Les jeux vidéo naissent, en tant qu`industrie culturelle grand

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Les jeux vidéo naissent, en tant qu`industrie culturelle grand
Les jeux vidéo naissent, en tant qu’industrie culturelle grand public, en
1972. Mais ils naissent handicapés : les limitations techniques ne
permettent pas de proposer au public les représentations graphiques
auxquelles il est habitué. Pendant presque une décennie on doit donc se
contenter de formes géométriques simples, au début en noir et blanc,
figurant parfois une raquette, parfois un footballeur, un vaisseau spatial,
exceptionnellement un animal, comme le mille pattes de Centipede, mais
qu’on devra attendre jusqu’en 1981 (figure 1). Ainsi, au rebours de
l’évolution de la peinture, les jeux vidéo passeront le premier tiers de
leur histoire dans l’abstraction, avant de se rapprocher de plus en plus
de l’audiovisuel et du « réalisme ». Pourtant, dès le début des années
quatre-vingt, se met en place un système de représentation des animaux
reposant sur trois catégories encore pertinentes aujourd’hui. Ces trois
catégories sont présentes dans l’œuvre du plus grand créateur du
domaine, le Japonais Shigeru Miyamoto. Dessinateur embauché par
Nintendo en 1978, son talent permettra à cette firme totalement
inconnue en Occident de devenir le symbole du secteur, en particulier
avec la création de Mario, petit plombier moustachu qui sera au jeux
vidéo ce que Charlot fut au cinéma. Mais on sait moins que Mario
commença sa carrière comme faire-valoir d’un singe, Donkey Kong, qui
donnait son nom au jeu (figure 2) , et fut le premier animal vedette des
jeux vidéo. Mario (le joueur) devait gravir des plans inclinés pour délivrer
une princesse prisonnière du singe qui jetait des noix de coco sur le
preux chevalier. Donkey Kong s’inscrivit plus tard dans cette tradition des
animaux humanoïdes qui, de La Fontaine à Walt Disney, semble
commune à la plupart des civilisations. Cependant, le même Miyamoto
créa plus tard la saga de Zelda (encore une princesse que le héros, Link,
un petit garçon, cherche à rejoindre pour la délivrer). Au cours de la
dizaine de versions de Zelda (la dernière a été publiée en mars 2003),
Miyamoto développa un bestiaire d’une toute autre nature : les animaux
réalistes. Araignées, oiseaux, chevaux, poules, le monde animal de
Zelda, s’il peut emprunter au fantastique, est pourtant de plus en plus
réaliste, destiné à donner une profondeur aux différents mondes
traversés (figure 3). Enfin le même Miyamoto est à l’origine de l’idée des
Pokemons (contraction de Pocket Monsters), qui appartiennent à une
troisième tradition, celles des animaux fantastiques.
Avant de parcourir ces trois catégories plus en détail, une remarque
s’impose. Plus de 30.000 jeux vidéo ont été créés depuis trente ans et,
outre qu’il est difficile de les connaître tous, ils échappent évidemment à
toute tentative de nomenclature parfaite. Aussi faut-il lire dans les lignes
qui suivent une simple tentative pour rendre plus lisible un domaine
foisonnant, nécessairement entachée d’oublis et d’injustices. Que le
lecteur sache que probablement la totalité des espèces animales ont été
ou seront représentées dans un jeu vidéo, et que, pour ne parler que
des jeux du passé, les cafards, les méduses, les escargots, les fourmis,
les baleines ou les hiboux jouent un rôle majeur dans au moins un jeu.
1 : Les animaux humanoïdes, un art dérivé
Dans cette catégorie, le jeu vidéo est avant tout un importateur de
personnages, en particulier en provenance de la bande dessinée et du
dessin animé. La quasi-totalité des personnages de Disney, Mickey le
premier, ont connu une carrière parfois brillante sur les consoles de jeux.
