ellemême, mais également aux pairs qui ont jugé la qualité scientifique du dossier. Une fois le financement accordé, un suivi plus ou moins lourd est mis en place. Il comprend presque tou jours un rapport sur l’activité de l’an née écoulée au regard des objectifs qui étaient affichés. Il peut aussi être l’occasion pour l’agence d’organiser une conférence scientifique afin d’ani mer les projets qu’elle finance. La fin de projet requiert une éva luation plus poussée : rapport com plet des travaux effectués ainsi que justification des dépenses et de leur affectation. Encore une fois, cette tâche incombe au chef de l’équipe. Si la mise en place d’un tel système est sou vent difficile la première fois, on en prend vite l’habitude et la tâche de gestion finit par s’alléger. Le succès d’un projet est subordonné à l’obten tion de résultats conclusifs – positifs ou négatifs – qui donne lieu à un nou vel examen par les pairs. Il est égale ment subordonné au respect des objec tifs politiques de l’agence. Ceci peut être de renforcer la diffusion scienti fique à destination du grand public ou encore la nécessité d’effectuer le travail au travers de collaborations avec des entreprises. Ce qu’il faut retenir Tout d’abord, ce qui m’a semblé être une différence fondamentale avec le système français, c’est que le finan cement est dirigé vers une paire équipe projet et non pas vers une structure administrative. Ensuite, les agences de financement ont une très grande expertise de la façon de juger des pro jets scientifiques. Pour cela elles font largement appel à la communauté scientifique et font preuve d’un grand sérieux dans le processus de déter mination de leurs choix de projets. Elles acquièrent ainsi leur légitimité au sein du monde scientifique et agis sent comme leurs porteparole auprès des pouvoirs publics. Pour atteindre ces objectifs, elles sont dotées de struc tures de gouvernance très actives. C’est la vision éclairée des industriels, scientifiques et représentants de l’admi nistration qui détermine leurs poli tiques scientifiques et assure la conti nuité de leurs actions. Analyse Comme je l’ai dit plus tôt, le choix d’une méthode de financement de la recherche n’est pas un but en soi, mais seulement un moyen. L’objectif final est celui de permettre aux chercheurs de travailler avec plus de moyens et, parce que l’innovation est le produit de la recherche et du développement dans son ensemble, de favoriser les transferts technologiques entre le monde académique et les industries. Peuton imputer les réussites indus trielles américaines dans les nouvelles technologies ou les biotechnologies à une façon particulière de financer la recherche publique ? Je pense que c’est en partie le cas pour les raisons que je vais maintenant décrire. Souplesse, confiance et responsabilités Il peut être tentant de penser que confier la gestion du budget de fonc tionnement aux chefs des équipes est à la fois une perte de temps et une prise de risque si d’éventuels contrôles sont effectués après coup. En pra tique, cela semble plutôt être le contraire. En effet, la gestion directe par l’équipe de son budget lui offre une souplesse indispensable aux acti vités de recherche. Il faut souvent se réorienter pour tenir compte des avan cées les plus récentes et du travail effectué par l’équipe. Confier la ges tion du budget à toute autre personne que le chef de l’équipe c’est se priver de sa capacité à faire des choix stra tégiques visant à tirer parti d’une res source limitée. C’est la seule façon de faire coïncider à tout moment le but et les moyens. D’autre part, lorsque les fonds sont gérés globalement par une structure de recherche, se pose invariablement la question de leur répartition aux équipes. Cela requiert d’interminables négociations bien plus consommatrices de temps qu’une ges tion directe. Le second avantage manifeste d’une telle solution est la possibilité qu’a une équipe d’affecter une partie de son budget au recrutement de nouveaux membres. En effet, le marché du tra vail dans la recherche est par essence extrêmement compétitif. Les meilleurs chercheurs s’arrachent et font mon ter les enchères entre universités. Une gestion de budget confiée aux struc tures est souvent le meilleur moyen de ne jamais être en course pour le recrutement des meilleurs, surtout quand on prend conscience que les négociations sont parfois terminées en quinze jours à peine. L’autre avan tage indéniable d’une telle solution est qu’il donne l’entière responsabi lité du recrutement au chercheur qui embauche et qui va travailler avec le candidat. On évite donc les recrutements effectués par des comités et qui abou tissent souvent au choix d’un candi dat sans que le chef de l’équipe ou du laboratoire concerné puisse partici per aux délibérations. Il en est de même, mais dans une autre mesure, pour les étudiants. Le complément financier qui peut être versé aux étu diants selon leur qualité en plus de leur bourse permet d’attirer les meilleurs candidats nationaux et internationaux. En d’autres termes, les chefs des équipes ont la capacité de gérer leur budget. Ils sont les seuls à savoir quels choix stratégiques ils doivent faire au regard d’un budget limité, que ce soit pour un recrutement ou l’engagement dans une nouvelle voie nécessitant un investissement lourd en matériel. La confiance qui leur est accordée permet la réactivité indispensable pour mener à bien les missions qu’ils entre prennent. Une meilleure visibilité S’il y a bien un domaine dans lequel la globalisation est effective c’est celui de la recherche. Tous les chercheurs travaillent en temps réel et les colla borations internationales sont le quo tidien. Prétendre ignorer cet état de fait n’est simplement pas possible. La recherche, c’est trouver la vérité et dans ces conditions seul celui qui y arrive en premier gagne. Tous les outils permettant de progresser plus vite et plus efficacement doivent donc être mis en place. À ce jeulà la flexibilité du finan cement et surtout la clairvoyance des grandes orientations scientifiques ne peuvent tout simplement pas être le fait d’une politique centrale de l’État. C’est pour cela que les agences de financement ont été créées avec des sta tuts qui leur confèrent souvent une grande autonomie et une grande sta LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 23 bilité face au pouvoir politique. Elles doivent aussi être libres de recruter et de gérer les personnels qu’elles emploient pour juger de la qualité et du suivi des dossiers. À cette fin, elles recrutent souvent d’excellents experts afin de s’ajuster à l’excellence qui est la norme dans les domaines scientifiques. Il est également intéressant de sou ligner que le système de financement par de grandes agences n’est pas fon damentalement différent de ce qui est la norme dans l’industrie. Il requiert la mise en place de bonnes pratiques : l’organisation des moyens autour d’un but déterminé, la mesure de l’avan cement et finalement l’évaluation du résultat obtenu et des causes du suc cès ou de l’échec. Le système conduit naturellement à la formation d’ensem bles cohérents de moyens et de res sources humaines autour d’un but clairement identifié. Cela ne suppose pas que le but recherché ait des appli cations pratiques : comprendre l’émer gence de la mécanique classique à partir du formalisme quantique – c’est ce qui m’a occupé pendant une par tie de ma thèse – n’a pas vraiment d’applications industrielles, mais c’est un objectif clair et vers lequel on peut mesurer son avancement. En outre, ce travail de mise en forme évite le découpage artificiel par type de res source, la dilution des responsabilités et surtout la dilution du pouvoir de décision. Tout cela est restitué aux chefs des équipes, ils assument leur rôle pleinement et souvent avec succès. De fait, le financement nordamé ricain de la recherche permet une meilleure visibilité et une meilleure appréciation par l’industrie de ce qu’est le métier de chercheur. Un chef d’équipe ou de laboratoire c’est un project manager en puissance. Cette équiva lence n’est pas tant le fait du système de financement, mais elle est renfor cée et surtout clairement apparente du fait de l’organisation autour de la paire équipeprojet et des responsa bilités financières qui incombent au chef de l’équipe. Cette similarité favo rise de fait grandement les transferts technologiques. L’appréciation réci 24 proque du travail réalisé par la recherche publique et par les groupes indus triels rend possible les recrutements des personnes ayant les connaissances techniques recherchées par les entre prises. Cela permet une bien plus grande efficacité que le passage de contrats de soustraitance. Dans ce dernier cas les risques d’incompré hension sont accrus et surtout cela aboutit à détourner le laboratoire concerné de son but initial : celui de faire de la recherche de pointe et de former des étudiants et des postdoc torants. Dans le cas où les collabora tions – ou la cotraitance – s’imposent, le système nordaméricain facilite la gestion partagée puisque dans les deux cas les organisations administratives et décisionnelles sont proches. Aider la recherche c’est aider à créer des entreprises Les contraintes et les pratiques imposées par le modèle nordaméri cain de financement de la recherche n’ont pas comme seules conséquences l’augmentation de la flexibilité accor dée aux équipes et le transfert tech nologique. Elles permettent égale ment de préparer ceux qui le souhaitent à fonder leur entreprise. La pratique acquise dans la présentation de pro jets à des audiences variées se révèle utile lorsqu’il s’agit de présenter clai rement une nouvelle technologie à des investisseurs potentiels. Les compé tences de management que met en exergue le financement de la recherche rassurent les banques comme les capi tauxrisques. La communication avec les anciens chercheurs du public se fait bien car les deux mondes ont appris à se connaître et à appréhender la culture de l’autre. À faire, à ne pas faire : des enseignements pour le cas français Plusieurs points me semblent par ticulièrement importants pour per mettre à la nouvelle agence française de réussir sa mission. Je vais en détailler quelquesuns. AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE Gouvernance Les agences de financement nord américaines ont su acquérir une légi timité auprès des scientifiques. Lorsque la NSA, l’ARO ou la NSERC 2 financent un projet académique et envoient leurs experts l’examiner, certes on parle budget, mais surtout on parle science. Les entrevues sont de haut niveau et extrêmement bien préparées. Cela résulte d’une constance dans la qua lité du recrutement des experts et dans l’établissement d’une politique à long terme engagée par les administrateurs et les dirigeants d’une agence. Cette gouvernance doit également assurer son indépendance face au pouvoir politique. Cela est d’autant plus impor tant qu’elle est souvent amenée à jouer auprès du gouvernement un rôle de conseil sur des questions scientifiques. Trop proche du pouvoir politique, elle perd sa stabilité et est souvent soumise à des changements irration nels de politique scientifique qui sont nuisibles à l’avancée des travaux qu’elle promeut. Soustraitance Les agences doivent également avoir comme objectif de maintenir une politique scientifique claire et dont le but principal est l’excellence scientifique. Même si l’organisation du financement de la recherche peut avoir des conséquences en termes de transfert technologique ou de créa tion d’entreprises, cela ne doit pas être la priorité. À cet égard on peut citer l’exemple de la NSERC cana dienne. Cette agence se focalise sur les projets soutenus par l’industrie et des laboratoires publics. Ce type de contrainte comprend le risque de favo riser l’externalisation de la recherche des industries vers les universités. Pour éviter cela, la NSERC sélectionne les projets uniquement en fonction de leur valeur scientifique. Ainsi ne sont financés que des projets qui auraient pu être conduits par les labo ratoires publics seuls. L’avantage de telles collaborations pour les entreprises est l’acquisition de connaissances de haut niveau les aidant non pas à résoudre D.R. des problèmes technologiques actuels mais à inventer les technologies de demain. À la charge des entreprises d’effectuer le développement en vue de la commercialisation ; à la charge des universités de former les doctorants et les postdoc qui plus tard pourront être embauchés dans ces entreprises. Une certaine lourdeur Avec la multiplicité des agences de financement – fédérales, d’État, provinciales, parfois régionales – il y a un risque de passer son temps à chasser les financements. Pour cela, les Canadiens utilisent très régulièrement le système du matching – ou coinves tissement. Les plus petites agences publient leur politique générale et établissent des conditions générales d’éligibilité à leurs programmes. Le choix de financer un projet ou non est simplement subordonné à l’obten tion d’un autre financement de la part d’une agence plus importante. Les agences se font donc confiance et allè gent ainsi les procédures. Un modèle de financement c’est un outil au service d’un choix politique Il aurait été possible de poursuivre la liste des avantages concernant le modèle nordaméricain de finance ment de la recherche et des recom mandations pour la mise en place du nouveau système français. Je crois que ces quelques exemples sont suffisants pour démontrer qu’il s’agit d’un sys tème pragmatique et qui fonctionne plutôt bien. Cela est dû en grande partie à la vision politique des gens qui l’ont mis en place et qui ont su l’entretenir. En ce qui concerne la situation française, nous avons les moyens grâce à l’ANR de mettre en place progres sivement certains des éléments posi tifs du dispositif nordaméricain. Certes, tout ne devrait pas être trans posé directement car les habitudes sont différentes et l’organisation actuelle a ses spécificités et ses avantages. Le Perimeter Institute for Theoretical Physics a été créé officiellement en 2000 à partir de dons privés (environ CAD 120 M). Son budget de fonctionnement est principalement tiré des agences de financement canadiennes en particulier NSERCCRSNG, Canada Fund for Innovation, Ontario Research and Development Challenge Fund, Ontario Innovation Trust. La rapidité avec laquelle les investissements ont été débloqués pour accompagner le don initial a permis de faire du Perimeter Institute en quatre années de fonctionnement opérationnelles seulement l’un des meilleurs instituts de physique théorique. Il faut maintenant que l’agence acquière son autonomie, sa stabilité et surtout sa légitimité. Qu’elle puisse aider les chercheurs à se libérer des lour deurs administratives actuelles en pro fitant des expériences réussies des programmes de financement tels que les Actions concertées initiative et les Réseaux de recherche et d’innovation technologique. g g g Je tiens à remercier T. Brzustowski (Institute for Quantum Computing – anciennement président de la NSERC), H. Burton ( Perimeter Institute ), R. Laflamme (IQC/PI), A. Newton (IQC), S. Scanlan (PI) et W. Zurek (Los Alamos National Laboratory) pour les discussions que j’ai eues avec eux sur le sujet du financement et du management de la recherche. n 1. Laboratory Directed Research and Development – Directed Research et Exploratory Research. 2. National Security Agency, Army Research Office et National Science and Engineering Research Council ou encore Conseil national de la recherche en sciences naturelles et en génie (CRSNG). Harold Ollivier, Perimeter Institute for Theoretical Physics, 31 Caroline St N, Waterloo, ON N2L 2Y5, Canada. Adresse actuelle : Bureau des politiques d’innovation et de technologie, Direction générale des entreprises, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, 12, rue Villiot, F75012 Paris. LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 25 LES X EN AMÉRIQUE DU NORD Le dynamisme de l’économie américaine : une simple question d’attitude ? Thomas Le Diouron (94), directeur, Arendi Consulting Le but de cet article, volontairement simpliste et exagéré, est de montrer que l’Américain est par nature plus entreprenant que le Français, et que cette simple différence d’attitude et d’approche culturelle suffit à expliquer, entre autres choses, la vitalité du marché du travail et le dynamisme de l’économie américaine. A YANT EU L’OPPORTUNITÉ de vivre et de travailler pendant plu sieurs années à l’étranger – notamment au Japon et aux États Unis – j’ai toujours été particulière ment sensible à la manière avec laquelle chaque culture peut réagir différem ment dans des situations semblables. L’observation de ces différences au quotidien permet de se construire une assez bonne compréhension de la mentalité de chaque peuple, et au delà, d’identifier les forces et les fai blesses relatives telles qu’elles ont pu être façonnées par les environnements culturels et socioéconomiques. Je me propose d’illustrer cette pseudo méthode en me concentrant sur le monde du travail aux ÉtatsUnis et en analysant comment le rapport au travail y est différent. Le système éducatif Il faut d’abord constater que notre comportement au travail est forte ment influencé par ce que nous avons vécu à l’école. Le rôle du système édu catif, du moins sous une perspective économique, est essentiellement de 26 produire de futurs travailleurs, et la manière dont le moule éducatif aura façonné et filtré ses travailleurs condi tionnera leurs comportements dans le monde du travail. Les différences, dès le plus jeune âge, sont fondamentales : dans le sys tème français, on pose un problème précis à l’élève, on lui fournit des outils et son objectif est d’arriver à la solution à partir de ces outils – notez qu’il s’agit généralement d’une solution unique. Les élèves ne tra vaillent pas ensemble sur le problème, mais seuls. En pratique ils sont en concurrence puisque celui qui y par vient le plus rapidement est récom pensé tandis que celui qui n’y par vient pas est perçu en situation d’échec. Les erreurs par rapport à la solution sont sanctionnées, et on décompte des points par rapport à une note maximale théorique. Ce système, qui filtre une classe d’âge pour en sélectionner les meilleurs exécutants, les élèves les mieux appli qués et les plus disposés à jouer le jeu du système, conduit à une hié AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE rarchisation de la population des futurs travailleurs, de sorte que, dès sa sor tie du système scolaire, chacun est à peu près fixé sur son futur statut et ses prétentions. On préjuge ainsi du potentiel des individus. Ceux qui ont le mieux résolu leurs exercices à l’âge de vingt ans se retrouvent de manière quasi systématique aux postes de res ponsabilité de la société. À l’inverse de sanctionner l’erreur, le système américain va récompenser la créativité, favoriser l’expression et encourager la prise de risque. L’acqui sition de connaissances, notamment dans les petites classes, est secondaire par rapport au développement de compétences comme l’écoute et le respect de l’autre, la confiance en soi ou l’argumentation d’une opinion. Dans ce cadre, des disciplines sco laires qui ne sont absolument pas dis criminantes en France deviennent ici prépondérantes : les activités spor tives, l’expression artistique, la par ticipation à la vie communautaire à travers des charités ou des actions environnementales. Des statistiques précises existent et classent le niveau scolaire dans chaque pays du monde, par exemple en se basant sur la proportion d’une classe d’âge de chaque pays à pou voir résoudre une équation du second degré. De mémoire les meilleurs élèves sont asiatiques (coréens et hongkon gais), les Français sont plutôt bien placés et les Américains sont ridicu lisés dans les profondeurs du classe ment. Ce que ne voit pas ce type d’études, c’est justement les diffé rences de comportement qui, indé pendamment des connaissances, condi tionnent les évolutions futures de ces élèves dans le monde du travail. Pour caricaturer à l’extrême, le stéréotype du Français qui réussit bien dans son système scolaire c’est Agnan, le célèbre premier de la classe du Petit Nicolas, tandis que le stéréotype américain est un gaillard athlétique, au savoir certes peu encyclopédique mais en tout cas bien dans sa peau, grand communi cant et plein de confiance en lui. Des choix permanents En tout domaine, la diversité de l’offre fait que l’Américain est sans cesse confronté à des choix. C’est d’abord vrai au quotidien pour de la consommation courante : la concur rence commerciale est si vive que les tarifications et les prestations offertes changent en continu, et le consom mateur, constamment sollicité, est fréquemment appelé à remettre en question ces choix, que ce soit pour sa compagnie d’assurances, sa banque ou son fournisseur de télévision câblée… Mais cette omniprésence du choix existe aussi à un niveau beau coup plus fondamental : par exemple on choisit dans quelle école on place ses enfants parmi une dizaine d’écoles possibles dans chaque quartier ; les critères de choix sont : les tarifs (l’école est bien sûr payante), les moyens mis à disposition, la politique d’ensei gnement, l’expérience des enseignants et le statut social des autres parents. On choisit de la même manière sa paroisse, c’estàdire la communauté à laquelle on choisit d’appartenir. L’étudiant américain choisit entre effectuer des études longues (du type PhD) et acquérir rapidement une expé rience pratique, quitte à se replonger plus tard dans les études (pour un MBA par exemple). Il choisit son uni versité en fonction de ce qu’il est prêt à investir en frais de scolarité. À la première embauche, il n’est pas tant jugé sur son niveau d’études que sur la pertinence et la cohérence des choix qu’il a faits. Devenu travailleur, c’est lui et non son employeur qui choisit ce qu’il va verser en cotisations sociales (les assurances santé, chômage et retraite fonctionnent principalement par des versements volontaires). S’il juge ses revenus insuffisants, la flexi bilité du marché du travail lui per met de choisir de travailler durant ses temps libres, par exemple en prenant un deuxième emploi en complément. S’il juge ses connaissances trop limi tées par rapport à ses aspirations, il est alors libre d’obtenir un diplôme en cours du soir, ou de quitter son emploi pour reprendre ses études. On le voit, son statut n’est pas néces sairement figé et conditionné par ce qu’il a accompli l’année de ses vingt ans. À l’opposé, le système français ne stimule pas vraiment l’esprit de déci sion et d’indépendance. Au plus valide ton des choix universellement accep tés ; par exemple on ne choisit pas vraiment d’aller en classe préparatoire puis dans une école d’ingénieur, le système nous y conduit naturellement en fonction de nos “ performances ” scolaires. Et même le “choix” de l’école d’ingénieur est largement influencé par le classement des écoles. Plus tard dans l’entreprise le salaire et les évo lutions de carrière sont plus ou moins dictés par une “ grille ”, elle aussi uni versellement acceptée. Faire des choix en permanence c’est autant d’occasions de s’assumer en tant qu’individu et de se distin guer des autres. Il en résulte pour l’Américain un sentiment d’agir sur sa destinée tandis que le Français pourra vite se sentir prisonnier d’un système qui dicte ses choix, même si ce système le traite bien. Une différente valorisation du travail Cette dynamique américaine des choix a aussi une importante com posante financière. En France, un sala rié va concéder de manière obliga toire une part non négligeable de son salaire en cotisations sociales et impôts et obtenir en échange un accès qua siment gratuit aux prestations fon damentales telles que la santé, l’édu cation, la prévoyance retraite, etc. Le reste de son salaire, il l’utilise princi palement pour réaliser trois fonctions : se loger, se nourrir et se divertir. Le salarié américain va subir en proportion moins de prélèvements obligatoires sur son salaire, cepen dant sa responsabilité financière est bien plus grande que celle de son homologue français : avec la somme virée sur son compte bancaire il doit notamment payer l’école de ses enfants (1 000 $ par mois et par enfant dès l’école maternelle !), payer ses frais médicaux, mettre de côté pour assu rer ses vieux jours (pension plan) et pour payer l’université à ses enfants (college fund), sans oublier bien entendu de se loger, se nourrir et se divertir. Cette forte responsabilité finan cière se traduit logiquement par une importante valorisation du travail. En France, tout au moins dans l’univers des cadres où évoluent la plupart de nos camarades polytechniciens, le monde du travail est avant tout un espace de structuration et de déploie ment de la personnalité, un terrain d’action et d’occasions de conquête de la reconnaissance et de l’estime de soi. L’aspect financier y est certes important en tant qu’indicateur quan titatif du degré de reconnaissance, mais en pratique le cadre qui gagne moins que ses collègues n’a pas une vie bien différente. Aux ÉtatsUnis, cet aspect financier devient prépon dérant puisqu’il conditionne des élé ments fondamentaux tels que l’accès à des prestations médicales ou la pos sibilité d’envoyer ses enfants à l’uni versité. De cette mesure de la performance par l’argent découle une tout autre perception de la nature du temps passé au travail. Les rapports entre collègues sont cordiaux mais généralement superficiels et dénués d’émotionnel. Chacun se concentre sur son objec tif individuel et respecte le temps des autres : on ne perd pas de temps à LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 27 bavarder, les pauses café sont courtes et les réunions expédiées. Le résultat est impressionnant d’efficacité. Cette approche intéressée par l’ar gent a le mérite de simplifier le rap port au travail et d’en ôter une grande part de subjectivité. Le revenu obtenu est directement lié à deux facteurs principaux : la nature du travail (elle même liée au niveau de compétence de l’individu) et le temps passé à tra vailler. Pour accroître ses revenus, il suffit donc de monter en responsa bilité ou d’augmenter son temps de travail. Pour cette dernière solution, les possibilités ne manquent pas et sont peu limitées par les réglementa tions : on peut ainsi facilement tra vailler en heures supplémentaires, prendre un autre job pendant son temps libre ou ses vacances, ou encore créer une société et la gérer en plus de son travail. En France, les contrats de travail interdisent généralement de cumuler plusieurs emplois. Le système de coti sations sociales lié à une activité n’ac cepte pas de couvrir une activité sup plémentaire. Les activités libérales sont ellesmêmes si réglementées, notamment au niveau des charges et des horaires d’ouverture des com merces, qu’elles offrent à peine plus de flexibilité que les activités salariées. Nous avons donc deux environ nements fort différents qui condi tionnent la notion de valorisation du travail. Dans le cas français, le travail, en continuité de l’éducation, est une composante fondamentale de struc turation de la société. Sa valeur est une notion fortement subjective et les possibilités pour un individu d’agir pour faire évoluer cette valeur sont largement limitées par la complexité des mécanismes réglementant la durée du travail et les prestations sociales. Dans le cas américain, le travail est simplement une source de reve nus dont la valeur est dictée par une loi de l’offre et de la demande. La flexi bilité du système donne notamment à chacun la liberté de pouvoir accroître ses revenus en fonction des efforts 28 supplémentaires qu’il est prêt à four nir. En échange de cette liberté, l’Américain accepte une certaine pré carité de l’emploi. La perte d’un emploi est perçue comme une conséquence directe d’un marché du travail régi par l’offre et la demande. Elle met en évidence le besoin constant de se remettre en cause et d’ajuster ses com pétences sur un marché compétitif. La courte durée d’indemnisation des chômeurs constitue en outre une forte incitation à se réajuster rapidement. Pour reprendre une formule fré quemment employée, “ La France a des amortisseurs là où les ÉtatsUnis ont des ressorts. ” L’entreprenariat Audelà de la condition salariale, ces valeurs que sont l’innovation, le dynamisme, l’initiative privée, le goût du risque et la recherche du profit sont surtout de formidables moteurs de création d’entreprise. À l’opposé de la conception française de l’État jacobin, ordonnateur de l’économie et qui a favorisé une culture de grande entreprise et de fonctionnariat, la vision américaine place l’entrepre neur au centre de la société. Pour Thomas Jefferson, c’était même un des fondements de la nation améri caine : “ La meilleure des sociétés est celle qui se compose du plus grand nombre possible d’entrepreneurs indé pendants […] seuls responsables de l’organisation de leur travail et ne rece vant par là même d’ordre d’aucun mortel. ” En France, “se mettre à son compte” représente généralement une rupture par rapport au système par défaut qu’est le salariat et cela comporte une forte connotation de risque et d’in certitude. Aux ÉtatsUnis, c’est le résul tat d’une démarche naturelle vers une situation d’indépendance totale – c’est une manière d’acquérir sa liberté. Créer une entreprise est d’ailleurs une simple formalité administrative (il suf fit de passer un coup de téléphone et de payer 400 $ par carte bancaire pour enregistrer une société) et les banques proposent facilement des financements. “ Tenter sa chance ” y AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE est beaucoup plus accessible que cela ne l’est en France, dans les mentali tés comme dans les faits. L’échec n’y est pas redouté de la même manière et il est courant de voir alterner des situations indépendantes avec des périodes d’activité salariée. Contrairement à l’image de l’en trepreneur français, patron de PME, plutôt conservateur et qui gère son affaire en bon père de famille, l’en trepreneur américain se place aux avantpostes de l’économie améri caine dont il symbolise la modernité. Sa vitalité, sa capacité à s’investir et son esprit pionnier représentent un immense potentiel de croissance pour l’économie américaine. Conclusion Dans les lignes qui précèdent, j’ai présenté nos travailleurs américains comme des individus sans complexe, confiants, responsabilisés dans leur choix et motivés. À l’inverse, j’ai cari caturé le Français en un individu res capé des filtres successifs d’une édu cationsanction, qui aurait suivi des voies toutes tracées pour finalement méri ter d’être positionné dans telle ou telle case d’un système dont il est un acteur passif. Je concède que cette vision est partiale et largement incomplète. Elle exclut les atouts français (citons l’es prit cartésien, la richesse culturelle, le souci d’égalité) et masque les limites américaines (l’arrogance, le désert cul turel, l’individualisme et l’importance excessive de l’argent). Cette approche, bien que grossière et exagérée, apporte cependant l’éclai rage suivant sur le monde de l’entre prise aux ÉtatsUnis : l’Américain est le produit d’un système éducatif qui favorise les interactions et encourage l’initiative, d’un environnement qui lui impose de prendre des décisions et de les assumer, de contraintes finan cières et sociales et d’une mesure de la performance par l’argent qui le motivent à se concentrer sur l’effica cité de son travail. Cette attitude et le rapport au travail qui en découle sont des atouts considérables pour l’économie américaine. n LES X EN AMÉRIQUE DU NORD Le marché américain des télécoms Michel Huet (67), Benoît de Boursetty (96), Anis Zouari (96) et Étienne Ardant (97) Les Américains auraient inventé le téléphone (Graham Bell en 1876). Même si comme souvent, l’Europe peut mettre en avant des expériences similaires à la même époque, ce sont eux qui ont bien su le développer commercialement et ont été pendant la plus grande partie du vingtième siècle les leaders mondiaux en services de télécommunications. Ils semblent cependant avoir été rattrapés et dans quelques cas dépassés par l’Europe et quelques pays asiatiques comme la Corée du Sud et le Japon. Certains chiffres le montrent (taux de pénétration des mobiles et du haut débit), mais une analyse plus approfondie permet de relativiser ces observations. En effet, comme souvent, ce pays fait preuve d’une capacité de réaction et d’adaptation très rapide aux besoins du marché, susceptible de lui redonner l’avantage. L des télé coms est engagé dans une muta tion structurelle intense. Consolidation, apparition de nou veaux acteurs, ruptures technolo giques, évolutions réglementaires : il peut être difficile de donner un sens à ces évolutions complexes quand on les observe à travers le relais de la presse française. Nous proposons quelques points de comparaison entre le marché américain et le marché fran çais ou européen. E SECTEUR AMÉRICAIN Les mobiles : un retard tout relatif Sur le marché mobile, l’idée la plus répandue est que les ÉtatsUnis sont “en retard ” sur l’Europe. Il est vrai que l’adoption des téléphones portables y est plus faible : fin 2006, environ 68 % des Américains possédaient un télé phone portable, à comparer à plus de 100 % (plus d’une carte SIM par habi tant) pour certains pays d’Europe. Il faut reconnaître toutefois que les opé rateurs américains partaient avec un double handicap : celui de la disper sion plus importante de la population, qui pose des problèmes de couverture, et celui du système de tarification qui fait payer les appels à l’abonné mobile “ dans les deux sens ” (qu’on appelle ou qu’on soit appelé, la minute est décomptée du forfait). Historiquement, ces deux facteurs structurels expli quent que les ÉtatsUnis aient connu un développement plus lent. Mais il serait simpliste de s’arrêter à ce constat. Les Américains, par exemple, sont des utilisateurs certes moins nombreux mais plus intensifs. Le montant de leurs factures men suelles est plus élevé qu’en Europe. L’abonné moyen parle plus de dix heures par mois sur son téléphone portable ! Quel passager d’un fameux “ taxi jaune ” de New York n’a pas été incommodé par le bavardage perma nent du chauffeur, rivé à son oreillette! On peut attribuer cet usage intensif aux forfaits comprenant généralement les appels illimités le soir, les week ends et vers les autres abonnés du réseau, créés dans une période de concurrence féroce entre opérateurs ; en 2003, ils étaient en effet six à se disputer les faveurs du public. (Suite aux mégafusions du secteur, le nombre est depuis descendu à quatre, sans compter la myriade – plusieurs cen taines – de petits opérateurs locaux et ruraux ; le choix de l’utilisateur amé ricain est donc maintenant semblable à celui de l’utilisateur européen.) Quant aux services de données mobiles et aux réseaux de troisième génération (3G), l’Asie et l’Europe ont incontestablement pris, au départ, de l’avance sur les ÉtatsUnis. L’écart s’est maintenant réduit. Sur certains ser vices, par contre, les opérateurs amé ricains sont en avance sur leurs homo logues européens. Ainsi, des services équivalents à l’UMTS HSDPA 1 (lancé par quelques opérateurs européens début 2006) sont disponibles depuis fin 2003 pour certaines villes cou LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 29 Opérateurs mobiles : nombre d’abonnés et parts de marché Opérateu rs mobiles : nombre d' abo n nés et p arts de marc hé Cingular 54 millions 26% VerizonW ir eles s 51 millio ns 25% Autres 36 millio ns 18% Opérateur Technologies Cingular 60 % AT & T, 40 % BellSouth TDMA, GSM, UMTS HSDPA Verizon Wireless 55 % Verizon, 45 % Vodafone CDMA2000 1x CDMA2000 1xEVDO Sprint Nextel Coté en Bourse iDEN, CDMA2000 1x CDMA2000 1xEVDO TMobile 100 % Deutsche Telekom GSM Sprint Nextel 40millions 20% TMobile 22millions 11% Capital vertes par le réseau de Verizon Wireless au moyen de la technologie CDMA2000 1xEVDO. Les réseaux 3G américains occupent les mêmes bandes de fré quence que les réseaux 2G (GSM, TDMA et CDMA2000 1x). À la dif férence du choix européen pour l’attri bution des licences 3G IMT2000, les licences des opérateurs américains ne les contraignent pas à un type de tech nologie en particulier, ce qui leur per met de déployer rapidement des réseaux innovants. Enfin, les opérateurs mobiles amé ricains font également preuve d’inno vation dans leur politique commerciale. Ils n’hésitent pas à s’associer volontai rement avec des spécialistes pour cibler un marché particulier ; ainsi, ESPN, la plus importante chaîne télévisée de sport du pays, lançait récemment en partenariat avec Sprint Nextel un télé phone pour les fans de sport. MTV, la chaîne de référence pour les jeunes de 18 à 25 ans, propose également une offre spécifique en ayant accès au réseau 3G de Verizon Wireless, et Disney est attendu d’ici la fin de l’année 2006. Il existe ainsi plus d’une douzaine de par tenariats de ce type ciblant des mar chés spécifiques : adolescents, enfants, communauté hispanophone… et un opérateur longue distance (AT & T). Dans un premier temps, les RBOC n’ont pas été confrontés à la concurrence sur le marché de la télé phonie locale. Au contraire, le mar ché longue distance s’est montré très concurrentiel et a vu la naissance de centaines d’acteurs dont la plupart ont fini par disparaître par une série de faillites et de rachats, alors que la valeur se concentrait sur l’accès avec le déve loppement du haut débit. Les évolu tions technologiques et économiques ont sorti le marché de la logique dans laquelle le régulateur américain avait initialement prévu qu’il se développe. Afin de promouvoir la concur rence dans le marché de téléphonie locale, le législateur américain a voté le Telecom Act en 1996, introduisant ainsi la notion de dégroupage et en a laissé les modalités d’application à l’appréciation de la Federal Commu nication Commission (FCC2). Cette législation a permis la créa tion d’opérateurs alternatifs qui n’ont cependant pas investi dans leur infras tructure réseau, se contentant d’en granger les bénéfices d’un contexte réglementaire favorable. Cette situa tion fut stoppée début 2004, suite à l’invalidation par un tribunal de la façon dont la FCC appliquait le dégrou page. Le régulateur américain mise maintenant sur la concurrence des infrastructures, pour stimuler les inves tissements et la concurrence dans les technologies d’accès alternatives, filaires ou radio. Cette concurrence vient princi palement des câbloopérateurs qui ont investi plus de 80 milliards de dollars pour mettre à niveau leur infrastructure réseau, se sont lancés en pionnier dans le marché du haut débit et proposent maintenant de la téléphonie sur IP. Ils détiennent envi ron 55 % des 40 millions d’abonnés au haut débit et profitent aujourd’hui de leur avance en investissant le mar ché de la voix locale, grappillant des parts aux opérateurs historiques grâce à leurs offres tripleplay : voix, télé vision et Internet haut débit, le tout pour… environ 100 dollars par mois. Le prix des offres tripleplay est donc beaucoup plus élevé que les 30 euros par mois de certaines offres équiva lentes européennes. Aux ÉtatsUnis, les forfaits de voix sur IP proposés par des câbloopérateurs ou des opé rateurs alternatifs comme Vonage coûtent à eux seuls 30 dollars par mois, auxquels s’ajoutent 30 autres dollars pour l’accès haut débit. Les ÉtatsUnis sontils “ en retard ”, ou bien leurs offres sontelles plus réa listes au plan économique ? La ques tion reste ouverte. Les plus grands opérateurs longue distance en 1996 : que sontils devenus ? Opérateur Téléphonie fixe : une structure très particulière La structure du marché de la télé phonie fixe aux ÉtatsUnis est assez particulière. En effet, le démantèle ment du monopole d’AT & T en 1984 a donné naissance à sept opérateurs régionaux (Regional Bell Operating Company ou RBOC), opérant chacun de manière exclusive dans sa région, 30 Statut AT & T Rachat par SBC MCI (exWorldcom) Rachat par Verizon Sprint Développement des services mobiles, puis fusion avec Nextel qui fait des mobiles le cœur de métier de Sprint au détriment des services longue distance. Excel communications Passage sous la protection du chapitre 11 sur les faillites en 2004 LCI International Rachat par Qwest en 1998 Frontier communications Rachat par Citizens Communications en 2001 Cable and Wireless America Rachat par Savvis en 2004 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE Opérateurs régionaux historiques aux ÉtatsUnis C hiffre d’affaires 2005 en milliard de doll ars N ombre de lignes en million 20 20 38 52 14 15 44 49 Le consommateur américain se retrouve ainsi dans beaucoup de situa tions face à un duopole opérateur de téléphonie historique/câbloopéra teur, une situation qui ne se retrouve que dans un petit nombre de pays européens. Les opérateurs historiques sont dans l’impossibilité technique de four nir de la TV sur ADSL avec leur infra structure actuelle – les débits offerts sont comparativement très bas aux ÉtatsUnis – et doivent déployer la fibre optique plus près de leurs clients afin d’augmenter la capacité de leurs réseaux. Ainsi, libérés d’une forme de dégroupage qui aurait limité leurs possibilités de retour sur investissement, Verizon et SBC (maintenant AT & T) se sont lancés dans des programmes de déploiement massif de fibre optique (environ 20 milliards de dollars sur cinq ans) dont les fruits commencent à se matérialiser puisque les premières offres de télévision sur fibre viennent de voir le jour. Récentes consolidations sur le marché télécom américain Date Acquéreur Cible Montant Janvier 2004 Cingular Mobiles AT & T Wireless Mobiles 41 milliards de dollars Décembre 2004 Sprint Mobiles et longue distance Nextel Mobiles 35 milliards de dollars Janvier 2005 SBC Opérateur local AT & T Longue distance 16 milliards de dollars Février 2005 Verizon Opérateur local MCI Longue distance 7 milliards de dollars Mars 2006 (annonce) AT & T (exSBC) Local et longue distance BellSouth Local 89 milliards de dollars La reconsolidation des opérateurs issus d’AT & T Des opérateurs géants Ces dernières années, le mouve ment de consolidation – déjà bien entamé en ce qui concernait les ser vices fixes – s’est poursuivi, avec de très grosses opérations entre opéra teurs mobiles d’une part, et la quasi disparition des opérateurs longue dis tance indépendants (voir encadré : récentes consolidations). Avec l’an nonce de l’acquisition de BellSouth 1984 break up 97 98 99 00 01 02 03 04 05 06 LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 31 par AT & T, le marché de l’accès local ne conserverait plus que deux acteurs majeurs : Verizon (NordEst) et AT & T (Sud, Californie et région des Grands Lacs), en dehors des câbloopérateurs. Quoi qu’il en soit, avec 300 mil lions d’habitants, les ÉtatsUnis consti tuent un marché de taille importante et homogène, ce qui est un avantage pour les opérateurs américains. À l’in verse des opérateurs européens, ils n’ont pas besoin de s’étendre audelà de leurs frontières pour atteindre la taille critique qui permet de survivre dans la concurrence mondiale. L’impor tance relative de leurs chiffres d’af faires issus du marché national leur donne un avantage structurel impor tant par rapport à leurs concurrents européens, sur le marché internatio nal, tant fixe que mobile. Cet état de fait explique également pourquoi le marché télécom améri cain est actuellement relativement peu pénétré par les groupes étrangers (pour le moment, des acteurs comme T Mobile USA ou BTInfonet font figure d’exceptions). Alors que la vague de consolidations semble s’achever côté américain, se poursuivratelle avec des fusions transatlantiques au cours de la prochaine décennie ? Des sources d’innovation extérieures La plupart des grands groupes fran çais font reposer leur croissance sur l’innovation interne. À cet effet, ils disposent et entretiennent des capa cités de recherche et développement importantes : à titre d’exemple, France Télécom compte plus de 4 000 cher cheurs et ingénieurs dans sa division R & D. À l’inverse, les groupes américains n’ont ni la capacité ni l’ambition de reposer sur leurs ressources internes pour leurs besoins d’innovation. Par contre, ils utilisent fortement le dyna misme de l’écosystème Internet. Ils sont plus enclins que les opérateurs européens à utiliser des partenaires extérieurs fournisseurs de solutions 32 innovantes et valorisantes pour leurs produits. Par exemple, AT & T s’est associé avec le portail Web Yahoo pour commercialiser son offre ADSL. Le partenariat permet aux deux acteurs de fournir aux clients une solution intégrant chacun de leurs services et de mettre en commun leurs forces de marketing et de distribution. Certains équipementiers télécoms, comme Cisco, réalisent également la majeure partie de leur développement par l’ac quisition de technologies ou d’entre prises extérieures. Les deux modèles sont clairement différents mais il est difficile de déter miner si l’un est meilleur que l’autre. Le risque pour les opérateurs américains est de reposer trop fortement sur des fournisseurs de technologie extérieurs et donc, d’avoir des difficultés à se dif férencier avec de nouveaux services. Contexte réglementaire Ce marché très dynamique com porte cependant des problèmes struc turels et réglementaires encore en sus pens, le plus flagrant étant la gestion du service universel, qui est encore débattue au Congrès. L’amélioration de la mauvaise posi tion des ÉtatsUnis en termes de péné tration du haut débit est un autre pro blème que le gouvernement actuel s’est fixé comme objectif politique majeur. En effet les ÉtatsUnis ne sont qu’en 19e position mondiale avec 30% des foyers connectés au haut débit, loin derrière les pays asiatiques tels que la Corée du Sud ou HongKong qui se targuent d’un taux avoisinant les 70 %. Les politiques ont compris qu’une fois la concurrence établie sur les services, il fallait donner un signal fort pour inciter aux investissements. L’agenda réglementaire est égale ment chargé en ce qui concerne les relations entre fournisseurs d’accès à Internet et fournisseurs d’applications en ligne. Les fournisseurs d’accès haut débit réfléchissent à faire financer la qualité et la maintenance de leur infra structure par les fournisseurs de ser AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE vices Internet (Google, Yahoo, eBay et autres) en échange d’un traitement privilégié de leurs applications. La question de la “ neutralité du réseau ” est essentiellement économique mais s’y mêlent des aspects sociétaux et politiques. En tout cas, elle est encore loin d’être résolue. Conclusion Même s’il est en retard par rap port à l’Europe ou à l’Asie sur certains domaines, le marché télécom améri cain conserve une influence mon diale : d’une part il dispose d’un dyna misme et d’une forte capacité d’innovation, notamment dans le domaine des services avec la présence d’acteurs de portée mondiale comme Google, Yahoo et eBay ; d’autre part, la taille des opérateurs renforce leur potentiel : si elle est conclue, la fusion entre AT & T et BellSouth donnera naissance à un opérateur qui prévoit 121 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2007. n 1. High Speed Downlink Packet Access : un ser vice de données mobile faisant partie du sys tème UMTS et permettant des débits de 400 à 700 kb/s en pratique et jusqu’à 14,4 Mb/s en théorie. 