Il en va de même avec les personnages Warner comme Bugs Bunny. Un
des plus grands succès de Nintendo fut, en 1989, l’adaptation des
Tortues Ninja, obscure bande dessinée promue succès mondial en
devenant simultanément un jeu et un dessin animé. Dès que ce fut
techniquement possible, ces animaux humanoïdes se mirent à parler,
assumant la totalité du rôle de héros qu’ils jouaient dans leur version
d’origine. Mais il le firent d’une manière très plate. La plupart du temps,
l’accord de licence qui autorisait l’éditeur de jeu à utiliser un personnage
était bardé de précautions interdisant toute initiative scénaristique et
graphique dans le jeu. Ce qui rendit ces adaptations assez pauvres pour
notre propos. Les auteurs de jeux préférèrent donc développer leurs
propres personnages, à commencer par Nintendo avec son Donkey
Kong. Celui-ci était au départ clairement inspiré par King Kong, et il y eut
même un procès retentissant opposant Nintendo à MCA-Universal, perdu
par ce dernier. Mais, fait sans doute unique dans le domaine, Donkey
Kong évolua jusqu’à inverser son statut : de méchant dans les premières
versions, il devint un héros positif avec Donkey Kong Country (1995) ce
qui lui permit même de devenir animateur (virtuel) de télévision pour
enfants. Donkey était devenu un personnage positif mais bourru, une
sorte d’Obélix.
Redoutable concurrent de Nintendo dans les années quatre-vingt dix, la
firme japonaise Sega commanda à Yuji Naka la création d’une mascotte
qui pourrait rivaliser avec Mario. Celui-ci conçut alors Sonic, un hérisson
capable de se mettre en boule et de se déplacer très rapidement. Il
s’agissait de symboliser l’avance technologique de la machine de Sega, la
Megadrive, en mettant en valeur la rapidité de l’affichage de la machine.
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Un cas rare où un personnage fut créé sur la base d’un cahier des
charges marketing et technologique.
Cependant, même quand ils inventèrent leurs personnages, les auteurs
de jeux restèrent prisonniers de conventions très étroites. Aux
contraintes du marketing des produits pour enfants s’ajoutaint les
conventions du jeu de plateformes : le héros devait invariablement
parcourir une succession de tableaux en évitant des pièges, collecter un
maximum d’objets et affronter à la fin de chaque niveau un ennemi
particulièrement épouvantable, le « boss de fin de niveau ». Mais ce
dernier, quand il était animal, appartenait à une toute autre tradition.
2 : Les animaux fantastiques ou les grotesques
Le jeu vidéo, parce qu’il s’adressait au début presque exclusivement aux
jeunes garçons des pays riches, était particulièrement proche du
fantastique et de la science-fiction. Il en hérita tout un bestiaire. Le
fantastique « gothique » fournit son lot de dragons, chauve-souris,
serpents, quelque part entre le Grand Albert, Tolkien et les sagas
scandinaves. Ils peuplent la plupart des jeux de rôles. La partie la plus
traditionnelle de la science-fiction, le space opera, livra un abondant
catalogue de créatures extra-terrestres dont on laissera à un futur
Montaigne le soin de savoir s’ils sont des animaux ou s’ils ont une âme :
les pieuvres intelligentes de Duke Nukem, les singes épineux de Doom
sont parmi les plus réussis. Ici aussi cependant les adaptations
dominent, cette fois-ci en provenance du cinéma. A partir de 1985, très
rares seront les films de SF sans adaptation en jeu vidéo. On verra donc
sur les consoles et les micros le riche bestiaire de Stars Wars rivaliser
avec celui de Star Trek, ou de la série des Aliens et autres Prédator.