2. Organisme de régulation des télécoms aux ÉtatsUnis. France Télécom aux ÉtatsUnis • Implanté depuis 1979, coté au New York Stock Exchange depuis 1997. • Une activité de plus d’un milliard de dollars et de plus de 2 000 personnes. • Activités : réseaux pour entreprises, outsourcing, relations interopérateurs, communications satellites, recherche et développement, fonds d’investissement. LES X EN AMÉRIQUE DU NORD Une startup française dans la Silicon Valley Serge Soudoplatoff (73), cofondateur de Highdeal, fondateur et président d’Almatropie [email protected] J’ai eu la chance de vivre trois fois aux ÉtatsUnis Une première fois en 1978, j’étais élève ingénieur à l’ENSG, l’école du corps de l’IGN. Il fallait faire un stage de fin d’études dans une entreprise, et nous étions deux de ma promo à demander à aller aux USA. Cela n’a pas été très facile ; on nous disait grosso modo à l’époque : “ Pourquoi aller aux USA, il y a tellement de choses intéres santes en France ? ” Mais nous avons tenu bon, nous sommes allés aux USA. Je travaillais à l’US Geodetic Survey dans le Maryland, pour faire de la géodésie. J’y ai découvert l’avance américaine en termes non seulement d’informatique mais aussi d’usage de l’informatique ; par exemple nous tra vaillions déjà aux USA avec des consoles informatiques individuelles là où en France il fallait encore fonctionner en mode batch, un paquet de cartes apporté la veille pour obtenir un résultat le lendemain ! Mon deuxième séjour a eu lieu en 1984 et 1985 alors que je travaillais au centre scientifique d’IBM France. Je suis allé au centre de recherche IBM de Yorktown Heights, au nord de New York, dans l’équipe de recon naissance de la parole. J’ai beaucoup appris sur le plan théorique, car la rigueur scientifique d’IBM était très grande ; mais j’ai aussi appris sur les conditions de travail des scientifiques américains. J’ai été énormément impres sionné par la facilité extraordinaire avec laquelle les gens passaient de l’université à la recherche dans des entreprises privées, et viceversa. Cette facilité existe toujours aux USA… Et puis j’ai continué ma carrière dans diverses entreprises, pour fina lement arriver à la direction de l’Innovation de France Télécom, une expérience de trois ans qui s’est ter minée par un essaimage, avec la créa tion d’une entreprise, Highdeal. Nous étions neuf fondateurs issus de France Télécom. À l’issue d’une phase de prospection aux USA en 1999, nous nous étions aperçus que notre tech nologie et nos idées recevaient un bon accueil. Fin août 1999, nous prenions la décision d’un essaimage, et six mois plus tard, en février 2000, nous levions 30 MF auprès du capitalrisque. J’ai alors décidé de faire ce que tous les manuels déconseillent : d’al ler immédiatement ouvrir une filiale en Californie. Les raisons de cette décision étaient multiples. Notre logiciel était très innovant, notre vision était bonne, les deux étaient cohérents, mais tout allait très vite à l’époque ; l’idéologie dominante était qu’il fallait être le tout premier sur un nouveau marché pour réus sir, donc nous ne pouvions nous per mettre de prendre du retard sur le marché US. Notre positionnement marketing se concentrait sur les services Internet, or tout ce qui concerne le monde Internet se jouait dans la Silicon Valley. On nous disait souvent : “ Il faut abso lument y être si vous voulez exister.” Lors de notre phase de prospec tion aux USA en 1999, nous avions reçu un très bon accueil, ce qui nous chan geait de l’intérêt poli que nous rece vions parfois en France. Plus préci sément, nous constations une différence entre la côte Ouest, très en avance en ce qui concerne la réflexion sur l’évo lution du monde Internet, et la côte Est, beaucoup plus traditionnelle. Notre logiciel gérait l’économie des services Internet et de télécommuni cations de manière assez fine, avec la vision d’une économie très fluide et très dynamique. À Boston, on nous rétor quait que, sur Internet, tout serait gra tuit et financé par la pub, alors que dans la Silicon Valley, le concept d’éco nomie de l’immatériel, d’écosystème de partenaires, et de multiplicité de modèles économiques, y était bien plus admis. J’avais une dernière raison, inavouable, d’ouvrir cette filiale aux USA : il y a une quinzaine d’années, un Américain m’avait dit : “ Nous, les Américains, adorons les Français. Vous êtes des gens brillants, intelligents, cul tivés, raffinés, vous avez les meilleurs chercheurs au monde, les techniciens les plus brillants, et en plus vous n’êtes pas LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 33 des concurrents. ” Je voulais lui prou ver qu’il avait tort, en ce qui concerne la dernière partie de sa phrase… Il a donc fallu convaincre nos inves tisseurs de l’ouverture de cette filiale. Nous avons réussi grâce à la lettre d’intention d’un acteur américain que nous avions rencontré lors de la phase de prospection. De plus, deux de nos investisseurs avaient des bureaux à San Francisco, et connaissaient bien le marché local. Avant de m’y installer, j’y allais régulièrement, tous les mois et demi à peu près, à la fois pour tester le mar ché, rencontrer des clients potentiels, rencontrer des analystes et des inves tisseurs potentiels. Monter une structure juridique aux USA était facile. Nous étions aidés par une juriste française que nous avions embauchée et qui avait la double compétence du droit français et du droit américain, plus spécifiquement californien. Nous avons opté pour la solution filiale, plutôt que bureau, car c’était une meilleure façade auprès de prospects potentiels, pour qui l’Europe et surtout la France n’étaient qu’un lointain souvenir. Cela m’a permis aussi d’avoir facilement le visa E, celui des investisseurs, ce qui nous sim plifiait la tâche. Je suis donc parti en famille dans la Silicon Valley en août 2000. Il y avait plusieurs problèmes à résoudre : il fallait trouver des clients, faire du marketing, embaucher du personnel, et continuer d’aller voir les investisseurs, que nous avions déjà rencontrés pour notre premier tour de table, pour préparer le second tour, car, en 2000, il fallait préparer le second tour dès le premier terminé. Les investisseurs Lors de la phase de préparation de notre premier tour, nous avons rencontré des investisseurs, à la fois des représentants locaux d’investis seurs français, comme Innovacom ou Partech, ou bien des VC (venture capi tal) purement californiens. Les pre miers nous renvoyaient vers leur par tie française, et les autres nous donnaient toujours la même réponse polie : “ Nous n’investissons pas en Europe. ” Ils nous 34 citaient régulièrement leur règle : “ Nous n’investissons pas quand le siège social est à plus de vingt minutes de voi ture. ” Le seul pays où ils investissaient en dehors de la Californie était Israël, ce qui constituait la seule exception à la règle. On n’osait à peine leur dire que notre siège social était à Caen, car la plupart du temps ils confon daient avec Cannes, et ça devenait très compliqué. Le personnel Trouver à embaucher était très dif ficile, du moins jusqu’à septembre 2000. Je recevais peu de CV, et ils n’étaient pas de très haute qualité. Je me sou viens d’un responsable marketing qui changeait d’entreprise tous les quinze mois, et qui était fier parce qu’il avait mené “ dans une petite IPO ” (intro duction en Bourse) une entreprise qui n’avait ni produit ni client. Je me demandais de quoi il pouvait être fier. Les quelques rares personnes dispo nibles étaient à des prix inimaginables, un junior de quelques années dans le marketing pouvait demander jus qu’à 100 k$ ! Ce qui était encore plus contrai gnant était le plan de stockoption. Aux USA, la législation était totalement différente, il y avait des classes de stockoption qui donnaient des droits juridiques différents, et qui permet taient de donner des stocks à valeur quasi nulle. En France, nous avions une législation assez compliquée, à cause de la Nouvelle régulation éco nomique (NRE), et tout ce qui était enrichissement capitalistique était sévèrement encadré. Entre autres, on ne pouvait pas donner des stocks à n’importe quel prix, le régime fiscal des stocks était beaucoup plus contrai gnant que celui des bons de sous cription, sans compter que le taux de change était, à l’époque, défavo rable. Les Californiens, en ce temps là, donnaient des stocks à tour de bras. On racontait même que cer tains proposaient des stocks comme pourboire aux serveurs des restau rants de Palo Alto ! Devant le manque de maind’œuvre, j’ai fait venir des expatriés, ce qui s’est révélé être une mauvaise solution. Ils AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE découvraient le business de la Californie, ils n’avaient pas beaucoup de rela tionnel en local, et ils arrivaient avec des mentalités d’Européens, et sur tout avec la sécurité de l’emploi de la législation française. Et puis la bulle a explosé, et j’ai vu cette explosion, un peu comme quand une étoile explose, on reçoit sur terre un flux de neutrinos. En trois jours, je suis passé de l’email habi tuel contenant un CV que je recevais tous les quinze jours à dix emails par jour, qui contenaient chacun dix CV. Ce flux n’a jamais cessé pendant au moins deux ans. La violence avec laquelle cette explosion a eu lieu est difficilement imaginable pour nous, Français, habi tués au confort pantouflard de nos lois sociales. Un exemple parmi d’autres : un lundi matin, dans une dot com, les employés sont accueillis par un message : ordre d’aller direc tement écouter le discours du CEO. Ce discours était bref : “ Moins 30 % sur les effectifs, chacun d’entre vous doit aller voir son manager pour savoir de quel côté il se trouve. ” Ceux qui étaient du mauvais côté ont été raccompa gnés dehors par des vigiles, avec inter diction de retourner chercher leurs affaires dans leur bureau, de crainte de vol de logiciels. Nous avons donc profité de ce retournement pour refondre entière ment l’équipe, avec une partie amé ricaine, et une partie française, mais qui avaient des contrats de travail américains. Un des Français était un patron de choc, qui avait déjà vécu en Californie, et l’autre était installé depuis longtemps aux USA, et avait le carnet d’adresses qui m’intéressait dans mon domaine. Je vérifiais souvent une différence fondamentale entre le management en France et celui aux USA, qui était l’obéissance. Les employés améri cains exécutent toujours sans contes ter ; ils peuvent discuter, mais lorsque la décision est prise, ce que le chef a dit est exécuté. En France, il y a tou jours beaucoup plus de résistance, la demande du chef est soupesée, argumentée, on explique que ce n’est pas comme ça qu’il faut faire, et in fine on arrive parfois à se perdre. Le business Une de mes plus grandes surprises a été la grande considération qu’avaient les Américains pour une technologie issue de la R & D française. Lorsque je disais que notre logiciel était issu de travaux menés au CNET, la R & D de France Télécom, nous recevions un très bon accueil. Plusieurs Américains m’ont dit que tout ce qui était issu des centres de R & D en informatique en France avait une très bonne image, et par ce fait était consi déré comme sérieux et innovant. Restaient la partie marketing et surtout la vente ! En ce qui concerne le marketing, nous allions sur les salons profes sionnels. Cela nous rapportait des contacts principalement lorsque j’étais aussi keynote speaker, car le lien se fai sait alors entre la vision et l’outil. Pour une société technologique comme la nôtre, il y a aux USA un passage obligé pour faire du business, qui consiste à se faire connaître des analystes, qui étaient tous sur la côte Est. J’ai donc rencontré plusieurs fois Yankee, connu pour être plus prospectiviste, Gartner qui était plus proche de l’opération nel des DSI, ou d’autres moins connus. Plusieurs contacts sont venus par des analystes qui nous recommandaient à leur portefeuille de clients, et à l’in verse des prospects américains inter rogeaient les analystes quand ils vou laient faire des due diligence sur nous. Nous avions toujours le même dis cours : “ Votre vision est bonne, votre produit est excellent, mais tant que vous n’aurez pas des clients améri cains, ce sera difficile. ” Je travaillais avec un cabinet de conseil en communication, qui m’a aidé à reformater mes messages pour les prospects américains. Lorsque l’équipe américaine s’est mise en place, j’ai beaucoup appris sur l’importance des détails culturels. Lors de présen tations, par exemple, il fallait respec ter une distance d’un mètre à peu près avec l’interlocuteur, sinon il se sen tait agressé par une présence trop proche. Ce n’était pas facile lorsque je n’avais qu’un petit ordinateur pour faire les démonstrations ! En revanche, nous étions constamment sollicités par des entreprises qui voulaient nous vendre une interview filmée où nous présenterions notre produit à une grande vedette, et que cette interview serait projetée dans les avions. Ayant systématiquement refusé, j’ai ainsi économisé plusieurs fois 20 000 $, coût d’une prestation… Lorsque nous avons monté notre équipe américaine, c’est elle qui s’est chargée de conti nuer mon reformatage ! Pour notre première prospection, nous étions grandement aidés par un journaliste français immigré depuis longtemps dans la Silicon Valley, qui nous a obtenu beaucoup d’introduc tions. En revanche, le Poste d’Expansion économique sur place ne pouvait pas faire grandchose pour nous ; il man quait de moyens, et surtout nous étions une entreprise trop spécialisée. Il se présentait d’ailleurs plus à nous comme un fournisseur de services payants qu’en représentant d’une éventuelle politique française qui aurait concerné les startup, la Californie, Internet… Faire du business en Californie, c’était rencontrer un univers très multiculturel. Grâce à l’un de nos VC, nous avions rencontré un pros pect qui délivrait des services de par tages d’applications de manière syn chrone sur le Web. Ce client a beaucoup accroché à l’idée de notre logiciel, mais l’un des deux fonda teurs était un Indien d’Inde, et l’autre un Chinois, qui était le directeur tech nique. Après moult démonstrations (où nous étions filmés !), réunions, nous étions allés très loin dans les discussions ; le directeur technique m’a alors expliqué qu’il avait hésité entre acheter notre logiciel ou bien embaucher une équipe de vingt pro grammeurs en Chine, et que finale ment il optait pour la seconde solu tion ! Un an plus tard, il revenait vers nous pour acheter notre logiciel, car son équipe de programmeurs chi nois n’avait pas réussi à reproduire l’in tégralité de nos fonctions. J’étais à deux doigts de signer mon premier contrat au bout de trois mois, quand l’explosion de la bulle a mis toute notre stratégie par terre. Cette explosion a été très violente, du jour au lendemain les investisseurs deman daient aux entreprises de leur porte feuille de faire 30 à 50 % sur leurs effectifs, sur leurs dépenses, etc. Nous avions basé toute notre prospection sur le marché des fournisseurs de ser vices, marché financé par les VC et qui s’est quasiment volatilisé devant nos yeux. Nous avons dû alors chan ger de stratégie, se focaliser sur les opérateurs de télécommunications, qui étaient sur la côte Est. J’ai beaucoup appris sur l’esprit du business anglosaxon, surtout le fait que rien n’était stable. Je me sou viens d’un prospect avec lequel nous avions noué une très bonne relation. Nous l’avions vu plusieurs fois, nous en étions à notre troisième proposi tion commerciale, et il a disparu du jour au lendemain. La secrétaire filtrait les appels, les emails ne donnaient lieu à aucune réponse, et nous n’avons jamais su ce qui s’était passé. Nous avions vécu aussi une journée très dense chez Microsoft, où nous plan chions devant une dizaine d’ingé nieurs de la boîte, et puis, après nous avoir assuré de l’intérêt grandiose qu’ils portaient à notre technologie, nous n’avons jamais pu renouer des contacts par la suite. La vie en Californie En août 2000, se loger dans la Silicon Valley était difficile. La raison principale était connue : on était en pleine surchauffe, les VC injectaient 25 milliards de dollars par trimestre dans les entreprises, et toute l’éco nomie surchauffait. Je voyais des Américains qui n’étaient pas dans le monde trépidant des dot com, loca taires de surcroît, chassés de chez eux parce qu’ils ne pouvaient plus se payer les loyers de Palo Alto, et à l’inverse les premiers de la bulle, qui avaient déjà effectué leurs IPO, parader en Porsche ou en Ferrari. Trouver un logement pour soi était difficile, ce n’est pas seulement que les loyers étaient très chers, c’est que l’offre était largement inférieure à la demande. Je me souviens d’avoir fait la queue pour visiter des logements : nous étions une trentaine, et il fallait remplir une fiche avec plein d’infor mations, des références, le gagnant devait payer six mois de loyer d’avance, LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 35 et moi j’avais une faiblesse structu relle, l’absence de credit history1. J’accumulais à la fois un déficit de cre dit history personnel, et un déficit de credit history de mon entreprise, qui venait tout juste d’être incorporée. Trouver des bureaux était aussi difficile. Tout était hors de prix, et nous étions souslocataires d’un par tenaire dont les bureaux étaient du côté est de la baie, à Fremont. Après l’explosion de la bulle, tout a basculé. La Californie a perdu plus d’un million d’emplois. Le prix des loyers a chuté pour revenir à des stan dards plus normaux, y compris le prix des bureaux. En conclusion Tous les manuels disaient qu’il fallait toujours stabiliser son marché local avant d’aller en conquérir d’autres. Nous n’avons pas été sages, nous avons fait le contraire, et aujourd’hui nous ne le regrettons pas. S’il y avait des enseignements à tirer, ce serait tout d’abord l’impor tance du temps, non pas au sens de la vitesse, qui n’est qu’un élément, mais de ce que les Américains appel lent, en business, le “ momentum ”, c’est àdire l’inertie des ventes. Le principe de l’essaimage, s’il nous a apporté une bonne technologie, d’une part est venu un peu tard : nous aurions dû l’envi sager plus tôt, et d’autre part a engen dré inévitablement un peu de bureau cratie; nous avons donc perdu presque un an, que nos concurrents améri cains ont mis à profit pour occuper le terrain. Il y avait en Californie un concurrent redoutable, qui vendait dans le monde entier, y compris à France Télécom. J’ai vécu de nom breuses fois la réponse : “ Ah, dom mage que vous ne soyez pas venus il y a un an, car on a choisi votre concurrent, et on ne veut pas changer de logiciel ! ” C’était rageant. L’explosion de la bulle nous a retar dés de presque deux ans dans notre progression aux USA. Heureusement, notre second tour de table, qui nous a rapporté 20 millions d’euros, nous a permis de maintenir une présence aux USA, qui nous a finalement rap 36 porté de l’image, mais surtout, ce qui est important, des contrats. Nous avons pu non seulement survivre à l’explosion de la bulle, mais regagner notre handicap initial, par exemple nos ventes aux USA ont connu en 2005 une croissance de 85 %. Les raisons de cette réussite sont difficiles à analyser. Il y a probablement une combinaison entre l’argent de nos deux tours de table, qui nous ont apporté 25 M d’euros, le fait que nos VC étaient implantés en Californie, la connaissance du marché lors de notre prospection initiale, la connais sance culturelle que nous avions, y compris au niveau juridique, et sur tout notre adaptation constante aux changements du marché. Malgré la violence de l’explosion de la bulle, je garde surtout l’image d’un pays où la dynamique est la valeur forte, où le flux crée de la valeur, à l’inverse de notre pays, où le pouvoir est encore trop un concept statique. Notre réussite est liée à la création de ce momentum, au fait que nous sommes finalement arrivés à nous inscrire dans le flux, ce qui n’a pas été facile. Surtout, ce qui a été excitant, c’est de vivre en direct la vie trépidante de la Silicon Valley. Il y a pour moi une analogie très forte entre ce lieu aujour d’hui, qui a construit le nouveau monde autour d’Internet, et Alexandrie il y a plus de deux mille ans, qui a construit la science. La baie de San Francisco a toujours été un lieu d’uto pie, depuis la découverte de l’or jus qu’à Internet, en passant par la créa tion de l’Université de Stanford et de la mécanique du capitalrisque. Internet est la dernière grande utopie issue de cet endroit magique. Il serait bien que nous puissions, en France, copier cet extraordinaire modèle de créativité, cette mécanique huilée qui donne sa chance aux entrepreneurs qui ont des idées avec un minimum de bureau cratie, ce foisonnement de liens entre la recherche universitaire et le privé, qui ne passent pas seulement par des projets, mais par les individus eux mêmes ! Pour terminer, et ce sera mon modeste moment de fierté, notre logi ciel a été récemment choisi par un très gros équipementier de télécom AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE munications mondial, en remplace ment d’un redoutable concurrent cali fornien. Par cette contribution, je peux moi aussi dire aux Américains que nous avons non seulement une superbe technologie, de brillants chercheurs, mais que nous sommes aussi des concurrents ! Un peu de lecture Pour comprendre l’utopie califor nienne, et surtout l’aveuglement des hommes politiques français de l’époque de LouisPhilippe : Quand la Californie était française, Michel Le Bris, Le pré aux clercs. Pour comprendre l’importance de l’Internet, et le rôle fondamental de la Silicon Valley : Avec Internet, où allonsnous ? Serge Soudoplatoff, Le Pommier. Pour comprendre les clés des dif férences culturelles : Français, Américains, l’autre rive, Pascal Baudry, Village Mondial. n 1. Pour les lecteurs peu familiers du système américain, le credit history est un élément indis pensable pour vivre aux USA. Aux USA, lorsqu’un acheteur ne paye pas son bien, le vendeur n’a qua siment aucun recours. Donc, pour montrer sa solvabilité, le seul élément tangible et reconnu est l’histoire personnelle, qui doit montrer l’ab sence d’incident de paiement, le credit history. Sans credit history, ce qui était mon cas, pas de logement, pas de carte de crédit. C’est finale ment American Express en France qui a résolu mon problème, alors qu’aux USA, le même American Express prétendait que c’était impos sible. Le légendaire esprit de service américain a des limites lorsqu’il s’agit de traiter des cas particuliers… LES X EN AMÉRIQUE DU NORD Redressement et restructuration d’entreprises Quelques différences de management entre les ÉtatsUnis et l’Europe Hervé Gourio (59), délégué général d’Entreprise et Progrès, ancien CEO Worldwide de Carlson Wagonlit Travel Parler du management aux ÉtatsUnis, c’est, le plus souvent et bien naturellement, s’attacher à ses plus brillantes créations. La liste est longue : l’entreprise multinationale, les startups, le marketing des produits de grande consommation ou la planification stratégique, etc. Mais leur diffusion à travers le monde rapproche les comportements européens et américains. En revanche, des différences fortes subsistent lorsque les éléments socioculturels sont importants. Ainsi, dans les restructurations ou dans les situations de redressement d’entreprises en difficulté. A LORS QUE LA CIRCULATION des managers entre les deux rives de l’Atlantique se développe au gré des prises de participation symétriques, il peut être intéressant d’examiner les différences entre les deux continents dans ces cas parti culiers. Ayant dû, pendant ces vingt der nières années, affronter des situa tions de ce type en Europe conti nentale et aux ÉtatsUnis au cours du développement de Carlson Wagonlit Travel, j’en ai retiré quelques observations qui seront peutêtre utiles à des dirigeants expatriés d’un côté ou de l’autre. On trouvera dans l’encadré ci contre les données principales sur l’entreprise d’où je tire cette expé rience. En Europe, il s’agissait, à la fin des années quatrevingt, de concen trer l’entreprise sur l’activité de ser vices aux entreprises 1, de la déga Carlson Wagonlit Travel (CWT) est le numéro 2 des agences de voyages d’affaires dans le monde (numéro 1 en Europe et Amérique latine, numéro 2 dans les autres régions). La mission de CWT est d’aider les entreprises et les administrations à optimiser leurs processus et leurs dépenses de voyages et à fournir à leurs voyageurs un service de qualité. Avec plus de 2,5 millions de transactions en ligne par an, CWT est la deuxième agence de voyages en ligne au monde sur le marché des voyages d’affaires. CWT a réalisé en 2005 un volume d’affaires de 22 milliards de dollars US, compte 17 000 employés et est présent dans 150 pays, dont 40 pays à travers des filiales détenues à 100 % ou en participation. En 1983, le volume d’affaires du département agences de voyages de la Compagnie Internationale des Wagons Lits était de 1 milliard de dollars avec 5 000 salariés en Europe continentale et en Amérique latine. ger des ventes de voyages touristiques au grand public mais tout d’abord, pri mum vivere, d’améliorer substantiel lement une rentabilité très insuffi sante. Aux USA, dix ans plus tard, les effets cumulés du ralentissement éco nomique de 2000 à la fin de la “bulle ” Internet, des attentats du 11 sep tembre 2001 et d’initiatives com merciales malheureuses propres à Carlson Wagonlit Travel avaient réduit notre chiffre d’affaires de 40 % envi ron, mettant en péril notre présence sur le marché américain et, par rico chet, notre position de fournisseur de leaders mondiaux. Dans une restructuration, il y a trois points de passage obligés : • traiter le risque de crise mortelle : la perte d’un grand client, d’un manager clé ou d’un appui crucial peut, par sa visibilité, enclencher une réaction en chaîne mortelle (l’Américain plus ludique parle de snowball effect). Il faut arrêter l’in cendie ; • réduire les effectifs pour adapter la taille de l’entreprise à son nouveau marché ou à sa nouvelle part de marché ; • relancer la croissance à partir de là. Quelles différences entre les États Unis et l’Europe dans chacun de ces domaines ? LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 37 Arrêter l’incendie Aux ÉtatsUnis, la croyance fon damentale dans les bienfaits de la compétition appelle sans cesse, pour les individus comme pour les entre prises, la question : Aije affaire à un winner ou à un loser ? Cette question devient lancinante pour tous vos contacts quand on apprend les difficultés de votre entre prise. Dans les métiers de services aux entreprises la rumeur est partout dans le cercle de vos clients, finalement limité à quelques milliers, où le bouche à oreille est fondamental. Le risque d’une boule de neige irrattrapable est majeur. Une action de communica tion vigoureuse est indispensable pour annoncer des changements impor tants et surtout convaincre l’ensemble du personnel dans une série de contacts personnels (road shows ou conférences débats téléphoniques). Encore faut il que les changements annoncés soient bien perçus comme traitant le mal à la racine. En Europe, les difficultés ne met tent pas toujours l’entreprise sur le fil du rasoir. Moins de manichéisme entre gagnants et perdants. Plus de scepti cisme visàvis de la rumeur. La bataille se joue ici plus près de l’enjeu clé, par exemple pour convaincre le client important de surseoir à sa décision de rupture. Tous ceux qui ont été confrontés à des situations critiques en Europe ont dû rencontrer ce per sonnage clé et s’engager sur un suc cès futur le plus souvent “ à décou vert ”. Gagner ces “ batailles perdues ” (uphill battles) est un exercice obligé pour le redressement. Mais au fond cette différence ne reflètetelle pas les survivances de comportement aristocratique de la vieille Europe et la vox populi démo cratique si intrinsèquement améri caine ? Réduire les effectifs Les comportements sont ici aux antipodes tout particulièrement avec la France. Transparence et rapidité, voire brutalité làbas. Secret et lenteur, voire ésotérisme ici. 38 Aux USA, les personnes licenciées quittent l’entreprise souvent du jour au lendemain. Ou bien reçoivent à la fin de la semaine l’annonce que la semaine suivante sera chômée. Pourquoi cette cruauté, si supérieure à celle de nos licenciements économiques euro péens, estelle acceptée ? Fondamen talement parce que “ demain est un autre jour ” qui vous offrira une autre chance et que le licenciement n’est pas un stigmate vous empêchant de rebondir. Et bien sûr parce que tout le monde accepte que les décisions de l’entreprise soient prises pour des raisons économiques. Enfin parce qu’il vaut mieux connaître le plus tôt pos sible ce qui vous menace et les diffi cultés auxquelles on aura à faire face. En France fautil rappeler avec quel soin il faut préparer toute opé ration chirurgicale même petite ? L’intervention des juges est très sou vent possible pour traîner le patron en correctionnelle ou pour faire rou vrir une usine fermée comme Nestlé vient d’en faire l’expérience près de Marseille… Et pour convaincre le per sonnel, contre l’avis de nombreux chantres, que la chirurgie ne peut pas être remplacée par des médecines douces pour redonner à l’entreprise la vitalité nécessaire. Mais même bien préparées, les opérations de réduc tion d’effectif sont sujettes à bien des impondérables en termes de coût et de délais. La brutalité américaine est à coup sûr bénéfique aux entreprises. Elle y est indispensable compte tenu de la pression menaçante sur l’image de l’entreprise. Les compromis et les pro cédures européennes peuvent avoir des effets induits très pernicieux sur tout lorsqu’ils font croire que des emplois peuvent être maintenus sans justification économique. Mais, d’un autre côté, ils sauvegardent l’image d’humanité du management et du patron, actif de l’entreprise toujours précieux de ce côtéci de l’Atlantique. Relance Là aussi les comportements sont aux antipodes. Làbas, il est difficile d’attirer des nouveaux managers de talent et même AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE de garder les jeunes prometteurs sur lesquels on comptait pour le redé marrage. Les progrès et les reculs dans le plan de redressement sont appré ciés avec un vif esprit critique. Patrons mais surtout managers tirent rapide ment les conséquences d’une perfor mance insuffisante. Avec la même logique : si je crois que la partie ne sera pas gagnée, je dois partir. Ici, la dimension collective de l’ef fort permet de faire appel souvent au “ patriotisme d’entreprise ”. Bien sûr les jugements et les choix de la direc tion font alors l’objet d’un débat à l’is sue incertaine auquel il faut se prê ter. Le dirigeant doit tenir un rôle de leader quasi politique en disant la vérité sans fard afin de maintenir une motivation suffisante sans pour autant susciter le découragement. Mais para doxalement, c’est souvent lorsqu’elle rencontre des difficultés que l’atta chement à l’entreprise s’exprime avec le plus de sincérité dans toutes les catégories de personnel. h Au bout de cette comparaison rapide peuton tirer des conclusions sur la supériorité d’un modèle socio économique ou bien sur les amélio rations à apporter d’un côté ou de l’autre ? Je ne m’y risquerai pas et pré férerais en rester à des recommanda tions succinctes sur la nationalité des leaders expatriés. Il me semble que la culture “schum peterienne ” de la destruction créa trice qui prévaut aux USA est plus facile à acquérir intellectuellement pour un Européen que, symétrique ment, pour un Américain, la pratique du débat entre croissance et solida rité qui se développe en Europe en cas de difficulté ou de recentrage stra tégique. Mais gagner les cœurs et la confiance d’un grand nombre de salariés amé ricains exige un discours imprégné de culture américaine qu’on ne peut pratiquer qu’après avoir fait ses pre mières armes dans ce pays, dans des circonstances moins dramatiques. n 1. Le rôle des agences de voyages d’affaires au service des entreprises est bien présenté dans l’étude “ Effective travel management ” acces sible sur le site www.carlsonwagonlit.com LES X EN AMÉRIQUE DU NORD De la grande école au rêve américain L’emploi des anciens des grandes écoles françaises aux ÉtatsUnis Hélène SeilerCoeuillet (HEC 1987), Executive Coach, President, Helsei Consulting Inc., Greenwich, CT 11 000 anciens des grandes écoles françaises vivent et travaillent aujourd’hui aux ÉtatsUnis. Qui sontils et que sontils venus y chercher professionnellement ? Si l’on en croit les chiffres, ce sont surtout des hommes de moins de 35 ans qui ont rejoint une grande banque (près de New York) ou une société de technologie (en Californie). La réalité est bien sûr beaucoup plus complexe. Les témoignages de trois anciennes (Essec, Normale et Polytechnique) et de trois anciens (Centrale, ESCPEAP et HEC) qui ont pleinement réussi leur carrière aux ÉtatsUnis décrivent finalement bien mieux que des statistiques les ressorts du rêve américain en version grande école française. Au moins 11 000 anciens sont aujourd’hui aux ÉtatsUnis En se basant sur la définition du ministère de l’Éducation nationale, on peut estimer à au moins 11 000 le nombre d’anciens des grandes écoles françaises qui sont résidents aujour d’hui sur le territoire des ÉtatsUnis. Les annuaires de quinze des plus prestigieuses grandes écoles en France, (Agro, Arts et Métiers, Centrale Paris, EM Lyon, ESCPEAP, Essec, HEC, Mines, Polytechnique, Ponts, Sciences PoENA, SIDETP, SUPAERO, Supélec, Sup Telecom) recensent près de 3 600 anciens aux ÉtatsUnis. Les statistiques détaillées qui vont suivre sont basées sur un échantillon de 1 368 anciens diplômés de grande école : Centrale Paris, ESCPEAP, HEC et Polytechnique. Selon le ministère de l’Éducation nationale, 800 jeunes diplômés ont fait chaque année leurs bagages pour les ÉtatsUnis entre 2000 et 2005. Les données statistiques concernant l’en trée et la sortie des anciens expéri mentés n’étant pas disponibles, il n’est pas possible de connaître le taux de croissance de cette population. Le taux activitéétude est de l’ordre de 90 % Les retraités sont peu nombreux (3 %). 25 % des anciennes diplômées (soit 5 % du contingent total) ont suivi leur mari ou leur compagnon, sont sans emploi et ne suivent pas d’études. Les statistiques de “ nonemploi” chez les anciens diplômés ne sont pas dis ponibles, mais on ne prend aucun risque à l’estimer à moins de 5 %. Une population jeune : deux tiers des anciens sont sortis de leur grande école après 1990 Promotions de sortie En % du total des anciens de l’échantillon 20002005 28,8 19901999 37,8 19801989 18,6 19701979 7,2 Antérieures à 1970 7,6 LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 39 Les anciens vivent et travaillent majoritairement dans le nordest et le sudouest des ÉtatsUnis Zones géographiques En pourcentage du total des anciens de l’échantillon À noter également la présence de Sanofi Aventis et de Eli Lilly en phar macie, de Lafarge en produits indus triels, et de l’ONU. En pourcentage de la population active chez les anciens de l’échantillon En pourcentage de la population féminine chez les anciens de l’échantillon Secteurs Services financiers 19,7 Formation, enseigne ment et recherche 14,3 Produits de consomma tion et distribution 12,4 Tri State Area (autour de New York) 37,2 Californie et États du SudOuest 22,1 Services financiers 26,7 Conseil en management 9,6 11,7 7,8 18,1 Technologies de l’information Santé et pharmacie États du Midwest 6,9 11,4 Hautes technologies et télécommunications 7,7 Hautes technologies et télécommunications Médias, arts et loisirs 6,4 7,5 Formation, enseigne ment et recherche 8,3 5,1 7,4 Produits de consomma tion et distribution Économie et Fonction publique 8,1 Industrie lourde 4,1 Conseil en management 7,6 Technologies de l’infor mation 4,1 Produits industriels 4,9 Transports 3,2 Santé et pharmacie 4,7 Industrie lourde 4,2 Autres services professionnels 3,2 Médias, arts et loisirs 3,9 Produits industriels 3,2 Transports 3,1 Autres services professionnels 3,0 Économie et Fonction publique 2,4 États du Sud Atlantic (autour de Washington DC) NouvelleAngleterre (autour de Boston) Près de la moitié des anciens travaillent dans les services financiers ou dans la technologie. Un cinquième travaille dans huit grandes banques françaises et anglosaxonnes. On retrouve sans surprise les grandes banques françaises (BNP Paribas, Calyon et la Société Générale) largement en tête du classement, ainsi que la World Bank et les grandes banques d’affaires ou de détail anglo saxonnes (Citigroup, American Express, JP Morgan, Goldman Sachs). Ces huit employeurs représentent à eux seuls environ 20% de l’emploi total des anciens aux ÉtatsUnis. Dans le secteur des technologies, l’emploi est très éparpillé, de la start up au géant informatique intégré. Dans les universités, le MIT, Columbia et Stanford pointent au premier rang mais leur poids reste négligeable. Pour les produits de consomma tion, on retrouve l’Oréal, Procter, et le groupe LVMH aux premières places, dans un univers très large. Dans le conseil, McKinsey, The Boston Consulting Group et Cap Gemini sont en tête, là encore dans un océan d’employeurs. 40 Secteurs À peine plus du cinquième du contingent américain est féminin. Les femmes actives se concentrent sur les services financiers, les universités, l’in dustrie des produits de consomma tion et le conseil en management. Réussir sa carrière aux USA, galerie de portraits Les dessins ont été réalisés par Xavier Roux (HEC 1990), artiste peintre à New York. À peine plus du cinquième des anciens des grandes écoles aux États Unis sont des femmes. Difficile en effet de gérer des doubles carrières d’expatriés. Comme nous l’avons vu plus haut, un quart d’entre elles ne poursuivent pas leur carrière en arri vant aux ÉtatsUnis. À l’âge charnière de 3545 ans où l’on dit en France que tout se joue dans une carrière, ces six anciens de grandes écoles françaises se sont donné les moyens d’une réussite durable aux ÉtatsUnis. Citoyens du monde (quatre sont trilingues, trois ont fait des mariages biculturels et deux ont vécu ou tra vaillé dans plus de trois pays), ils ont rejoint des entreprises américaines qui leur ont donné les moyens de croire en euxmêmes. Dix ans de présence aux ÉtatsUnis au contact de femmes expatriées m’ont fait constater que cet état était plus souvent subi que souhaité. Pour celles qui sont actives, on les retrouve moins concentrées que les hommes sur quelques secteurs et nettement moins présentes dans le secteur des tech nologies. Dans cette galerie de portraits, vous ne trouverez ni entrepreneur de la Silicon Valley, ni banquier piqué du virus anglosaxon à Manhattan, ni chercheur au MIT, ceuxlà mêmes qui font si souvent la une de nos maga zines en mal d’article sur la fuite des cerveaux. Ces six histoireslà sont bien différentes, mais ce sont aussi celles AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE du rêve américain : trois hommes qui montent les échelons de trois grandes entreprises internationales, trois femmes qui se réinventent et tirent parti à plein des opportunités d’un environ nement professionnel qui leur devient finalement plus favorable. Mais n’auraientils pas pu faire ce genre de carrière en France, et revien drontils un jour ? À lire leur témoi gnage, ce n’est pas si sûr, et je ne crois pas que vous parierez sur leur retour imminent… Quant à leurs enfants, c’est une autre histoire… Tous ou presque sont scolarisés partiellement en langue française… À quand des classes pré pas au lycée français de New York ? Laurent Nielly (HEC 1990), Director Corporate Strategy and Innovation, Pepsico Lorsque Laurent, transfuge de Procter & Gamble, rejoint le cabinet McKinsey en 1998, c’est à la condition de se faire transférer dès que possible aux ÉtatsUnis. Un an plus tard, il prend un aller simple pour Dallas, centre de la practice grande distribu tion. En 2002, il se sent prêt à revendre ses compétences dans l’industrie et rejoint la division Corporate Strategy de Pepsico à Purchase, NY. Aujourd’hui il travaille sur la trans formation à long terme du portefeuille produit, qui se recentre sur des concepts d’équilibre alimentaire. Laurent considère que sa transi tion professionnelle chez Pepsico a été un temps fort de sa carrière aux ÉtatsUnis. C’est en s’appuyant sur sa personnalité, son potentiel et sur ses réalisations dans des entreprises amé ricaines qu’il a pu développer son réseau et se faire reconnaître par une grande entreprise américaine. Après quatre mois de recherche, en s’ap puyant notamment sur le réseau des anciens McKinsey, il avait déjà reçu quatre offres, à un moment où l’éco nomie américaine n’était pourtant pas au plus haut. Il n’est pas sûr qu’on lui aurait donné cette chance dans son pays natal, sans parler de ce qui aurait pu arriver à un Américain ten tant l’expérience d’une recherche d’em ploi en France. La prochaine étape pour Laurent est de finaliser son inté gration culturelle. Il n’a pas encore pu se résoudre à potasser les résul tats sportifs et à regarder les shows télévisés en prime time, dont la connais sance est pourtant cruciale pour démar rer les conversations de couloir ! entre à l’ONU comme économiste au Programme des Nations Unies sur le Développement. Entretemps, son époux a monté un cabinet médical de traitement de la myopie au laser à New York, qu’Isabelle rejoint au début des années 2000, et dont elle prend la direction en 2004. Isabelle Filatov (École normale 1983, agrégée d’anglais), President, Diamond Vision Anne de Louvigny Stone (Essec 1983), Senior Wealth Management Advisor, Merrill Lynch Global Private Client Group En 1984, Isabelle est en Masters à la London School of Economics lors qu’elle écrit un article sur la théorie de la stabilité hégémonique qui fera le tour du monde. À l’invitation de l’uni versité de Yale, elle y complète une thèse et rencontre son mari, un méde cin russe en internat à l’hôpital du campus. Les Filatov prennent la déci sion de rester aux ÉtatsUnis, et Isabelle Pour Isabelle, l’expérience aux ÉtatsUnis a constitué une double ouverture. En France elle avoue avoir souffert de misogynie et d’une cul ture de caste qui ne lui auraient pas permis d’accéder aux carrières aux quelles son diplôme lui donnait théo riquement accès. À l’international, elle a été rapidement reconnue et ses réseaux se sont développés en consé quence. Le passage du public au privé, qui lui a paru tout d’abord vertigi neux, lui a finalement permis de cer ner la puissance de son potentiel. Elle n’est pas sûre qu’elle aurait osé ce saut à la fois fonctionnel et sectoriel en France. Aujourd’hui elle sent que toutes les portes lui sont ouvertes. Anne rejoint le cabinet de conseil Bain & Company dès la sortie de l’école et interrompt une transition de carrière réussie dans l’industrie pour suivre son mari à New York. Malgré l’absence d’un visa de travail, et les refus polis mais répétés des sociétés françaises présentes sur place, LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 41 elle convainc American Express de la sponsoriser pour rejoindre leur cel lule stratégique. En 2000, elle rejoint Merrill Lynch pour poursuivre sa car rière dans un secteur qui l’avait tou jours passionnée, la banque privée. Anne ne regrette pas un instant d’avoir pris le risque d’interrompre sa carrière en France. Avec le recul, elle n’aurait pas eu les mêmes opportu nités de croissance professionnelle, et surtout, on ne lui aurait pas per mis de faire une transition entre le marketing stratégique et la banque privée. Aux ÉtatsUnis, elle a vendu sa personnalité et son potentiel plus que ses compétences fonctionnelles. Elle ne s’est jamais sentie “ étiquetée ”. C’est ce qui lui permet aujourd’hui de s’épanouir dans un métier qu’elle avait en elle depuis de nombreuses années. JeanPierre le Cannellier (ESCP 1988), Senior Director, Global Product Marketing, Motorola JeanPierre commence une carrière internationale en 1997, lorsqu’il rejoint la filiale spiritueux de LVMH en Argentine en tant que directeur mar keting. Débauché sur place par Motorola, il est transféré en Floride en 2002 en charge du développement et de la stra tégie marketing en Amérique latine. Fin 2005, il rejoint le département Corporate à Chicago pour s’occuper du développement sur la ligne de pro duit communications grand public. 42 JeanPierre estime qu’il n’aurait pas pu croître aussi rapidement dans l’environnement français qu’il a connu en début de carrière. Aux ÉtatsUnis, ses résultats et son niveau d’engage ment dictent sa progression de car rière bien plus que l’ancienneté ou la proximité du siège. Pour faire ses preuves, il a vite compris que son savoirfaire fonctionnel n’était pas un facteur différenciant. Ce sont ces compétences de leadership et ses prises de position, et de risque, qui ont fait la différence. Roxanne reconnaît avoir eu peu de problèmes d’intégration. Parfaitement trilingue, elle a passé son enfance en Colombie puis aux ÉtatsUnis. Les problèmes d’immigration sont réglés depuis que McKinsey lui a fait obte nir sa carte verte. L’intégration culturelle a été facile dans l’environnement professionnel mais plus longue sur le plan personnel, où rien n’aurait pu être possible sans le travail de réseau inlassable de son épouse, qui, il faut dire, a monté un cabinet d’intégration culturelle ! Entre la culture professionnelle française et américaine, Roxanne a depuis longtemps fait son choix. En France, le monde professionnel reste fait pour les hommes, et les règles de développement du réseau profes sionnel ne sont pas compatibles avec le rythme de vie d’une femme impli quée dans sa vie de famille. Aux États Unis, elle apprécie que le sentimen talisme ne soit pas de mise dans les relations de travail. On vous juge sur ce que vous faites, et on vous donne votre chance pour le faire. Roxanne Divol (Polytechnique 1993), Associate Principal, McKinsey & Company Si, aux ÉtatsUnis, la bataille reste rude pour une jeune maman qui veut faire carrière dans le conseil, Roxanne reste persuadée qu’elle n’aurait pas eu cette chance en France. Jérôme Clavel (Centrale 1995), Principal Product Specialist, Medtronics Roxanne rejoint McKinsey à la sortie de l’École. En 1998, elle se fait transférer au bureau de San Francisco pour rejoindre son mari en pro gramme d’échange pour le CEA. Ils prennent alors la décision de rester en Californie. Pour pouvoir continuer sa car rière chez McKinsey, Roxanne passe un an seule à l’Insead. Quelques années et deux enfants plus tard, elle est l’une des trois Associates Principal féminines du bureau de San Francisco. AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE Jérôme débute sa carrière en France dans le conseil. En 2001, il prépare sa transition professionnelle aux États Unis en partant faire un MBA à Kellogg. Malgré la crise économique, il entre chez Medtronics comme Product Manager, suite à un stage de deuxième année réussi. La famille Clavel réside dans le Minnesota. Jérôme avait planifié son départ pour les ÉtatsUnis parce qu’il pen sait y trouver un environnement plus favorable à son développement pro fessionnel. Cinq ans plus tard, il ne regrette pas son choix. Aux États Unis les carrières sont plus fluides. On peut être mobile, on peut prendre des risques, et on peut travailler dur si on en a envie. Les rémunérations sont construites pour vous y encou rager, ce qui n’est pas le cas en France. La maintenance du réseau profes sionnel est plus facile qu’en France, on peut y passer moins de temps pour des résultats plus probants. Le MBA a été un tremplin majeur pour Jérôme. Son épouse, centralienne comme lui mais sans MBA, a plus de mal à faire reconnaître sa valeur. L’adaptation culturelle n’a pas été un problème, les premiers amis se sont faits au MBA et le réseau s’est consolidé grâce aux enfants ! Au plan logistique par contre, la transforma tion du visa temporaire en carte verte se présentait difficilement… par chance, Jérôme l’a gagnée à la loterie ! En guise de conclusion : leurs conseils pour une transition de carrière réussie aux ÉtatsUnis Pour Isabelle, il faut apprendre à prendre des risques, et à ne plus se reposer sur les corporatismes. Aux ÉtatsUnis, on ne peut vraiment comp ter sur que sur soimême, mais on vous donne tous les moyens de le faire. Depuis 2001, il n’est plus ques tion, comme le dit Jérôme, de partir sans les clés. Les clés réseau tout d’abord. Pour Laurent, il s’agit de s’assurer des réseaux professionnels solides, soit en pour suivant ses études dans une université américaine, soit en rejoignant une entreprise américaine “ carte de visite ” avec une forte culture internationale. Les clés visa ensuite. Tous s’ac cordent pour dire qu’il est extrême ment risqué de partir sans visa de tra vail à moins de briguer un diplôme américain. La recherche d’emploi doit donc être conduite depuis la France, en ciblant une entreprise internatio nale qui aura les moyens de trans former le visa temporaire de trois ans renouvelable en carte verte. n Pour toute question ou commentaire, n’hésitez pas à m’envoyer un email : helene.seiler[email protected] Une solide préparation mentale et un changement d’état d’esprit sont indispensables, surtout si on ne pré pare pas la transition par un diplôme d’université américaine. Comme le résume JeanPierre, il faut se mettre en mode d’adaptation permanent, poser des questions, et remettre à plat tous les schémas acquis en France. Laurent souligne que le positi visme est de règle dans les relations de travail. La transition peut être rude pour un Français habitué à tra vailler dans un environnement plus cynique. Tous s’accordent pour dire qu’on est jugé sur ce qu’on fait, et non sur qui on est. LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 43 Bryce Canyon, sculpté par l’érosion. Le Grand Canyon du Colorado. San Francisco, Golden Gate Bridge, célèbre porte d’entrée du mythe de l’Ouest américain. Las Vegas, hôtel Excalibur. La capitale mondiale des jeux, symbole d’une certaine Amérique. Alcatraz, la prison en baie de San Francisco. 