Cependant, c’est dans ce domaine des animaux fantastiques que
commencent les merveilles originales du jeu vidéo. Day Of the Tentacle
par exemple, de Lucas Arts, met en scène en 1993 de simples tentacules
vivantes (et drôles). Impossible Creatures de Microsoft (2002) va plus
loin encore (figure 4). Moderne Docteur Moreau, vous pouvez combiner
des caractéristiques de différents prédateurs pour composer des
monstres hybrides et les opposer dans des combats. Très tôt, la liberté
de créer fut exploitée pour habiller les contraintes techniques. Tohru
Iwanati par exemple inventa Pac Man en 1978, en pensant à l’origine à
la forme d’une pizza entamée. Ce petit enzyme glouton, alternativement
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proie et prédateur de fantômes était bel et bien un animal. Mais l’animal
fantastique est d’abord ici fonctionnel : soit parce qu’on ne parvient pas
encore à représenter correctement des animaux réels, soit parce qu’il
s’agit d’exploiter une caractéristique du matériel ou du logiciel. Mais un
espace de liberté ne tardera pas à être occupé. Dans Duke Nukem
(1996) par exemple, qui s’apparente à l’univers « contre-culturel » de
Crumb, trente ans après, on croise des policiers-cochons qui n’obéissent
à aucune nécessité (figure 5). Cette ornementation du scénario à base
d’animaux et surtout d’hybrides d’animaux s’inscrit dans la tradition du
grotesque. Elle envahit peu à peu l’ensemble du jeu vidéo. Ainsi de
simples jeux de plate-formes dont le héros est un animal humanoïde
(Mickey par exemple dans Castle of Illusions 1981) vont être lardés de
« boss de fin de niveau » fantastiques comme ce serpent rose qui vit
dans de la crème fraîche.
3 : Les animaux réalistes ou la simulation
La principale originalité des jeux par rapport à d’autres formes de
création est bien entendu de reposer sur un ordinateur, capable donc
non seulement de représenter, mais aussi de calculer, de simuler et,
pour finir, de créer des formes ou des histoires qui n’y étaient pas
préalablement contenues. Les animaux réalistes vont s’y sentir à l’aise.
Il peut s’agir au départ de représenter de façon convaincante non
seulement l’aspect des animaux mais encore leur comportement. Après
le bestiaire de Zelda (dans Ocarina of time, 1997, on peut perdre son
temps en cours de l’histoire à apprivoiser puis monter des chevaux),
nous aurons Ecco le dauphin (Novotrade, 1992), jeu « écologique » où le
but est simplement de faire survivre un dauphin dans un océan encore
très stylisé (figure 6). Sim Ant, des créateurs de Sim City, le célèbre
simulateur de ville, proposera dès 1992 d’explorer la vie d’une colonie
de fourmis. Expérience plutôt ennuyeuse, mais qui ouvrira la voie aux
Fourmis de Bernard Werber (Microïds 1999). Les créateurs de Sim Ant
récidiveront avec Sim Farm (1995) qui proposera de gérer une ferme et
notamment tout un bétail parfois rétif.
Un premier sommet sera atteint avec Creatures (1996). La première
version de ce jeu comprenait outre le cd-rom principal, une disquette sur
laquelle se trouvaient un nombre limité d’œufs qui pouvaient donner
naissance à autant d’animaux « virtuels » qu’il s’agissait d’élever et de
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faire prospérer. D’une génération à l’autre ces animaux, évoquant
vaguement des écureuils, se transmettaient un certain nombre de
caractères acquis grâce à une forme d’ADN informatique. Mais si on
épuisait ses six œufs initiaux à la suite de mauvais traitements, le jeu
s’arrêtait, en principe sans autre issue que de racheter un exemplaire.
Contemporain des Tagamochis, ces petits animaux sur cristaux liquides
qui tyrannisaient leur propriétaire japonais, le jeu ne connut pas un
grand succès. Mais il portait à son maximum la radicale nouveauté des
animaux de jeu vidéo : dans certains cas ils explorent les frontières de la
vie artificielle.
C’est néanmoins la mort des animaux, dans la chasse ou la pêche, qui
suscite les plus grands succès aux Etats-Unis, avec les simulateurs de
pêche à la truite (Bass fishing) ou chasse aux cerfs (Deer Hunter). Mais
le jeu vidéo n’évite désormais plus aucun sujet animalier, sauf celui, pour
l’instant, de la corrida .
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