44 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE PHOTOS ALAIN THOMAZEAU LES X EN AMÉRIQUE DU NORD Aidetoi, l’Amérique t’aidera Mon expérience d’entrepreneur en Amérique et en France Nicolas Vandenberghe (85),* fondateur ITerating.com Douce France Cher pays de mon enfance Bercée de tendre insouciance Je t’ai gardée dans mon cœur ! CHARLES TRÉNET, Douce France, 1943 Stanford Business School 19931995 Quand j’ai débarqué à Stanford en septembre 1993, mes deux années de MBA à venir n’étaient pour moi qu’un passage vers d’autres destinations. Prochaines étapes : l’Europe de l’Est ou l’Asie, les nouveaux espaces des vrais aventuriers, avaisje écrit dans mon dossier de candidature. Deux mois plus tard, ma demande de visa permanent aux ÉtatsUnis était en route vers le bureau du Service d’im migration et naturalisation de San Jose, Californie. Les Américains parlent souvent d’Épiphanie dans le contexte de leur carrière. Il ne s’agit pas du moment où ils touchent la galette, ni du moment où ils se sentent les rois, mais de l’ins tant de la “ manifestation d’une réa lité cachée ” (selon la définition du dictionnaire Trésor de la Langue fran çaise). Pour moi, ce moment vint lors d’une réunion informelle “ bière et pizza ” un soir à la Business School peu de temps après mon arrivée. L’invité ce soirlà était Steve Jobs. Vêtu comme à son habitude d’un col roulé noir, d’un jean et d’une paire de tennis, il s’assit par terre pour nous expliquer comment la technologie sur laquelle il travaillait au sein de sa société Next allait changer le monde, prenant ainsi le relais d’Apple, sa création précé dente. Je découvrais le centre de l’uni vers. Le fait de me sentir semblable à ses habitants, hormis leur compte en banque et leur accent bien sûr, me décida à m’y installer. Changer le monde. Vu de France, cela peut paraître manquer de sincé rité. On prête souvent aux Américains une motivation unique : le dollar. Pourtant, le succès du phénomène de l’Open Source montre que l’adoption par les masses, même sans aucun béné fice financier, peut être une motiva tion au moins aussi forte pour un créa teur, même dans la Silicon Valley. Bien entendu, les deux sont souvent liés : “ Nous finançons les entrepreneurs qui veulent changer le monde ”, déclare la société de capitalrisque à laquelle je suis associé ces joursci. Avec à son actif des succès comme Skype, revendu pour 2 milliards de dollars quelques années après sa création, il ne s’agit pas que de philanthropie. LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 45 Pour la petite histoire, Next, la société de Steve Jobs, n’a pas changé le monde. Mais deux ans après cette rencontre à Stanford, Pixar, une autre de ses sociétés, révolutionnait l’indus trie du dessin animé avec Toy Story. Et bien entendu, dix ans plus tard, Steve Jobs reprenait du service avec iPod et iTunes… – Le problème, c’est qu’ils voudraient que nous classions tout le Web. Nous préférons nous concentrer sur les sites qui nous intéressent. Par ailleurs, ils sou haitent réaliser du chiffre d’affaires à travers la publicité, ce qui est en contra diction avec l’esprit de notre démarche. – Comment s’appelle votre guide ? – Pour l’instant, nous l’appelons Yahoo, les initiales de “ Yet Another Hierarchical Officious Oracle ”. – Ah ! Yahoo et les génies du marketing Retour à la Business School de Stanford, fin 1994. Ceux d’entre nous qui partagent un fort intérêt pour la technologie reçoivent un email de deux étudiants du département ingé nierie, David Filo et Jerry Yang. Ils disent avoir besoin de nos conseils. Une réunion est organisée pour en discuter. Nous sommes une dizaine d’étudiants de la Business School ras semblés dans une petite salle de classe, mais seul Jerry Yang se trouve en face de nous. – Où est David Filo ? – Il est un peu timide, il est assis der Moins de deux ans plus tard, en 1996, la société Yahoo Inc. est introduite au Nasdaq. La force de Yahoo, c’est sa marque. Ses deux fondateurs sont des génies du marketing liton souvent… La deuxième fortune du Canada Nous sommes en 1996. Dans un café de Palo Alto, je tombe sur mon camarade Jeff. Jeff était l’un des étu diants les plus gentils, humbles et dévoués de la Business School. À sa sortie d’école, Jeff a pris un poste de développement stratégique chez Knight Ridder, une grosse société qui nous semble bien correspondre à son profil. – Alors Jeff, toujours chez Knight rière la porte. Ridder ? – Non, j’ai rejoint un ami qui a démarré une société Internet. Il m’a © YAHOO © YAHOO Jerry nous explique alors qu’ils ont créé un guide des sites intéressants sur ce nouveau système qui s’appelle le Word Wide Web, et qu’ils ont reçu des appels d’investisseurs en capital risque intéressés par leur projet. Jerry Yang. 46 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE David Filo. donné un tiers de la société, je suis assez content. Tiens, voilà ma carte. Sur la carte, on lit : Jeff Skool President Ebay – Qu’estce que vous faites ? – Nous facilitons les échanges commer ciaux entre personnes. – Ah ! Quatre ans plus tard, je vois à nou veau Jeff. Cette foisci, en photo, dans l’article du magazine Forbes sur les hommes les plus riches du monde. Jeff est cité comme la deuxième plus grosse fortune du Canada. J’ai aussi revu Jeff peu de temps après dans le jacuzzi de sa maison à Palo Alto, entouré des jeunes blondes californiennes. Mais c’est une autre histoire… SophiaAntipolis, Silicon Valley française ? Retour en 1995. À ma sortie de Stanford, je me suis lancé moi aussi dans la grande aventure. Je démarre une société pour développer un logi ciel de manipulation de photos pour le grand public, en pariant sur le déve loppement de la photo numérique (cela paraît un pari évident aujour d’hui, mais on me regardait bizarre ment en 1995). La société est basée à San Francisco, mais je décide d’ou vrir une filiale en France pour y embau cher mon équipe d’informaticiens. On me vante les mérites de Sophia Antipolis, Silicon Valley française. Ayant grandi dans la région, je me laisse convaincre et ouvre des bureaux dans un bel immeuble au milieu de la pinède. À peine installé, le téléphone retentit. Ce sont des caisses de pré voyance et de retraite complémen taire qui me vantent leurs mérites, accompagnant leurs propos d’un déluge de brochures et argumentaires de vente. Quelques semaines plus tard, un homme, âge mûr et l’air sérieux, sonne à la porte. Il représente la caisse CRCCRIACCR (ou quelque chose comme ça). Je lui dis que, étant pris par les démarches auprès de l’Urssaf et du greffe, je n’ai pas encore pu lire toutes les propositions qui ont inondé ma boîte aux lettres. Mais il a l’arme qui tue : il est muni d’une conven tion collective qui impose sa caisse aux sociétés comme la mienne. – Mais si c’est le cas, pourquoi toutes ces autres caisses m’ontelles contacté ? – Elles n’ont pas dû lire la convention collective. Probablement. Paris et le capitalisme anglosaxon 1999. J’ai maintenant quitté le logiciel grand public pour faire comme tout le monde à San Francisco : créer une société Internet. Pour ma recherche d’investisseurs, des amis français me recommandent de venir à Paris, où, paraîtil, l’industrie du capitalrisque est en plein boum. Effectivement, je n’ai aucune diffi culté pour obtenir des rendezvous, et dix heures d’avion plus tard me voilà en face d’un analyste (ou estce un stagiaire ?) dans un salon feutré du 8e arrondissement. – Donc nous pourrions investir 1 mil lion d’euros, sur la base d’une valorisa tion avant investissement de 1/2 million d’euros. – Ah? Mais si on fait ça, je vais être… – Dilué, oui. Assurément. De retour à San Fransisco, des investisseurs locaux me proposent d’investir le même montant sur la base d’une valorisation 10 fois plus élevée que celle proposée par le sta giaire des ChampsÉlysées. À peu près au même moment, je reçois ma carte verte. Les montagnes russes du nouveau millénaire Février 2000, Davos, Suisse. L’un des membres de mon Conseil d’admi nistration interrompt sa fondue pour m’annoncer la bonne nouvelle au télé phone : – Le CEO du Cnet confirme, il veut acheter la société. Il a ouvert les négo ciations à 60 millions de dollars. Je fais les comptes. Mon refus de l’offre du stagiaire des ChampsÉlysées m’a permis de garder 70 % des parts, qui seraient ainsi valorisées à 42 mil lions de dollars. J’en parle à ma femme, nous sommes en désaccord : elle ver rait notre maison d’été plutôt à Malibu en Californie, près de celle de Spielberg. Moi, je suis plutôt Brigitte Bardot et SaintTropez. Quinze jours plus tard, l’action Cnet perd 15 % en un jour. Les négo ciations sont interrompues. Six mois plus tard, j’annonce à mes soixante employés rassemblés dans une salle de réunion un vendredi matin de passer me voir individuellement dans la jour née, car lundi nous serons trente dans la société. Deux mois plus tard nous sommes quinze employés ; Microsoft envoie quelques vautours en pantalon de toile à pinces et chemisette pour récupérer les meilleurs ingénieurs et notre propriété intellectuelle au rabais. Je déménage de San Francisco à New York où je retrouve un ami fran çais. Il a inventé une méthode pour reconnaître les visages à partir des détails de la peau, plutôt qu’à partir des traits du visage comme le font tous les concurrents. Me voilà reparti pour changer le monde, ou au moins le monde des inspecteurs des douanes et de l’immigration. Un an plus tard, nous testons la technologie à Montréal lors d’un grand rassemblement de jumeaux identiques : soixante tests, 2 à 65 ans, 100 % de réussite. Même Yvan et Yvon, deux sexagénaires qué bécois identiques à la ride près, ne peuvent nous tromper. Nous mon trons ces résultats à Sagem à Cergy Pontoise, qui nous dit pouvoir faire mieux. Nous essayons Thales au Vésinet. On nous envoie le responsable stratégie, fraîchement transféré des frégates, qui nous fait attendre. Je tra verse la rivière Hudson pour ren contrer dans le New Jersey Identix, le leader américain. Deux mois plus tard, il nous rachète pour plusieurs mil lions. Cinq mois plus tard, grâce à notre technologie, Identix emporte l’appel d’offres pour les passeports américains, une base de données de 35 millions de visages. L’efficacité des marchés mondiaux Décembre 2005, Bucarest, Roumanie. Vous l’avez deviné, j’ai démarré une nouvelle startup, à New York. L’idée est d’utiliser le principe collaboratif de l’Internet actuel (“ wiki” et autres “blogs”) pour créer le meilleur guide du logiciel professionnel. Dès l’idée validée, en juillet 2005, je pars recruter deux X sortant de l’École, comme c’est devenu mon habitude. Toutefois, après quelques mois, l’un d’entre eux me communique son manque de passion pour le projet et son souhait de s’orienter vers les mathématiques financières. Pour le remplacer, je pense d’abord retourner à Palaiseau. Puis me vient une idée plus audacieuse : pourquoi ne pas chercher dans les écoles polytech niques un peu plus loin vers l’Est ? Trois semaines plus tard, me voilà donc à Bucarest, faisant passer des entretiens aux polytechniciens rou mains, après les polytechniciens lithua niens de Vilnius et les polytechni ciens ukrainiens de Kiev. J’en embauche quatre au total. Chacun d’entre eux me coûte exactement un cinquième de ce que me coûtait le polytechni cien français – dit autrement, leur salaire mensuel est le prix d’un bon dîner à New York. Mais le jeune cama rade qui vient de me quitter ne mourra pas de faim pour autant : il vient de trouver un travail dans la finance à New York, pour un salaire cinq fois supérieur à ce que je le payais ! Leçons à en tirer ? Les succès de Yahoo et d’eBay ne sont ni l’effet du hasard ni l’œuvre de surdoués. Ils sont poussés par un système d’une puissance extraordi naire : le système de l’entreprenariat aux ÉtatsUnis. Dans ces deux cas, les venture capi talistes ont joué un rôle très important – Yahoo a été financé par Sequoia, eBay par Benchmark, deux des meilleures sociétés d’investissement. Mais tout l’environnement a contri bué à leur succès. Les ÉtatsUnis en général, et la Silicon Valley en parti LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 47 © YAHOO culier, ont créé une machine à pro duire des sociétés à succès. L’Amérique bénéficie bien sûr de son énorme mar ché interne. Mais je vois deux autres grands facteurs de succès : • les réflexes et l’expertise développés à tous les maillons de la chaîne, du professeur au banquier d’investisse ment en passant par l’entrepreneur et l’avocat, • la tendance des entreprises améri caines à prendre des risques et à adopter rapidement les nouvelles technologies. J’ai un peu noirci le tableau côté fran çais. La France compte maintenant des beaux succès poussés par des entrepreneurs talentueux et des inves tisseurs professionnels. Mais la France reste quand même prisonnière de son système d’aprèsguerre. Les procé dures restent compliquées, les lois rigides. Le rôle de l’État demeure important, ce qui a tendance à ralen tir les développements de nouveaux marchés (avec quelques exceptions bien sûr, comme la carte à puce ou le GSM, mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt). Au total, les clients ne pren nent pas de risque, les nouvelles socié tés prennent du temps à se développer, leurs investisseurs gagnent moins d’ar 48 gent, les valorisations restent basses. À cela s’ajoute l’étroitesse du marché. Je suis un fervent Européen, mais la construction d’un vrai marché unique va prendre des décennies. Bref, dans le secteur des technologies de l’information, la France a besoin du savoirfaire entrepreneurial et du marché américain. L’attitude de riva lité actuelle est contreproductive, à l’instar de Jacques Chirac menaçant de sa lance le moulin à vent goo glesque. La pression va s’accroître à mesure que les pays de l’Est, l’Inde et la Chine se développent. L’Inde et la Chine l’ont d’ailleurs bien compris, en construisant une symbiose avec les ÉtatsUnis à travers leurs émi grants. La France devrait suivre leur exemple. Embrace and extend, c’est aussi la stratégie de Microsoft. Elle a pour elle le mérite de l’efficacité ! n * [email protected] AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE LES X EN AMÉRIQUE DU NORD Français et Américains : des modes de pensée radicalement différents Pascal Baudry, Ph. D., MBA1 Quand ils abordent les ÉtatsUnis audelà du contact superficiel ou de courte durée, bien des Français en viennent à réaliser qu’il y a plus de différences entre nos deux peuples que l’illusion bénigne de proximité avait pu leur faire accroire. En particulier, ils sont fréquemment choqués par le peu de distance entre ce qui est dit et ce qui est signifié, par la pauvreté contextuelle, par l’absence du jeu dans le discours, par l’omniprésence de la Loi. Q UAND ILS ABORDENT les États Unis audelà du contact super ficiel ou de courte durée, bien des Français en viennent à réaliser qu’il y a plus de différences entre nos deux peuples que l’illusion bénigne de proximité avait pu leur faire accroire. En particulier, ils sont fréquemment choqués par le peu de distance entre ce qui est dit et ce qui est signifié, par la pauvreté contextuelle, par l’absence du jeu dans le discours, par l’omni présence de la Loi. Les Français expa triés mettent d’ailleurs un certain temps à s’en remettre, et s’engagent souvent dans des routines défensives, telles que l’évaluation comparative des deux cultures (“ ma culture est la meilleure ”, ce que les Américains appellent l’arrogance française, ou “ cette culture nous est supérieure ”, ce qu’on appelle localement “ going native ”) ou encore l’explication de la différence depuis ses propres canons culturels (par opposition à la com préhension de l’autre culture “ de l’in térieur ”). Je me suis aperçu, au cours de vingt années de séjour outre Atlantique et en écrivant Français et Américains, l’autre rive 2, que la per ception du réel, que l’idéation, la façon même de penser sont fondamentale ment différentes pour les Français et les Américains, et qu’on se situe dans ce domaine bien audelà de la diffé rence superficielle. Dans n’importe quelle culture, la perception du réel se fait indirecte ment, grâce à des filtres. Ces filtres, qui viennent s’interposer entre l’individu et ce qu’il perçoit, connaissent une évolution au fil du temps chez un même individu, et une certaine varia bilité d’un individu à l’autre, mais encore plus d’une culture à l’autre. La question se pose d’identifier les voies par lesquelles se mettent en place des filtres différents dans des cultures différentes. L’élaboration de la pen sée à partir de la perception comporte une grande part d’acquis ; pour un sujet donné, elle évolue au cours du temps, rapidement durant l’enfance, plus lentement ensuite. On pourrait la modéliser par l’application d’un processus markovien, où chaque étape d’affinage du filtre perceptif résulte du degré de succès de l’application de l’étape précédente, jusqu’à ce qu’il y ait convergence vers un état stable 3. LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 49 On peut alors se demander quel tro pisme est à l’œuvre dans chacune de nos cultures, quelle force soustend l’affinage du filtre perceptif, ou, en d’autres termes, ce que cet affinage permet d’optimiser. En ce qui concerne la culture amé ricaine, je pose que l’affinage du filtre perceptif vise à permettre au sujet d’augmenter son efficacité en termes de faire ; pour la culture française, elle s’exprime en termes d’être. Cette dif férence fondamentale résulte à mes yeux de modalités radicalement oppo sées de la résolution des attachements maternels dans les deux cultures. Le jeune enfant américain (en tout cas, l’enfant du sousgroupe White Anglo Saxon Protestant, celui qui donne le la à la culture américaine) est projeté trop tôt dans la réalité, du fait d’un sevrage social mandaté culturelle ment. Le “ Go have fun! ”, rituellement assorti du “ You can do it! ”, oblige le petit Américain à sortir du giron mater nel avant qu’il y soit psychologique ment prêt. Le traditionnel “ sink or swim ” l’oblige à nager pour ne pas couler, à se mettre en mouvement pour alors ne plus s’arrêter, bien que son état développemental aurait justifié plus longtemps la protection maternelle. Certes, ce faisant, il développe une forte appétence au travail (“ work ethics ”), et en travaillant dur, il accom plit l’œuvre de Dieu, qui, selon la croyance des premiers Pilgrims, a confié au peuple américain – peuple élu s’il en est – ce nouvel Éden qu’est le continent américain, à charge pour ce peuple de le faire fructifier par son travail sans pécher comme Adam et Ève. Alors chacun s’enrichira, et, en lais sant voir sa richesse, il fera la preuve de la réalisation du covenant, de l’en gagement sacré. À l’inverse, le jeune enfant fran çais aurait aimé s’affranchir plus tôt (et même beaucoup plus tôt dans le cas du proverbial Tanguy) de la pesante tutelle maternelle, mais l’interdiction de s’en libérer le maintient dans la caverne décrite par Platon dans La République, le condamnant à ne voir 50 que l’ombre projetée de la réalité. Ce faisant, cette appartenance prolongée forcée lui permet de se doter de couches de complexité supplémentaires. Mais il n’arrivera jamais au stade du décol lage de la mère, qui lui aurait permis de se confronter au réel par l’action, de passer de l’être au faire. En bref, là où le Français établit les équations de la bicyclette (dans un espace à n dimensions, cas particulier n = 3), l’Américain enfourche son vélo et s’en va faire directement l’expérience du réel. La séparation précoce de la mère et de l’enfant dans la culture américaine va de pair avec le fort degré d’explici tation de cette culture. Réalisons que nommer les choses, c’est les détacher de leur contexte, séparer ce qui est dit de ce qui ne l’est pas – à l’instar du sevrage social dont je parlais pour les Américains. À l’inverse, ne pas nom mer, comme c’est souvent le cas dans une culture implicite telle que la cul ture française (ou la culture japonaise, qui lui ressemble plus que la culture américaine), c’est préserver l’unité d’un grand Tout fusionnel dont aucun membre ne se verra conférer un sta tut différent, tout comme le petit (puis le grand) enfant français ne se voit pas autoriser le sevrage, d’abord tant souhaité, puis, confort aidant, ô com bien redouté ! N’y tenant plus cependant, il sera pris dans des oscillations de relaxa tion qui l’amèneront à alterner des périodes d’appartenance fidèle et des foucades de rébellion héroïque. Ce même mécanisme de basculement le conduira à passer du flou le plus total au cartésianisme absolu, de la déréliction de justice à la sévérité la plus grande, du retard erratique au respect obses sionnel de l’horaire, de la convivia lité de la meute à l’extrême vertica lité hiérarchique ou statutaire. Mais, ne nous y trompons pas, sous Rome perce Sparte, et l’illusion de rationa lité peut en cacher une autre. De même que l’appartenance à la Mère est pri maire et la revendication d’indépen dance (exception culturelle incluse) secondaire, de même il n’est pas de peuple moins rationnel que les Français (ou si peu). AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE Les Américains trouveront natu rel d’admettre qu’ils ne savent pas (ce qui leur arrive souvent, du reste), de se présenter de façon détaillée à un inconnu, de dire quand quelque chose ne marche pas, de différencier clai rement ce qui est permis et ce qui est interdit, bref, de binariser le réel. À l’inverse, les Français fonctionneront par allusions et sousentendus, et devriendront les spécialistes de la nuance (l’Impressionnisme n’estil pas français ?). Et là où les Américains trouveront naturel de se séparer (qu’il s’agisse du départ pour le College à l’âge de dixhuit ans, de licenciements secs relativement bien supportés, ou de rituels d’enterrement sans pleurs), les Français chercheront l’emploi à vie du fonctionnaire, l’appartenance perpétuelle conférée par divers sta tuts et Corps, et la sécurité (sociale) donnée par la Mère (– Patrie). Dans une situation de réalité ordi naire, plus ou moins complexe et variée, les Américains essayent d’aug menter le plus possible le contraste pour éliminer toute zone de gris entre des extrêmes très différenciés, là où les Français essayent d’éliminer les options trop tranchées pour ne garder que la zone de flou au milieu (de combien de réunions sorton en France en sachant clairement ce qui a été décidé, et qui est responsable de quoi, pour quand, et avec quels moyens ?). On a dit que la langue française fut la langue des cours d’Europe car c’est la langue la plus précise. En fait, elle l’était devenue car c’est la langue qui permet d’être imprécis le plus préci sément… Cette obligation, pour les Amé ricains, de clarifier les choses, les pré cipite du côté de l’engagement : une fois qu’on a nommé les options et qu’on en a choisi une, on deviendra comptable de ses actions, accountable (terme dont l’intraduisibilité directe en français ne peut être complètement le fait du hasard…). À l’inverse, l’hor reur des choix clairs et annoncés don nera aux Français une grande sou plesse (“ on a déformé ma pensée ”), et, surtout, la possibilité de ne pas assumer ses choix, puisque ceuxci ne sont pas suffisamment tranchés pour être nommés. Responsables mais pas coupables. Ces attitudes contradictoires par rapport à l’engagement trouvent leur traduction dans des profils de risque opposés. Là où les Américains valo risent The Little Engine That Could, cette petite locomotive qui, bien que trop jeune (c’est un point essentiel), prend sur elle de quitter sa gare pour aller délivrer un train bloqué de l’autre côté de la colline, de sorte que les enfants aient leurs jouets à temps pour Noël (suspense intenable – oui elle y parviendra), les Français se racontent l’histoire de la Chèvre de Monsieur Seguin : on sait c’qu’on perd, on sait pas c’qu’on gagne – et la réalité, c’est le Loup. Comme si la Mère était cli vée entre une Bonne Mère, obliga toire, et une Mauvaise Mère, dévo reuse des enfants auxquels il prend envie d’aller explorer les pâtures d’en face. Comme si on pouvait changer de corps (et de Corps) ! Ainsi, au binaire des Américains correspondra le clanisme des Français, la lutte contre le clan d’en face renforçant le sentiment d’appartenance (maternelle) à son propre clan. J’écrivais au début de cet article que “ la perception du réel, l’idéation, la façon même de penser sont fon damentalement différentes pour les Français et les Américains ”. Après les prolégomènes, venonsy. Demandons nous comment s’y prennent ces deux peuples pour se représenter le réel. Les Américains procèdent par sub division, par catégorisation. En face de la réalité plus ou moins complexe mentionnée plus haut, ils appliquent un questionnement heuristique qui va leur permettre, de la façon la plus économique possible (cinq ou six questions au maximum) de ranger l’objet de leur perception en catégo ries et souscatégories, etc., aussi dif férenciées que possible, augmentant ainsi le contraste d’une catégorie à l’autre. À la base de la nosographie ainsi établie, ils n’auront que des 1 et des 0 : ils pourront, pour chacune des catégories de cette arborescence, répondre par oui ou par non à une question pragmatique, telle que : puis je gagner de l’argent avec ceci ? Par exemple, en vue de l’informatisation d’une entreprise, ils se demanderont d’abord quels sont les 80 % du pro blème qui sont déjà solutionnés par ailleurs, et achèteront sur le marché un package préexistant pour traiter cette partielà, au lieu de chercher à tout reconstruire à partir de zéro (ce qui serait le réflexe naturel des Français, qui seraient ensuite fiers d’avoir tout fait à la maison – chez Maman). Puis ils appliqueront une séquence de ques tions aux 20 % restants (Quelle part du problème vaut la peine d’être réso lue, et avec quel degré de finition ? En avonsnous les moyens ? Savons nous le faire ? En avonsnous l’auto rité?), ce qui les conduira à des réponses plus rustiques mais plus robustes que les Français. En face de cette dichotomisation, les Français explorent la réalité par connexion. Qui nous a présenté cette personne (ou cette idée)? À quel même groupe (école d’origine, syndicat, classe sociale ou encore école de pen sée) que telle autre appartientelle ? De laquelle estelle proche ? Puis, ayant établi un nombre suffisant de liens de ce genre, étant maintenant satis faits par le degré de connexité ainsi établi, ils en viennent alors à consi dérer que la personne (ou l’idée) est connue, assimilée. Ainsi, là où les Américains deviennent spécialisés, les Français deviennent cultivés. binaires de ou – ou (comme dans “fro mage ou dessert ”), alors que des croyances d’abondance amènent l’Américain, pourtant naturellement binaire, à faire la part belle au et – et (comme dans le win – win). Tout se passe comme si on avait affaire à une double structure en treillis, parcou rue dans les deux sens par des rela tions duales. C’est beau, profond, troublant, et parfaitement inutile – en un mot, tellement français ! n 1. Psychanalyste puis dirigeant d’entreprises en France puis en Amérique du Nord, Pascal Baudry est actuellement président de WDHB Consulting Group, à Berkeley (Californie). Il prépare un livre sur la mentalité française. 2. Village Mondial/Pearson Ed., 2e édition, 2005. Également en accès gratuit sur www.pbaudry.com (de même que la version en anglais et des mor ceaux choisis de la BD Les Frenchies). 3. Pour une tentative de mathématisation de ce phénomène, se référer à l’appendice 3 de Français et Américains, l’autre rive, op. cit., “Culture explicite, process, et théorie de la Complexité ”. On voit que les Américains explo rent le réel sur la base de ce qui sépare, et les Français de ce qui rassemble. Ces notions sont duales l’une de l’autre. Il en va ainsi entre nos deux cultures pour de nombreux concepts : ce qui est horizontal dans l’une est vertical dans l’autre (par exemple les rela tions). Ici, le point ; là, la virgule. Ici, Uncle Sam (et le Bald Eagle), là, Marianne (et, notonsle, ses deux mamelles, intarissables). Ce concept de dualité se retrouve aussi dans des déplace ments au sein de chacune des deux cultures : certes, le Français cherche à relier, mais des croyances de rareté le conduisent à penser en termes LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 51 LES X EN AMÉRIQUE DU NORD Les X des ÉtatsUnis rock’n'rollent avec l’AX Grégoire Gentil (92) et Étienne Ardant (97) A LORS QUE LA PRESSE PAPIER doit faire face à de nom breux challenges, la majorité des quotidiens et magazines français disposent aujourd’hui d’une stratégie Internet ambitieuse, se fondant sur le support papier mais cherchant en même temps à bénéficier des nouvelles fonctionnalités que permet le média de la Toile. L’organe de communication majeur de l’AX, La Jaune et la Rouge, a commencé depuis quelques années à mettre en œuvre une stratégie Internet. À l’occasion de ce numéro sur les USA, les X vivant aux ÉtatsUnis, qui baignent dans un environnement multimédia et interactif, ont sou haité apporter leur pierre à l’édifice et ont proposé la réa lisation d’un site plus ambitieux pour la version Internet de La Jaune et la Rouge, en complément de ce qui avait été déjà développé. C’est ainsi qu’en collaboration avec les instances de l’AX, le comité éditorial de notre mensuel et Polytech nique.org, nous t’offrons un site qui propose une interactivité nouvelle, le but étant de renforcer la proximité entre les promotions et de séduire nos jeunes camarades. http://www.lajauneetlarouge.com Outre le contenu classique de la version papier, tu trouveras sur ce site : • plus de contenu, dont des vidéos et des liens externes ; • de l’interactivité avec la possibilité de commenter un article, de le recommander, de l’envoyer par email et de contacter son auteur ; • la possibilité de soumettre un article pour un prochain numéro ; 52 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE • un accès au carnet polytechnicien avec la soumission en ligne d’annonces et la possibilité de recevoir des alertes sur ta promotion ou sur des critères de ton choix ; • un accès aux archives avec un moteur de recherche ; • les annonces des groupes X en temps réel. Le premier numéro de cette nouvelle version Internet de La Jaune et la Rouge est accessible en ligne gratuitement à tous les polytechniciens. N’hésite pas à faire passer le message aux camarades que tu connais. Tu peux donc provisoirement mettre de côté le numéro papier que tu as entre les mains et aller sur http://www.lajauneetlarouge.com. Tu pourras inter agir, participer ainsi que laisser tes commentaires et suggestions pour contribuer à la poursuite et à l’amélio ration de ce site. n FORUM SOCIAL L’envers du décor Une entreprise dans l’aide à domicile, un vilain petit canard ? par Michel Mazet Michel Mazet est le président de M & D. Ayant une formation d’expert comptable, il a travaillé pendant vingt ans dans le monde du conseil en organisation et des systèmes d’information, notamment chez PriceWaterhouseCoopers. En avril 2003, il a créé M & D (Aimer et Aider) qu’il présente ici, présentation qui fait suite à celle effectuée à l’École de Paris du Management, en avril 2006. C ONFRONTÉ aux problèmes de vieillissement de mes parents, j’ai découvert l’extraordinaire difficulté des gens ayant une activité professionnelle prenante à trouver les réponses adéquates. J’ai décidé de créer une entreprise exclusivement spécialisée dans l’aide à domicile pour personnes âgées. Voulant offrir le meilleur service, ma société passe des contrats sur mesure avec la famille, assure ellemême la responsabilité d’employeur, ne recrute que des pro fessionnels et crée un cadre de nature à développer une fierté d’équipe. Mes clients recommandent la for mule autour d’eux, mais le bouche à oreille ne suffisant pas pour déve lopper l’entreprise, je cherche à la faire connaître par le relais des acteurs traditionnels du secteur : adminis tration, mairies, caisses de retraite… Je ressens en fait une sorte d’ostra cisme, comme si l’aide aux personnes âgées était réservée aux associations, au bénévolat et à la réinsertion. Face aux besoins estce bien raisonnable ? Un besoin d’assistance de plus en plus technique Je voudrais rappeler plusieurs points. Le premier est que la population des personnes âgées va augmenter fortement dans les prochaines années. Le deuxième est que les personnes âgées préfèrent continuer à vivre à leur domicile. Le troi sième est que les personnes âgées deviennent dépendantes de plus en plus tard. Ce dernier point est très important car il constitue un vrai défi de société. Comment répondre à cette situation soudaine ou progressive de dépendance importante qui nécessite une aide très spécialisée et technique (fracture du col du fémur, accident cérébral, maladie d’Alzheimer ou Parkinson…) ? Auxiliaire de vie : un vrai métier et non un petit boulot Le métier “ d’auxiliaire de vie ” est capable aujourd’hui d’apporter une partie des réponses. Il consiste à faire les gestes techniques permettant à une personne âgée dépendante de rester chez elle : aide à la toilette, aide à l’habillage, réalisation des courses, aide à la marche, surveillance de la prise de médicaments, stimulation, coordination avec le monde médi cal… À noter que les soins sont exclus de cette activité. Ce métier, très peu connu et sur tout reconnu, est un très beau métier. Les personnes qui l’exercent ont un vrai savoirfaire technique bien sûr mais aussi de très grandes qualités humaines. Ces personnes ont en effet la vraie motivation d’aider, de créer une rela tion de confiance, d’apporter une sécu rité dans le maintien à domicile. Tous les proches des personnes âgées connais sent cette difficulté de faire accepter l’aide d’un tiers. Une auxiliaire de vie est capable par ses qualités de se faire accepter progressivement. La satisfaction du client : une nécessité absolue Tout d’abord, les auxiliaires de vie sont nos salariés. Ce fonctionnement ne présente que des avantages pour le client. Le premier avantage est la sim plicité. La personne âgée n’est pas l’employeur et est donc déchargée de toute la gestion du personnel : sélec tion, encadrement, congés, maladie et surtout du licenciement. Le deuxième LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 53 avantage est la qualité. Nous perdons le client si nos salariés ne donnent pas entière satisfaction. Ensuite, la personne âgée ou sa famille passe un contrat avec notre société. Ce contrat fixe tous les élé ments de l’intervention : contenu de l’aide et de ses modalités (choix des jours, des horaires et de la durée). Il prévoit également des clauses d’inter ruption pour cas de force majeure (hospitalisation) ou des clauses de suspension avec préavis (absence pour vacances). Le contrat peut être à durée indéterminée ou temporaire. Bref, il est totalement sur mesure. Enfin, en plus de l’obligation de moyen nous sommes presque dans une obligation de résultat. Pour nos clients les plus dépendants, nous devons impérativement assurer notre mission. L’alchimie d’une bonne gestion des ressources humaines La réussite de la société repose sur le professionnalisme de chacune des salariées. Nous ne sélectionnons que des femmes aux alentours de 40 ans ayant chacune plusieurs années d’expérience de ce métier. En contrepartie de nos exigences, nous fonctionnons dans un cadre sécurisé limitant la préca rité. Au départ, toutes les salariées sont embauchées en CDI à temps par tiel. Progressivement, la durée de leur contrat de travail augmente. Aujour d’hui, les trois quarts sont à temps plein. La rémunération est très supé rieure au standard du marché avec un système motivant de primes. Le salaire de base est enfin garanti même si le client décède ou part en maison de retraite. Concrètement, plusieurs salariées sont en sousactivité rému nérée en attente de mission. Mais l’aspect financier n’est pas tout. Nous valorisons nos salariées. Chaque mission est expliquée préa lablement à l’auxiliaire de vie pres sentie. Notre salariée est ensuite accom 54 pagnée et présentée au démarrage de l’intervention. Chaque semaine, elle doit passer au bureau nous tenir infor mer de ses missions. À chaque (éven tuel) problème, les auxiliaires de vie savent que nous sommes joignables et réactifs pour les aider. Nous sommes en relation avec la famille. Nous fai sons le maximum pour qu’elles ne se sentent pas isolées. Nous faisons un travail d’équipe. Elles doivent sentir qu’elles ont une structure organisée en soutien. La situation archaïque de ce secteur En caricaturant la situation, le dis cours de la part du monde médico social est : “ Les associations sont soli daires et les entreprises sont uniquement à but lucratif. Les personnes âgées sont toutes fragiles, isolées et inca pables. L’économie sociale et solidaire doit permettre aux personnes en réin sertion de travailler. Le secteur asso ciatif a seul la légitimité d’intervenir car c’est une question de solidarité nationale. ” Où est la vérité ? Estil raisonnable de subventionner de manière très importante le secteur associatif ? Estil raisonnable de ne penser qu’en termes de réinsertion et de bonne volonté ? Estil raisonnable d’opposer le gentil monde associatif et le méchant monde commercial ? Estil raisonnable que les lieux d’informations pour les familles (CLIC, PPE), certaines assistantes sociales, certains conseils généraux dans le cadre de l’APA boycottent les structures privées uniquement de par leur nature commerciale ? Que veulent les familles aujour d’hui ? Elles recherchent une solution professionnelle, personnalisée et adap tée à leurs demandes. Toutes les initiatives sont à encou rager, sous réserve bien sûr d’obtenir les agréments administratifs obliga toires pour intervenir auprès d’un public âgé. Le Plan Borloo, sur le déve loppement des services à la personne, insiste bien sur le libre choix des familles. AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE Quel est le vrai prix du service ? La logique du lowcost ou de pres tations presque gratuites car subven tionnées a des limites. Le Rapport Délos rédigé par le Commissariat général au Plan en mai 2005 sur le dévelop pement de l’offre de services à la per sonne explique que seule une offre à valeur ajoutée supérieure à l’auto production familiale peut réussir véri tablement à répondre aux besoins des familles. Elles accepteront de payer plus cette offre de services ce qui per mettra de proposer des salaires plus élevés et attirera des personnes recher chant un métier reconnu et valorisé. Quelle vision du futur ? Notre stratégie d’être des spécialistes, de travailler dans la qualité, d’appor ter de la valeur ajoutée et de valoriser nos salariées donne satisfaction à nos clients qui payent “comptant/contents” nos prestations et nous remercient. L’ostracisme irraisonnable que subissent les entreprises doit évoluer pour laisser le libre choix aux familles. La défense exacerbée de situations de monopole d’intervention est au détriment du public. Une complé mentarité entre les associations et les entreprises serait beaucoup plus intel ligente. n Le site Internet de la société M & D : www.metd.fr ARTS, LETTRES ET SCIENCES Allons au théâtre Philippe Oblin (46) L ’AUTRE SOIR à La Baule, nous avons été voir M. Arditi et Mme Bouix jouer Lunes de miel, de Noël Coward, dans une adaptation d’ÉricEmmanuel Schmitt. Peutêtre pour votre part y avezvous assisté à Paris, où cette pièce vient de tenir longtemps l’affiche au Théâtre Édouard VII. Si oui, vous en connaissez le sujet : après un temps de vie commune, follement amoureuse mais follement houleuse aussi, Eliot et Amanda ont divorcé, voici cinq ans. Ils viennent de se remarier l’un et l’autre et découvrent qu’ils ont débarqué, flanqués chacun de son nouveau conjoint, dans deux suites voisines du même hôtel à Cannes, en vue d’y passer leurs secondes lunes de miel. Tant de vieux souvenirs reviennent si soudainement à la surface qu’ils tombent dans les bras l’un de l’autre et s’enfuient à Paris par le premier train, plantant là les conjoints tout neufs, qui n’y comprennent rien. En résulte une suite hilarante de cafouillis, au cours de quoi ils connaissent tour à tour des phases de totale extase et d’autres d’engueulades homériques, tout comme avant, mais compliquées par la présence des conjoints qui ont fini par se coaliser et les dénicher dans leur refuge. nous n’avions rien pu louer d’autre – tint peutêtre sa part, mais j’espère tout de même jouir d’une objectivité de vue et une capacité de jugement suffisantes pour l’emporter sur une triviale sensation issue de mes fesses meurtries et mon dos injustement ployé. Alors ? C’est très simple. M. Arditi, qui fut un jeune comé dien charmeur, si plaisant en 1985 dans Tailleur pour dames de Feydeau, s’est mis, la maturité venue, à “ en faire beaucoup trop ”, comme l’on dit, en y ajoutant une sorte de vulgarité qui, trois fois hélas, plaît au public. Certes, il appartient à tout comédien de plaire au public, c’est l’accomplissement même de sa vocation mais on peut plaire en satisfaisant le bon goût ou en flattant le mau vais. Et pourquoi s’en tenir presque systématiquement à la seconde option ? J’ignore quelle part le metteur en scène Bernard Murat joua dans le choix de ces lourdes gesticu lations. Ce que je sais en tout cas, c’est qu’il avait aussi mis en scène Tailleur pour dames et que l’on n’y observait rien d’aussi pesant, bien au contraire. En tout cas lors de la représentation de Lunes de miel, le public riait longue ment aux éclats, ou même applaudissait, à chacune de ces flatteries, au point que c’en était agaçant, ne fûtce que par les incessantes interruptions des dialogues, pour tant tout en finesse. Mme Évelyne Bouix fit l’objet de beaucoup moins de transports, alors que son jeu était bien autrement équili bré, parfaitement nuancé dans l’expression des sentiments de cette Amanda, à la fois subjuguée et exaspérée par un Eliot que Noël Coward voulut à la fois éperdu d’amour, mais tour à tour ironique et distant, ou brutal. Un emploi convenant à merveille à la finesse naturelle de M. Arditi, mais qu’il s’applique malheureusement à masquer der rière d’intempestives agitations. Le contraste entre l’épais seur artificielle de l’un, l’aérienne transparence de l’autre saisissait en tout cas. Si l’adaptation de M. Schmitt est récente, il s’agit d’une pièce ancienne, créée à Londres en 1930, sous le titre de Private Lives. Ce fut d’ailleurs le premier grand succès de Noël Coward (18991973), auteur dramatique, comé dien, créateur et interprète de chansons à la Charles Trenet, en outre parfaitement bilingue, faisant de fréquents séjours à Paris, où il jouait au besoin ses propres pièces, en fran çais, sur le plateau de l’Édouard VII justement. Pour sa part, M. Schmitt, on le sait, maîtrise avec aisance le dia logue de scène : il l’a montré en adaptant avec succès pour le théâtre l’un de ses meilleurs romans, L’Évangile selon Pilate. De surcroît, ce qui n’est pas donné à tous, il manie aussi bien le registre comique que le sérieux. L’on serait alors tenté de répéter ce que tout un cha cun sait déjà : pour faire du bon théâtre, une bonne idée servie par un bon texte ne suffit pas, il y faut aussi des comédiens fidèles et discrets. En outre, et bien qu’il ne s’agisse que d’un détail, ce n’est pas plus mal d’être conve nablement assis ! n Toutes les conditions semblaient donc réunies pour que nous passions une excellente soirée. Ce ne fut pas le cas. Le stupéfiant inconfort des strapontins d’Atlantia – Lunes de miel de Noël Coward, dans une adaptation d’ÉricEmmanuel Schmitt et une mise en scène de Bernard Murat. En tournée à Atlantia, à La Baule. LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 55 Récréations scientifiques Jean Moreau de SaintMartin (56) [email protected] 1) J’appelle “ nombre joli ” un nombre entier, strictement positif, dont les chiffres (en écriture décimale) sont tous différents et vont strictement en croissant de gauche à droite. a) Combien existetil de nombres jolis ? b) Combien sont multiples de 11 ? 2) L’horloge martienne Comme on sait, les Martiens n’ont que 4 doigts à chaque main, et comptent en système octal et non décimal. De ce fait, l’aiguille des heures d’une horloge martienne fait un tour en 8 heures martiennes ; l’aiguille des minutes fait un tour en une heure de 64 minutes ; l’aiguille des secondes fait un tour en une minute de 64 secondes. À quels moments les 3 aiguilles sontelles superpo sées? Quelle proportion du temps représentent, en moyenne, les périodes où l’aiguille des secondes est dans l’angle saillant formé par les deux autres ? n Solutions page 59 Oenologie Laurens Delpech Bordeaux : le retour du Soleil O N ASSOCIE souvent les vins de Bordeaux à un cer tain conservatisme et, depuis quelque temps, à un problème de commercialisation. En fait, si cer tains vins ont du mal à se vendre, il y a deux catégories très prisées en France et à l’étranger : les très grands vins et les châteaux qui savent développer à partir d’un terroir exceptionnel des vins de qualité, avec cette finesse et cette fraîcheur qui appartiennent à Bordeaux et font toujours rechercher les vins de cette région. Les très grands vins montrent la voie à Bordeaux et ont longtemps été les locomotives de l’appellation. Le monde entier s’arrache Cheval blanc, Margaux, Yquem, Petrus 56 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE ou Lafite à des prix qui ne cessent de monter. Ces grands vins sont devenus des produits de luxe, par leur prix et leur rareté et le commun des mortels n’y a accès que dans des occasions exceptionnelles. Mais un grand atout de Bordeaux, c’est aussi de savoir faire un très bon vin à un prix raisonnable, comme le montrent les exemples des crus bourgeois dans le Médoc (ChasseSpleen, Phélan Ségur, HautMarbuzet…) ou de Château d’Aiguilhe en Côtes de Castillon. C’est précisément la personne qui a fait le succès d’Aiguilhe, le comte Stephan von Neipperg, qui est à l’origine du renouveau de Château Soleil. Au départ, comme toujours en France, il y a un terroir, situé dans l’appellation Puisseguin SaintÉmilion, qui est d’une qualité exceptionnelle puisque le Château Soleil avait déjà été reconnu “ Premier Vin de l’appellation ” par l’INAO, lors du cinquantenaire de l’AOC Puisseguin Saint Émilion. En 2005, Château Soleil a été racheté par un groupe de passionnés de vin dont l’objectif est de porter le vin au plus haut niveau qualitatif possible, celui des tout “ Premiers ” crus de la région de SaintÉmilion, tout en restant dans une gamme de prix raisonnable. La propriété est constituée d’une vingtaine d’hectares, majoritairement situés sur le plateau calcaire du village de Puisseguin. On retrouve le même type de terroir sur le plateau de SaintÉmilion, qui héberge la plupart des grands crus classés de l’appellation. L’encépagement, typique du SaintÉmilionnais, est constitué pour près de 80 % de merlots, le reste se partageant également entre cabernets sauvignons et cabernets francs. Comme nous l’avons déjà mentionné, les équipes qui ont pris en main Château Soleil sont supervisées par Stephan von Neipperg. Propriétaire, entre autres de Canon La Gaffelière, de La Mondotte et du Clos de l’Oratoire à SaintÉmilion ainsi que de Château d’Aiguilhe en Côtes de Castillon, il est reconnu comme un des meilleurs spécialistes de ces terroirs et de ces cépages. La culture de la vigne comme la vinification sont conduites dans un esprit de respect du terroir et du mil lésime. Chaque cuve, issue de parcelles bien identifiées, est traitée “ sur mesure ”, essentiellement en fonction de cri tères de dégustation. Les fermentations sont lentes et conduites à des températures contrôlées. Comme il se doit pour un vin qui bénéficie des derniers apports en termes de pratiques œnologiques, les fermentations malo lactiques ont lieu en barriques, et l’élevage sur lies, sans soutirage, permet un contrôle mesuré des apports d’oxy gène par microbullage, en fonction des besoins. Au terme de ce processus, les vins ne nécessitent alors pratique ment ni collage ni filtrage. Les merlots confèrent à Château Soleil une rondeur, un fruité, une opulence caractéristiques des grands vins de la rive droite, les cabernets ajoutent par leur puissance et leur complexité aromatique une bonne longueur en bouche et viennent renforcer la capacité de garde. Le premier mil lésime produit par la nouvelle équipe est le 2005, un mil lésime géant à Bordeaux, qui se compare aux plus grands millésimes du siècle dernier. Château Soleil bénéficie natu rellement de l’effet millésime : les échantillons que j’ai goûtés sont délicieux, le vin est déjà presque agréable à boire, ce qui est extrêmement rare lorsqu’on goûte des échan tillons de primeurs, quelques mois après la vinification, au moment où le vin est fait mais pas encore élevé. Comme beaucoup d’autres bordeaux, Château Soleil va bientôt être mis à la vente en primeurs, mais on ne connaît pas encore ses circuits de distribution. Les personnes inté ressées peuvent demander des renseignements d’ici un mois ou deux à [email protected] n Discographie Jean Salmona (56) Solitude Comment te senstu ? Délicieusement seule. Et toi ? Délicieusement seul. À PHILIPPE SOLLERS, Nouvelle d’un tableau ou d’une sculpture, une pièce de musique n’existe pas en soi : elle vit par instants, et uniquement pour celui qui la joue et celui qui l’écoute. Et deux auditeurs qui écoutent une musique donnée, même simultanément et jouée par les mêmes musiciens, entendent deux œuvres différentes, en fonction de leur culture, des réminiscences que sus cite cette écoute, et, bien sûr, de leur état d’âme à cet ins tant. À la différence du jazz, la communion collective des auditeurs d’une salle de concert n’est, nous le savons bien, qu’une illusion. Quant à la relation entre le musicien et celui qui l’écoute, interrogez un musicien professionnel : il préfère mille fois jouer devant un auditoire anonyme et plongé dans la pénombre, plutôt que dans une pièce éclairée devant un groupe d’amis. Allons, il faut bien vous l’avouer : quand vous écoutez de la musique, vous êtes toujours seul. LA DIFFÉRENCE Cantates de Bach On pouvait penser à bon droit que les Cantates de Bach, profondément enracinées dans la culture judéo chrétienne, ne pouvaient être mieux jouées que par des “ Occidentaux ”, comme ce fut le cas pendant près de trois siècles. Vint le Bach Collegium Japan dirigé par Masaaki Suzuki, qui vient de publier deux volumes de cantates : Ach Herr, mich armen Sünder / Ach Gott, vom Himmel sieh darein / Ach Gott, wie manches Herzeleid / Aus tiefer Not schrei ich zu dir 1 avec Dorothée Mields, Pascal Bertin, Gerd Türk, Peter Kooij ; et deux cantates pour soprano avec Carolyn Sampson, Jauchzet Gott in allen Landen / Alles mit Gott und nichts ohn’ihn 2. C’est l’absolue perfection : équi libre entre voix et instruments, clarté des plans sonores, joie extatique de l’interprétation, sans cette pompe ni cet académisme que l’on trouve parfois dans certaines ver sions européennes. Écoutez : il n’y a que vous, et Dieu, si vous êtes croyant, et Bach, aidé de Suzuki, est votre inter cesseur. Symphonies La 2e Symphonie de Mahler, dite “ Résurrection ”, témoigne d’une incroyable ambition : tout dire de la mort et de l’après. Nous en avons déjà cité dans ces colonnes, au fil du temps, des enregistrements : par Bruno Walter avec le New York Philharmonic (1962), par Leonard Bernstein et le London Symphony (1974), par Evgeny Svetlanov et l’Orchestre d’État de Russie (1996). La version de Pierre Boulez à la tête du Wiener Philharmoniker 3 marque une rupture, comme on pouvait s’y attendre : Boulez, en arti san rigoureux, donne la priorité absolue à la forme, en dis tinguant les plans sonores, en isolant chaque fois que pos sible les instruments ainsi transformés en solistes. Et la Symphonie Résurrection devient ainsi une explication de texte, nous donnant à entendre ce qui nous avait échappé jusquelà, sauf peutêtre dans la version Bruno Walter, LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 57 version de légende. On regrettera seulement l’excès de vibrato de la mezzosoprano Michelle DeYoung dans le sublime 4e mouvement, qui ne fait oublier ni Maureen Forrester (version Walter), ni Janet Baker (version Bernstein). La 14e Symphonie de Chostakovitch, pour soprano, basse et orchestre de chambre, sur le thème de la mort, constitue une opposition saisissante et inattendue à la 2e de Mahler. Écrite – à la différence de celle de Mahler, œuvre de jeunesse – quelques années avant la mort du compositeur, sous la forme d’un cycle de lieder sur des textes de Garcia Lorca, Apollinaire, Rilke, et dédiée à Benjamin Britten, c’est une œuvre austère et désenchantée, expres sion ultime de la solitude du musicien face à la société et à la mort, thème récurrent de la vie de Chostakovitch au sein d’un système qui le tolérait mais où il était en situa tion permanente de survie. Simon Rattle en donne avec son Philharmonique de Berlin une interprétation toute de retenue, poignante, avec Karita Mattila et l’extraordi naire Thomas Quasthoff4. Dans le même étui, la 1re Symphonie, déjà citée dans ces colonnes, œuvre de jeunesse pleine d’enthousiasme, bourrée de trouvailles, mais où pointe déjà (URSS 1925) le sentiment de la peur et de la mort. Comparés à Bruckner, Mahler, Chostakovitch, les musi ciens français se sont peu illustrés dans la symphonie. Peu, mais souvent de manière marquante, et pas seule ment Berlioz, comme en témoignent la 3e Symphonie de Saint Saëns et la Symphonie de Chausson, dont un disque récent reprend les enregistrements de Michel Plasson à la tête de l’Orchestre du Capitole de Toulouse 5. La 3e Symphonie (avec orgue) de SaintSaëns est une œuvre puissante d’un classicisme rigoureux – et décourageant, comme s’il ne s’était rien passé depuis Schubert et Mendelssohn – com posée à la même époque que la 2e de Mahler, combien plus innovante et incomparablement plus forte. La Symphonie de Chausson est d’une tout autre eau : thèmes, harmo nies, orchestration, c’est un petit chefd’œuvre, même si elle est marquée du sceau de Franck. Bizarrement, elle est peu jouée en France, alors qu’elle est régulièrement programmée au Lincoln Center à New York. Eugène Ysaye Ysaye, violoniste légendaire de la même époque, a été le dédicataire de nombreux concertos et aussi de sonates pour violon et piano dont 8 sont regroupées en un cof fret, enregistrées par Andrew Hardy et le pianiste Uriel Tsachor 6. On y trouve les incontournables Sonates de Franck et de Lekeu, bien sûr, mais aussi celles, beaucoup moins connues, de Guy Ropartz, Gustave Samazeuilh, Albéric Magnard, Louis Vierne, Sylvio Lazzari, Joseph Jongen. Toutes dans la lignée de Franck et aussi de Fauré, toutes différentes, complexes, agréables à l’écoute, dans l’es prit français mesuré, pudique et subtil. Découvrezles, elles valent le détour et vous pourrez vous demander pourquoi elles sont si inexplicablement inconnues du grand public, pour la plupart. 58 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE Hymnes Quoi de plus subjectif qu’un hymne national ? La Marseillaise vous émeut, mais gageons que Lofsöngur, l’hymne islandais, vous laisse de marbre. Stockhausen avait, en son temps, composé à partir d’hymnes nationaux démontés une œuvre très forte, Hymnen. Karajan a enre gistré en 1972 avec le Philharmonique de Berlin une vingtaine d’hymnes nationaux européens (y compris, prémonition ? l’hymne turc), repris aujourd’hui en CD 7. Vous aurez plaisir à réentendre La Brabançonne ou le God save the Queen, et aussi à découvrir les hymnes suisse, danois, etc. Vous regretterez l’absence de l’hymne sovié tique, politiquement incorrect à l’époque mais bien beau. Ce sont des hymnes d’une autre nature que Purcell composa pour les anniversaires de la reine Mary puis pour sa mort en 1695, et qu’ont enregistrés le Chœur du Collège Royal de Cambridge et l’Academy of Ancient Music 8. C’est de la belle musique, très travaillée et novatrice, du très grand Purcell, du niveau de Didon et Énée. Les pièces écrites pour les funérailles sont beaucoup plus fortes – et réellement émouvantes – que celles des anniversaires, ce qui confirme que la douleur est plus stimulante en art que la joie. Le disque du mois Jessye Norman a enregistré en 1983 et 1986 un ensemble de lieder de Richard Strauss, les uns avec orchestre, les autres avec piano 9. On y trouve d’abord, parmi une vingtaine de lieder avec piano dans la droite tradition de Schumann et Brahms, une perle : un inédit, peutêtre la toute dernière œuvre de Strauss, Malven, écrite pour une amie et gardée par elle jusqu’à sa mort en 1983, une pièce exquise aux harmonies subtiles, dans le goût français. Et les lieder avec orchestre compren nent les ineffables Vier letzte Lieder, sur des poèmes de Hesse et von Eichendorff, superbe adieu à la vie (qui fut merveilleuse et insouciante pour Strauss, grâce à son aptitude à ignorer le monde extérieur et, in fine, les hor reurs nazies). L’originalité de ces enregistrements tient à la voix de Jessye Norman, non pas éthérée et distanciée, comme chez maints interprètes de Strauss, mais chaude et sensuelle. Après tous ces adieux, ces renoncements, cette résignation, Jessye Norman nous offre un formidable hymne à la vie. n 1. 1 SACD BIS 1461. 2. 1 SACD BIS 1471. 3. 1 CD DGG 477 6004. 4. 2 CD EMI 3 58077 2. 5. 1 CD EMI 3 53023 2. 6. 4 CD MEW 05280531. 7. 1 CD DGG 477 5957. 8. 1 CD EMI. 9. 2 CD PHILIPS 475 6377. Solutions des récréations scientifiques 1) a) 511. À chaque nombre joli correspond un sous ensemble non vide de l’ensemble {1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9} qui a 9 éléments, et réciproquement. Tout ensemble de n éléments a 2n sousensembles distincts, dont un vide. Il existe donc 29 – 1 = 511 nombres jolis. b) Aucun. S’il existait un nombre joli abcd...n qui soit multiple de 11, le nombre obtenu en remplaçant les deux premiers chiffres ab par le chiffre de la différence b – a serait encore un nombre joli multiple de 11. En poursui vant ces remplacements, on obtiendrait un nombre joli multiple de 11 ayant un seul chiffre, nombre qui ne peut pas exister. 2) L’horloge martienne Quand l’aiguille des heures fait un tour, l’aiguille des minutes en fait 8 et l’aiguille des secondes (trotteuse) 8 x 64 = 512. Ainsi ces aiguilles prennent respectivement 7 et 511 = 7 x 73 tours d’avance sur l’aiguille des heures. Quand celleci fait 1/7 tour à partir de 0 heure, en T = 8/7 heures martiennes, les deux autres coïncident avec elle avec respectivement 1 tour et 73 tours d’avance, et ainsi de suite à intervalles T. La trotteuse passe dans l’angle saillant formé par les deux autres aiguilles dans les intervalles de temps (iT/73, iT /72), ainsi que dans les intervalles de temps ((72 – i)T/72, (73 – i)T/73), les uns et les autres de durée iT/5256, pour i = 1 à 36. La proportion cherchée est 36 2i = 37 ∑ 5256 146 i =1 La même proportion 37/146 s’applique à l’aiguille des minutes pour l’angle des deux autres aiguilles. Pour ce qui est de l’aiguille des heures, elle passe dans l’angle des deux autres pendant 18/73 du temps. Il reste 18/73 du temps où aucune des aiguilles n’est dans l’angle saillant formé par les deux autres. Les curieux pourront rechercher ce que sont ces pro portions dans nos horloges terrestres. Il existe même une formule générale pour ce type de problème ; la proportion n’est jamais exactement 1/4 bien que la valeur moyenne de l’angle saillant soit π/2. n Chers camarades internautes, Consultez le site http://www.lajauneetlarouge.com Vous y trouverez les pages de couverture et les sommaires des numéros de La Jaune et la Rouge depuis janvier 2002. Les livres La publication d’une recension n’implique en aucune façon que La Jaune et la Rouge soit d’accord avec les idées développées dans l’ouvrage en cause ni avec celles de l’auteur de la recension. Managements de l’extrême Tome 1 : Des patrons en pleine tempête Michel Berry (63) et l’École de Paris Préface de Claude Bébéar (55) Paris – Éditions Autrement 1 – 2006 Tome 2 : Crises et renaissances Michel Berry (63) et l’École de Paris Paris – Éditions Autrement 1 – 2006 Ce sont deux tomes remarquables que publie l’École de Paris du Management, dirigée par Michel Berry. Chacun comporte une dizaine de chapitres passionnants, récits d’une sortie de crise dans une entreprise (Chausson, EDF, Renault, Nissan, Valeo, Charbonnages du Maroc, Armée de l’air…) ou une collectivité (ville et région de Valenciennes...). Dans chaque chapitre, l’étude de cas se prolonge par une discussion, de façon à en tirer tout le fruit. Le livre, d’une grande aisance de lecture au demeurant, pétille d’intelli gence. J’ai trouvé autant de plaisir à le lire qu’aux Propos d’Alain, c’est dire la tenue et la classe de l’ouvrage. Le lec teur est impressionné par la personnalité des intervenants, un patronat intelligent et courageux, capable de remobi liser tout un personnel et de redynamiser une entreprise en perdition. Ces gestionnaires de grande classe savent jouer sur les attitudes pour modifier des comportements. Par ailleurs, ils sont familiers du raisonnement inverse, typique de la pensée scientifique : la plupart usent avec bonheur du paradoxe, “ Nous sommes le dos au mur, nous sommes donc condamnés à être les plus forts ”. La formation par la recherche n’estelle pas le meilleur appren tissage d’une telle démarche, fondamentale pour les diri geants d’entreprise ? À la lecture de l’ouvrage, les res semblances entre le monde de l’entreprise et la recherche scientifique sont en effet patentes. Pierre LASZLO Ancien professeur de chimie à l’École polytechnique 1. 77, rue du FaubourgSaintAntoine, 75011 Paris. Tél. : 01.44.73.80.00. Fax : 01.44.73.00.12. LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 59 Principes variationnels & dynamique JeanLouis Basdevant Paris – Éditions Vuibert 2 – 2005 JeanLouis Basdevant a enseigné la physique à l’École polytechnique entre 1969 et 2006, il était professeur de physique entre 1979 et 2004. Aujourd’hui il est profes seur honoraire. Il est le père de la réforme X 2000 de l’enseignement à l’X. Dans le cadre de cette réforme a été créé un deuxième cours court de physique aux côtés du cours long traditionnel. Ce cours porte sur la relativité restreinte et les principes variationnels. JeanLouis Basdevant a assumé la partie consacrée aux principes variationnels de ce cours. Le livre dont nous parlons est issu de ce der nier cours de JeanLouis Basdevant à l’École. Son sujet – les principes variationnels et la mécanique rationnelle – a été laissé de côté dans l’enseignement à l’X assez long temps, malgré son importance fondamentale dans toute la physique, et aussi malgré le fait qu’il s’agisse d’un sujet très polytechnicien auquel ont contribué de façon décisive en particulier Lagrange, Poisson et Poincaré. Le livre commence par une introduction aux principes variationnels qui peut prétendre au rang d’un essai litté raire original. JeanLouis Basdevant donne une vue unifiée sur l’histoire des principes variationnels en commençant par les Pythagoréens et Ératosthène, en passant par Buridan et la Renaissance, par Fermat et son principe, par Leibniz et Maupertuis, et en allant jusqu’à la période moderne qui commence avec Euler et Lagrange, et qui va jusqu’à Feynman. Plus profondément cette introduction nous fait découvrir les liens entre les principes variationnels et la culture occi dentale dans tous ses aspects, qu’il s’agisse de science, d’éco nomie, de philosophie et de religion ou de l’esthétique. L’auteur se contente d’un minimum de formalisme mathématique pour faire comprendre l’essentiel des prin cipes variationnels. Le texte luimême présente les prin cipes variationnels et la mécanique analytique en six cha pitres. Le premier part d’une explication élémentaire du principe de Fermat et de ses nombreuses applications en optique. Il est largement illustré par des exemples de mirages dans l’atmosphère terrestre. Dans ce chapitre les principes variationnels sont illustrés aussi par le principe fondamental de la physique statistique à l’équilibre ther mique : celui de la maximisation de l’entropie, compte tenu des contraintes auxquelles est soumis le système. L’auteur montre comment la distribution de Boltzmann et toutes ses conséquences découlent de ce principe varia tionnel. Il donne d’autres exemples de mise en œuvre de principes variationnels, comme le calcul de surfaces mini males, les lois de Kirchhoff, etc. Le deuxième chapitre commence par la mécanique analytique de Lagrange. Après une discussion brève mais claire des invariances et des lois de conservation, on passe aux forces dépendant de la vitesse, et on arrive au lagran gien d’une particule relativiste dans un champ électro magnétique. Le troisième chapitre traite du formalisme 60 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE canonique de Hamilton dont JeanLouis Basdevant sou ligne la vue prophétique sur toute la physique : Hamilton a exprimé la conviction que la mécanique du point cor respond de la même manière à une limite d’une théorie plus fondamentale, que l’optique géométrique est la limite des faibles longueurs d’onde de l’optique ondulatoire. Cette théorie plus fondamentale, la mécanique quantique, n’a été découverte qu’un siècle plus tard ! Ce chapitre donne aussi une introduction aux systèmes dynamiques et au chaos, dont Poincaré fut le premier prophète. Le quatrième chapitre élargit le formalisme lagrangien à la théorie des champs, domaine où il trouve son vrai essor. En passant par la corde vibrante on arrive rapide ment aux équations d’EulerLagrange généralisées et au champ de Maxwell. Le cinquième chapitre fait encore preuve de la conception originale de ce livre : JeanLouis Basdevant discute du mouvement dans des espaces courbes et nous guide vers le point de vue einsteinien, en nous expliquant comment le mouvement dans un potentiel peut se conce voir aussi comme un mouvement libre dans un espace à géométrie noneuclidienne. Ce chapitre contient l’expli cation élémentaire et claire de quelques effets de la rela tivité générale : la précession du périhélie de Mercure et la déflexion gravitationnelle des rayons lumineux. Il est abon damment illustré par des exemples de mirages gravita tionnels pris de l’astrophysique. Le dernier chapitre pré sente une introduction aux intégrales des chemins de Feynman. Là encore les principes variationnels apparais sent comme principe unificateur à la base d’une vue uni fiante sur la physique classique et la physique quantique. Ce livre, original par son ton inspiré, son élégance et sa légèreté, et par sa vue unifiée sur des sujets ressentis naï vement comme indépendants, fera plaisir à tout lecteur dont l’intérêt culturel pour la physique a survécu à l’esprit quel quefois un peu utilitaire de nos temps. Il peut servir comme introduction au sujet, dégagé de tout bagage formel inutile. Il sera particulièrement intéressant pour les générations d’an ciens élèves de l’X, qui se souviennent de JeanLouis Basdevant comme un des enseignants les plus charisma tiques et inspirés à l’École polytechnique de nos temps. Christoph KOPPER, professeur associé au Département de physique à l’École polytechnique 2. 20, rue BerbierduMets, Paris Cedex 13. De l’atome au noyau Une approche historique de la physique atomique et de la physique nucléaire Bernard Fernandez (56) Paris – Ellipses Édition Marketing 3 – 2006 Bernard Fernandez est ancien chercheur en physique nucléaire au Commissariat à l’énergie atomique. Homme de science et de culture (il est aussi excellent violoniste), il nous offre aujourd’hui une véritable somme, fruit de plusieurs années de travail : l’histoire, fascinante, de la physique atomique et nucléaire au cours de la première moitié du XXe siècle. L’histoire d’une science qui a “ tout simplement ” bouleversé notre représentation de la matière et de l’univers, l’organisation de nos sociétés (et en par ticulier celle de toute la science), et dont les applications sont désormais à l’échelle du destin de la planète. Cette histoire méritait d’être contée, et cela dans un langage accessible à l’honnête homme mais sans conces sion quant à son contenu. L’auteur a pour ce faire “ tout ” relu : tous les articles publiés, toute la correspondance (abondante !) entre savants. Il lui fallait en effet réunir, pour les mettre à notre disposition sous forme de cita tions pertinentes, toutes les pierres ayant contribué à la construction de cet impressionnant édifice qu’est l’état actuel des connaissances dans ce domaine. Mais il lui fallait aussi nous faire comprendre que de même que la somptueuse abbaye du Mont SaintMichel est l’entas sement de constructions de styles parfaitement dispa rates, chacune d’elles se substituant partiellement à celles qui les ont précédées et les complétant, les connais sances actuelles en physique sont le fruit d’avancées, de moments de stagnation, de fausses routes voire d’erreurs, bref sont elles aussi la résultante d’une multitude d’ap proches dont la cohérence s’est construite au fil du temps sans qu’un grand architecte en ait préétabli le plan. Se placer d’emblée, pour aller plus vite “ au résultat ”, aurait gommé de façon artificielle et anachronique (comme on le fait hélas trop souvent par souci “ d’efficience ”) tout le cheminement qui y a conduit. Passer sous silence ce parcours parfois chaotique aurait supprimé une mer veilleuse occasion de faire comprendre ce qu’est réelle ment la démarche scientifique : un aller retour perma nent entre des hypothèses (des théories) et le contrôle exigeant de leur capacité à rendre compte “ du moindre petit fait ”, une interaction forte entre la pensée créatrice et les nouveaux moyens techniques d’expérimentation. Tout cela implique, entre autres, une approche collec tive. Un artiste peut parfois “ produire ” seul. Pas un savant. Il est permis à un savant comme à un artiste d’être passionné (et même le cas échéant, emporté par sa passion, de se tromper) mais un chercheur ne peut être acteur reconnu de la science que s’il accepte de se plier à la dure loi des faits, sous son propre contrôle d’abord, sous celui de ses pairs ensuite. Ce roman policier (car l’histoire de la physique ato mique et nucléaire, telle qu’ici contée, vous tiendra en haleine comme le meilleur des “ polars ”) commence en fait quelques années plus tôt que le siècle dernier, avec la découverte de la radioactivité. Fernandez a pu se pro curer une reproduction de la plaque photographique développée par Becquerel le 1er mars 1896 : elle illustre la couverture de son livre, l’émotion part de là et restera vive tout au long des quelque six cents pages de l’ou vrage. L’histoire de cette découverte est connue mais elle est ici délicieusement rapportée et on la relit avec jubi lation : on y voit se combiner merveilleusement le hasard (le mauvais temps sur Paris cette semainelà) et la néces sité (l’implacable qualité du raisonnement de Becquerel, confronté à une observation, un “fait ” inexplicable à par tir de la théorie qu’il voulait vérifier). Et la moindre émo tion n’est pas de constater qu’une fois son travail achevé, Becquerel s’en désintéresse quelque peu au profit d’autres recherches qui lui semblent plus prometteuses… Mais le relais (et quel relais !) sera pris (un peu plus tard) par d’autres : la science est bien une affaire collective ! Des récits d’événements comme celui qui vient d’être évoqué, le livre en fourmille. Mais pas toujours avec la même distanciation terminale que celle de Becquerel : pour la plupart, les savants concernés comprendront très vite les enjeux à proprement parler colossaux de leurs recherches (il ne s’agit pas seulement des applications civiles ou militaires de ces découvertes mais bien, d’abord, de la compréhension fondamentale de la matière) et n’au ront pas le même détachement que lui. Au travers de cette collection de “ nouvelles ” parfaitement enchaînées dans cet ouvrage, les lecteurs polytechniciens retrouve ront avec le plus vif intérêt (et émotion) des souvenirs sans doute quelque peu effacés pour la majorité d’entre eux et se diront avec satisfaction que, grâce à cette lecture vivifiante, ils comprennent encore mieux aujourd’hui qu’à l’époque de leurs études comment tout ce savoir s’est progressivement élaboré, depuis la découverte des “ rayons uraniques ” jusqu’à celle des “ transuraniens ” en passant par celles des électrons, du noyau et de ses com posantes, de la radioactivité artificielle, des spins et autres belles choses. Ils pourront aussi avec profit faire lire l’ou vrage à leur entourage “ non scientifique ” (ce livre est très accessible à tous, aux “ littéraires ” en particulier, au prix d’un très léger effort de volonté) entourage qui com prendra sans doute alors mieux la fascination que peut exercer la science cette fête authentique et communi cable de l’esprit sur ceux qui y goûtent à un moment quelconque de leur existence, qu’ils soient euxmêmes ou non scientifiques par formation. Un dernier mot : Fernandez a eu l’idée lumineuse de faire revivre pour nous ces savants – les plus connus mais aussi tous les autres – et le cas échéant leurs parents en nous disant quelques mots de leur histoire person nelle (y compris dans ses éventuelles dimensions tra giques, essentiellement du fait du nazisme). Il leur rend ainsi leur dimension humaine et sociale. Cette colora tion délibérée de son propos n’est pas pour peu dans la “ présence ” intense de ce livre à nos côtés pendant le temps que nous passons avec lui, c’estàdire avec “ eux ”. Faites ou refaites connaissance grâce à Fernandez avec tous ces hommes et toutes ces femmes remarquables et avec leur fabuleuse œuvre collective : vous ne manquerez pas d’être séduit et heureux ! Philippe LAZAR (56) 3. 32, rue Bargue, 75740 Paris Cedex 15. www.editionsellipses.fr LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 61 Mémento du républicain André Bellon (63) En collaboration avec Inès Fauconnier, Jérémy Mercier et Henry PenaRuiz Paris – Éditions Mille et Une Nuits 4 – 2006 Quel monde construisonsnous ? Et que faire ? Nombre de camarades, engagés sur le front de la guerre écono mique, s’interrogent, ainsi qu’en témoignent entre autres les récentes créations des groupes “ XSursaut ” et “ Polydées ” autour d’Hubert LévyLambert (53) et de Marc Flender (92). De grands anciens, comme Claude Gruson (29), Maurice Allais (31) et aussi JeanPierre Gérard (60), ont déjà mis en question le choix européen d’un libreéchan gisme excessif. Mais comment sortir en final de l’absur dité ? Au moment où la précarisation frappe de plus en plus les entreprises et les citoyens qui n’ont que leur tra vail pour vivre, au moment où prolifèrent les boucs émis saires et monte aveuglément la violence sociale, André Bellon (63) en tant qu’homme politique (il présida la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée natio nale) nous présente ce petit ouvrage collectif et ouvre une nouvelle perspective. Nos sociétés ne sontelles pas en train de s’autodétruire au bénéfice d’une minorité ? Dans le passé une impasse sociale conduisit à un bouleversement politique et philosophique qui servit d’acte de naissance à la République. À l’heure où, de nouveau, cette construction française, tou jours admirée et contestée, est noyée dans des discours flous, il est essentiel qu’un de nos camarades ait pensé à en repréciser les contours et à rappeler la force et la néces sité du contrat social. À lire absolument. Claude LAIGLE (53) 4. 37, rue du Four, 75006 Paris. www.1001nuits.com/ Le bonheur du voyage Éthique, action, projets pour relancer l’Europe Philippe Herzog (59) Éditions Le Manuscrit 5 – 2006 La France en mal de réformes, l’Europe au milieu du gué… L’auteur nous offre un tableau lucide de la “défaillance politique ” qui marque notre temps. Il ne se satisfait pas de cette vision quelque peu déses pérante où les acteurs semblent avoir oublié leurs fonde ments culturels et perdu de vue le sens des responsabilités. Avec des convictions qui défient l’ordre politique, il nous invite au voyage et nous propose de nous “ prome ner davantage ” : dans notre histoire pour redécouvrir nos valeurs et être capables de les renouveler ; en Europe et dans le monde pour s’ouvrir aux autres et comprendre les peuples avec lesquels nous forgerons notre avenir. 62 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE L’auteur est un homme engagé. Économiste et militant politique, il agit pour la transformation du capitalisme européen. Il renouvelle la perspective européenne comme une utopie appelant une nouvelle éthique, de nouvelles formes d’action politiques et des projets novateurs. Cet essai est à la fois un appel et une belle contribu tion au débat public pour relancer l’Europe. J. R. 5. 20, rue des Petits Champs, 75002 Paris. Tél. : 08.90.71.10.18. Fax : 01.48.07.50.10 – www.manuscrit.com Auguste Comte / Caroline Massin Correspondance inédite (18311851) Texte établi par Pascaline Gentil Notes de Bruno Gentil (55) 6 Introduction de Mary Pickering Paris – L’Harmattan – 2006 Si certaines des lettres d’Auguste Comte à son épouse ont été publiées dans l’édition des huit volumes de Correspondance générale et Confessions, celles de Caroline Massin sont restées inédites et ignorées en grande partie des chercheurs comme du grand public. Cet oubli a paru à l’auteur à la fois injuste et regret table pour la connaissance du philosophe. Injuste d’abord, parce que ces lettres révèlent en Caroline une person nalité digne de considération, contrairement à la répu tation que les disciples de Comte et ses biographes lui ont faite. Foncièrement attachée à son mari, sachant recon naître sa haute valeur intellectuelle et morale, elle a su garder son propre jugement et ses convictions. En épouse “ dévouée mais pas soumise ”, elle témoigne des diffi cultés que rencontrait, au milieu du XIXe siècle, une femme pour s’affirmer. En outre, ce qui ne gâte rien, ses lettres font preuve d’une fraîcheur et d’une qualité littéraires étonnantes. En second lieu, il était regrettable de se priver de ce docu ment biographique, qui fait voir sous un nouveau jour Auguste Comte, comme son épouse, qui a vécu dixsept ans à ses côtés, a su le voir et l’apprécier comme nul autre n’a pu le faire d’une façon aussi complète. On y découvre surtout comment les relations de Comte avec son épouse, entre la fascination pour son intelligence et la crainte de se voir dominer par elle, ont pu évoluer de manière aussi dramatique. J. R. (6) Bruno Gentil est président de l’Association internationale “La Maison d’Auguste Comte” (10, rue MonsieurlePrince”, 75006 Paris), Association internationale de chercheurs qui gère le Musée et le Centre de documen tation sur Auguste Comte et les mouvements positivistes et philoso phiques du XIXe siècle. CARRIÈRES EMPLOYABILITÉ ET TRANSITIONS DE CARRIÈRE par Michel PRUDHOMME (64), président de L’Espace Dirigeants CCOMPAGNANT depuis des années des cadres supérieurs et des dirigeants dans des transitions de carrière (Bilans, Outplacement, Coaching), je dispose d’un capital de plus de 250 expériences vécues qui m’ont apporté quelque éclairage sur l’employabilité et les transitions de carrière. A De quoi s’agitil ? La carrière de chacun d’entre nous est une suite d’étapes séparées par des transitions. Une carrière peut être soustendue par un fil conducteur, un projet professionnel, mais ce n’est pas toujours le cas. Il existe des carrières donnant l’impression d’un avion sans pilote. Une étape de carrière D’une durée moyenne de trois ou quatre ans, elle se définit par un employeur, une fonction, des missions, des responsabilités, des résultats. Elle présente les caractéristiques d’une pièce de théâtre classique : • unité de temps, • unité de lieu, • unité d’action. Il y a en effet un décor, le contexte dans lequel s’inscrit une action, avec des acteurs (l’intéressé luimême, sa hiérarchie, son équipe), et un dénouement (promotion, mutation, démis sion, éviction). Les intérêts de l’employeur et du collaborateur peuvent diverger à la fin de l’étape, donnant lieu à plusieurs types de transition. Transitions de carrière Transition vers un nouveau poste, un nouvel employeur, un nouveau métier, une activité indépendante, la création de son entreprise… L’intéressé sait ce qu’il quitte, mais ne sait pas ce qu’il va trouver demain dans ses nouvelles activités. Cette situation d’in connu est difficile à vivre, surtout pour les profils rationnels. Il y a en fait plusieurs types de transition : 86 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE • transition interne, conséquence d’une promotion, d’une mutation, ou d’un changement de métier ; • transition externe, quand la séparation est décidée, licenciement, démission ; • transition floue, quand l’employeur ou le collaborateur hésitent, fusion, retour de l’étranger, poste d’attente. La transition peut être voulue par le collaborateur, ou subie. Une transition de carrière est le moment de faire avancer son projet professionnel, s’il y en a un, en se posant un certain nombre de questions et en se donnant les moyens d’y répondre. Qu’est ce que j e SAI S faire ? Qu’ est ce que je suis C AP ABLE de faire ? Qu’ est ce que j’ai ENVI E de faire ? C onstruction du PROJET PRO FESSIONN EL Projet de la raison Projet du cœur Ne pas se poser ces questions à l’occasion d’une transition revient à jouer son avenir à la roulette russe. Le projet professionnel En fonction des réponses aux questions cidessus, et plus spécifiquement de “ Qu’estce que j’ai envie de faire ? ”, l’intéressé peut aboutir à deux types de projets : • projet de la raison, • projet du cœur. Un projet se définit comme le cahier des charges de la future activité, avec des éléments qualitatifs et quantitatifs : métier, type, taille et culture d’entreprise, secteur d’activité, style de management, équipe, budgets. Avoir un projet est fondamental : il permet de faire la diffé rence entre un emploi quelconque et le meilleur emploi. Cette différence est primordiale entre 35 et 45 ans, à l’âge où la car rière probable peut être projetée à partir des étapes déjà vécues. Un projet de la raison s’inscrit dans la continuité : le bateau continue sur son cap, en changeant une voile ou ses réglages. Un projet du cœur consiste à faire un virement de bord, vers un autre port : changer de métier, de secteur, créer ou reprendre une entreprise, devenir indépendant, faire des missions, du conseil. La plupart des personnes en transition professionnelle ont un projet de la raison, dans la continuité. Il est intéressant de noter que parmi les personnes bénéficiant d’un accompagnement pour leur réorientation de carrière les amenant à se poser les questions cidessus, la moitié d’entre elles ont aussi un projet du cœur. L’âge de l’intéressé est fondamental pour arbitrer entre les deux types de projets. Audelà de 50 ans, la question d’envie est prépondérante, favorisant les projets du cœur, mais cela peut arriver beaucoup plus tôt. En effet, il y a une énorme différence entre un métier que l’on a envie de faire et un métier que l’on n’a pas, ou plus, envie de faire. Nous pouvons nous forcer quelques mois à faire quelque chose qui ne nous plaît plus à 40 ans, mais pas au delà de 50 ans. • de retour d’un séjour à l’étranger, il n’y a pas de poste dis ponible, fautil attendre ? L’expérience montre que le cadre, confronté à ces questions, ne sait pas comment s’y prendre et accepte souvent la première proposition interne ou externe, en fonction de ses critères du moment : • niveau apparent du poste, • confiance au chasseur de tête, • proximité Direction générale, • nouveau défi, • rémunération, • élargissement des compétences, • satisfaction intellectuelle… Or les critères du choix doivent s’inscrire dans le projet professionnel et être mûrement réfléchis et pesés. Il faut donc réfléchir avant d’accepter un poste en interne ou de démissionner : la décision va influer sur le profil de carrière, et peut conditionner tout le reste de la vie professionnelle. Le profil de carrière L’employabilité Que regarde un recruteur professionnel sur un curriculum vitæ : le profil de carrière. De quoi s’agitil ? Ce profil se situe entre deux extrêmes, caricaturaux comme tous les extrêmes. Cette notion est naturelle pour certains, mais ignorée par beaucoup. Le profil “ mercenaire ” La théorie Elle consiste à conduire sa carrière autour d’un projet pro fessionnel précis, en faisant des choix pertinents lors des tran sitions (voulues ou subies), afin de maintenir, et éventuelle ment d’augmenter, les choix possibles pour les étapes restantes. Développer son employabilité, c’est jouer un jeu de sécu rité permettant d’éviter, autant que possible, les aléas de la vie professionnelle tout au long de sa carrière : • changement de dirigeant, • changement d’actionnaire, • changement de stratégie, • fusion acquisition, • restructuration. C’est à l’individu que revient la responsabilité de conduire sa car rière, et à personne d’autre : ni l’employeur, ni les chasseurs de tête ne peuvent être tenus pour responsables de mauvais choix. La réalité Or que se passetil dans la pratique à la fin d’une étape de carrière ? En dehors des cas d’éviction où le collaborateur devra agir de toute façon, plusieurs cas peuvent se présenter : • un job existe dans l’entreprise, et il correspond à un bon choix pour le collaborateur, encore fautil l’obtenir. • l’entreprise propose un job sans intérêt, ou bien ne propose rien en laissant pourrir la situation, fautil rester ? • l’entreprise propose un changement de métier en son sein, en insistant, fautil accepter ? • l’entreprise souhaite que le collaborateur reste à son poste sans limite de temps , fautil rester ? Son premier job a duré deux ans, puis il est parti ailleurs, dans un autre secteur, reste trois ans, puis repart pour un autre métier, pensant ainsi élargir sa gamme de compétences. À 35 ans, il a fait 5 ou 6 employeurs, 3 ou 4 métiers et, par conséquent, estime être prêt pour un poste de Direction géné rale, qui seul lui permettra d’utiliser toutes ses compétences. Le trouveratil ? Le profil “ fonctionnaire ” Il rentre dans une entreprise au sortir de son école, y apprend un métier, et ne sait pas en changer. Il se retrouve à 35 ans connaissant parfaitement son domaine, et aspire à plus de responsabilités. Lui en donneraton ? Le profil optimal Il se situe bien entendu entre les deux. Une entreprise hési tera en général à embaucher un profil mercenaire, car elle se demandera à juste titre si celuici va s’investir chez elle pour y réussir dans la durée. De même, elle hésitera à embaucher un profil fonctionnaire, car elle se demandera si celuici sur vivra à la transplantation. Elle va donc plutôt rechercher un nouveau collaborateur qui aura prouvé à plusieurs reprises dans son parcours professionnel qu’il a été promu à de plus larges responsabilités, à l’intérieur de son groupe. Conséquence : il faut agir Cela implique qu’il faut savoir changer d’entreprise, de groupe, de métier à bon escient. Cela ne s’apprend pas à l’école. LA JAUNE ET LA ROUGE • AOÛTSEPTEMBRE 2006 87 L’idéal est donc, en excluant le premier poste, de rester suf fisamment chez le même employeur pour avoir au moins deux étapes montrant clairement une promotion, puis de changer pour refaire la même chose dans un autre groupe. Cela implique de faire des choix pertinents, et de ne pas par tir à la première friction avec son responsable. Cela implique aussi de savoir décider, et de ne pas accepter n’importe quelle proposition interne : il faut savoir négocier et lancer une recherche d’emploi. La recherche d’emploi Chercher une nouvelle activité est un travail à temps plein. Il faut conjuguer tous ses efforts au prorata des chances respectives : • Cabinets de search : 10 % • Petites annonces (grandes écoles et autres) : 10 % • Candidatures spontanées : 10 % • Le reste : le réseau Une recherche efficace La recommandation du Bureau des Carrières est claire : il faut préparer et organiser sa recherche d’emploi, et ne démar rer que quand on est prêt. Ne pas brûler ses contacts trop vite : les cartouches ne servent qu’une fois. La démarche réseau est très naturelle pour certaines per sonnes. Pour d’autres, et en particulier les profils rationnels, elle est difficile. Mais, après avoir appris, tous y arrivent, jus qu’à y prendre plaisir pour certains ! En effet, trouver un poste nécessite 10 pistes, et 10 pistes nécessitent 100 entretiens, répartis sur cinq à six mois en général. Il s’agit bien d’un travail à plein temps, à raison de 6 à 8 entretiens par semaine. Les entreprises mettent longtemps à choisir un nouveau cadre supérieur : le candidat va rencontrer en moyenne 7 personnes de sa future entreprise, ce qui peut prendre deux mois. Ces entretiens auront permis de juger de ses compétences techniques, mais aussi et surtout de sa motivation, de sa com patibilité avec la culture de l’entreprise et l’équipe en place, de sa disponibilité, de son écoute… Quand une recherche est bien menée, il arrive que l’intéressé ait plusieurs propositions : il lui faudra jouer, accélérant l’une, freinant l’autre, pour finalement choisir la meilleure. Une recherche en poste Si la recherche est faite alors que l’intéressé est en poste, il est probable qu’elle se concentrera sur les Cabinets de search et les petites annonces : seule la partie visible du marché sera explorée. La partie non visible est pourtant beaucoup plus intéressante, à la fois quantitativement et qualitativement. Mais explorer avec succès cette partie demande un appren tissage, une organisation et des efforts, donc du temps, ce qu’on ne peut pas cacher à son employeur. Cela interdit, à mon sens, toute recherche sérieuse menée à l’insu de son employeur. Si une personne se pose des questions, il est fort probable que son employeur s’en pose aussi. Une discussion franche avec un 88 AOÛTSEPTEMBRE 2006 • LA JAUNE ET LA ROUGE interlocuteur bien choisi peut mettre en évidence l’intérêt de se quitter bons amis. En d’autres termes, si l’employeur propose un poste inaccep table ou ne propose rien, il faut en parler avec lui plutôt que faire le dos rond en se tournant vers les petites annonces. L’intégration Tout recrutement est un pari pour l’entreprise et pour l’intéressé. L’analyse des échecs que nous avons observés montre que c’est rarement sur les compétences que la situation s’est dégradée : un déficit d’écoute, un sens politique limité, une communication trop entière peuvent se révéler à l’origine d’incompréhensions conduisant au rejet dans les premiers mois, période difficile car l’intéressé n’a pas encore toutes les clés. C’est encore plus vrai pour le profil “ fonctionnaire ”, ou pour ceux qui ne se sont pas posé les questions cidessus avant de prendre leur poste. Les attentes réciproques Pour les entreprises Dans le passé, les entreprises attendaient de leurs cadres du métier, des compétences, de la disponibilité et un engagement personnel dans la durée. Certaines d’entre elles n’ont pas hésité à créer un vivier de cadres dans lequel elles puisaient en fonction de leurs besoins, tout en parlant de hauts potentiels, de plans de carrière et d’évolution des métiers : le profil “ fonctionnaire ” était adopté par beaucoup. La donne a changé : recentrage, externalisation, fusions acquisitions, fonds d’investissement, LBO font que les entreprises attendent des cadres opérationnels rapidement, pour une étape ou deux, sans visibilité ultérieure, se rapprochant du profil “ mercenaire ”. Pour les cadres Parallèlement, les attentes des cadres doivent évoluer. Il n’est plus raisonnable d’espérer un plan de carrière garanti. Les autres formes de travail doivent être considérées : missions, CDD, intérim management, portage salarial. Enfin, le diplôme, s’il reste un bon moyen au départ, n’est plus du tout une garantie de sécurité. Il appartient à chacun de maintenir son employabilité, indépendamment de sa formation. n Michel PRUDHOMME (X 64) Olivier de CONIHOUT (X 76) L’Espace Dirigeants 95, boulevard Haussmann, 75008 Paris Téléphone : 01.76.60.40.60 [email protected] Accompagnement et transitions de carrière